L'école française de géographie
p. 35-41
Texte intégral
Les maîtres géographes
1Comme tous les géographes formés entre les deux guerres, Pierre Monbeig doit sa conception de la science géographique à Paul Vidal de la Blache. Ce maître a contribué à organiser l'enseignement supérieur de la géographie en France, mais a aussi et surtout donné les premières bases scientifiques de la géographie humaine, dans son livre testament : Les principes de géographie humaine.
2Les professeurs Emmanuel de Martonne et Albert Demangeon, disciples de Vidal, ont poursuivi son œuvre dans les années vingt et trente : ils ont fondé l'Institut de Géographie de Paris en 1923, lutté pour obtenir la création d'une licence de géographie et se sont efforcés de doter les universités françaises de chaires de géographie. A l'époque, il n'existait qu'une licence d'histoire et géographie dont les programmes comportaient trois quarts d'histoire. La licence et l'agrégation spécialisées en géographie ne furent créées qu'en 1941.
3Il existait pourtant, depuis la fin du 19ème siècle, à l'université française une géographie coloniale. « Sa finalité était de fournir une connaissance approfondie des milieux et territoires colonisés en vue de leur mise en valeur rationnelle »1. Mais il ne semble pas que Monbeig ait fréquenté cet enseignement à la Sorbonne, il s'inscrivait plutôt directement dans la filiation de la grande école vidalienne.
4De Martonne fut à l'origine de la fondation l'Association des Géographes Français, pour favoriser les échanges de recherche et organisa le Congrès de l'Union Géographique Internationale à Paris en 1931 où l'école française de géographie connut son point culminant. Ce spécialiste de géomorphologie, donnait la priorité aux analyses du milieu physique, et aux excursions de terrain, tandis que Demangeon privilégiait les enquêtes auprès de la population, et introduisait une dimension économique dans la conception des études géographiques. En dehors de ces grandes figures, d'autres professeurs ont exercé une influence importante sur la pensée de Pierre Monbeig, tels que André Cholley, son professeur de géographie régionale à la Sorbonne, Jules Sion dont la thèse sur les paysans de Normandie a constitué un modèle d'étude de « la géographie en mouvement » dressant un tableau de la région à trois moments : fin Moyen Age, xviiième siècle et actuel. Cette même démarche fut adoptée par Pierre Monbeig dans sa thèse ; enfin, Max Sorre pour sa conception de la géographie humaine. Il fait référence à ces maîtres géographes dans ses cours de géographie ainsi qu'aux travaux des ses collègues comme Pierre George, dont il cite souvent la thèse sur les pays bas-rhodaniens.
5A la manière de ses maîtres et des géographes de son temps Pierre Monbeig poursuivait deux objectifs : trouver un terrain et mettre en place un enseignement de la géographie. Il a d'abord pensé que ce terrain serait l'Espagne, mais le destin et l'appel d'un pays neuf l'arrachèrent, comme Claude Lévi-Strauss, à sa carrière d'universitaire français et à son environnement d'agrégé de l'Université. Le voici en 1935 avec un ''terrain'' aux vastes horizons et aux possibilités immenses et avec un enseignement de la géographie à créer dans une Faculté en train de naître.
6Ce ''terrain'' Brésil avait déjà été exploré, avant Pierre Deffontaines et Pierre Monbeig, par Pierre Denis, le précurseur, qui publia en 1909 une excellent petit livre sur le pays ''le Brésil au xxème siècle'', puis réalisa un ouvrage sur la République Argentine en 1916 avant d'écrire le tome XV de la Géographie Universelle sur L'Amérique du Sud (1927) dont on a dit que c'était une bonne description avec un parti pris de présentation systématique par sous ensembles régionaux mais aussi une synthèse prématurée faute d'études de détail et assez déséquilibrée2,. Monbeig se plaisait également à rappeller l'ouvrage d'André Siegfried mettant en place les grands problèmes économiques et politiques de l'Amérique Latine en 1934, où il reprend ses analyses en terme de civilisation : latinicité, hispanicité et influence croissante des Etats Unis3, avec en filigrane l'interrogation : ''comment la mise en valeur d'un pays dépend de l'âme de son peuple ?''4
7Si d'une part, Pierre Monbeig a été formé dans la tradition des grandes thèses régionales de l'école française de géographie (il montrait à cet égard son souci constant d'encourager la réalisation de monographies régionales et mentionnait les nombreux « pays » susceptibles d'être étudiés au Brésil : la vallée du Paraiba, l'Ouest de São Paulo, le massif de la Borborema...), on doit reconnaitre, d'autre part, que son œuvre va bien au-delà de la simple description empirique pour atteindre un niveau explicatif général, échappant ainsi à la critique faite à cette tradition des monographies régionales accusée, après 1945, de négliger l'interaction des éléments explicatifs.
8L'inscription de son action dans la tradition de l'école française de géographie s'exprime dans l'importance accordée non seulement à l'histoire comme élément explicatif, mais aussi à la description minutieuse des paysages et des hommes avec, en particulier, l'accent porté sur la caractérisation des types et personnages de la société locale. C'étaient les principes que Vidal de la Blache avait mis en pratique dans son Tableau de la Géographie de la France où il réussit une description raisonnée et évocatrice comme Jules Sion le fait remarquer dans son article ''l'art de la description chez Vidal de la Blache''5.
9Une autre caractéristique qui rejoint également les sources traditionnelles de la l'école française de géographie est la connexion établie entre les faits d'ordre physique et humain en essayant toujours de les mettre en rapport. Elle se retrouve tout au long de l'œuvre de Pierre Monbeig qui, en maintenant ses liens avec la géographie française, sut reconnaitre ce qu'il y avait de spécifique dans l'organisation de l'espace brésilien et ceci demeure la marque de la postérité de son œuvre. Il partait pour un autre univers et, avec les outils de cette « école française assurée de son savoir, de ses méthodes, de son rôle social avec une théorie déterministe subtilement transformée en possibilisme de bon aloi par Lucien Febvre »6
L'influence des historiens
10C'est l'historien Henri Hauser qui, au cours d'une mission de travail au Brésil en 1937, encouragea et appuya le projet de thèse de Pierre Monbeig : analyser les phénomènes du front pionnier du café à São Paulo. Celui-ci a collaboré avec les historiens, et plus particulièrement avec ceux de l'Ecole des Annales, créée en 1928 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce dernier, théoricien du possibilisme en géographie, était comme on le sait, une des références théoriques des géographes des années 30, mais ce que l'on connait moins, c'est son action en faveur de l'Amérique latine, il était parmi les universitaires français qui établirent, à la fin des années vingt, un programme original de recherche faisant de l'Amérique latine leur terrain privilégié7, puis coordonna la publication, en 1948, d'une grande synthèse « A travers les Amériques latines » faisant le point sur les études dans ces ''pays si peu sédentaires, si peu stabilisés, si peu bourgeois''8
11Dans l'organisation des cours à la faculté de Lettres, Philosophie et Sciences de l'Université de São Paulo, Pierre Monbeig rappellait toujours ses relations avec l'enseignement de l'histoire faisant référence à leurs travaux comme, par exemple à cette note de l'historien Henri Hauser sur ''Quelques sources de géographie au Brésil'' à partir des archives de l'Itamaraty. Dans ce même article du Boletim Geografico de 1944, Monbeig expliquait que le géographe se doit d'appliquer la méthode historique, qu'il doit avoir, en plus de l'esprit géographique, une mentalité d'historien, qu'histoire et géographie s'épaulent mutuellement. Le géographe doit avoir un esprit scientifique, une vaste culture et s'interroger de façon permanente avec les autres sciences humaines. Il rappellait que ce furent les idées mêmes de Vidal de la Blache.
12S'il y eut dans la France des années trente beaucoup de contacts entre géographes et historiens, la guerre et l'après guerre ont été des périodes de divergences, dues notamment aux positions politiques et idéologiques opposées pendant le conflit mondial. Lorsque Pierre Monbeig revint du Brésil en 1946, il ne trouva plus la familiarité et l'entente qui existait entre géographes et historiens au sein de l'Ecole des Annales. Il faut dire aussi que dans les années 1930-50, les sciences sociales s'autonomisent, les disciplines qui étaient enracinées dans le même système au début du siècle, se constituent en champs autonomes. Si la géographie est en quelque sorte le prolongement de l'histoire, elle s'en distingue par l'approche multifactorielle qui décortique ''les éléments constitutifs du complexe géographique'' comme aime à le rappeller Pierre Monbeig. Si l'Ecole Française de Géographie se caractérise par son union avec l'Histoire, elle lutte aussi pour affirmer sa propre identité.
Pierre Monbeig, géographe humaniste et tropicaliste
13Le géographe emprunte les faits aux sciences diverses, non seulement à l'histoire mais, dans le cas de Monbeig, à l'économie et à la psychologie. Il les ordonne pour en faire un tableau raisonné et cohérent où l'impression directe est confirmée par la réflexion, se montrant attentif à sauvegarder les complexes et les combinaisons de faits tout en restant profondément rivé au réel. On peut qualifier Pierre Monbeig de géographe humaniste à cause des valeurs qu'il défend dans son enseignement et sa pratique de la géographie : ''la solidarité du monde tel est le meilleur enseignement de la géographie''. ''La géographie est un instrument de travail au service de la collectivité''(1953)9.
14On a pu dire aussi10 que la géographie répond à un intérêt existentiel, s'efforçant de saisir le sens que les hommes donnent à la vie qu'ils mènent, et qu'elle est bien une des formes de l'humanisme. Il est vrai que les préoccupations humanistes de Pierre Monbeig apparaissent souvent en filigrane dans sa défense de la géographie qui, comme il le dit « contribue à la formation du citoyen e t... représente une leçon de solidarité humaine. La géographie est une des formes de l'humanisme moderne » (1954).
15Monbeig s'inscrit dans le mouvement fondateur de la géographie tropicale, ses articles en font foi11. Il n'en a toutefois, pas été un personnage leader comme Pierre Gourou qui faisait évoluer la géographie coloniale vers la géographie tropicale. En effet, la géographie qui ne se voulait plus coloniale se devait d'inventer un nouveau concept, ce fut celui de la tropicalité, encore teinté de naturalisme. Pierre Monbeig suivait au Brésil une voie originale et dessinait les contours d'une géographie en dehors des contingences de la traditionnelle géographie coloniale et moins marquée par le déterminisme de la tropicalité, évoluant vers les questions de la géographie du développement12. Dans ce terrain brésilien, hors des contingences coloniales, mais par essence tropical ''Brasil, o pais tropical...'' selon la célèbre chanson ! Monbeig a mis en œuvre une géographie sociale, pionnière, humaniste, il élargit ses analyses à l'Amérique latine et se situe de plus en plus nettement dans une problématique proche de ce qui allait devenit la géographie tiers mondiste.
Notes de bas de page
1 Michel Bruneau, Les enjeux de la tropicalité, Masson, 1989, p. 68.
2 « Les séductions de la nouvelle géographie » par Numa Broc, p. 252 dans Au berceau des Annales, Actes du colloque de Strasbourg, 1979.
3 Amérique latine, Armand Colin 1934, 174 p.
4 L'expression est de Jules Sion dans un texte très moderne, « La géographie et l'ethnologie ». Annales de. Géographie, n°268, 1937, pp 449-464.
5 repris dans Deux siècles de géographie française. Choix de textes, P. Pinchemel, M.C. Robic, J.L. Tissier, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, Paris 1984.
6 Philippe Pinchemel dans Une école de géographie française. Comité National de Géographie, 1984, p.12.
7 Lucien Febvre, « Un champ privilégié d'études : l'Amérique du Sud », Annales HES, 1929, ainsi que les missions de Georges Dumas et Etienne Martinenche. Cf. à ce propos l'ouvrage de J. Chonchol et Guy Martinière L'Amérique Latine et le latino-américanistme en France, L'Harmattan, 1985, pp 85-91.
8 Introduction du Cahier des Annales A travers les Amériques latines, Paris, 1949, 208 p.
9 « Modes de penser et géographie humaine », in Hommage à Lucien Febvre, 1953, Tome I, pp 105-109. « Os modos de pensar na geografia humana » Boletim paulista de geografia, São Paulo, n°15, out. 1953, pp 46-51.
« Papel e valor do ensino da geografia e de sua pesquisa », Boletim Carioca de Geografia, ano VII, n° 1-2, 1945, pp 52-73. Repris dans un livret publié par l'IBGE, 1956, 27 p.
10 « L'homme et la terre. Nature de la réalité géographique », Eric Dardel, 1952.
11 « La fièvre jaune au Brésil », Annales de Géographie, XLVI, 1937, pp 440. "O clima e o organismo humano", A Folha da Manhã, 5/12/1945, repris dans le Boletim Geográfico, ano IV, n°37, abril 1946, pp 5-8.
« O Homem branco e o meio tropical », A Folha da Manhâ, 12/12/1945 repris dans le Boletim Geográfico, ano V, n°50, maio de 1947, pp 123-125.
« Geografia humana dos paises tropicais » O Estado de São Paulo, 10,13, 18 e 23/1/1948. Repris dans Boletim Geogrãfico, Rio de Janeiro, ano VI, n°50, marcà de l948, pp 1459-1466.
« Os problemas de uma região tropical », O Estado de São Paulo, juillet-août 1949.
12 « Les investissements nord-américains et l'évolution économique de l'Amérique latine », Annales de Géographie, LXIV, 1955, pp 106-119.
« Subdesarollo y hambre en America latina », Cuadernos, 1963, pp 15-18.
« Points de vue géographiques sur le sous-développement en Amérique latine »,
Annales de Géographie, LXXVI, nov. -déc. 1967. pp 704-713.
« Tiers-Monde » in Encyclopédie Grolier, New York-Paris, 1972.
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