Milieux criminels
p. 358-364
Texte intégral
1La littérature sur les milieux criminels s’est développée sous différentes perspectives pendant les dernières décennies : de la criminologie des gangs [Thrasher, 1927] aux ethnographies de mafias et cartels [Varese, 2011], des études des communautés criminogènes [Shaw & McKay, 1942] à la gouvernance criminelle [Lessing, 2020], d’une socioanthropologie urbaine de la marginalité [Anderson, 1999] à la cartographie des marchés illégaux transnationaux [Beckert & Dewey, 2017]. Parmi ces travaux très hétérogènes se distinguent deux courants principaux qui considèrent les milieux criminels de manière antagoniste. Une sociocriminologie de tradition normative adopte une perspective étatique pour lire les milieux criminels comme des espaces qui doivent être contrôlés par des politiques de sécurité, mais qui résistent à la pénétration du pouvoir étatique. Parfois, les milieux criminels sont considérés comme des mondes souterrains où la marginalité prospère lorsque la loi et l’ordre sont absents, incapables d’agir ou tolérants. Inversement, dans une tradition plus socioanthropologique, les milieux criminels ne sont pas abordés au regard d’une telle absence, mais approchés depuis les processus de criminalisation. Par ailleurs, les milieux criminels font l’objet d’une intense thématisation contemporaine dans les productions audiovisuelles et littéraires, dans un contexte où les enjeux de sécurité occupent le débat public et politique, et font l’objet d’une forte médiatisation. Après Le parrain [1971], les films de gangsters et mafias sont devenus un genre à succès, pariant sur différentes doses de réalisme, comme dans la Cité de Dieu [2000], Amores Perros [2000] ou La Casa de Papel [2016]. Cette intense production de représentations pose des défis loin d’être anodins à l’étude systématique des milieux criminels, notamment parce qu’elle touche aussi les scientifiques.
Les définitions entre perspective normative et relationnelle
2Selon l’approche normative, les environnements criminels sont des espaces d’essence déviante, animés par une rationalité instrumentale. Les intérêts, les opportunités et l’argent sont vus comme les moteurs de l’action criminelle, souvent considérée uniquement comme une action économique [Garoupa, 2003]. En revanche, dans une perspective socioanthropologique, les milieux criminels constituent des espaces de sociabilité construits par les acteurs autour des marchés illégaux, comme ceux de la drogue, des armes à feu ou des véhicules volés [Goffman, 1952]. Alors que les premiers y voient le désordre, la désorganisation et l’absence de valeurs morales, les seconds y voient des codes produits de manière relationnelle, se référant les uns aux autres, en conflit ou en coexistence [Arias & Barnes, 2017]. Ces auteurs démontrent que les milieux criminels ont tendance à constituer des régimes normatifs qui simulent et reproduisent les normes légitimes, la doxa sociale et le droit étatique [Feltran, 2020]. Une partie de ces travaux met en valeur le poids des ressources matérielles qui proviennent des économies illégales, actuellement mondialisées [Tarrius, 2015] qui construisent des souverainetés hybrides, situées entre États et groupes criminels [Stepputat 2015 ; Arias & Barnes, 2017 ; Briquet & Favarel-Garrigues, 2008].
3Un certain nombre de ces travaux portent sur les milieux criminels latino-américains [Rodgers, 2018]. À partir des jeux d’argent et du trafic de drogue à Rio de Janeiro, Michel Misse [2018] propose un cadre analytique prometteur pour penser les milieux criminels contemporains depuis la forte interaction entre les acteurs criminels, les agents de protection et les opérateurs étatiques du maintien de l’ordre public. Selon lui, à côté de chaque marché illégal prospère un marché de protection géré par des opérateurs corrompus des forces de l’ordre. Ces agents privatisent et vendent des « marchandises politiques », en monnayant la mission la plus fondamentale de l’État [Misse, 2018]. Matías Dewey [2016] mentionne les frontières poreuses entre les marchés légaux et illégaux et invite à penser les marchés de blanchiment d’argent comme une connexion entre milieux sociaux légaux et milieux criminels.
La représentation des milieux criminels dans l’industrie culturelle
4Les représentations audiovisuelles floues des milieux criminels opèrent un cycle de normalisation. Les scénarios de fiction typiques conçoivent ces milieux comme des espaces subalternes, régis par des normes étrangères à la vie ordinaire, mais qui peuvent rapporter beaucoup d’argent et d’autres plaisirs. La vie dure et ennuyeuse du travailleur s’opposerait au risque et aux gains élevés de la vie criminelle, comme dans la série Breaking Bad ou le film Parasite. Le milieu criminel est viril, puissant. Dans les prisons, la loi du plus fort règne. Ces représentations présupposent une dichotomie entre le monde légitime et le monde criminel, même quand ils sont proches dans l’espace. Presque toujours, les personnages immigrés ou racialisés sont montrés comme adaptés aux milieux criminels, tandis que les dominants y sont étrangers. Parfois, comme dans La Casa de Papel, les scénarios adoptent d’abord la perspective du crime social, qui libère le travailleur avant que le récit idéaliste ne disparaisse et que, au fil du temps, les vrais problèmes apparaissent. Les protagonistes, poursuivis par la police ou les criminels, se trouvent pris dans une spirale de dilemmes moraux, s’éloignent de leur famille et de leurs amis, meurent ou voient leur vie gâchée. Les milieux criminels sont représentés comme des espaces de trahison, de perversion et de violence, dont il est difficile de sortir, alors que le crime ne paie pas. Le cycle est bouclé, inversant le désir de subversion qui a conduit nos personnages dans les milieux criminels : face à ces horreurs, la vie de travailleur est présentée comme un cadeau.
5Les travaux scientifiques normatifs sur les milieux criminels reprennent certains de ces postulats, sans toujours les problématiser : le crime est soustrait à la vie quotidienne légitime, à la loi et aux agents de la sécurité publique ; les économies illégales sont risquées et marginales, leurs agents sont subalternes et potentiellement violents ; l’ordre étatique opposé à celui du crime est désirable pour l’ensemble de la population. Dans ces approches, les intersections entre le légal et l’illégal ne sont pas considérées comme structurant les milieux criminels mais, dans un raisonnement circulaire, comme une déviation en soi. Si un policier reçoit de l’argent de trafiquants de drogue pour ne pas arrêter quelqu’un, il s’agit de corruption individuelle produite par une rationalité instrumentale et non par le fonctionnement structurel du marché de la protection. Si un restaurant est ouvert avec l’argent du marché des voitures volées, il s’agit de blanchiment d’argent plutôt que de développement ou de création d’emplois. Dans ces analyses normatives, les catégories analytiques se confondent avec les catégories de la typologie criminelle. Certains de ces travaux supposent que les économies criminelles sont prédatrices des marchés légaux, dans la mesure où elles font concurrence aux entreprises formelles, alors que différents auteurs montrent le contraire [Dewey, 2016].
Une analyse relationnelle et tripartite des milieux criminels
6Une approche plus récente, inspirée de l’anthropologie et de la sociologie du pouvoir, s’efforce de produire une analyse construite depuis la vie quotidienne des marchés illégaux et des milieux criminels contemporains [Misse, 2018]. Dans la mesure où ces milieux ne sont écartés ni de la loi ni des actions tant légales qu’illégales des agents de la sécurité publique, l’argent « sale » est parfaitement intégré aux économies légitimes. Les opérateurs des marchés illégaux ne sont pas répartis en fonction d’un continuum moral, et le transit de l’argent illégal vers l’économie formelle est constant, soit sous forme de consommation, soit comme paiement de services, création d’entreprises ou d’investissements financiers.
7Selon cette approche, les milieux criminels fonctionnent comme des régimes normatifs qui encadrent des actions sociales et qui coexistent toujours avec les normes légitimes, y compris la loi de l’État, en les défiant quotidiennement. De ce fait, les milieux criminels présentent des caractéristiques relationnelles différentes dans chaque contexte normatif ou régime de gouvernance des marchés illégaux. Par exemple, à Sao Paulo, le produit d’une voiture volée est réparti entre le voleur, le destinataire, la police, les compagnies d’assurance, les maisons de vente aux enchères, les concessionnaires automobiles et les négociants aux frontières nationales [Feltran, 2020]. Les environnements criminels liés à cette chaîne de valeur sont ainsi hétérogènes, depuis les grands entrepreneurs des quartiers riches jusqu’aux jeunes voleurs des favelas, et directement structurés par les lignes de partage entre le légal et illégal. Des acteurs légaux s’approprient également les biens issus d’activités criminelles, tout en criminalisant les opérateurs inférieurs de la chaîne. Les milieux criminels ne sont pas des espaces marginalisés et obscurs, mais traversent le monde social.
8Les ressources matérielles du pouvoir au sein des milieux criminels contemporains proviennent des économies illicites transnationales et de leurs marchés protecteurs. Les drogues illicites, les véhicules volés et leurs pièces détachées, les produits issus de la contrebande des forêts ou des industries mondiales circulent dans le monde entier et fournissent les conditions objectives à partir desquelles des normativités marginales sont élaborées. Les agents chargés de l’application de la loi profitent de ces économies illégales en échange d’une tolérance, voire d’une protection : il n’y a pas d’environnement criminel auquel les agents chargés de l’application de la loi ne participent pas [Misse, 2018]. C’est donc à partir d’un cadre d’analyse centré sur la forte interaction entre acteurs criminels, agents de protection et opérateurs de la normativité étatique que la complexité des milieux criminels contemporains peut être mise au jour. La prise en compte de la porosité et des interactions entre les sphères légales et illégales a produit des concepts tels que la gouvernance criminelle, les paysages gouvernementaux, les souverainetés hybrides et les régimes de pouvoir coexistants. Dans une approche relationnelle, les milieux criminels s’inscrivent dans des espaces définis par rapport aux structures de pouvoir organisées par les agents de l’ordre qui s’attaquent à leurs marchés, ainsi que dans un rapport à la loi qui détermine la limite normative de ce qui est légal et illégal, dans chaque contexte.
9Aujourd’hui, les milieux criminels ne sont pas le résultat d’une absence de l’État, mais coexistent avec d’autres agents qui cherchent à gouverner la société et les marchés. Dans certains cas, cette action de gouverner s’apparente à la recherche de l’ordre et de la discipline par l’État, à travers la légitimation de la violence dans des contextes spécifiques. Dans d’autres cas, la frontière entre le légal et l’illégal fait partie de la structure formelle des économies et des institutions, et d’autres exemples montrent qu’il s’agit de gouverner les marchés à la manière des grandes entreprises mondialisées, en organisant des chaînes de valeur illicites qui sont désormais transnationales.
Voir aussi
Bibliographie
ANDERSON Elijah, 1999. Code of the Street: Decency, Violence, and the Moral Life of the Inner City, New York, W.W. Norton & Company, Inc.
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BRIQUET Jean-Louis & FAVAREL-GARRIGUES Gilles (dir.), 2008. Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’État, Paris, Karthala.
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FELTRAN Gabriel, 2020. The Entangled City: Crime as Urban Fabric in Sao Paulo, Manchester, Manchester University Press.
GAROUPA Nuno, 2023. « Behavioral Economic Analysis of Crime: A Critical Review », European Journal of Law and Economics 15, p. 5-15. DOI : 10.1023/A:1021152523137
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MISSE Michel, 2018. « Violence, Criminal Subjection and Political Merchandise in Brazil: An Overview from Rio », International Journal of Criminology and Sociology, no 7, p. 135-148.
RODGERS Dennis, 2018. « Pour une “ethnographie délinquante” : vingt ans avec les gangs au Nicaragua », Cultures & Conflits, vol. 110-111, no 2-3, p. 59-76. DOI : 10.4000/conflits.20235
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TARRIUS Alain, 2015. La mondialisation criminelle, Paris, Éditions de l’Aube.
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VARESE Federico, 2011. Mafias on the Move: How Organized Crime Conquers New Territories, Princeton, Princeton University Press.
Auteur
Sociologue du crime et du pouvoir, Gabriel Feltran est directeur de recherche au CNRS, rattaché au CEE Sciences Po Paris. Il a été chercheur invité à l’université d’Oxford et au Goldsmiths College (2019), ainsi que professeur invité à l’université Humboldt (Kosmos Fellow 2017) et au Ciesas à Mexico (2015). Il a notamment publié Stolen Cars: A Journey through São Paulo’s Urban Conflict [Wiley SUSC series, 2022] et The Entangled City: Crime as Urban Fabric in São Paulo [Manchester University Press, 2020]. La série documentaire PCC the Secret Power [HBOMax, 2022] adapte son livre en portugais Irmãos: uma história do PCC [2018].
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