La géographie économique
Économie ou économies brésilienne
p. 159-169
Texte intégral
1Il est significatif qu'au tout début de sa carrière scientifique, entre 1930 et 1934, Pierre Monbeig consacre une bonne part de ses articles, notes et comptes-rendus de lecture à des thèmes de géographie économique, ou d'économie tout court : "Transformations économiques dans les 'Huertas' de la région entre Alicante et Murcie", "Relations commerciales franco-espagnoles", "Importations de fruits frais en Grande Bretagne", "Quelques aspects de l'économie agricole espagnole". Avec son long séjour au Brésil, l'économie de ce pays, les produits tropicaux (café bien sûr, mais aussi coton) et même les exportations de viande de La Plata prendront le relais.
Marchés, produits, flux commerciaux
2Pierre Monbeig s'intéresse au marché, aux flux commerciaux de produits qui sont à la base des naissances et mutations de vastes régions géographiques.
3C'est d'ailleurs là le cœur de sa thèse d'État sur laquelle nous ne reviendrons pas. Ce que nous voulons signaler ici c'est la vision intégrale, synthétique que nous propose Pierre Monbeig dans ces études du marché. Ainsi dans "Les incertitudes du marché brésilien du café" (Marchés coloniaux du Monde 1955, pp. 1203-1207) il réintègre la conjoncture des gelées des années 50 et du boom des prix et des plantations qu'elles provoquent, dans une vision du long terme où l'on passe de la prépondérance du Brésil à un "marché du café (qui) n'est plus seulement un dialogue entre le producteur Brésil et ses acheteurs d'Europe et d'Amérique du Nord ; il est devenu une compétition entre pays." (p. 1205)
4En quelques pages ramassées Pierre Monbeig, joue sur les échelles (du planteur et de son exploitation jusqu'au marché mondial, aux relations Brésil-États-Unis, en passant par l'échelle de l'économie nationale brésilienne et par celle des États producteurs comme le Parana) pour nous donner une leçon de géographie économique.
5A propos du marché du café, le problème des relations assymétriques entre économies latinoaméricaines et économies du "Monde libre" est posé par Pierre Monbeig, et il s'interroge sur les stratégies de défense que peuvent adopter des pays comme le Brésil, la Colombie ou le Mexique : " Les petits plaideurs n'ont jamais rien gagné à s'en rapporter aux rois, ni même à les laisser faire" conclut-il dans son style si personnel. Ces réflexions d'il y a 35 ans sont toujours d'actualité et ont gardé leur pertinence.
Géographie des investissements étrangers
6Pierre Monbeig dans la note critique à propos de l'économie brésilienne en 1947 qui est reproduite ci-après, ("Economie ou Economies brésiliennes" dans Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1947, Essais et Mises au point, pp 171-175) insiste sur le rôle des investissements étrangers : "non pas la liquidation des vieilles affaires, mais la relève de la France, de l'Angleterre et des vieux pays européens par la toute-puissante Amérique du Nord, Canada compris". Il manifeste à cet égard un certain scepticisme quand il s'interroge sur l'impact de ces capitaux : "Indispensables pour achever le démarrage du pays, les capitaux étrangers alourdissent le fardeau déjà pesant de la dette et entraînent une aliénation de la liberté économique et politique. Ces capitaux étrangers n'accepteront de venir que pour développer tel ou tel secteur défini de la production. Ils en laisseront d'autres en sommeil alors que leur essor serait nécessaire à l'amélioration du niveau de vie général".
7Pierre Monbeig développera huit ans plus tard cette thématique qui n'est toujours pas fréquente chez les géographes français, dans un autre article : "Les investissements nord-américains et l'évolution économique de l'Amérique latine" Annales de Géographie, LXIV, 1955, pp 106-119.
8Une fois encore la vision globale, le temps long et l'intuition sont là. Pierre Monbeig brosse l'évolution de la "politique géographique des investissements européens", et la périodise : "après la phase des capitaux européens, de l'expansion agricole et minière est venue celle de l'industrialisation et des investissements Nord-américains" (p. 107). Il insiste sur le fait que ce qui est original chez ces derniers, c'est "l'intérêt porté aux producteurs de pétrole, Mexique, Argentine, Venezuela, Colombie et Pérou. Mais surtout les investissements effectués au Brésil, une partie de ceux d'Argentine, du Chili et même du Mexique sont destinés à la création d'industries de transformation." (p. 109). La stratégie nord-américaine est bien saisie : "il s'agit d'animer des industries de transformation où seront utilisés des produits élaborés ou semi-finis importés des États-Unis ou bien de développer des industries extractives pour répondre aux besoins de la consommation Nord-américaine". Ce qu'il saisit également, c'est ce mouvement de compétition entre firmes pour s'approprier ce que l'on appellerait aujourd'hui les parts du marché interne : "la General Motors, poussée par la concurrence des maisons allemandes (Volkswagen) doit bientôt construire une usine de fabrication d'automobile entre São Paulo et l'aciérie de Volta Redonda" (p. 113).
9Autre constat de l'impact des investissements étrangers sur la géographie de l'Amérique latine : (les investissements nord-américains) "ne deviennent substantiels et n'apportent des industries vraiment génératrices de progrès économique et social que là où l'industrialisation est déjà commencée, là aussi où une partie de la population a déjà un niveau de vie assez élevé pour constituer un marché immédiatement rémunérateur. Ce n'est pas le cas des petits États de l'Amérique Centrale ni celui de la plupart des pays andins. Ce l'est déjà davantage au Mexique, plus encore au Brésil. Les contrastes entre les pays se trouvent donc accrus. Ce n'est pas le moindre rôle géographique des investissements Nord-américains que de contribuer à élargir les différenciations entre les les Amériques latines". La formule est bien là : les Amériques latines et non pas l'Amérique latine, concept que Pierre Monbeig reprendra dans de multiples travaux et qu'il tiendra à placer en évidence dans le titre même de la revue qu'il fonda, les Cahiers des Amériques latines.
Géographie financière et bancaire
10Ce penchant de Pierre Monbeig pour une véritable géographie économique qui n'est pas une nomenclature de produits ni une élucubration de gabinetes sur des statistiques, se manifeste également pas l'attention qu'il porte aux processus et impacts financiers. Ce n'est pas un hasard d'ailleurs si c'est lui qui est choisi pour rédiger le chapitre "Les Capitaux et la Géographie" dans la Géographie Générale de l'Encyclopédie de la Pléiade publiée en 1966 d'où nous extrayons les passages significatifs de cette pensée d'un géographe pour qui les pseudo déterminismes géographiques et les concepts vides du style "la vocation agricole" pèsent peu face aux réalités autrement redoutables et efficientes de la finance et de la banque.
11"Les progrès et la complexité croissante des techniques ont entraîné, il est banal de le dire, des transformations profondes dans les rapports des hommes et des milieux naturels. Redisons, après tant d'autres, que les révolutions industrielles occidentales ont substitué au milieu naturel un nouveau milieu, mais à condition d'ajouter que celui-ci est constitué autant par les mécanismes financiers que par les techniques du machinisme". (Les capitaux et la Géographie, dans Géographie Générale. Encyclopédie de La Pléiade, 1966 p. 1515).
12"Comment expliquer cette sorte de paradoxe géographique d'une zone pastorale là où tout semblait converger pour l'extension d'une culture prospère ? Il faut chercher la réponse dans la politique de crédit facile que la Banque du Brésil accorde aux éleveurs depuis une quinzaine d'années"...."Aussi bien cette formule commode 'vocation pastorale', 'vocation céréalière', 'vocation commerciale' autrefois fréquente sous nos plumes géographiques a-t-elle cessé de l'être depuis que l'on a compris quels changements les vicissitudes historiques pouvaient apporter à une région. Mais ce sont souvent des causes bancaires qui entraînent ces changements de vocation." (ibid p. 1517)
13En quelques phrases Pierre Monbeig peut dresser une comparaison éclairante et mettre en évidence l'origine bancaire de la viticulture en Algérie et le poids des politiques financières dans l'expansion et surtout la survie de la caféiculture au Brésil.
14"Dans le Brésil tropical, à partir de 1900, le soutien de l'État a comme tenu à bout de bras une économie soumise à des hauts et des bas constants : achats par des Offices spéciaux, taux de change artificiels ont assuré la survivance de la caféiculture. Après la première guerre mondiale, les fazendeiros de São Paulo, comme les planteurs de vigne algérienne à d'autres moments, ont bénéficié de l'argent à bon marché que les banques leur offraient".
15"Ainsi, si l'on s'étonne parfois de la permanence de la suprématie du café au Brésil tropical en dépit de son apparente fragilité comme en dépit des autres 'vocations' reconnues aux terres paulistes, si l'on s'étonne également de la progression constante des plantations aux dépens des forêts et de l'extrême instabilité du peuplement, si l'on s'étonne enfin de la mentalité de spéculation qui domine riches et pauvres, il faut en demander une part d'explication à la politique des prix et à l'organisation du crédit. Les facteurs financiers se sont assurément pas exclusifs mais, si l'on n'y fait pas appel, la compréhension de la géographie humaine du Brésil tropical reste incomplète." (ibid p. 1519).
16Cette identification du rôle du crédit et des facteurs financiers l'amène à considérer les phénomènes urbains et la croissance des villes sous un angle neuf, qui ne deviendra classique que dans les années soixante-dix.
17"Enfin, ces monstrueux abcès que sont devenues certaines villes des pays sous-développés ne trouvent l'explication de leur croissance et de leurs paysages aux contrastes choquants ni uniquement dans l'Industrialisation ni dans l'exode rural et la misère. Elles tiennent du paradoxe tant que l'on sous-estime les effets des spéculations immobilières. Pour celles-ci, l'argent qui fait défaut aux agriculteurs, est facile et bon marché. Elles enrichissent des agents immobiliers qui se muent en banquiers et qui contribuent ainsi à relancer sans cesse la fièvre des constructions".(ibid p. 1522).
18La ville, c'est également la place financière qui a une d'aire d'influence, un domaine territorial.
19"La fonction financière (des villes) mérite bien d'être étudiée pour elle-même, mais non isolément, tout comme les fonctions industrielles ou intellectuelles. Comme celles-ci la fonction financière permet de délimiter le domaine territorial d'une ville et de le caractériser... L'étude du réseau bancaire et celle de la circulation régionale des capitaux sont donc susceptibles à la fois de compléter et d'éclairer la connaissance des autres réseaux d'échanges" (ibid pp 1522-1523).
20Pierre Monbeig connaît bien les travaux de Jean Labasse, un géographe-banquier. Il faut d'ailleurs signaler que Pierre Monbeig a fait venir à plusieurs reprises ce spécialiste de la géographie financière, à l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine, pour faire passer auprès des étudiants et jeunes chercheurs ce message que les flux invisibles comptaient autant et souvent plus que les flux de biens matériels étudiés par une géographie plus traditionnelle.
21N'oublions pas non plus que Pierre Monbeig a cherché à faire se connaître, se rencontrer et collaborer ces milieux des universitaires et des banquiers. Ainsi le Président de la Banque SUDAMERIS (Banque française et italienne pour l'Amérique du Sud), M. Vincenot a été le président de l'association des amis de l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine, association fort active et au début des années soixante-dix (mais 1968 passa par là).
22Cependant dans ce domaine ardu de la géographie financière et bancaire peu de chercheurs latinoaméricanistes se sont lancés sur les pistes signalées par Pierre Monbeig. Il y a là encore des terres vierges à défricher.
Economie ou économies brésiliennes
23L’Amérique du Sud est décidément à la mode : à Rio de Janeiro, à São Paulo ou à Buenos Ayres, les conférenciers venue de France se succèdent à un rythme accéléré ; nos journaux et nos revues ne se lassent pas de publier des reportages ou des articles souvent pittoresques, parfois dangereusement dithyrambiques ; nos jeunes gens reprennent pour leur compte le vieux mythe de l’Eldorado et n’oublions pas les Européens qui croient trouver dans les républiques sud-américaines une cachette aussi sûre que fructueuse pour leurs capitaux en détresse. Tout cela est loin d’être toujours agréable à nos amis d’Outre-Atlantique ; d’autant plus est-il réconfortant de pouvoir opposer à ces improvisations un peu tapageuses les initiatives sérieuses, comme l’Institut Français des Hautes Etudes Brésiliennes. Et voici que, tout dernièrement, un autre Institut, destiné à étudier l’économie brésilienne, vient d’inaugurer des travaux en publiant une fort intéressante étude1. L’auteur, M. Jean Romeuf, y passe en revue la situation en mars 1947, situation démographique, problèmes financiers et orientation économique : le tout en quatre-vingt-sept pages, c’est-à-dire trop rapidement pour être partout complet, mais suffisamment pour faire le point, ce qui était sa préoccupation évidente.
24De quels documents dispose-t-on pour un tel travail ? M. Romeuf ne le dit pas. Sa brochure ne comporte que de très rares indications bibliographiques. Pourtant, la question est importante, car la grande source de documentation est évidemment la littérature statistique officielle élaborée à Rio de Janeiro. Or, outre que ses chiffres sont sujets à caution (le dernier annuaire publié a été sévèrement critiqué), elle ne reflète pas toute la réalité brésilienne. Elle ne permet pas de mesurer autant que cela serait désirable l’importance d’un des traits permanents du Brésil : l’évolution économique inégale des différentes régions géographiques. Dans un pays aussi hétérogène, géographiquement et économiquement parlant, se fier à l’information officielle et centrale risque défausser le point de vue en dépersonnalisant les faits propres à chaque région2. Le lecteur mal averti peut retirer l’impression erronée d’une unité économique brésilienne comparable à l’unité économique française. Il faut dire que M. Romeuf a indiqué ce déséquilibre à plusieurs reprises, mais le problème ne gagnerait-il pas à être posé en termes inverses : voici telle et telle régions qui ont telle et telle structure économique ; comment et dans quelle mesure constituent-elles un Brésil économique ? Les sources d’information locale ne manqueraient pas, à São Paulo surtout, mais non exclusivement.
25Les listes de chiffres des services officiels comportent un autre inconvénient : elles déshumanisent les faits. M. Romeuf n’a eu garde de passer sous silence les transformations du syndicalisme brésilien qui reçut une organisation d’inspiration fasciste au lendemain du coup d’État de Getulio Vargas en 1937, mais qui tend à se libérer du joug administratif sous l’impulsion du leader communiste Luis Carlos Prestes. Mais cette mention n’est pas tout à fait suffisante pour présenter un Brésil vivant. Abordant la question démographique, il serait bon de souligner que cette masse de quarante-sept millions est, hélas éloignée du minimum de santé qui lui permettrait d’être vraiment et totalement productive. Un tableau de l’économie brésilienne n’oblige naturellement pas à énumérer toutes les maladies avec lesquelles vit, plus mal que bien, la très grande majorité des paysans et même des citadins, de l’Amazonie à la Pampa et des favellas de Rio aux garimpos de Goiaz. Inutile non plus qu’on nous montre à la suite de Josué de Castro, le mécanisme de la faim au Brésil3 .Mais tout de même une simple statistique de l’industrie et de la consommation annuelle des souliers, par exemple, aurait jeté une lueur singulièrement humaine sur l’économie brésilienne ? On n’en aurait que mieux mesuré les difficultés et apprécié les progrès.
26La masse brésilienne est de plus en plus pénétrée par le sentiment de l’inégalité, M. Romeuf l’a bien vu. Elle souffre durement de l’écart entre les salaires et les prix. L’augmentation des salaires dérisoires a été minime en comparaison de la hausse subie par toutes les denrées, hausse surtout sensible quand elle touche les denrées de grande consommation courante, le riz ou les haricots. Les difficultés de ravitaillement, des rationnements comme ceux du sucre, de l’huile ou de la viande, étaient difficilement compréhensibles dans un pays où l’effort de guerre fut proportionnellement considérable, mais dont le peuple savait fort bien qu’il restait malgré tout en marge du cataclysme (rationnements en contradiction flagrante avec une certaine forme de la propagande officielle exaltant démesurément les richesses du pays). Les loyers ont atteint des chiffres records ; la construction de buildings, de grands immeubles officiels, de somptueuses maisons dans les « beaux quartiers », n’ont fait qu’aggraver la crise du logement. Cela non seulement à Rio, qu’on s’obstine à ne considérer que comme ville de luxe, mais aussi à São Paulo, le grand centre industriel. Les enquêtes sur ces problèmes sont encore peu nombreuses, signalons toutefois que la Revista do Arquivo Municipal de São Paulo en a publié quelques-unes et que la presse pauliste a assuré une large diffusion à une enquête officielle sur les niveaux de vie des employés municipaux des services de voirie. Les difficultés croissantes de l’existence sont d’autant plus sensibles aux masses urbaines que les bilans des entreprises financières, industrielles et commerciales, accusent des profits considérables. Des contacts plus directs auraient permis à M. Romeuf de préciser l’acuité d’un problème qu’il ne méconnaît pas.
27En mars 1947, deux faits importants à signaler dans l’économie brésilienne : l’inflation et l’industrialisation. On trouvera des données excellentes sur l’une comme sur l’autre dans ce premier cahier de l’Institut d’économie brésilienne. Les efforts pour réduire la dette extérieure, considérable et toujours croissante, la nécessité de réformer le système bancaire devant la prolifération dangereuse des banques et les plans envisagés à cet effet, sont clairement indiqués. L’industrialisation a trouvé son symbole dans la construction et la mise en route de la sidérurgie de Volta redonda. Mais la lecture du livre de M. Romeuf apprendra à plus d’un lecteur que cette industrialisation n’est pas née de la guerre : elle lui est antérieure : « les hostilités semblent avoir eu pour résultat plus de modifier la structure industrielle que de créer un mouvement d’industrialisation. » Ajoutons que celle-ci renforce encore l’inégalité sociale par les fortunes édifiées, elles, à la faveur de la guerre. Le déséquilibre entre les régions va aussi se trouver renforcé. A moins de mettre en œuvre des conceptions nouvelles (et serait-ce possible ?), les centres industriels du Brésil tropical atlantique vont s’hypertrophier, et l’écart ne fera que croître par rapport à l’Amazonie, au Brésil Central, au Nord-Est. Déjà on voit la capitale pauliste se gonfler dangereusement au détriment des campagnes où les fazendeiros se plaignent plus que jamais du manque de bras.
28Opposition entre les industriels et les planteurs qui se fait sentir un peu dans tous les domaines. Les uns verraient volontiers une dévaluation du cruzeiro dont on a beaucoup parlé en 1946 ; les autres y résistent de toutes leurs forces. La rivalité économique trouve immédiatement ses échos sur le plan politique. Les intérêts des ruraux l’emportent encore. Il ne faudrait peut-être pas affirmer trop vigoureusement que le Brésil « fait maintenant partie des nations industrielles » (p. 11).
29On ne peut que souscrire pleinement à la remarque de la page 57 : « Si l’on considère que, sur les quarante sept millions d’habitants du Brésil, plus de quarante millions vivent directement de la terre ou de l’artisanat rural, il devient évident que l’agriculture constitue encore, et de très loin, la base économique de la nation. » Or, cette agriculture demeure, comme à l’époque coloniale, partagée entre les cultures de subsistance, d’importance économique locale, le plus souvent même familiale, et la production de plantation, celle du sucre jadis, puis celle du café ou du coton (même pratiquée par des métayers). L’opposition entre la pequena lavoura et la grande lavoura, si bien analysée par Caio Prado Junior, existe toujours4. L’habitude en est trop solidement ancrée, elle correspond trop aux conditions géographiques de cet immense pays tropical et équatorial pour qu’on puisse attendre les changements rapides. Le café, qui aurait mérité plus d’attention de la part de M. Romeuf, est toujours la production agricole essentielle en dépit des crises, de la diminution des rendements et des mauvaises récoltes : depuis trois ans, on recommence à le planter et il a encore représenté 34 p. 100 de la valeur des exportations en 1934, en attendant de passer à un pourcentage plus élevé. Sans doute, les caféiers ont-ils été partiellement remplacés par le coton, mais les cultures cotonnier es ne sont pas du tout limitées aux « vieilles terres de café » (p. 60) : elles sont plus prospères encore dans les zones pionnières. L’augmentation des surfaces plantées en coton ou en riz a certaienemnt été l’œuvre des Japonais, cependant, le développement des deux plantes ne se fait pas uniquement « en fonction de V accroissement de la population d’origine japonaise » (p. 61). Il suffit d’une excursion dans les plateaux occidentaux de São Paulo, dans le Nord de l’État du Paraná, pour voir que les Brésiliens, les Italiens, les Espagnols et tous les autres descendants d’immigrants ont parfaitement su imiter l’exemple des Nippons.
30Consacré à une agriculture de plantation tournée vers l’exportation et la spéculation commerciale, le Brésil manque de blé. Il doit importer de grosses quantités de farines et de grains d’Argentine, ce qui pèse lourdement sur ses finances. Dans quelle mesure les conditions géographiques permettraient-elles un accroissement des emblavures capable d’alléger vraiment l’économie nationale ? Sur ce chapitre, l’optimisme officiel doit faire l’objet de sérieuses réserves. Quant à opposer les récoltes chiliennes à celles du Brésil (en continuant de considérer un Chili comme on considère un Brésil) et noter que le Chili est « climatiquement aussi peu favorisé » (p. 58), voilà qui aurait pu être évité par un coup d’oeil sur un atlas...
31Ce Brésil, si fabuleusement riche, manque de blé. Et, berceau du caoutchouc, il n’en donne plus qu’une part infime au marché mondial. On a beaucoup reparlé de l’hévéa et des seringueiros pendant la guerre ; on a essayé de ressusciter la cueillette, car, pour les plantations Ford lui-même a fini par y renoncer. Mais la cueillette intensive du début du xxe siècle a gaspillé la richesse naturelle. Enfin de compte, l’affaire est entrée dans sa phase de liquidation. Pourtant, les industries du caoutchouc ont fait de petits progrès ; il serait souhaitable qu’elles en fassent d’autres pour assurer une grosse exportation vers l’Argentine : on échangerait des pneus contre du pain. Mais le problème du caoutchouc, n’est pas autre chose que le problème de l’Amazonie, et vraiment on ne peut pas dire que l’État du Para soit « extrêmement riche » (p. 67)...
32Le fait le plus saillant de l’économie agricole brésilienne actuelle, ne serait-ce pas le développement de l’élevage ? Cet élevage et cette industrie de la viande qui sont absents dans l’étude de M. Romeuf... Dans les années dernières, l’approvisionnement en viande des grands centres a été difficile et insuffisant ; les populations urbaines réclament du lait, du beurre, et les hygiénistes font campagne en ce sens ; les exportations de conserves de viande vers les pays alliés ont été considérables ; des années de sécheresse consécutives, des difficultés de transport ont entraîné un amaigrissement et une diminution du troupeau. Du coup, le commerce du bétail est devenu de s plus lucratifs et les experts s’accordent pour penser qu’il le sera longtemps, d’autant que l’accroissement des populations urbaines entraîne une demande plus forte de viande de boucherie. Aussi voit-on São Paulo se spécialiser dans l’engraissement des animaux, qui viennent du Mato-Grosso, de Goiaz et de Minas Gérais. Aux environs de Rio, dans les plaines côtières, des pâturages ont été établis. Il en est de même dans l’Agreste, la zone intermédiaire entre la région de culture de la canne, hautement peuplée, et l’intérieur semi-aride du Nord-Est. Les pâturages de São Paulo sont formés sur les débris des plantations de café, mais aussi, après deux ans de culture cotonnière, à la place de la forêt vierge, défrichée. L’extension des pâturages est naturellement accompagnée de la reconstitution de grandes propriétés, d’une diminution des densités de peuplement ; les petits agriculteurs affluent vers les villes ou partent plus loin en avant pour défricher et former de nouveaux pâturages... La distance s’accroît donc entre les grands centres industriels consommateurs et leurs ports, comme Santos, et les zones productrices de café, de coton, de riz et de maïs d’autre part. Le fait nous paraît destiné à avoir des incidences économiques plus grandes que les épisodiques cultures de menthe citées par M. Romeuf : elles ont presque partout abouti à une magnifique chute des prix et à la ruine des petits cultivateurs, abusés par une trop habile propagande.
33Or, cette propagande était, au moins en partie, d’inspiration étrangère. C’est un autre aspect de l’économie brésilienne, sur lequel on aimerait qu’un économiste donne des précisions : au lendemain de la guerre, ont vu longtemps un marché propice à leurs investissements ? Des discours et des actes, tout spécialement le rachat de la São Paulo Railway par le gouvernement, indiquent une tendance indiscutable à se libérer du capital étranger. De son côté, celui-ci se plaint de ne recevoir qu’une partie des intérêts auxquels il a juridiquement droit. Mais cette partie ne doit pas être si maigre, à en juger par toutes les nouvelles tentatives de placement ! La seconde guerre mondiale a permis aux États-Unis d’accroître leur terrain d’action et de consolider des positions déjà fort appréciables. A-t-on dressé un tableau complet de l’économie brésilienne en mars 1947, quand on n’a pas tenté de savoir où en sont les investissements étrangers (non pas la liquidation des vieilles affaires, mais la relève de la France, de l’Angleterre et des vieux pays européens par la toute-puissante Amérique du Nord, Canada compris) ? Pourquoi ne pas avoir cherché à savoir dans quelle mesure l’évolution économique actuelle est influencée par les interférences étrangères ?
34Que le Brésil ne soit plus un pays « B », fournisseur exclusif de produits agricoles ou de matières premières, acheteur exclusif des produits finis de l’industrie européenne, il est toujours bon de le redire. Le grave problème est de savoir jusqu’à quel point le Brésil pourra s’avancer dans cette évolution et quelle allure exacte sera imprimée à sa progression par la grande puissance financière et militaire de l’hémisphère occidental. Indispensables pour achever le démarrage du pays, les capitaux étrangers alourdissent le fardeau déjà pesant de la dette et entraînent une aliénation de la liberté économique et politique. Ces capitaux étrangers n’accepteront de venir que pour développer tel ou tel secteur défini de la production. Ils en laisseront d’autres en sommeil, alors que leur essor serait nécessaire à l’amélioration du niveau de vie général. L’immigration à laquelle il faut faire un appel urgent pour exploiter les richesses naturelles et pour les nouvelles industries, si elle devient numériquement appréciable, ne contribuera-t-elle pas au maintien du niveau de vie, déjà si bas ? Et l’industrialisation n’aura de sens national que si elle n’est plus géo graphiquement concentrée et que si elle est solidaire d’un relèvement du bien-être. On conçoit que, dans ces conditions, la solution n’apparaisse possible à nombre de Brésiliens que par des changements radicaux. Tout cela est, bien entendu, très connu. Mais nous pensons qu’un lecteur, qui a le droit de ne pas être au fait des problèmes du Brésil et qui désire connaître ce qu’est son économie en 1947, n’en aura qu’une notion incomplète si on ne lui rappelle pas ces évidences.
35« Notes sur l'économie brésilienne », Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 1947, Essais et mises au point, pp 171-175.
Notes de bas de page
1 Cahiers de l’Institut d’étude de l’économie brésilienne. 1. « Fidélité au Brésil », par René Courtin l’Economie brésilienne au mois de mars 1947, par Jean Romeuf. Librairie de Médicis, Paris, 1947, 87 p.
2 Voir Preston E. James « Forces of union and disunion in Brazil », The Journal of Geography, vol. XXXVIII, n° 7, octobre 1939, p. 260-266.
3 Josué de Castro : Geografîa da Fome no Brasil. Empresa grafica « O Cruzeiro », Rio de Janeiro, 1946, 354 pages.
4 Caio Prado Junior, Formação do Brasil contemporâneo, Colônia, Livraria Martins éditora, São Paulo, 1947, 388 p.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Meurtre au palais épiscopal
Histoire et mémoire d'un crime d'ecclésiastique dans le Nordeste brésilien (de 1957 au début du XXIe siècle)
Richard Marin
2010
Les collégiens des favelas
Vie de quartier et quotidien scolaire à Rio de Janeiro
Christophe Brochier
2009
Centres de villes durables en Amérique latine : exorciser les précarités ?
Mexico - Mérida (Yucatàn) - São Paulo - Recife - Buenos Aires
Hélène Rivière d’Arc (dir.) Claudie Duport (trad.)
2009
Un géographe français en Amérique latine
Quarante ans de souvenirs et de réflexions
Claude Bataillon
2008
Alena-Mercosur : enjeux et limites de l'intégration américaine
Alain Musset et Victor M. Soria (dir.)
2001
Eaux et réseaux
Les défis de la mondialisation
Graciela Schneier-Madanes et Bernard de Gouvello (dir.)
2003
Les territoires de l’État-nation en Amérique latine
Marie-France Prévôt Schapira et Hélène Rivière d’Arc (dir.)
2001
Brésil : un système agro-alimentaire en transition
Roseli Rocha Dos Santos et Raúl H. Green (dir.)
1993
Innovations technologiques et mutations industrielles en Amérique latine
Argentine, Brésil, Mexique, Venezuela
Hubert Drouvot, Marc Humbert, Julio Cesar Neffa et al. (dir.)
1992