Le Nordeste
Notes sur la géographie humaine du Nord-Est brésilien
p. 121-133
Texte intégral
1Comment Pierre Monbeig, brasilianiste surtout familier des espaces paulistes, a-t-il appréhendé la réalité de ce Brésil si différent qu’est le Nordeste ? La région ne compte pas parmi les thèmes qui ont le plus retenu son attention : les cinq études qu’il y a consacrées, dont trois existent en version française et portugaise, concernent les problèmes généraux de la géographie humaine régionale, la production du cacao, la ville de Salvador et ses environs immédiats. De ce corpus, que retenir d’éclairant sur l’auteur et sur cette partie du Brésil ?
2Pierre Monbeig s’y confirme homme de cabinet et homme de terrain. S’il étudie en salle les densités de population dans l’État du Ceara, c’est pour faire un bilan de la documentation alors disponible (1944) et en souligner les lacunes ; constatant que la corrélation entre le relief, la pluviométrie et la densité démographique ne se vérifie que dans les grandes lignes, mais pas aux échelles locales, il suggère les enquêtes comme seules capables de montrer les liens complexes existant entre le nombre des hommes et le milieu naturel.
3Cette nécessité de voir pour comprendre, il l’illustre dans ses « Notes sur la géographie humaine du Nord-Est du Brésil » (1944) où, aux termes d’un voyage d’étude, il offre une évocation de ce qu’était alors la région. La vivacité du regard s’apprécie à lire les paysages comme des constructions sociales et à les décrypter comme les signes des logiques qui les ont produits. Mettant en perspective les acteurs, cette géographie humaine est avant la lettre une géographie sociale, mais n’est-ce-pas Pierre Monbeig lui-même qui répondit un jour à une question par cette boutade pleine de sens que la géographie sociale n’est rien d’autre qu’une géographie humaine intelligente !
4Du Nordeste des années 1940, il retient le contraste et la complémentarité entre le littoral humide consacré aux plantations de canne et l’intérieur semi-aride voué à l’élevage. Mais, c’est tout de suite pour montrer que la « vocation pastorale » ne suffit plus à un sertão qui « reste déshérité » et qui perd sa substance au rythme des accidents climatiques : « l’émigration du sertão vers la côte ne donne rien ; elle vide le sertão en entassant des chômeurs dans les grandes villes. Mais c’est encore cette émigration qui est la seule chance de ne pas mourir de faim dans une année de sécheresse générale ». C’est que, précise-t-il, « l’irrigation des grands barrages est encore peu de chose et leur fonction essentielle se réduit à celle d’un secours d’urgence en période de crise ». Dans ces conditions, les routes favorisent certes la culture du coton, mais incitent aussi à l’exode une population de longue date habituée à l’instabilité. De même, dans la zone des plantations, c’est le problème de la société qui se pose d’abord : « ce n’est pas un des moindres paradoxes des zones tropicales que le contraste entre l’exubérance de la végétation et de la médiocrité du niveau de vie des habitants », et Pierre Monbeig pense que « l’origine de cette situation doit être recherchée dans l’organisation du travail et de l’agriculture des siècles passées ».
5L’homme des fronts pionniers aurait-il pu ne pas être attiré par cet espace neuf encore peu stabilisé qu’était dans les années 1930 la région cacayoère de Bahia. Il en décrit avec précision le cadre physique, climatique et pédologique notamment, le paysage rural, le calendrier agricole, les techniques de défrichement et de cueillette, le régime des terres et l’organisation du travail. Dès le début, sous sa modeste prétention de rapport d’enquête, sa monographie pose le problème social d’une croissance extensive : « cette progression économique n’a pas été accompagnée d’améliorations techniques, ni d’un relèvement du niveau de vie des travailleurs des fazendas ». Une des raisons pourrait être que les propriétaires fonciers absentéistes vivent en ville et n’appliquent pas à leurs plantations le soin que requiert une culture bien conduite car « le coronel d’Ilheus est un parvenu ».
6Si, dans le cas d’espèce, la ville est le lieu d’ostentation de la richesse, elle est aussi le lieu des échanges comme le montrent Crato, dans le Ceara, ou Campina Grande évoqué à propos de l’Agreste dans les « notes ». On se prend à penser à ce que Pierre Monbeig devait montrer plus tard sur la région caféière de São Paulo : l’organisation d’un espace par un système de villes. Il évoque assez les fonctions des quelques villes mentionnées pour que soit perceptible la préoccupation pour le fait urbain comme armature structurante d’une région et signe le la différenciation sociale.
7L’étude sur Salvador, parue en 1960, analyse « l’évolution d’une place de commerce qui est le port et la capitale d’un arrière pays sous développé et mal dégagé d’une économie de type colonial ». Pierre Monbeig constate que l’ancienne capitale a renforcé son pouvoir sur sa région à la fin du dix-neuvième siècle grâce à la mise en place du réseau ferroviaire et qu’elle reçoit au milieu du vingtième siècle les activités modernes liées au pétrole. Mais, elle est aussi une des ces grandes villes où se concentre la misère : « L’excédent démographique du sertão ne trouve pas l’emploi dans les petites villes qui sont de simples centres administratifs et des marchés locaux. Il ne dispose plus de l’exutoire qu’ont pu constituer autrefois les plantations de canne, puis celles de cacao. Seule reste Salvador, dont la fonction principale est aujourd’hui celle de ville-refuge ».
8C’est bien là replacer le fait social au cœur de la réflexion qu’il s’agisse d’étudier les campagnes, les villes, les communications, les liens entre les régions, il s’agit toujours de comprendre un espace social.
Notes sur la géographie humaine du Nord-Est du Brésil
9L’originalité du Nord-Est du Brésil provient, on le sait, des caractères opposés et complémentaires de la zone côtière et de l’intérieur. La bordure littorale joint l’humidité à la chaleur, alors que les étendues du sertão sont soumises à un régime de pluies irrégulières et inégalement réparties ; on peut parler d’un Brésil semi-aride1. Tandis que la hauteur des précipitations sur le littoral est aux environs de 1 566 mm, elle s’abaisse à 800, 700 mm dans l’intérieur, tombant localement à 500 et même 400. L’habitant du littoral peut compter, chaque année, sur une assez longue période de pluie, en automne et en hiver ; l’homme du sertão, le sertanejo, ne peut compte sur rien : si l’année est normale, c’est-à-dire si elle correspond aux moyennes de nos statistiques, elle sera marquée par quelques ondées en octobre et novembre, suivies de fortes averses pendant l’été. Mais l’année normale est presque une exception. Surtout il est bien rare que l’intérieur tout entier jouisse d’une année normale. Deux ou trois ans de pluviosité réduite sont un phénomène fréquent. Sans doute, un canton peut-être plus heureux que son voisin. Mais si la sécheresse prolongée se généralise, c’est tout le sertão qui est plongé dans la misère. Parfois aussi les pluies tombent avec violence et abondance à la fin de l’été et au début de l’automne ; pour l’homme et ses cultures, les résultats ne sont guère meilleurs que ceux de la sécheresse, car il est alors trop tard pour planter, et les eaux courantes entraînent les plantations déjà faite2.
10L’opposition des climats se retrouve dans les contrastes de végétation et de genres de vie. Il n’est pas nécessaire d’insister sur ce qu’est la caatinga, la végétation du sertão, rabougrie, épineuse, riche en cactées. D’un autre côté, bornons-nous à rappeler que la zone du littoral reçut le nom de zona da Mata, la zone de la forêt, aux premiers temps de la colonisation. Les mêmes roches se retrouvent de part et d’autre : granits, gneiss et micaschistes du socle archéen forment l’ensemble de la topographie du Nordeste. Mais sur le littoral, le climat a facilité la décomposition en donnant des sols rougeãtres et acides sur les collines, noirs et fertiles dans les vallées ; dans l’intérieur, par contre, l’aridité a des résultats tout différents : souvent la roche affleure ; plus souvent encore, on ne voit qu’un tapis de cailloux aux arêtes encore marquées, recouvrant une mince pellicule de sol. Ainsi tout a favorisé le peuplement et l’activité agricole dans la zone de Mata, alors que le sertão demeurait peu peuplé et devenait le domaine de l’élevage, fournisseur des plantations de canne du littoral.
11Comment se posent actuellement les grands problèmes humains des deux régions : dans l’intérieur semi-aride, quelles tentatives sont faites pour protéger le sertanejo contre les effets d’un climat calamiteux ? Et, sur le littoral, comment se présente cette expérience quadriséculaire de colonisation blanche en climat tropical ?3. Aujourd’hui, dans l’intérieur, l’élevage ne suffit plus, comme à la belle époque coloniale, à assurer un élément d’échange suffisant ; il se heurte à la concurrence de pâturages plus proches des centres consommateurs du littoral et à celle de la viande séchée importée du Sud. Non seulement le climat ne permet guère d’intensifier l’élevage, mais la concurrence économique est trop forte.
12Il faut donc éliminer cette « vocation pastorale » du sertão et chercher si d’autres ressources peuvent être mise en œuvre ; avant tout, dans quelle mesure l’agriculture peut-elle progresser ? Question liée aux possibilités et aux modes d’approvisionnement en eau.
13Le mode de culture le plus simple et le plus commun est la plantation dans les fonds encore humides des oueds. Partout où s’étend la monotonie du socle archéen (haut sertão de Pernambuco, base occidentale de la Borborema par ex.) cette culture des baixos4, complétée par l’eau de puits peu profonds (caximbas) semble être la seule possible. Elle s’accompagne de l’utilisation des terrasses au long des cours d’eau plus importants (Rio Salgado entre Missão Velha et Lavras, au Ceará).
14Les conditions sont plus favorables à la base des chapadas de calcaire et de grès. Les basses pentes septentrionales de la chapada do Araripe, à Jardin, Crato, Santonopolis sont de véritables oasis. Depuis les bords de rivières, plantés de palmiers et d’arbres fruitiers, jusqu’au pied de l’escarpement de grès où jaillissent les sources, les cultures se suivent dans l’ordre suivant : canne à sucre, riz, manioc, patate, maïs et haricots. La codification du droit à l’eau et l’organisation des canaux d’irrigation remonteraient à moins d’un siècle à Crato. Si l’on compare l’état de choses actuel avec les descriptions des voyageurs comme Gerdner, on voit bien des progrès. Actuellement, la séparation entre les cultures irriguées et le domaine de l’élevage dans la chapada devient la règle. Cette spécialisation marque un progrès de l’agriculture qui ne suffit à elle-même. L’arrivée de la voie ferrée à Crato a contribué à éveiller la région, donnant à cette petite ville la suprématie comme marché régional où s’échangent les produits du sertão et ceux de la zone irriguée. Mais les oasis des chapadas ne résolvent pas le problème de secours au sertanejo : elles ne paraissent pas capables de fournir davantage.
15On a donc tenté, avec succès, de barrer les vallées les plus encaissées dans le socle archéen et plus encore de fermer les cluses (boqueirões) des serras algonkiennes qui le dominent, soit au Ceará, soit au Rio Grande do Norte, soit au Paraiba5. L’œuvre entreprise en ce sens par les ingénieurs de l’Inspectoria Federal de Obras Contra as Secas est considérable. Les exutoires des barrages servent à irriguer des petits domaines, vendus ou affirmés dont les détenteurs sont dirigés par les ingénieurs-agronomes. Dans les années de sécheresse, les flagelados (littéralement ceux qui sont frappés par le fléau) se réfugient sur les rives des réservoirs dont les eaux en baissant découvrent des varzeas cultivables. Chaque famille de réfugiés reçoit un lot de terre et les semences nécessaires pour le cultiver. Dès que l’on apprend le retour des pluies, on plie bagages pour revenir à la prochaine sécheresse, tel est le système de culture de vasante devenu la sauvegarde des populations du Nordeste. En 1942, près de 10.000 personnes cherchèrent secours sur les berges du réservoir Lima Campos ; l’année suivante, relativement plus clémente, leur nombre fut encore de 7.000. Avant sa construction, la zone était entièrement déserte ; en 1944, elle abritait 3 500 personnes. En résumé, l’irrigation des grands barrages est encore peu de chose de leur fonction essentielle se réduit à celle d’un secours d’urgence en période de crise.
16A la construction des barrages-réservoirs, l’I.F.O.C.S. joint celle de routes faciles à établir et entretenir dans un climat sec et sur une topographie peu accidentée. De chaque capitale, sur la côte part une artère de pénétration : Central de Pernambuco qui va de Recife à Leopoldina, Central du Paraiba qui va de João Pessoa à la frontière du Ceará. Une grande transversale recoupe ces routes, la Transnordestina de Salvador à Fortaleza. De son côté, l’armée a établi une route depuis Petrolina jusqu’à Leopoldina. Ce réseau routier, comme les réservoirs d’eau, sert d’abord dans les cas de graves sécheresses : il permet le transport des denrées alimentaires aux cantons désolés qui n’étaient accessibles qu’après de longues chevauchées. Mais les routes ont, bien entendu, d’autres effets ; elles contribuent au développement des cultures cotonnier es en assurant l’évacuation rapide des récoltes. Aux croisements, de petits villages s’éveillent et attirent des industries locales (par ex. à Salgueiro).
17Sans les routes, le sertão n’aurait pas connu la fièvre de mineração qu’il a traversée pendant la guerre. Comme toutes les vieilles plates-formes, celle du Brésil Nord-Oriental abonde en minéraux de toutes sortes. Les autorités brésiliennes et américaines ont activé l’exploitation du béryle et de la tantalite ; les filons de pegmatite de la chapada da Borborema ont été exploités avec ardeur. D’autres essais ont été tentés dans le sertão. Depuis une quinzaine d’années, on s’efforce de mieux tirer parti de la végétation spontanée. Depuis toujours, les Indiens, puis les Portugais avaient su utiliser les palmiers, comme le babaçu et le carnauba pour leur nourriture, celle des volailles et du bétail, la construction des habitations, la fabrication d’objets variés. Actuellement, on voit s’ébaucher une meilleure cueillette, non seulement des fruits des palmiers, mais des plantes fibreuses, comme le carua6 ou le figuier de barbarie. Le carua surtout alimente une petite industrie de défibrage et de tissage pour fabrication de tissus bon marché. La route a été la condition nécessaire pour les débuts de cette industrialisation, en permettant V acheminement des fibres depuis les centres de cueillette du sertão jusqu’aux points terminus des voies ferrées et, de là, aux tissages de Recife.
18L’ampleur de ces innovations ne doit pas être exagérée. Le trafic routier n’est pas intense, les mines ont bénéficié des circonstances exceptionnelles du temps de guerre et les barrages réservoirs ne font pas encore sentir leur plein effet. L’intérieur du Nord-Est Brésilien reste déshérité. Les conditions géographiques sont les grandes responsables de cette situation, mais ne faut-il pas faire place aux caractères propres de la masse humaine que l’ont tente de protéger ?
19Le problème est d’installer, dans une vie stable et équilibrée, une population qui s’est accoutumée à l’instabilité et au déséquilibre. Considérons, par exemple, son régime alimentaire : largement fourni en manioc, mais, patate, plus pauvre en riz et en viande, il est presque totalement dépourvu de légumes et de fruits. Dans les années normales, le sertanejo maintient un régime alimentaire satisfaisant quantitativement et qualitativement7 Mais tout change dès la moindre sécheresse et, dans les cas extrêmes, il ne reste rien à manger dans le sertão desséché. L’époque des épidémies et des avitaminoses est alors venue. Le manque de vitamines, probablement agissant conjointement avec la poussière, déclenche de nombreuses maladies des yeux : l’aveugle mendiant, chanteur de complaintes, est une silhouette aussi familière au sertão qu’à l’Afrique du Nord.
20Il est tentant de voir une relation entre ces déséquilibres physiologiques et les attitudes psychologiques outrées auxquelles s’abandonne facilement le sertanejo : fanatique, mystique, il suit aveuglément des illuminés comme Canudos ou le Padre Cicero ; désespéré, il se fait bandit, cangaceiro. Ces sortes de folie collective ne sont pas sans conséquences géographiques ; ainsi, la forêt qui couvrait la chapada do Araripe a été dévastée par les pèlerins qui se rendaient à Joazeiro, chez le Padre Cicero. Cette ville, située dans la même vallée que Crato, a rassemblé des hommes venus de tout le Nord-Est qui vivent, les uns de la mendicité, les autres de l’artisanat. Quelques-uns travaillent le cuir du sertão, d’autres l’or de Goiaz, d’autres encore le fer de Minas et São Paulo pour fabriquer des couteaux poignards ou bien des hameçons vendus en Amazonie. Ainsi, Joazeiro tourne résolument le dos à l’agriculture, alors que tout semblait l’y convier.
21Il faudra de longs efforts pour accoutumer le sertanejo à s’astreindre à un travail permanent. Il est traditionnellement résigné à la solution la plus simple : partir. On peut partir momentanément, pour un canton voisin que la sécheresse ou les pluies excessives ont épargné. On peut aussi ciller bien plus loin : en Amazonie, lorsque le cours du caoutchouc s’élève et, surtout, à São Paulo où les défricheurs et les cueilleurs de coton sont bien payés. Mais les sertanejos du Ceará, du Rio Grande do Norte, du Paraiba et de Pernambuco préfèrent, par-dessus tout, s’embaucher pour la cueillette de la canne dans le zone côtière ou entasser leurs familles dans un malsain faubourg de Recife. Ainsi, se maintient le vieil échange entre les deux grandes régions géographiques du Nord-Est. L’ancien commerce de bétail avait, lui, une contre-partie financière qui permettait d’acheter quelques produits importés de la métropole portugaise. Aujourd’hui, l’émigration du sertão vers la côte ne donne rien ; elle vide le sertão en entassant des chômeurs dans les grandes villes. Mais c’est encore cette émigration qui est la seule chance de ne pas mourir de faim dans une année de sécheresse générale.
22La chapada da Borborema aux versants abrupts domine le sertão semi-aride à l’ouest, et la région humide et chaude à l’est. Grand bloc soulevé à la haute surface faiblement ondulée (de 800 à 1 000 m), elle est la zone de contact entre les deux climats, entre les deux paysages. A l’ouest, la montée depuis Patos, se fait dans un étrange paysage de pierres et de cactus. La surprise est d’autant plus grande lorsque, après avoir traversé la ville de Campina Grande, l’oeil peut enfin se reposer sur de vertes plantions de canne, des bois touffus et la fraîcheur des palmiers dans la vallée du Zumbi. C’est la zone du brejo, humide et fraîche. Il n’y a pas de transition entre les deux paysages, mais un contact brutal.
23Campina Grande, installée au bord d’un vieux chemin colonial qu’a retrouvé la grande route, est le type de la ville marché (34 343 habitants). Le sertanejo y apporte manioc, coton, viande, cordes ; l’homme du brejo y vend du maïs, des fruits, de la canne, de l’eau-de-vie, du bois et même cette chose rare dans le sertão ; des meubles. Grâce aux routes et à la voie ferrée, Campina Grande attire de nouvelles filatures de coton. Elle n’est plus seulement un marché local mais un centre régional en relations directes avec la capitales du Nord-Est, Recife.
24De Campina Grande à João Pessoa ou Recife, le voyage est rapide. Au pied de la Borborema, on a vite fait de traverser la zone agreste, où l’on retrouve les aspects de la caatinga, mais moins marqués. Protégé des vents du large par les petits plateaux côtiers, pas assez élevé pour jouir de la fraîcheur du brejo, l’agreste souffre déjà de l’irrégularité des pluies. Mais déjà le char à boeufs remplace le bourricot du sertão, les noirs sont de plus en plus nombreux, la cheminé d’une usine se dresse au-dessus des cannes. On pénètre dans un monde différent.
25Les Portugais désignaient, sous le nom de Marinha, toute la région de climat tropical, sans tenir compte des nuances locales. Sans doute les plages, avec les récifs de grès et de corail, les plantations de cocotiers et leur population de pêcheurs mériteraient-elles une place à part. On pourrait en dire autant des taboleiros, petits plateaux de sables tertiaires (parfois aussi de calcaires crétacés) aux sols infertiles. Mais l’élément prépondérant à toujours été la zone de la canne à sucre, étroitement associée aux ports et à l’activité maritime et commerciale.
26Cette zone de la canne à sucre est toujours l’animatrice du Nord-Est. Elle correspond exactement aux terrains cristallins qui apparaissent à l’ouest de la frange des taboleiros qui approchant souvent du littoral, l’atteignent au sud de Recife. Sa limite orientale est donc très claire ; il est plus difficile de la préciser vers l’ouest où la culture de la canne dépend de la pluviosité. La canne disparaît dans l’agreste, mais on la retrouve sur le versant humide de la chapada. Les principaux centres de production avec les usines les plus importantes se localisent tous en avant de ï agreste, là où les pluies sont abondantes : l’isohyète de 1.200 mm. pourrait peut-être servir de frontière à la région de grande production.
27Un grand nombre de rivières descendent de la chapada da Borborema et traversent la Marinha pour gagner l’océan. Elles ont découpé les terrains archéens en un dédale de collines et ont joué un rôle de premier plan dans le peuplement et la mise en valeur du pays. Leurs vallées offrent des successions de bassins dilatés, aux fonds plats, couverts d’un profond sol noir très fertile, le massapé, et d’étranglements avec des cascades sciant les barres de granit. Puis, vers l’aval, elles s’élargissent de nouveau et sont facilement navigables pour les petits voiliers. Chaque tronçon a reçu une fonction dans l’économie de la canne : les várzeas8 du massapé portent les meilleures plantations, et des barques à fond plat peuvent y véhiculer les cannes jusqu’aux usines. Les chutes d’eau ont fourni la force et l’eau claire pour les usages industriels et la consommation. Dans le cours inférieur, des petits ports ont pu être installés pour exporter le sucre jusqu’aux grandes villes où se faisait, et se fait encore, l’embarquement vers les marchés consommateurs.
28Dans les collines, on reconnaît constamment deux niveaux au-dessus des várzeas. Le plus bas les domine d’une trentaine de mètres au maximum ; il est recouvert d’un sol rouge foncé, le barro vermelho, plus acide et moins riche que le massapé. Il est cependant capable de donner une production convenable ; les várzeas, les pentes inférieures et le premier niveau sont donc couverts de canne à sucre. Mais les dernières pentes des collines cristallines (40 à 50 mètres au-dessus du premier niveau) conservent encore un revêtement forestier ; forêt secondaire presque toujours, amis qui témoigne, par sa vigueur, de la justesse de l’ancienne appellation : zona da Mata. Sur les parties hautes, le sol rouge clair et jaunâtre provient de la décomposition des granits et des gneiss et tend à la latéritisation ; il est le frère de sols de la Serra do Mar vers Rio de Janeiro et São Paulo. Il y avait tout avantage à lui laisser une couverture de bois, à la fois pour limiter l’érosion et garder une réserve de bois de construction et de combustible.
29Les siècles de domination portugaise virent se constituer dans la zona da Mata une société aristocratique de planteurs, les senhores de engenho, encadrant la masse servile9. Il n’est pas sans intérêt de noter que là où nous disons « planteur », c’est-à-dire où nous mettons l’accent sur la mise ne valeur de la terre, les Portugais, eux, soulignent le côté industriel : le seigneur du moulin. Ce n’est pas tant d’agriculture, et donc d’un peuplement, que l’on se souciait, mais davantage d’une industrie, et, par suite, d’un commerce et d’une spéculation. Les senhores de engenho installaient leurs moulins et les chaudières pour la fabrication du sucre au pied des cascades ; à côté, ils construisaient leur résidence, la Casa Grande, flanquée des habitations des esclaves, la senzala et toujours accompagnée d’une petite chapelle. Ainsi, les éléments essentiels de l’exploitation étaient groupé autour de la maison seigneuriale, entourée de prairies pour les boeufs de travail et les mules, ombragée de beaux manguiers, de quelques bananiers et d’élégants palmiers10.
30Paysage et société ont connu de grands changements. Depuis la fin du xixe siècle, les engenhos ont été absorbés par des organismes plus puissants, dotés de capitaux qui leur permettaient de posséder un bon outillage moderne. Ceux qui ont conservé leur autonomie ne fabriquent plus le sucre et leur fonction se limité à fournir la canne aux grandes usines. Ainsi, les usiniers ont pris la place des senhores de engenho. Ils ne se sont pas contentés de la fonction transformatrice ; ils ont voulu assurer leur propre production et ont racheté les vieilles plantations. Une « usine » moderne est donc constituée à la fois par les bâtiments industriels (a central ) et par une certain nombre d’engenhos. Par exemple, la central de Tiuma (30 km. au N.W. de Recife) a groupé une dizaine d’anciens engenhos dont la superficie variait de 300 à 1367 ha, soit un total de 6.005 ha. en plusieurs morceaux. Ce processus de concentration influe sur le paysage de la canne : toutes les terres d’un engenho n’étaient pas entièrement mises en cultures ; on y conservait des pâturages et des lambeaux de forêt. La réunion de plusieurs engenhos sous un seul maître n’a pas été nécessairement accompagnée d’un regroupement ; même en pareil cas, le remembrement est trop récent pour que les plantations aient déjà gagné du terrain au point de tout recouvrir. Ajoutons que les surfaces plantées ne peuvent être accrues, car il en résulterait un accroissement de production périlleux pour un marché limité à la consommation nationale. Aussi, ne trouve-t-on rien qui rappelle les « océans de café » de São Paulo ; le paysage est beaucoup plus varié et entrecoupé.
31La sucrerie moderne exige une vaste surface, plane pour dresser non seulement l’usine proprement dite, mais aussi les magasins, les réservoirs pour l’alcool, les bâtiments administratifs, les maisons du personnel. C’est une petite ville. Les conditions de site, favorables aux engenhos, ne sont donc plus utilisables. On a abandonné les points où les vallées s’encaissent pour ceux où elles se dilatent. Cependant, la modification de l’habitat est loin d’être généralisée : pour rester à proximité des champs de canne dans chaque engenho, les travailleurs ruraux préfèrent s’écarter des bâtiments centraux. Ils recherchent, avant tout, la proximité d’un magasin où ils peuvent trouver vivres, vêtements et instruments agricoles ; ce barracão est ouvert par l’usinier ou avec son autorisation, soit auprès des bâtiments délabrés des vieux moulins, soit sur l’une des basses collines dont le sol peut être sacrifié à un usage improductif. Plus que l’usine ou l’engenho, il semble que ce soit le barracão qui cristallise le peuplement rural de la canne.
32Sur le massapé des fonds, la canne pousse en rangs serrés, ne laissant pas de place aux mauvaises herbes et facilitant ainsi le travail. Sur le barro vermelho des collines, par contre, il faut procéder à plusieurs nettoyages des plantations. Le sol, plus acide (PH de 4,5 à 5,5 contre 5,8 à 6,6 dans les fonds) ne permet pas de bonnes cueillettes. Et, dans les meilleures terres, les rendements sont en diminution inférieurs à ceux obtenus dans les autres régions sucrières du Brésil (Campos, dans l’État de Rio de Janeiro, et dans les plantations paulistes). Les usiniers du Nord-Est se trouvent contraints d’utiliser, de plus en plus, toutes les sortes d’engrais. L’usine en fournit une partie avec ses résidus. Même en y joignant des tourteaux de coton et riz, les résultats sont insuffisants et il faut se résoudre à acheter les engrais chimiques, spécialement des phosphates. Ceux-ci se sont vite assimilés par les sols riches en alumine, et il serait souhaitable d’en mettre de grandes quantités. Mais la demande est difficile à satisfaire et les prix en sont élevés. Le problème des sols se pose avec une gravité de plus en plus sensible ; de leur reconstitution, dépend le maintien des rendements capables de résister à la concurrence des autres États11.
33Pour compenser les baisses de rendements en augmentant les surfaces cultivées et pour se prémunir contre les risques d’une déficience pluviométrique, les planteurs ont entrepris la culture irriguée. Le besoin s’en fait surtout sentir dans la partie la plus occidentale de la région sucrière, au contact de l’agreste (usine de Catende par exemple). Fermer une vallée entre deux mornes pour construire un barrage, pomper l’eau d’une rivière n’est ni difficile, ni onéreux. Mais pour faire passer l’eau d’une colline à une autre, il a fallu construire des aqueducs et ce travail est venu grever les charges des planteurs au moment où il leur fallait acheter les engrais chimiques, et où ils tentaient de moderniser le machinisme, agricole ou industriel.
34L’industrie du sucre dans la traditionnelle zone coloniale demeure pourtant solide, avec des prix de revient inférieurs à ceux de ses rivales du sud. Elle le doit, en grande partie, au bon marché de la main-d’œuvre. La majorité des travailleurs sont des noirs qui se contentent de peu. Au moment de la coupe, les usiniers vont chercher, en camion, des bandes de sertanejos qui sont trop heureux de gagner quelques cruzeiros entre la fin de septembre et le début de mai.
35Ce n’est pas un des moindres paradoxes des zones tropicales que le contraste entre l’exubérance de la végétation et la médiocrité du niveau de vie des habitants. Le littoral nord oriental du Brésil n’échappe pas à la règle. Les cultures alimentaire y sont faciles ; les arbres fruitiers prospères et pourtant la faim y sévit à l’état chronique. Farine et manioc mélangée aux haricots noirs, viande séchée, café et sucre sont les plats quotidiens des citadins comme des ruraux. En écho à un tel régime alimentaire, il n’est pas surprenant de constater que l’accroissement de la population du Nord-Est est inférieur à celui des autres régions brésiliennes. La mortalité, chez les jeunes hommes et les enfants, y bat tous les records, et entre les grandes villes du Brésil, Recife est celle où le taux de mortalité est le plus élevé (27, 67 p. 1000). Tuberculose, infections intestinales et ophtalmies d’origine alimentaire sont fréquentes dans la zona da mata.
36L’origine de cette situation doit être recherchée dans l’organisation du travail et de l’agriculture des siècles passés. La monoculture de la canne a toujours tout dominé ; les efforts des travailleurs devaient être exclusivement consacrés à la canne, à son industrie, à son transport. Rien ne devait en distraire l’esclave. Aussi, n’était-il jamais encouragé à pratiquer des cultures alimentaires ou s’occuper des arbres fruitiers. Voué à la canne, il ne vivait que pour elle et par elle. L’ouvrier des sucreries ne pense pas qu’il pourrait, pour son compte, pratiquer de petites cultures vivrières, soigner un verger et manger mieux. Il n’y pense pas parce que il ne l’a jamais vu faire et qu’il a hérité d’une tradition alimentaire.
37Ceci connu, on ne s’étonne plus de la nonchalance et de l’imprévoyance que les usiniers s’efforcent vainement de combattre. Le coupeur de canne, payé à la tâche, cesse son travail en plein milieu du jour lorsque il évalue son gain au minimum indispensable pour payer sa pauvre pitance. On estime parfois à 55 et 60 0/0, le nombre de journées de travail dans l’année. C’est là un autre obstacle pour ï usinier qui cherche à intensifier son exploitation, assurer l’irrigation, manœuvrer des outils modernes et employer des engrais.
38Voici donc une pièce de plus à joindre au dossier de la colonisation et de l’exploitation du sol sous les tropiques. Certes, V entreprise coloniale des Portugais n’a pas fait faillite. C’est même peut-être un des cas les plus intéressants d’enracinement de la race blanche en climat humide et chaud. Les Portugais, appuyés sur la foule des esclaves et se mêlant largement à ceux-ci, ont créée là une civilisation originale et qui a duré ; une civilisation matérielle qui a ses richesses, qui s’appuie sur un solide réseau urbain et a créé un paysage ; mis aussi une civilisation spirituelle car le Nord-Est est un centre actif de vie intellectuelle et artistique. Cependant, le Nord-Est a perdu la prééminence dont il jouissait jadis. Son râle actuel dépend pour une large part de la sorte de protection, au sens économique du mot, dont il bénéficie : qu’adviendrait-il des canaviais du Nordeste si les usiniers de São Paulo avaient entière liberté d’accroître leurs plantations ? Et nous avons vu les signes de fatigue des sols, l’obligation d’accroître les prix de revient par l’achat d’engrais chimiques et la construction du réseau d’irrigation.
39Mais de cette faiblesse économique et aussi de la grande misère des hommes, ce n’est pas tant le milieu géographique qui en porte la responsabilité, comme s’il était fondamentalement vicié. En dépit des changements politiques et des transformations sociales, l’agriculture de la canne est restée dans son essence ce qu’elle fut pendant les siècles de domination portugaise : une colonisation d’exploitation mettant en œuvre des méthodes destinées à extraire la richesse plutôt qu’à la créer. Ce qui est vraiment surprenant, c’est que le sol soit encore capable de fournir les récoltes qu’il fournit. Aujourd’hui, il faut en même temps adopter de nouvelles méthodes de culture et rénover les conditions de vie de la main d’œuvre. C’est dire que le problème dépend des hommes, héritiers de ceux qui l’ont laissé poser.
40« Notes sur la géographie humaine du Nord-Est du Brésil », Bulletin de l’Association des Géographes français, n° 185-186, 1947, pp 51-60. Traduit et publié au Brésil « Notas sobre a geografia humana do Nordeste do Brasil », Boletim Geográfico, Rio de Janeiro, ano VI, n°65, ag. de l948, pp 467-473.
Notes de bas de page
1 Nous avons pu visiter le Nord-Est du Brésil grâce aux appuis que nous ont aimablement fournis M. le Recteur de l’Université de São-Paulo, M. le Directeur de l’I.F.O.C.S., M. le Directeur de l’Institut du Sucre et Alcool, M. le Président et M. le Secrétaire Général du Conseil National de Géographie. Nous somme heureux de leur exprimer ici notre très vive reconnaissance.
2 A Ico (Ceará), en 1942, les premières averses tombèrent en janvier ; au mois de mars on a compté 19 journées de pluie consécutives et il fut impossible de faire la moindre plantation. Pour les années anormales, cf. Freise : « The drought région of Northeastern Brazil » : Geo, Rep., 1938, p. 363-378.
3 Cf. Henrique Morize : Contribuição ao estudo do clima do Brasil.
4 Les fonds.
5 Outre l’ouvrage ancien de Luciano-Jacques de Moares, Serras e montanhas do Nordeste, voir Avelino-Ignacio de Oliveira e Othon-Henry Leon-Ardos, Geologia do Brasil, Rio de Janeiro, 1943. L’utilisation du relief et des boqueirôes est particulièrement visible au Paraiba, dans la serra de Santa Catarina avec les barrages de Piranhas, Mae d’Agua et Curema.
6 Caruà ou caroà, broméliacée (Neoglaziovia variegata). Noter aussi les progrès du ricin et de l’oiticica.
7 Les informations recueillies sur place ont été complétées par le livre de Josué de Castro, Geografia da fome no Brasil, Rio-de Janeiro. 1946.
8 Varzea désigne un fond de vallée assez large et plus ou moins marécageux.
9 Engenho : le moulin où sont broyées les cannes et où la force motrice est produite par les animaux ou par l’eau. Presque toujours la fabrication du sucre allait de pair avec le broyage.
10 Voir les livres de Gilberto Freyre, particulièrement Casa Grande e Senzala, dernière édition, Rio-de-Janeiro, 1946.
11 En 1943 le Pemambuco, avec 114 466 ha., récoltait 3 976 519 tonnes, et São Paulo, avec 100 000 ha., 3 000 000 t. Pour 1944, les chiffres furent : à Pemambuco, 113 608 ha. et 4 138 940 t., et à Sào Paulo, 103 173 ha. et 7 144 574 t. Cf. Boletim Estatistico, ano IV, Julho-setembro 1946, n° 15.
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