Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Le mardi 20 décembre 2022, deux jours après que l’équipe d’Argentine a vaincu la France dans le stade qatari du Lusail lors de la finale de la vingt-deuxième coupe du Monde de football, Lionel Messi, capitaine comblé de l’Albiceleste, publie sur son compte Instagram trois photos prises au petit matin par son coéquipier Rodrigo de Paul, qui vont faire le tour de la planète en l’espace de quelques heures. Sur l’une d’entre elles, il est assis sur le lit de son hôtel, vêtu du maillot de l’équipe nationale, le trophée Jules Rimet niché dans le creux de son épaule droite. Il sirote un maté, les yeux rivés sur la calebasse qu’il tient de la main gauche et sur la bombilla qu’il aspire goulûment : un concentré d’argentinité aux yeux des millions de supporters qui partagent cette image, désormais entrée dans l’histoire du sport, auquel on se serait presque tenté d’ajouter une bande-son de tango et le fumet d’un asado ; un cliché digne des guides touristiques les plus paresseux.
2Les stéréotypes nationaux ont toutefois une histoire qu’il est d’autant plus important de déconstruire, en ce premier quart du xxie siècle, que l’affirmation des droites radicales sur la scène politique de nombreux pays s’accompagne du retour de récits édifiants tendant à essentialiser les identités. Dans un ouvrage devenu classique, Anne-Marie Thiesse [1999] a montré que les attributs du national – des costumes traditionnels aux folklores festifs, des paysages emblématiques aux habitudes culinaires, des héros canonisés aux événements fondateurs – n’étaient pas des faits de nature, mais les produits d’une construction politique et culturelle destinée à cimenter les « communautés imaginées » que constituent les nations1. C’est ce sillon historiographique qu’Émilie Diant creuse, avec beaucoup de talent, dans ce livre consacré aux imaginaires de la yerba mate dans l’Argentine de l’entre-deux-guerres.
3La séquence chronologique étudiée n’a pas été choisie par hasard. Elle correspond à un boom de la production dû à une modernisation des techniques et à une rationalisation de la culture, principalement dans les provinces septentrionales de Misiones et de Corrientes, même si les premiers signes d’une crise, attisée par la concurrence brésilienne, surgissent au tournant des années 1920 et 1930. Cette période se caractérise surtout par deux phénomènes entrelacés qui constituent l’arrière-plan de cette recherche : d’une part, une profonde révision des canons du nationalisme hérités du xixe siècle, dans le sillage de la Première Guerre mondiale qui a mis à mal le culte de la civilisation européenne et engendré de nouvelles inquiétudes identitaires ; d’autre part, la consolidation des cultures de masse – presse à grand tirage, cinéma, radio –, qui permettent de diffuser comme jamais auparavant des discours et des représentations à destination d’un vaste public et, autrement dit, de fabriquer de nouveaux imaginaires de la nation.
4S’il était chic, durant la Belle Époque finissante, de boire du Bisleri, cet alcool d’origine italienne à base de quinquina et de sels de fer dont on vantait les vertus sanitaires et euphorisantes à longueur de pages dans Caras y Caretas et tant d’autres revues illustrées, le maté est peu à peu dépouillé de l’imaginaire frustre et rural qu’il véhiculait au xixe siècle pour s’imposer comme une boisson de consommation courante dans les années 1920. Ce sont d’abord ses vertus thérapeutiques et hygiéniques qui sont mises à l’honneur, sur la base d’une littérature médicale en plein essor. Les corps vigoureux qui découleront de l’absorption régulière de yerba mate sont autant de métaphores d’un corps national dont de nombreux intellectuels nationalistes – ne citons que Leopoldo Lugones, auteur notamment de La Patria Fuerte en 1930 et de La Grande Argentina en 1931 – tentent de redéfinir les contours, la grandeur et la puissance. L’étude fine des encarts publicitaires vantant les mérites du maté montre comment émergent des imaginaires multiples d’une boisson désormais associée à la modernité. Dans les Années folles, qui correspondent à l’affirmation politique des classes moyennes et des mondes urbains à la suite de la loi Sáenz Peña établissant le suffrage universel masculin (1912) et des élections à la présidence de la République des radicaux Hipólito Yrigoyen (1916-1922), puis Marcelo T. de Alvear (1922-1928), le maté devient l’attribut des jeunes porteñas aux cheveux coupés à la garçonne, de chicas que l’on dit modernas, mais qui sont souvent mises en scène dans le cadre convenu de la famille, tandis qu’elles dégustent cette herbe infusée issue des plus profondes entrailles de l’Argentine. Sans que cela ne constitue une contradiction, il est aussi le symbole d’une virilité aux multiples nuances, renvoyant autant à la figure traditionnelle du gaucho, qui revient en grâce dans la quête fantasmatique des véritables origines de la nation, qu’à celle de l’immigrant capable d’adopter les us et coutumes de cette Tour de Babel qu’est alors Buenos Aires, de l’homme urbain, affairé ou besogneux, voire du sportif dont la figure sociale s’impose dans le premier quart du xxe siècle.
5D’un point de vue historiographique, cette recherche fondée sur des sources de presse illustre à quel point la fabrique des identités nationales en Argentine – et, au-delà, dans toute l’Amérique latine –, qui demeurait inachevée à la fin du xixe siècle, est intimement liée aux médias de masse et connaît une inflexion décisive dans la première moitié du xxe siècle. Pour le dire autrement, elle constitue un plaidoyer efficace pour une histoire culturelle du politique prenant au sérieux la révolution médiatique et les conséquences que la massification de la presse à grand tirage, du cinématographe, de la radiodiffusion, puis de la télévision a eues sur les sentiments d’appartenance commune. Le livre d’Émilie Diant ouvre également de nombreuses pistes interprétatives sur la fabrique de ce stéréotype de l’argentinité qu’est le maté. Il conviendrait d’explorer plus avant, par exemple à partir de fonds radiophoniques ou des programmes détaillés des séances de cinéma qui étaient alors ponctuées d’innombrables intermèdes publicitaires, mais nombre de ces sources ont disparu ou sont, quand elles existent encore, difficilement accessibles et exploitables. Cela rend cet ouvrage, qui peut être lu une calebasse à la main et une bombilla dans la bouche, d’autant plus précieux.
Bibliographie
Anderson Benedict, 1983. Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso.
Chivallon Christine, 2007. « Retour sur la “communauté imaginée” d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », Raisons politiques, vol. 27, no 3, p. 131-172.
Hobsbawm Eric & Ranger Terence, 1983. The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press.
Thiesse Anne-Marie, 1999. La création des identités nationales. Europe, xviiie-xxe siècles, Paris, Seuil.
Notes de bas de page
1Voir également Hobsbawm & Ranger [1983]. Sur la notion de « communautés imaginées » que l’on doit à Benedict Anderson [1983], voir Christine Chivallon [2007].
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine (IHEAL, université Sorbonne Nouvelle)
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