Un "frontalier" à la Rue d'Ulm
p. 43-45
Texte intégral
1Au début des années 60, la silhouette de Pierre Monbeig hantait parfois les couloirs de l'École Normale, enveloppé d'une forte odeur de pipe, qui fleurait bon le tabac et le miel. Trente ans après, il faut bien dire que le souvenir en est plus vivace que les témoignages précis, patiemment reconstitués : de loin en loin, la direction d'un diplôme d'études supérieures (DES) de normalien, quand les patrons de la Sorbonne, dûment patentés en "pays développés et industrialisés", étaient trop occupés pour choyer "le" géographe de l'École ; une série de conférences, quand les hasards des programmes inscrivaient à l'agrégation une question tropicale ou d'Amérique Latine, l'inspiration d'une thèse, plus rare encore, quand l'appel de l'exotisme ou l'aventure d'une bourse reconduisait un jeune "poulain" sur les chemins brésiliens du maître. Plus durable devait se révéler à partir de 1969 l'introduction d'une épreuve de géographie au concours littéraire de l'École, dont Pierre Monbeig fut pendant des années un examinateur attentif et bienveillant.
2Mais il me fallut attendre beaucoup plus longtemps - les confidences de Juliette Monbeig pour la rédaction de ces lignes de fidélité - pour comprendre d'où venait cette aura de "normalien d'honneur" qui entourait Pierre Monbeig. Elle était bien plus ancienne que l'imaginait le jeune étudiant d'alors, incapable de penser l'histoire de ses contemporains au delà de sa propre vie. La complicité de Pierre Monbeig avec l'École Normale date en fait de ce "soviet" de préparation à l'agrégation d'"histoire et géographie", en 1929, où il était admis à côté des Jean Bruhat, Jean Dresch, Alphonse Dupront, Henri Marrou, Pierre Vilar, et qui forgeait des amitiés et des sympathies intellectuelles bien au delà des exigences du concours : être choisi et accepté par ses pairs vaut bien le classement d'un jury.
3Et il y eut aussi ces excursions géographiques en région parisienne, ces premières expériences de terrain, dont je ne connus que les restes affadis, et qui alliaient la camaraderie - un rien peuple et gouaille, et cela nous ramène aux différences "sociales" entre l'histoire et la géographie -le goût de la sortie et du concret - au risque de toujours faire de la géographie avec "ses pieds" - mais surtout l'école du respect du fait : ne pas se laisser prendre à la parole et au chiffre, mais regarder et écouter, les paysages, les hommes, beaucoup plus encore que découvrir les relations subtiles entre nature et culture. Le déterminisme rôde toujours.
4Voilà pour le décor. Mais à y mieux réfléchir, je crois que la connivence de Pierre Monbeig avec l'esprit normalien fut bien plus profonde que ces simples contacts biographiques : elle touche à l'essence même de son œuvre et de sa vie, qui fut d'être un homme d'ouverture, passeur de frontière, ouvreur de fronts pionniers, confesseur d'âmes. A travers une confidence amère qu'il fait à Claude Bataillon dans l'interview reproduite dans ce volume sur un souvenir de sa soutenance de thèse, où personne n'avait relevé les pages consacrées à la psychologie bandeirante, je me rappelle d'un passage de son cours d'agrégation sur l'agriculture tropicale, où il nous avait parlé de la psychologie du planteur. De m'être inspiré de l'idée quelques mois après dans une dissertation ne me valut guère de points supplémentaires, ni des éloges à la confession : "ce n'était pas géographique !" Que de fois n'ai-je pas repensé au message, quand il me fallait faire de l'histoire, quand l'historiographie était défaillante, de la sociologie, quand les sciences sociales n'existaient pas, de l'économie, quand il n'y avait que des comptables publics, en pensant que c'était encore de la géographie, et parfois plus géographique, que d'étudier - curieux détournement de la géomorphologie- la carte "sur le tracé de la coupe" (sic).
5Et plus récemment encore, car l'esprit de corps revient à la mode, faut-il sourire ou s'indigner de ceux qui ne voient le salut de la discipline que dans un repli sur son unité interne, ou condamnent son ouverture vers les collectivités territoriales comme une déviation vers la science politique ! Homme de franges, de frontières-transgressions plus que de frontières-limites, Pierre Monbeig pratiquait et enseignait l'art et la manière - dangereux et fécond - de la rencontre des genres, des thèmes, des méthodes - de la recherche des interfaces, disons nous de nos jours - qui par delà les spécialisations et les évolutions, font encore la culture et la spécificité du Khâgneux et de l'École.
6Mais bien au delà, peut-être à cause du thème même de sa thèse, de ses paysages et de ses cycles jamais achevés, Pierre Monbeig gardait la curiosité et la disponibilité du pionnier, toujours prêt - là encore l'interview est intéressante - à saisir l'opportunité de carrière, en ce qu'elle est enrichissement, et pas seulement promotion.
7Homme du Brésil et des terres chaudes, il se passionna avec moi pour les nouvelles populations que faisaient naître en Normandie les premières décentralisations industrielles, avant de m'accompagner - "parrain" attentif d'un patronage scientifique plus que méditerranéen - dans les cheminements de "ma" croissance athénienne. Il y développa plus que d'autres comparaisons et raisons, m'incitant à penser que la division conceptuelle du monde relevait plus de la carte politique ou des organigrammes académiques que des spécificités de problèmes et de mécanismes.
8Vingt ans après, nous n'avons guère avancé, toujours divisés entre tiers mondistes et spécialistes des pays développés. Et il me plaît à penser - confondant les générations - quelles "villes parallèles" nous aurions faites entre São Paulo et Athènes, entre Brasilia et les agglomérations nouvelles soviétiques. Pierre Monbeig partagerait-il le rêve ?
9Enfin, il y avait la capacité d'écoute de l'homme, faussement débonnaire et vrai accoucheur d'idées et d'angoisses. Dans son petit recoin de la rue Saint-Jacques ou dans son large bureau des bords de Seine, le professeur, l'administrateur, savait trouver le temps - tard souvent - d'accueillir, d'entendre, de réconforter, de conseiller. Il y prenait goût - son passage au Conservatoire des Arts et Métiers le montre - trouvant sans doute intérêt à l'interlocution, mais considérant plus encore que cette action était son devoir, autant que la recherche ou l'écriture.
10C'est pour tout cela que Pierre Monbeig fut un "frontalier" de l'École, pas parce qu'il fréquenta des Ulmiens, ou que d'autres l'estimaient comme l'un des leurs. Mais parce que dans un temps où les savoirs se sectorisaient, où le monde fini faisait disparaître les grands découvreurs, où l'action, parce qu'elle doit être rapide et prétendûment efficace, paraissait condamner les intellectuels à la contemplation et à l'inaction, il crut à la communauté des connaissances, à l'interrelation des thèmes et des pays, au passage de l'Université à l'administration.
11Dans un lieu, qui était encore -qui est encore ?- un refuge pour les humanités et la culture classique, il jetait sans doute, avec d'autres, les bases possibles et nécessaires d'un nouvel humanisme et d'un universalisme contemporain.
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