Introduction : Pourquoi ce colloque ?
p. 1-6
Texte intégral
1Ce colloque a été réuni pour témoigner une amitié à Pierre Monbeig. N’est-ce pas plus et mieux que de lui rendre hommage ? Cette ambiance même permet de commencer par quelques propos impertinents à l’égard d’un homme paradoxal, attachant. Voici un administrateur qui a consacré de longues années à faire vivre l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine et des années lourdes, peut être, à gérer les Sciences Humaines au Centre National de la Recherche Scientifique. Tous ceux qui ont connu cette administration savent que peu d’hommes ont moins dit aux autres ce qu’ils devaient faire. Ceux qui voulaient un gestionnaire restaient sur leur faim.
2Et voici en même temps un scientifique de classe : nous a-t-il jamais mitraillés de ses articles et tirés à parts ? Avons-nous dû courber la tête sous le tir de ses livres-pavés ?1 Ses collègues ou ses élèves savent comment il converse et que c’est à partir de ces conversations que se forme son rôle scientifique. Je crois que, plus encore, il sait lire et écouter.
3Il a su aider beaucoup d’entre nous à prolonger et à critiquer notre propre pensée. Quelques incidentes dans un dialogue, quelques mots ou quelques points d’interrogation en marge d’un brouillon, ont permis parfois d’ouvrir largement une porte sur un nouveau panorama là où l’on n’osait qu’apercevoir un rai de lumière dans la fente d’un mur. Grâce à quel outil aide-t-il à ouvrir cette brèche ? Grâce à quelques lectures proposées, à quelque contact établi, hors de la discipline de l’interlocuteur parfois.
4Mais surtout en ne restant jamais dans la ligne : la réponse vient toujours à côté du propos, en contre partie, en plus. Il ne s’agit pas de prendre le contre pied, d’affronter l’interlocuteur. Beaucoup plus important, ne s’agit-il pas de saisir le décalage dans l’enchaînement des vérités et toujours d’aller voir l’envers des choses ? Ce qui est affirmé comme schéma structuré par son interlocuteur sera recadré par Monbeig dans une autre perspective, repeint, éclairé à nouveau afin que le sens se démultiplie, que la ligne se brise. Ainsi à partir d’un mot, à bâtons rompus, en association d’idées, le fortuit surgit, s’impose. Ceci relève de l’art de regarder et d’écouter, qui n’est rien s’il ne conduit à voir et à entendre : certains d’entre nous ont ainsi senti qu’ils étaient entendus. Cet art se fonde sur un privilège de plus en plus rare : celle de prendre son temps coûte que coûte.
5De multiples remarques ont illustré cet art au cours de ce colloque. Mais s’agit-il d’un don inné ? Ou l’a-t-il appris grâce à son long commerce avec l’Amérique Latine, avec le Brésil ?
6Le présent colloque rassemble les résultats d’une série de recherches menées au cours de la décennie 1970 sur plusieurs thèmes qui se sont révélés féconds et qui s’appuyaient les uns les autres : réévaluations de la dynamique des zones pionnières ; insertion de grandes opérations industrielles ou énergétiques dans les politiques étatiques – souvent dans des zones pionnières mais pas nécessairement ; politiques des Etats vis à vis de leurs zones frontalières, où le mot français de frontière doit être employé à la fois dans le sens de zone marginale en expansion et dans celui de limite où se fixe la souveraineté. On ne saurait s’étonner que ces thèmes aient trouvé un terrain d’étude privilégié en Amérique Latine et, dans celle-ci, au Brésil et au pourtour de celui-ci. L’enrichissement est venu d’éclairages historiques et de multiples comparaisons à l’échelle mondiale2.
I. Les zones pionnières aujourd’hui
7Qu’est-ce qu’une terre sans maître ? Les comparaisons inter-continentales sont particulièrement enrichissantes pour éclaircir la notion juridique de terre vide. Qu’un territoire soit considéré comme vide et destiné à être peuplé ne relève pas d’une simple constatation de fait, au regard des densités de population. Il s’agit d’une situation juridique et il est essentiel de savoir qui dit le droit en la matière, et quel droit est prêt à respecter les populations concernées. On s’aperçoit alors que le droit foncier est un domaine particulièrement sensible dans les zones « vides », où peuvent s’opposer principalement d’une part l’ensemble des coutumes, fondées sur l’ancienneté de l’usage et en conséquence sur les garanties accordées aux occupants par les puissances surnaturelles, et, d’autre part, la loi de l’État qui s’accorde le privilège de gérer ou d’attribuer au nom de la collectivité nationale ce qui est considéré comme une ressource naturelle. En Afrique Noire, où le poids de la tradition est presque intact, nulle terre n’est sans maître coutumier et l’affirmation par la Haute-Volta (Remy) d’un droit de la nation et des citoyens sur les terres vides est une exception. Au contraire le respect des droits coutumiers des populations est rarement préservé en Amérique Latine face à la loi de type moderne et à ceux qui en ont l’usage.
8Création d’un système agricole ? Si l’hypothèse la plus simple est que se crée une agriculture nouvelle dans une zone pionnière, elle se heurte à un ensemble de réalités beaucoup plus complexes. Tout d’abord bien des colonisations paysannes sont voulues par les colons et tolérées par les autorités comme la simple reproduction du système agricole traditionnel en vigueur. Nombreux sont les cas de ce genre en Afrique et l’on remarque par exemple que les Mossi (Haute-Volta), transformés en colons, améliorent notablement leur niveau de vie par rapport aux zones très peuplées aux sols détériorés d’où ils viennent.
9Mais il est plus important de constater combien les projets techniques et politiques de modernisation dans les zones pionnières peuvent subir de distorsions par rapport aux choix initiaux. L’évaluation des effets réels de ces projets dépend très largement des dimensions de l’espace considéré et du recul de temps dont on dispose pour juger. Aussi bien les projets eux-mêmes expriment rarement de façon univoque les buts principaux d’une opération. Ceux-ci subissent des changements conjoncturels en cours d’exécution et les effets ne sauraient être rapportés aux seuls buts annoncés, mais doivent être replacés dans de plus vastes contextes. Ainsi la nature des productions de l’agriculture et de l’élevage est souvent réorientée selon la conjoncture du marché international, selon les objectifs nationaux d’auto-suffisance ou d’exportation, mais aussi selon les profits espérés tant par les producteurs que par les intermédiaires.
10Mais aussi les buts démographiques de la colonisation peuvent être déviés au cours du temps : soit que l’objectif d’implanter un peuplement dense se heurte aux intérêts de producteurs utilisant peu de main-d’œuvre (dans l’élevage par exemple), soit que l’espoir de soulager des zones très peuplées par d’amples migrations s’efface devant la croissance naturelle rapide d’une population déjà installée dans la zone de colonisation, beaucoup moins vide qu’on ne l’avait cru initialement ; soit enfin à l’inverse qu’une colonisation initialement peu peuplante, avec des objectifs de haut niveau technologique, induise une croissance démographique importante à la périphérie du périmètre, tant dans les villes que dans d’autres terres agricoles. Enfin le niveau technique réel de la nouvelle agriculture créée dépend moins du projet initial que des capacités des colons eux-mêmes et de ce qu’ils jugent être leurs intérêts directs. Et dans ce domaine, on peut souvent constater que les « goulots d’étranglement » sont bien plus graves après la production agricole que pendant celle-ci : une culture nouvelle, une technique agricole de haut niveau peuvent s’implanter, mais la production est ensuite menacée, lors du stockage, de la transformation industrielle ou de la commercialisation, ces différentes étapes donnant lieu à des insuffisances techniques, ou à des prélèvements abusifs dans des situations de monopole ou de corruption.
11Ainsi le système agricole créé dans une zone pionnière est-il particulièrement tributaire de ses liaisons à moyenne et grande distance et c’est à ce niveau que les distorsions sont les plus menaçantes.
12Technologie et emploi : l’espoir de voir les zones pionnières résoudre massivement les problèmes de sous-emploi rural ou urbain est donc particulièrement fragile. Chonchol rappelle que dans les cas de technique agricole de pointe, l’investissement nécessaire pour créer un emploi est aussi élevé que dans les activités industrielles modernes. Globalement un grand nombre d’opérations pionnières – agricultures, industries ou tourisme – créent ainsi peu d’emplois directement. Et, en outre, certaines activités ne créent d’emplois que temporaires : soit de façon saisonnière pour bien des cultures (comme la canne à sucre), soit pour une durée de quelques mois (ou années au plus) qui ne se renouvellent plus pour les chantiers de construction (barrages, infrastructures de transport, prospection pétrolière...).
II. Zones pionnières et déséquilibres écologiques
13Nul ne s’étonnera que les passions aient surgi lors de ce colloque à propos d’un tel sujet. Ceci nous a valu des échanges relevés entre I. Sachs et H. O’Reilly-Sternberg d’une part, J. Delvert de l’autre. C’est que le problème est un des plus sérieux qui soient.
14Sans reprendre le détail des arguments – dévastation irréversible ou création à long terme d’un nouvel équilibre ? Il faut souligner qu’on connaît beaucoup mieux ce qui se passe actuellement dans une zone pionnière que le bilan à long terme dans une ancienne zone pionnière. Plus d’études seraient bien venues sur de telles zones, afin de connaître leur fortune après dévastation. Comment les sols ont-ils été récupérés, quels rééquilibrages et quelles réhabilitations se sont produites après la première vague de « mise en valeur » ? Quelle diversification s’est opérée et quelle portion d’espace a été abandonnée, improductive ? En bref, peut-on localiser, par delà une croissance économique plus ou moins temporaire, des cas de développement, notion fondamentalement qualitative ?
15Mais gardons-nous des panoramas éventuellement positifs, concernant le passé, pour nous rassurer sur le présent et le proche avenir. Que savons-nous du formidable changement d’échelle des technologies pionnières actuelles par rapport à un passé même récent ? Les exemples sud-américains et particulièrement brésiliens, sont là pour nous mettre en garde : l’extraction du pétrole et la production hydro-électrique changent d’échelle, mais plus encore les techniques de transport de l’énergie et les distances entre zones de production et foyers de consommation ; de même nul ne peut imaginer ce que représente le projet brésilien de culture de canne à sucre pour l’alcool énergétique à l’échelle amazonienne, comme nouveau milieu écologique ni comme système d’emploi. Il semble que les deux options aient été clairement présentées par I. Sachs. Ou une fuite en avant vers des systèmes de production (énergétique en particulier) de plus en plus puissants, assortis de modes de transport de plus en plus lointains, complexes et fragiles, « au bénéfice » de zones consommatrices de plus en plus grosses. Ou une relocalisation destinée à rapprocher consommation et production, aux niveaux locaux et régionaux, ce qui suppose de tourner le dos au postulat des « économies d’échelles » pour un nombre d’activités aussi élevé que possible. Peu de gens manqueront d’être séduits par le second terme de l’alternative.
16Une telle voie suppose un certain nombre de principes nouveaux que les discussions ont soulignés. Tout d’abord envisager une production vivrière d’usage local à côté de toute production nouvelle destinée à une « exportation » plus ou moins lointaine, zone agricole, foyer industriel ou zone touristique. Par ailleurs, chercher en toute occasion une utilisation locale aussi complexe que possible, là où elles sont extraites, des énergies ou des matières premières. Mais on ne peut simplement poser de tels principes sans envisager à qui on les propose : peut-on attendre d’instances internationales ou nationales des décisions qui remettent en cause leur propre puissance et les forces sociales sur lesquelles elle repose ?
17Ainsi se trouve posée la question des élites locales et des forces sociales qui naissent dans les mouvements pionniers. A propos du Mexique, I. Restrepo nous a montré quels caciques et quels commerçants locaux profitent des zones pionnières pétrolifères du Tabasco. Il nous faudra connaître quelles « élites locales » sont nées voici plus de quarante ans dans la zone pionnière mexicaine de la Huastèque, quelles villes s’y sont développées et quelle est leur fonctionnement au profit de quelles « élites locales ».
18En corollaire, si l’on a pu voir l’importance des choix concernant les systèmes de transport – et la dimension de ceux-ci – pour éviter que les mouvements pionniers modernes ne soient écologiquement menaçants, il reste à mieux saisir comment des choix analogues peuvent éviter une concentration des systèmes d’information : chaque fois que ceux-ci se nouent au niveau local ou régional, et non au niveau le plus élevé, surgit une opportunité de prise de décision effectivement réalisée hors des grands foyers de concentration.
3. Zones pionnières et frontières politiques
19Toute zone pionnière est un révélateur de bien des aspects d’une société nationale, de ses projets technologiques, de ses rapports avec sa paysannerie, de ses mécanismes d’emploi. Toute zone frontalière met en lumière les contrastes ou les similitudes entre deux sociétés nationales voisines. A l’évidence, une zone frontalière « vide », quand des phénomènes pionniers s’y produisent, contient des enseignements particulièrement riches sur deux sociétés au moins, sans parler des enjeux internationaux plus vastes qu’on y rencontre. Zones sensibles et zones marginales à la fois, on peut y repérer les différences, on peut y voir l’événement de biais, les faux jours assurant souvent les lumières révélatrices...
20Si ce colloque a peu insisté sur le rôle de l’État aménageur des zones pionnières – aspect déjà étudié ici et ailleurs antérieurement – il a permis d’insister sur ce que révèlent les cas frontaliers. L’occupant sans titre, le posseiro pour employer le terme brésilien, est-il mieux traité comme citoyen dans son propre pays ou comme étranger chez le voisin, pourrait-on interroger naïvement. Bien sûr, cela dépend de ce que sont le pays de départ et le pays d’accueil... Rapport de force et rapport de poids entre ces deux pays et mieux vaut être Brésilien au Paraguay que Colombien au Venezuéla ou Salvadorien au Honduras. L’occupant avec ou sans titre dans la zone pionnière frontalière est, ici, entrepreneur de culture soutenu par le réseau technique, commercial et bancaire de son pays, utilisant une main-d’œuvre locale ; là, au contraire, main-d’œuvre facilement expulsable par le propriétaire terrien local, sans soutien de son pays d’origine, gagnant peu dans le cas hondurien, mais gagnant gros dans le cas vénézuélien.
21Plus largement, des comparaisons sont possibles sur les catégories sociales sensibilisées au problème frontalier, voire professionnellement à même d’en profiter. Ainsi des militaires colonisateurs que le colloque nous a décrit aussi bien au Guatemala qu’en Bolivie : les nuances sont sensibles, tirant vers le projet d’aménagement pour les seconds, vers l’entreprise privée pour les premiers. Et à l’échelle internationale plus ample, plus que l’« impérialisme » pris dans sa globalité, l’examen des relations frontalières que le Brésil entretient respectivement avec le Paraguay et avec la Bolivie nous en apprend beaucoup sur ces deux derniers pays, que l’on pourrait imaginer également impuissants face à leur immense voisin : H. Rivière d’Arc nous montre que le second dispose d’une marge de négociation notablement plus forte que le premier, où tout projet national apparaît exceptionnellement embryonnaire.
22Ainsi l’examen, à l’échelle locale, des enjeux frontaliers révèle le jeu des groupes sociaux concrets et présente un intérêt notablement supérieur à l’affirmation répétée du rôle de bourgeoisies nationales ou de firmes transnationales que l’on oublierait de qualifier.
Notes de bas de page
Auteur
Université Toulouse Le Mirail. GRAL-CNRS
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