Les franges pionnières, un complexe géographique
État actuel des franges pionnières
p. 81-93
Note de l’éditeur
«Estado actual de la franjas pioneras», Boletin de estudios geográficos, Mendoza, 1961, pp. 1-11, article lui même extrait de « Les franges pionnières », in Géographie générale, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1966, pp.974-1006.
Texte intégral
1La principale contribution de Pierre Monbeig à la géographie, en dehors de son œuvre « brésilianiste », a sans nul doute été d'avoir fait progresser l'analyse des phénomènes pionniers. Il les a principalement, mais non exclusivement, étudiés dans l'état de São Paulo et dans le Paraná, et les a ensuite suivi de plus loin, grâce aux travaux d'autres géographes, français et brésiliens, qui ont suivi ses traces, souvent à son incitation ; vers la fin de sa carrière ses amis n'ont pas pu imaginer meilleur hommage que d'organiser autour de lui un colloque sur « Les phénomènes de “frontière” dans les pays tropicaux », colloque auquel il a participé en donnant une des communications1 les plus synthétiques de celles qu'il a consacré au sujet. De la lecture des écrits, monographiques ou plus généraux, qu'il leur a consacré, fondés sur une familiarité de quarante cinq ans, ressort une idée nuancée, complexe - bien à son image - de ce qu'étaient pour lui les régions pionnières.
2Il convient d'abord de dire que, contrairement à ce que l'on lit ici et là, Pierre Monbeig ne parlait pas de « fronts pionniers » : moins parce qu'il voulait éviter la métaphore militaire, dont il notait par ailleurs qu'elle revenait fréquemment à l'esprit2 que par souci d'exactitude, à la fois pour que le lecteur n'imagine pas une ligne continue, et pour éviter de « suggérer de la part des pionniers une action concertée, ce qui n'a pas été le cas dans le passé et demeure encore l'exception » ([12] p. 974). C'est pourquoi il précisait : « Plutôt que de “front”, il vaut mieux parler de “frange pionnière”, car c'est rarement par une coupure brutale mais plutôt par une progression plus ou moins rapide que l'on passe des espaces organisés à ceux qui le deviennent » (ibid.). Plus que par la ligne même du front, il était intéressé par les processus qui s'y déroulaient, et qui faisaient passer ces espaces d'un système à un autre. Il reprend ainsi la distinction qui existe en anglais entre boundary, la frontière politique, et frontier, le front pionnier : « Le mot frontier n'a évidemment pas ici le sens politique habituel. Il désigne la frange pionnière, zone imprécise séparant Blancs et Indiens, nature brute et nature civilisée » ([12] p. 980). Pas de ligne fixe donc, mais une frange, plus ou moins profonde, et mouvante : « Toute région pionnière est essentiellement marginale, incertaine et fugitive. Cela rend sans doute difficile sa cartographie exacte, mais la valeur de son étude réside précisément dans la connaissance d'une société en mouvement » ([12] p. 975).
3Sans doute est-ce là le point central, l'apport majeur de Pierre Monbeig : il a su montrer à quel point les fronts pionniers étaient complexes, et il choisit précisément ce mot pour les caractériser, en parlant à leur propos de « complexe géographique ». Pour lui la frange pionnière est certes un lieu, mais elle est avant tout l'occasion d'observer une société confrontée à un espace nouveau, qu'elle transforme et où elle se transforme : « Dans cette frange pionnière se poursuit un immense travail : naissance et formation du paysage rural, fondation et croissance de villes, construction d'un réseau de communications, brassage des races, élaboration d'une mentalité régionale » ([9] p. 32). De ce fait « l'observation géographique du phénomène pionnier est... singulièrement fructueuse. Elle aide à déceler la richesse, la complexité et la délicatesse des combinaisons entre les milieux naturels et les groupes humains. Elle les appréhende dès leur naissance ; elle les suit jusqu'à leur enracinement, au moment où la nature s'estompe derrière le paysage créé par les hommes » ([12] p. 1005). La géographie moderne dirait que ce qui intéressait Pierre Monbeig dans les franges pionnières était la systémogenèse ; sans risquer cet anachronisme et ce néologisme qui l'aurait fait tiquer - il ne les aimait guère - on peut au moins avancer que sa vieille amitié avec Claude Lévi-Strauss lui a probablement appris à « joindre à l'analyse des faits élémentaires une compréhension générale du phénomène » ([12] p.1005)
4De ces prémisses découle une méthode, celle de sa thèse, telle qu'il la résume dans la présentation qu'il a donnée à l'Information géographique : « Pour retracer les étapes de la marche pionnière, il n'est pas possible de s'appuyer sur les éléments physiques : ni les accidents topographiques, ni les nuances climatiques ne fournissent des points de repère sérieux. Il convient donc de faire le point de la frange pionnière aux périodes de crise économique. Le géographe pourra alors marquer les phases de la progression et chercher dans quelle mesure elles sont explicables par le jeu des éléments naturels ou, au contraire, jusqu'à quel point elles relèvent des mécanismes économiques » ([9] p. 33). 1900, 1929, actuel. Renoncer d'emblée à commencer par les « éléments physiques » était une hardiesse, on le mesure mal aujourd'hui. Mettre en avant, et prendre pour articulations majeures, les crises économiques en était une autre. Et tenter de construire toute l'analyse des franges pionnières autour de trois coupes historiques (1900, 1929, l'époque présente) en était une troisième : l'analyse géographique, la mise en rapport des éléments naturels, n'apparaît qu'ensuite, mais cette mise en relation est le cœur du propos : sans grandes déclarations, sans pétition de principes, mais en se dotant des outils dont il avait besoin, en rassemblant l'information historique et économique nécessaire, Pierre Monbeig a donc mis une recherche de fait pluridisciplinaire au service d'une certaine idée de la géographie.
5Le choix est donc fait de prendre en compte la durée, de considérer les processus dans leur dynamique. Confronté à des régions qui sont en train de se faire, Pierre Monbeig rappelle : « On ne peut oublier que ce pays jeune est exploré et, en partie, exploité depuis plus de quatre siècles » ([7] p. 175). Constamment il fait appel à l'histoire, même si celle-ci est courte dans ces « terres neuves » : « Le paysage de la frange pionnière n'est plus celui de la grande époque des fazendeiros » ([9] p.33), et il sait utiliser des analogies inspirées par de solides études d'histoire, qui étaient à l'époque celles de tous les géographes, mais dont tous ne se souvenaient pas à l'heure d'écrire de la géographie. Il note par exemple : « Le paysage de la fazenda de café est le reflet d'une société féodale par plus d'un trait. Ce paysage rural n'est pas encore complètement aboli, mais il ne subsiste plus que comme témoin d'un passé qui s'estompe rapidement » ([7] p. 178). Le primat donné à l'histoire ne lui fait pas oublier les données naturelles, et la thèse leur consacre une large part quand il s'agit d'établir que « ce mouvement se déroule dans un cadre auquel on peut reconnaître un certaine unité géographique » ([9] p. 32), et d'y distinguer les quelques nuances nécessaires. Mais ces considérations nécessaires ne font pas oublier que « les qualités intrinsèques d'une frange pionnière ne sont qualités que dans la mesure où elles correspondent aux demandes et aux possibilités humaines. Aussi les plateaux occidentaux de São Paulo attendirent-ils le dernier quart du xixe siècle pour devenir une zone pionnière » ([9] p.33). Le milieu naturel est donc pris en compte, mais plus comme « cadre », doté de certaines particularités, que comme déterminant majeur, car « les initiatives humaines, inspirées par des des intérêts matériels, parfois aussi affectifs, ont une action bien plus décisive que des “avantages géographiques” difficiles à évaluer dans des contrées immenses et uniformes ». ([12] p. 984).
6Cela ne signifie pas que le milieu naturel soit oublié, et une partie entière de l'article de synthèse sur les franges pionnières est intitulé « Profits et pertes » ([12] p. 985). Considérant les dégâts écologiques provoqués par la marche pionnière, Pierre Monbeig cite Bowmann et se demande « does it pay ? ». Car l'économie est elle aussi très présente. Elle est un des moteurs de la poussée pionnière : « L'extrême mobilité des pionniers s'explique, pour beaucoup, par l'excessive rapidité avec laquelle s'épuisent les sols. Elle est également imputable aux oscillations implacables des économies commercialisées, à l'incertitude des marchés des matières premières et à l'inorganisation du crédit agricole » ([12] p. 981). Toute l'analyse du front du café est rythmée par les époques de prospérité et les crises de mévente, dont il est montré qu'elles conditionnent la vitesse de la progression pionnière, l'afflux des immigrants qui l'alimentent, la politique migratoire qui la conditionnent et même l'opinion des dirigeants sur la façon de la mener : « Il serait facile de tracer un graphique qui montre le parallélisme entre les cours du café et celui de l'opinion sur l'immigration et la colonisation3 » ([3] p. 271). Poussant très loin ces analyses économiques et en tirant les conséquences géographiques, Pierre Monbeig montre bien, par exemple, la relations entre les secousses financières et la morphologie agraire : la crise de mévente de 1929 entraîne, entre autres choses, une certaine spécialisation agricole, fait apparaître l'élevage à côté du café, dans les basses terres humides certaines fazendas, ou leur fractionnement en sitios, ou encore amène le lotissement de grandes propriétés par de grandes compagnies qui renoncent à les planter en café.
7Il n'y a toutefois pas d'automatisme dans les réponses apportées aux crises, et l'analyse sait faire place au libre arbitre des hommes : « Si le tracé des sitios répond aux possibilités des petits pionniers, leurs besoins économiques et leurs désirs d'ordre psychologiques influent aussi sur l'organisation du lotissement » ([8] p. 14). Car la dimension psychologique est présente, elle est issue de l'observation des hommes, mais ici encore de la culture historique. Pierre Monbeig relie ces pionniers brésiliens à d'autres pionniers, en d'autres pays neufs, notamment ceux du xixe siècle et du premier quart du xxe : « Partout on ne peut manquer de souligner la présence d'un type d'homme original, le pionnier de la légende, jeune, vigoureux, confiant dans sa force physique comme dans les promesses du pays qu'il découvre et qu'il fait sien » ([12] p. 977). Il souligne entre eux « une certaine communauté de mode de penser », montre qu'il ont en commun le « goût du risque », la « passion du jeu et de la spéculation », une « extrême mobilité » ([12] p. 981). Il n'est toutefois pas dupe des analogies que met en avant une certaine propagande, et prolongeant en 1966 son étude des franges pionnières jusqu'aux formes les plus contemporaines, il remarquait : « si le pilote, le camionneur, le géologue prospecteur perpétuent la tradition du pionnier affrontant tous les risques, le mouvement auquel ils participent est dirigé et financé par des organismes anonymes : grands groupes miniers, industriels ou bancaires dans les pays d'économie libérale, ou organisme d'Etat comme dans l'Arctique russe » ([12] p. 988). Un des éléments du dynamisme pionnier est donc selon lui la mentalité pionnière, rapprochée d'autres exemples, mais aussi replacée dans une continuité historique, qui lui donne sa force et sa spécificité : « une mentalité originale, qui puise ses sources dans la tradition de Bandeirantes, anime trop.fortement les Paulistes pour qu'ils renoncent à étendre leurs plantations » ([9] p. 33).
8Mais l'admiration qu'il leur porte ne ferme pas les yeux de Pierre Monbeig sur les défauts de ses pionniers, et il ne se prive pas de les critiquer ici et là : « Quoique issus souvent de longues générations de paysans, [ils] paraissent avoir perdu le souci de la sécurité, le sens du sédentaire et même l'amour de la terre bien traitée, de l'arbre bien soigné » ([12] p. 982). Et l'observation impartiale l'amène aussi à distinguer des clivages et des conflits, à distinguer des groupes dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement : « Si un esprit commun unit les hommes de la frange pionnière, on doit reconnaître parmi eux des types sociaux distincts » ([9] p. 33).
9Les franges pionnières sont une société complexe et non exempte de conflits. Pierre Monbeig met à part les « précurseurs », au premier rang desquels il place les Indiens, et derrière eux les éleveurs du Minas Gerais. Il consacre bien des pages aux « grands fazendeiros, une classe sociale aux traits originaux qui contrôlait aussi bien l'économie que la politique de São Paulo » ([9] p. 33), parce qu'ils ont été les principaux acteurs de la première poussée pionnière. Et il trace des portraits sans complaisance des accapareurs de terres, les grileiros, des tyrans locaux qui se font donner le titre de coronel, réservant manifestement sa sympathie aux troupes de base, à la foule des immigrants qui sont les fantassins de cette bataille, et qui repoussent chaque jour le front pionnier.
10Car, autant que de la nouvelle physionomie des Terres Neuves, Pierre Monbeig se soucie de la société qui s'y forge, et il se penche sur ce creuset en se demandant quel alliage en sortira : en 1940, au moment où la question des nationalités est brûlante en Europe, et où monte la menace des totalitarismes, il s'inquiète avec les Brésiliens des répercussions possibles dans les franges pionnières brésiliennes : il termine son étude sur la région de Barão de Antonina par un développement intitulé « Making Brazilian citizens », auquel il attache visiblement une grande importance4. Il s'inquiète des effets de l'arrivée croissante à São Paulo, au lieu des colons méditerranéens d'avant la première Guerre mondiale, de Slaves, de Japonais, etc. « « On peut s'interroger non seulement sur la rapidité de leur adaptation au milieu géographique et biologique, mais aussi au milieu social et économique, et l'on peut craindre la création de “kystes” — pour utiliser une expression habituelle des journalistes brésiliens5 » ([3] ρ.271). Ces craintes se révéleront mal fondées, en partie parce que le gouvernement brésilien mena une vigoureuse campagne d'intégration, mais elles sont significatives de la façon qu'avait Pierre Monbeig de prendre en compte des phénomènes sociaux et politiques, que la frileuse géographie régionale de l'époque oubliait souvent.
11Il sait la mettre directement au service de l'analyse géographique : « La situation juridique des terres, la structure sociale du monde pionnier, la mentalité des défricheurs contribuent à expliquer le mode de division des grands massifs forestiers, leur transformation en fazendas ou leur lotissement par de grandes entreprises de colonisation » ([9] p. 33). Inversement, il met en relation les stratégies des principaux acteurs avec des données spatiales, qu'ils les aient eux-mêmes eu clairement en tête ou non : « A quels critères géographiques obéit la localisation délibérée des centres commerciaux ? Elle est fonction de la distance des sitios et de la proximité des gares » ([8] p. 15). Car ce sont ces stratégies qui définissent bien souvent la physionomie que prennent les régions nouvellement conquises : « Si l'uniformité des conditions naturelles et commerciales fait adopter des solutions analogues par tous les marchands de terre, il est cependant possible de relever un certain nombre de différences dont l'interprétation permet de mieux comprendre le monde pionnier et ses paysages » ([8] p. 17). Ainsi note-t-il que dans les lotissements du groupe japonais Sociedade colonizadora do Brasil, qui ne s'occupe que de colonisation, les routes sont disposées de façon à desservir au mieux chaque parcelle, et fait le tour de chaque petit bassin hydrographique ; au contraire, dans ceux du groupe anglais Companhia de Terras do Norte do Paraná, qui a aussi des intérêts dans les transports vers le port de Santos, tout est organisé de façon à privilégier les produits classiques d'exportation et la liaison rapide avec la voie de chemin de fer.
12Cette attention portée aux stratégies des principaux acteurs, et aux conséquences de ces choix, se retrouve bien plus tard, quand en 1979 Pierre Monbeig analysa les changements intervenus dans les franges pionnières. Le plus important de ces changements est certainement le rôle croisant de l'Etat : « Son intervention dans le peuplement et la mise en valeur des Terres Neuves est devenu le facteur décisif. Une frange pionnière est une affaire d'Etat ». Il l'expliquait par le fait que les militaires, alors au pouvoir dans la plupart des pays d'Amérique latine, voulaient peupler les frontières et se souciaient de la « Sécurité Nationale » ; ils espéraient aussi résoudre ainsi les problèmes agraires des vieilles régions réputées surpeuplées, par un jeu de vases communiquants, et les dirigeants économiques voulaient « mettre les terres vierges au service de la croissance économique » ([13] pp 51-52). D'où l'importance des routes transamazoniennes, au Brésil et en Amérique hispanophone, un des thèmes d'étude que Pierre Monbeig proposa à son laboratoire, au début des années 1970.
13Son intérêt pour les grandes voies de transport datait toutefois de plus loin, il était déjà présent dans ses travaux sur les franges pionnière de São Paulo et du Paraná. Car ce réseau de transport était le principal outil d'organisation du territoire dont disposaient les promoteurs de la poussée pionnière : « Les organisateurs de la frange pionnière ont donc à mettre en place avant l'arrivée du défricheur un système de routes et de chemins... On assiste à la création d'un terroir dont les lignes maîtresses sont celles de la circulation. A celles-ci sont évidemment associés les foyers urbains » ([12] p. 983).
14Villes et transport sont donc associées, celles-ci sont les nœuds des réseaux que tissent ceux-là, réseaux qui encadrent et innervent toutes les franges pionnières. La thèse complémentaire sur la croissance de la ville de São Paulo a démontré l'intérêt que Pierre Monbeig portait aux villes, mais il ne s'agit pas là d'une autre ligne de recherche, mais bien du prolongement de la même recherche : São Paulo est le centre organisateur de tous ces réseaux, le point où ils convergent, et les villes des franges pionnières sont les relais de son influence. Reste à voir comment ceux-ci se développent et se déploient. Ici encore bien des facteurs doivent être pris en compte, mais avant tout les initiatives des hommes : « Le problème essentiel est de rechercher pourquoi, entre toutes les semences urbaines lancées dans des conditions géographiques semblables, certaines ne donnent aucun fruit tandis que d'autres finissent par jouer le rôle de capitales régionales. Succès dont les facteurs sont multiples, mais parmi lesquels l'action des individus, des fondateurs des villes, est décisive. Les succès urbains sont le triomphe des individus et, en ce sens, la géographie urbaine de la frange pionnière est le fruit de sa structure économique et sociale » ([9] p. 34).
15C'est à cette lumière que peuvent se comprendre les destins de chacune des villes, et les succès de certaines : « Tout fondateur de ville espère que sa fille prospèrera, mais combien de patrimonios n'ont pas dépassé le stade où ils étaient formés de quelques maisons de bois... Marília a eu plus de chance, mais on peut se demander ce que sera son avenir » ([4] p. 228)6 « Née avec le chemin de fer, restée quelques années terminus de la Paulista, Marília a eu et a encore le rôle classique de porte de la brousse » [ibid. p. 226)7 ».
16Le rôle reconnu aux transports dans la structuration de l'espace des franges pionnières explique que Pierre Monbeig leur reconnaisse la primauté dans la formation de régions, ou d'ébauches de régions. Car il se pose la question attendue et classique en géographie régionale : « L'intervention des hommes a-t-elle entraîné la fondation d'unités régionales ? ». Or il ne trouve pas d'appui bien ferme dans les facteurs classiques de régionalisation : « Entre l'une et l'autre de ces zones pionnières, il n'y a pas de véritables contrastes de paysage. Cette homogénéité retarde la formation de régions et la naissance d'un sentiment régional » ([8] pp 4-5) ; une division fondée sur les types de production n'amène que « confusion » ; un essai fondé sur les nationalités n'est « pas plus probant », tandis que la répartition des types de maisons ne peut que « renforcer les différences entre les parties extrêmes de la frange pionnière, sans préciser les caractères originaux de chacun des interfluves sur lesquels a progressé la frange pionnière. Terre sans passé, la frange pionnière n'a pas encore vu éclore de pays, mais elle est divisée en réseaux de chemins de fer, et cette division ferroviaire qui prend appui sur les grandes lignes du relief peut être le germe des pays à venir » ([9] p. 34). C'est ce qui explique une des particularités de la toponymie des franges pionnières, et confirme l'hypothèse de Pierre Monbeig sur les vrais facteurs de structuration de l'espace : « Les pionniers ont donné des noms à chacun des plateaux sur lesquels ils avancent leurs défrichements, mais ces noms sont simplement empruntés aux raisons sociales des compagnies de chemins de fer qui y circulent... On parle donc d'une « Alta Araraquense » là où la Compagnie de Chemin de Fer d'Araraquara a poussé récemment ses routes, comme on dit « a Noroeste » pour désigner la région neuve traversée par les rails de la Compagnie de Chemin de Fer du Nord-Ouest du Brésil et, plus simplement, encore, « a Variante » à propos de quelques municipes plus jeunes créés en bordure d'une variante de cette voie ferrée » ([8] pp 4-5).
17Dans ce pays déraisonnable où l'on donne aux régions des noms de lignes de chemin de fer, Pierre Monbeig a toutes les raisons de se méfier des habitudes anciennes, et de reconsidérer les méthodes les mieux établies de la géographie. Il faut se méfier, par exemple, des paysages : « Le paysage de la frange pionnière est un admirable document géographique. Pourtant, si suggestive qu'en soit l'observation, elle ne saurait suffire pour savoir comment s'organise, comment vit le groupe d'hommes en train de prendre possession du sol » ([8] p. 22). Car « une analyse immédiate du paysage, menée en fonction de ce que nous sommes accoutumés à voir en Europe, peut conduire à une interprétation erronée du système de culture. A voir cette coexistence des pâturages et des plantations de café, il est tentant de croire à une étroite association de l'élevage et de la culture dans la petite propriété, et l'on sait quelles conclusions générales se dégagent d'une telle constatation dans un pays tropical. En fait il est extrêmement rare que l'association élévage-café corresponde à une pratique culturale : ce sont deux activités économiques nettement distinctes dans la technique ; ce sont deux modes d'occupation du sol qui ne se complètent pas » ([8] p. 22).
18Donc il faut être prudent, même si d'autres fait importants peuvent être révélés par les paysages. Mais ce ne sont pas les mêmes que dans la vieille Europe : « La structure sociale du monde pionnier est mieux inscrite dans le paysage : très contrastée, elle se lit mieux sur le terrain que celle de nos pays dans les champs en lanière. Tout oppose une zone de fazendas à une zone de sitios.. On a assez dit comment la localisation des deux grands types de propriété suivait, le plus souvent, mais non pas toujours, les directives du relief. La succession étagée des cultures dans les sitios, le semis allongé des habitations, la fréquence des patrimonios tranchent par rapport à l'« océan de café» des fazendas, à la rigueur géométrique des files de leurs caféiers, à la rectitude de leurs larges chemins de charrois et à la concentration de leurs travailleurs dans de grosses cités ouvrières » ([81 p. 22).
19Le paysage n'est donc pas suffisant, il faut utiliser d'autres outils, comme Pierre Monbeig l'enseignait aux étudiants qu'il entraînait dans l'intérieur, leur apprenant « sur le tas » les méthodes de la recherche à mesure qu'il la pratiquait avec eux. Il leur apprenait à recourir aux plans, qui donnent les détails de la structure agraire, mais aussi à s'en méfier, car ils montrent souvent que des projets, pas toujours réalisés ensuite. Pour lui donc, comme pour ses disciples, « la traditionnelle enquête humaine demeure l'essentiel de la recherche géographique » sur les talons des pionniers, dans les plantations et les villes naissantes, mais on peut lui accorder que « elle seule permet d'accéder aux besoins, aux possibilités et aux désirs, nécessité et mentalité qui conduisent les pionniers dans la construction du paysage » (ibid.). Et l'on aimerait pouvoir le suivre encore dans les nouvelles franges pionnières du Brésil d'aujourd'hui. Celles-ci se sont déplacées, on y met en œuvre des moyens nouveaux, le contexte économique et politique a changé, mais sur le fond la conclusion de Pierre Monbeig reste toujours vraie : « On peut alors mesurer à quel point cette élaboration n'est pas uniquement un changement de décor ; ses étapes sont celles de l'élaboration d'un complexe géographique » (ibid.).
Les franges pionnières
Une région pionnière peut se définir comme l’un de ces secteurs en cours d’incorporation à l’oekoumène. Puisque, à l’exception des grands déserts glacés des zones polaires, il n’y a pas de partie des continents qui soit totalement vide d’hommes, la région pionnière est le théâtre de contacts et de conflits entre des sociétés humaines techniquement, économiquement, démo graphiquement et politiquement inégales. On y assiste à la disparition du paysage naturel qui, sous l’action des pionniers, fait place à un paysage humanisé : naissance et formation de campagnes, fondation et croissance de villes, construction d’un réseau de communications.
Tels sont les grands thèmes d’intérêt qu’offrent au géographe les régions pionnières du globe. L’initiative conquérante de l’homme est ici particulièrement spectaculaire.
Plutôt que de « front » il vaut mieux parler de « frange pionnière », car c’est rarement par une coupure brutale mais plutôt par une progression plus ou moins rapide que l’on passe des espaces organisés à ceux qui le deviennent.
Toute région pionnière est essentiellement marginale, incertaine et fugitive. Cela rend sans doute difficile sa cartographie exacte mais la valeur de son étude réside précisément dans la connaissance d’une société en mouvement.
Les mouvements pionniers ont varié d’intensité selon les époques et selon les époques et selon les lieux. Nos campagnes les plus civilisées en portent la trace.
Les grandes poussées pionnières modernes : régions tempérées et conquête des Tropiques
Aussi bien a-t-on associé l’épithète de pionnier aux espaces qui connurent un subit accroissement de leurs peuplement et une nouvelle forme d’exploitation au xixe siècle et dans le premier quart du xxe. Ce furent les époques d’annexion à l’oekoumène des immenses plaines, veld, steppes, pampas, prairies de Sibérie, ou de Mandchourie, d’Australie, d’Amérique du Nord ou de Sud, d’Afrique du Sud.
Toute description de l’une de ces grandes poussées pionnières entraîne l’évocation d’une autre. Partout on ne peut manquer de souligner la présence d’un type d’homme original, le pionnier de la légende, jeune, vigoureux, confiant dans sa force physique comme dans les promesses du pays qu’il découvre et qu’il fait sien, ne conservant qu’un vague attachement sentimental pour le lieu de sa naissance.
Pourtant chaque frange pionnière possède des caractères qui lui sont propres. Les contrastes ne manquent donc pas qui s’expliquent moins par les conditions propres aux milieux naturels que par les circonstances historiques et les traits inhérents aux différentes sociétés pionnières.
L’accroissement récent de l’oekoumène ne s’est pas seulement localisé dans les grandes plaines à vocation céréalière ou pastorale. Il convient d’abord d’y rattacher l’extension des cultures sèches ou irriguées.
Davantage encore les zones tropicales se sont trouvées englobées dans le grand mouvement pionnier moderne. Les poussées pionnières modernes ne furent pas simplement une étape entre les autres de l’expansion de l’espace oekouménique mais elles ont marqué l’intégration de toutes les parties du monde dans un seul espace économique dont l’unité de direction appartenait à l’Europe. Où qu’elles fussent situées, les avances pionnières recevaient leur impulsion de l’Europe, et surtout de l’Europe Occidentale.
Triomphe de l’Europe, plus encore triomphe de la race blanche, agrandissement mais unité du monde libre-échangiste. Les études d’esprit géographique ont apporté plus de précision dans la connaissance du fait pionnier et plus de souplesse dans sa compréhension. Dans les années qui précédèrent et suivirent la crise économique de 1929-1930. I. Bowmann entreprit et inspira de nombreuses enquêtes sur les fronts pionniers. A l’optimisme des illimited possibilities de l’espace et de la nature succédait le souci de l’observation prudente des réalités physiques. Les temps changeaient, l’épopée pionnière ne semblait plus possible et il paraissait évident que l’époque était venue d’un pioneering modem style.
L’extrême mobilité des pionniers s’explique, pour beaucoup, par l’excessive rapidité avec laquelle s’épuisent les sols défrichés. Elle est également imputable aux oscillations implacables des économies commercialisées, à l’incertitude des marchés des matières premières.
Les chemins de fer de pénétration sont les plus directement liés au mouvement pionnier. Partant du littoral atlantique sud-américain ou africain, ils s’enfoncent comme des vrilles dans la masse continentale. Leur rôle est moins d’acheminer hommes et produits vers l’intérieur des terres que d’assurer le drainage des matières premières vers l’extérieur : chemin de fer du café, du cacao, du blé ou des viandes, de l’arachide ou du cuivre.
Profits et pertes
Dans son livre Pioneer Fringe, Bowmann posait la question : Does it pay ? L’humanité dispose-t-elle encore de terres vierges ? Question encore plus angoissante aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. L’accroissement de la population du globe lui donne son acuité. Elle se pose à un monde divisé et qui prend conscience des déséquilibres entre les peuples convenablement nourris et ceux du Tiers Monde. Ce sont des données qui ne laissent pas d’influer sur l’état présent des régions pionnières et l’avenir qu’on peut leur entrevoir.
L’observation géographique du phénomène pionnier est, on a pu s’en rendre compte, singulièrement fructueuse. Elle aide à déceler la richesse, la complexité et la délicatesse des combinaisons entre les milieux naturels et les groupes humains Elle les appréhende dès leur naissance en quelque sorte ; elle les subit jusqu’à l’enracinement des pionniers au moment où la nature s’estompe derrière le paysage créé par les hommes. Ces rapports complexes ne varient pas seulement en fonction de leur localisation, non plus que de l’état du groupe humain considéré. A long terme ils évoluent en même temps que la science, les techniques et les données politiques du monde. La valeur originale de l’étude géographique est, sur ce thème comme sur tous ceux qu’elle aborde, de joindre à l’analyse des faits élémentaires une compréhension générale du phénomène. C est pourquoi ce type d’étude est à la fois un exercice scientifique enrichissant nos connaissances et un outil de quelque valeur pour ceux dont la tâche est d’administrer les hommes sur cette terre nourricière.
Bibliographie
Bibliographie
1. « A nova zona pioneira do Norte Paraná », Geografia, A.G.Β., I, n°3, São Paulo, 1935, pp.221 à 238, photos.
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3. « The colonial nucleus of Barão de Antonina », Geographical Review, XXX, 1940, pp.260-271, carte, fig., photogr.
4. « Algumas observações sobre Marília, cidade pioniera », Revista do arquivo Municipal, n° LXXVIII, anoVII, São Paulo, ag.sct.1941, pp.221-230, plans. Et Anais do IX Congresso Brasileiro de Geografia, Rio de Janeiro 1941.
5. « Un centre de colonisation officielle dans l'Etat de São Paulo », Annales de Géographie, 1941, pp.208-211.
6. « A zona pioneira do Norte Paraná », Boletim geográfico, ano III, n°25, abril de 1945, pp. 11 à 17.
7. « Notes relatives à l'évolution des paysages ruraux de l'Etat de São Paulo », Collaboration au 8e congres scientifique panaméricain, Annales du Congrès, 1945.
8. « Les structures agraires dans la frange pionnière de Sào Paulo », Cahiers d'Outre-Mer, Bordeaux, 1951, pp. 1-22, fig.
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10. Pionniers et planteurs de l'Etat de São Paulo, Armand Colin, Paris, 1952, 376 p., traduit sous le titre Pioneiros e fazendeiros de São Paulo, Editoras Hucitec / Polis, São Paulo, 1984, 398 p.
11. « Estado actual de las franjas pioneras », Boletin de estudios geográficos, vol VIII, n°30, Mendoza, janv-mars 1961, pp.1-11, carte.
12. « Les franges pionnières », in Géographie générale, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1966, pp.974-1006.
13. « Les mouvements pionniers en Amérique latine », in Les phénomènes de « frontière » dans les pays tropicaux, Travaux et Mémoires de l'IHEAL n° 34, 1979, pp.49-58.
Notes de bas de page
1 « Les mouvements pionniers en Amérique latine ». cf. bibliographie ci-dessous. Les chiffres entre [] dans le texte renvoient à cette bibliographie.
2 « Es por esto que las comparaciones militares acuden tan facilmenta al espiritu » ([11] p. 1).
3 It would be easy to draw a graph showing the parallelism between the course of coffee and that of the opinion on immigration and colonization.
4 Il souligne lui même « This is the point that should be emphasized ».
5 « Not only may one question the rapidity of their assimilation into the geographic and biologic, as well as into the social and economic milieu, but one may also fear the creation of ethnic « cysts » — to use an expression current among Brazilian journalists.
6 « Todo fundador de cidade espera que sua filha prospere mas quantos patrimonios não ultrapassam ο estado de algumas casas de madeira... Marília foi mais feliz et tem-se ο direito de perguntar quai será ο seu futuro »
7 « Nascida com a estrada de ferro, durante alguns anos ponto terminal da Paulista, Marília teve e conserva ainda ο papel clássico de cidade bôca de sertão ».
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