Modernisation de l’élevage et lutte contre la désertification dans le Sahel sénégalais
Résumé et extraits
p. 357-363
Texte intégral
Philippe GRENIER commence sa comunication par un constat critique concernant la Société de développement de la zone Sylvo-Pastorale (SODESP) qui opère dans le Ferlo (70 000 km2, 210 à 215 000 habitants) :
1Lors du « Séminaire National sur la désertification » en 1985 au Sénégal, la commission « systèmes de production et stratégies alimentaires » procédait à un bilan pessimiste des interventions étatiques dans les zones périphériques du pays : tout en rappelant que l’« objectif affirmé » des Sociétés de Développement était de « contribuer à résoudre les difficultés accrues du monde rural », la commission jugeait « leur orientation résolument productiviste », et estimait pourtant que l’utilisation des acquis de la recherche, par ces mêmes Sociétés, était « insuffisante ». Au caractère « partiel », « sectoriel », de ces interventions, correspondaient « l’inexistence d’un projet régionalisé cohérent », et une conception étriquée, purement financière, de la responsabilisation des producteurs.
2Formuler un tel constat, c’est évidemment mettre en doute l’efficacité de ces interventions dans le domaine de la lutte contre la désertification. Nous essayons ici d’examiner cette question pour ce qui concerne la SODESP — la Société de Développement de la Zone Sylvo-Pastorale —, implantée dans cette région depuis 10 ans.
3Parmi les causes des pertes en bétail, il ne faut pas simplement invoquer la sécheresse, mais aussi la surcharge pastorale imputable aux forages.
4A l’issue des années de « sécheresse » — 1968-1973 —, le contexte dans lequel le Ferlo va servir de banc d’essai à une stratégie de « modernisation pastorale » et de « lutte contre la désertification » doit être évoqué : un couvert arbustif amoindri ; un cheptel considérablement réduit, ou plutôt ramené à une pression « normale » ; une population à laquelle son aptitude à se remobiliser a épargné, dans l’ensemble, l’exode vers la ville.
5Depuis 1975, la SODESP incarne cette volonté de modernisation de l’élevage. Etablissement public, financièrement autonome (à l’égal des autres Sociétés de Développement sénégalaises qui l’on précédé), son objectif fondamental a été de « créer un système de production — de viande — cohérent, depuis l’éleveur naisseur de la ZSP jusqu’au consommateur urbain ». Plus que l’analyse des divers éléments de ce système, nous intéressent ici les implications d’une logique productiviste sur les problèmes environnementaux : même si la SODESP ne se souciait que d’extraire régulièrement de la viande du Ferlo, ne devrait-elle pas, par récurrence, se préoccuper aussi de maintenir, sinon d’améliorer, la capacité de production des pâturages — herbacés et arbustifs — de la ZSP ? Un « bilan technique et économique » du 15/4/ 1984 rappelle justement « que le respect de l’équilibre eau/pâturage/ bétail est un facteur déterminant de la productivité animale de la ZSP ». Et le programme d’action mis au point à partir de 1975 comporte précisément, à côté de 3 autres programmes — production animale, hydraulique pastorale, et promotion sociale — un « programme de production végétale » dont 2 des « thèmes techniques » correspondent bien à l’objectif général d’une « lutte contre la désertification » : « sauvegarde de l’équilibre écologique du milieu par la répartition rationnelle du bétail... », et « lutte contre la déprédation, naturelle ou provoquée, de la nature... »
6Mais ces préoccupations ne sont pas seulement, à lire les documents officiels de la Société, la simple conséquence obligée d’un objectif productiviste : le « programme socio-économique » est plus large, et, visant à « l’amélioration des conditions de vie des populations » locales, il propose encore , parmi d’autres « thèmes techniques », la « protection de l’environnement et le reboisement », cependant que le bilan de 1984, déjà cité, rappelle une « mission » de « coordination des actions de développement pour mettre en valeur l’ensemble des ressources de la ZSP ».
7La netteté de ces objectifs, la masse des investissements envisagées — 15 milliards de francs CFA, en principe, jusqu’au VIIIème Plan de 1985-89 —, le quasi monopole dont jouit la SODESP dans la ZSP, l’ampleur relative de la période qui vient de s’écouler depuis le démarrage de la Société le 1/11/1974, justifient qu’on examine son efficacité dans la « lutte contre la désertification » : s’il semble incontestable, actuellement, que le bilan est « globalement négatif », les explications de cet échec sont diverses et peut-être opposées.
Analysant les résultats obtenus, Ph. GRENIER constate un quadruple échec :
- L’objectif de « répartir rationnellement le bétail en fonction des ressources en eau et de la capacité de charge des pâturages », n’a pas été atteint. Car l’eau gratuite des « forages-SODEP, remis en état et bien gérés, a attiré bien d’autres troupeaux que ceux des pasteurs locaux « encadrés » : troupeaux des forages voisins, chroniquement en panne, et troupeaux mauritaniens, à la recherche de points d’eau fiables et de pâturages moins maigres que ceux du Nord. En l’absence d’un système de paiement de l’eau, d’une réglementation de l’ensemble du parcours, et d’une gestion correcte — et donc coûteuse...— de l’ensemble des forages de la ZSP, tout effort localisé de rationalisation est voué à l’échec.
- L’allégement direct de la charge animale par prélèvements réguliers dans le cheptel local se heurte assez vite à de nombreux obstacles. En gros, l’attitude des deux partenaires, SODESP et Peul, à propos de ce troc de jeunes veaux, (essentiellement), contre divers biens — mangeoires, charrettes, et surtout des intrants alimentaires, tourteaux et suppléments vitaminés, qui doivent servir à hâter la croissance et diminuer aussi la pression de pâture —, cette attitude est totalement différente : la SODESP veut amplifier ce troc, mais bute sur la limitation de ses moyens financiers et humains, comme le démontre le bilan du « Plan de Sauvegarde du Bétail » exécuté en 1984 ; les Peul, en fonction d’une conjoncture complexe — état des pâturages, ampleur des engagements souscrits à l’égard delà SODESP, cours « libre » du bétail sur le marché traditionnel, évolution fluctuante du rapport viande-mil (cf. SANTOIR, 1982),... etc.— « déstockent » ou non les veaux engagés. Leur endettement est donc fluctuant, mais chronique, ce qui traduit un certain engouement des pasteurs pour le thème de la supplémentation — particulièrement marqué en période de déficit des pâturages, mais une certaine répugnance à en payer le prix... On a pu ainsi estimer qu’il s’agissait « d’une opération de sauvetage à la place d’une opération de production » (F. POUILLON, 1984, citant un technicien local, p. 15).
- Échec relatif, aussi, dans le domaine des actions entreprises pour protéger, reconstituer, ou valoriser les ressources végétales. Les projets ambitieux de constitution de réserves fourragères pour la saison sèche — chaque éleveur encadré procédant à la fauche d’herbages naturels —, faisaient l’objet de paragraphes discrets dans les premiers rapports de campagne et ont disparu des rapports suivants (RABO, 1982). On s’est vite rendu compte, par ailleurs, que le coût de l’eau des forages — évalué en 1979 à 75 F CFA le m3, rendait impossibles les cultures fourragères envisagées en 1975 (cf. la note technique de la SODESP, n- XIII, 1979, p. 14).
- Toujours dans l’optique d’un rééquilibrage cheptel/pâturage, on doit s’interroger aussi sur le bilan des actions de protection du couvert ligneux, et de reboisement, l’arbre jouant, comme on le sait, un double rôle de protection de couvert herbacé et de nourriture d’appoint pour le bétail.
8L’activité propre de la SODESP dans ce domaine est très réduite. Elle passe avec les éleveurs des « contrats d’Assistance au Reboisement » : pour ces plantations individuelles de gommiers, les populations fournissent le terrain et la main-d’œuvre nécessaire au défrichement initial, les promoteurs apportant le matériel mécanique pour préparer les sols, les plants, les clôtures et les vivres du Programme Alimentaire Mondial. Les rapports de la campagne 1981-82 font état du faible nombre des contrats souscrits (18 dans la ZEP de Lagbar, 48 dans celle de Mbar-Toubab, pour 1,9 ha en moyenne par contrat), et de certaines négligences des éleveurs dans l’accomplissement de leurs tâches. Le programme de la SODESP pour 1984 n’allait guère plus loin puisqu’il prévoyait 175 ha de gommiers dont 67 étaient à regarnir, par suite de la sécheresse...
9La prévention et la lutte contre les feux de brousse, les reboisements communautaires ou en régie, la mise en défense de parcelles expérimentales, restent sous le contrôle direct ou indirect, de la Direction des Eaux et Forêts : l’action de ce Service, des centres d’expérimentation étrangers, comme le projet sénégalo-allemand de Mbiddi, et des ONG., s’exerce indifféremment dans et hors de l’« espace-SODESP », et y rencontre les mêmes difficultés et les mêmes limitations. Ce sont les vivres du P.A.M. qui mobilisent efficacement la population (P.A.M., 1985), mais les autres moyens — agents, machines, carburants...— manquent, et les sécheresses des deux années 1983 et 1984 ont fait perdre une partie du terrain conquis : dès 1984, pour 1002 ha nouveaux programmés dans la ZSP, ce sont 1581 ha qu’il faut « regarnir » (Conférence Préparatoire à la Campagne Nationale de Reboisement, 1984, pp. 11-14) : ces 2583 ha ne représentent, si l’on reprend le calcul effectué par L.A.LAKE en 1982 à propos des 758 ha reboisés au total en 1978, que moins de 7 % de la zone d’influence d’un seul forage de 10 km de rayon... L’ampleur de la tâche est telle que l’on comprend que la SODESP l’ait pratiquement abandonnée à d’autres...
Ph. GRENIER formule alors deux critiques à la dynamique développée par la SODESP :
Première critique
10La première critique porte sur la métamorphose du pasteur Peul en éleveur de veaux. Si elle est lente à s’effectuer, c’est qu’elle ajoute, à la dépendance du Peul à l’égard du milieu naturel local — qu’elle voudrait supprimer sans y parvenir dans les conditions techniques actuelles — une dépendance multiforme de l’éleveur, encore plus aliénante, à l’égard du monde extérieur. Si les ventes de jeune bétail devaient un jour subvenir seules aux besoins économiques du Peul, la consommation de celui-ci dépendrait désormais des cours nationaux respectifs des intrants (abments pour le bétail et carburant), de la viande, du mil et du riz, du blé même, puisque le pain a fait son apparition dans le Ferlo... C’est parce que cette spécialisation dans le naissage prend le contre-pied de toute une stratégie, commune à tous les Sahéliens de l’Ouest-Africain, de diversification systématique des productions et des modes de possession des biens et de gestion de l’espace, qu’on peut s’interroger sur ses chances de généralisation, et donc son réalisme.
11Tout l’effort du Peul, dans un milieu toujours incertain, vise à protéger, améliorer et accroître si possible son capital animal : d’où le succès du thème de la supplémentation, l’éleveur répartissant d’ailleurs fréquemment ces intrants entre tout son troupeau, « encadré » ou non... Peut-être aussi cela explique-t-il d’une façon plus générale, le succès de la SODESP dans certaines conjonctures particulières (période post-1975 de reconstitution du cheptel, années de sécheresse 1983-84), dans la mesure où les Peul peuvent biaiser leurs engagements de « déstockage »...
12Tout l’effort de la SODESP vise au contraire à puiser dans ce cheptel, à obtenir que sorte du Ferlo un courant régulier et croissant d’un bétail dont la signification se réduit à celle de monnaie d’échange. Et, impuissante à transformer vraiment cet environnement sahélien qui justifie les pratiques thésaurisatrices des pasteurs, contrainte pourtant d’amorcer la conversion désirée des mentalités en dépouillant son intervention de ses aspects les plus rebutants, la SODESP, d’une part, a pratiquement renoncé à travailler directement à cette sauvegarde de l’environnement, trop longue et trop coûteuse à obtenir, d’autre part a accepté que le système fonctionne à perte pour qu’au moins il fonctionne : c’est ainsi que la réglementation du paiement de l’eau des forages SODESP, reconnue comme une nécessité évidente dès 1977, enfin mise au point sur le papier par un arrêté du 13 mai 1985, n’était pas encore appliquée en octobre 1985, le dernier hivernage ayant été providentiellement surabondant. Les subventions accordées pour les intrants, le retard mis à recouvrer les dettes, la densité d’un encadrement efficace mais cher, contribuent au coût de cette opération de modernisation, financée encore largement, 10 ans après son lancement, non par les Peul, certes, ni par l’État Sénégalais, mais par des organismes étrangers, le Fonds Européen de Développement, et l’USAID. Ce coût contribue à expliquer la lenteur mise à créer les autres ZEP.
Deuxième critique :
13Une seconde critique porte sur la politique de sédentarisation des éleveurs. Elle est explicitement prônée par tous les organismes officiels. C’est d’abord un impératif technique : un projet de modernisation tel que celui-là, décidé, piloté, géré de l’extérieur, soucieux tout au plus d’obtenir des éleveurs un assentiment qui n’est d’ailleurs pas dénué d’équivoque, implique une hiérarchie et un maillage de centres fixes, localisés tout naturellement sur les forages mêmes : une fois de plus, ceux-ci sont voués à être les instruments essentiels, sinon exclusifs, de la modernisation. Mais le consensus sur la sédentarisation s’enracine aussi dans cette conviction plus profonde que « la civilisation » passe par la fixation des nomades et semi-nomades, et l’on en vient à confondre ici la fin et les moyens.
14Cette « immobilisation » des pasteurs est loin d’être achevée, et elle rencontre bien des résistances : une des questions les plus controversées reste précisément de savoir « s’ils bougent encore »...
En conclusion, l’auteur se demande si les bases même du projet ne doivent pas être revues :
15Mais déjà toute une série de phénomènes négatifs s’est mise en branle, qu’aucun correctif ne semble parvenir à enrayer dans le contexte actuel : un bien réel processus de « désertification » s’observe autour de Labgar, le centre le plus anciennement créé, sur lequel les initiatives les plus variées ont convergé, et devenu ainsi la « vitrine du Ferlo », à la fois modèle de ce qu’on a cherché à faire mais aussi, involontairement, exemple de ce qu’il ne faudrait pas faire (REBOUL, 1977 ; SALL, 1977 ; UIPE, 1979). Une enquête sur le problème du bois de feu menée en 1982 dans cette localité permettait déjà de déceler un problème aigu d’approvisionnement, paradoxal pour ce village de 1 200 habitants situé dans une région où le rapport général offre/demande est encore largement satisfaisant (GRENIER, 1984). D’une façon générale, ces centres exercent une attraction multiple, par leurs services, par l’eau encore gratuite et en tout cas aisée à obtenir, et en somme parce qu’ils constituent les lieux obligés de la politique d’assistance qui est en train de se mettre en place dans le Ferlo. Le corollaire de cette attraction, c’est l’apparition, notée par SANTOIR : d’une sorte de mentalité de « rentiers de l’élevage », de plus en plus passifs quant aux besoins de leurs troupeaux.
16Ne faudrait-il pas, dans ces conditions, revenir sur ce « postulat de la supériorité sociale de la sédentarisation sur le nomadisme »
17(REBOUR, 1977), reconnaître que c’est un postulat commun aux sociétés techniciennes, qu’elles soient capitalistes ou « socialistes », et imaginer, au contraire, des modalités de progrès économique et social visant à préserver justement la dispersion et la mobilité des pasteurs, ainsi que la diversité de leurs activités ?
18Une telle option peut s’élaborer avec la participation active des pasteurs, puisqu’elle est dans le droit fil de leurs pratiques traditionnelles, et c’est là la condition indispensable de toute réussite. La « modernisation » qui en découlerait, certes moins spectaculaire que la modernisation actuellement tentée, n’engagerait pas les collectivités régionale et nationale dans cette fuite en avant classique de l’endettement, apparemment consusbstantielle, désormais, à tout projet de modernisation. La triple option intégrée de la mobilité, de la dispersion et de la diversité serait enfin la seule compatible avec cette nécessité, de plus en plus inéluctable et si l’on en juge par les observations faites récemment (KLUG, 1982), d’une mise en défens périodique et régulière de larges secteurs de la Zone Sylvo-Pastorale : si l’arrêt de la désertification exige, bien plus que des reboisements ponctuels et coûteux, cette mise hors-circuit productif des pâturages du Ferlo (P.I. DIA, 1985), c’est dans ce cadre d’une amélioration d’ensemble de la vie des pasteurs qu’on peut tenter de l’obtenir, bien plus que dans le cadre d’une opération sectorielle de valorisation du cheptel bovin de ceux que la SOD ESP n’appelle plus, désormais, que les « éleveurs ».
Auteur
Université de Grenoble II
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