Projet politique ethnique et pouvoirs locaux. Les secteurs indigènes de la Sierra en équateur
p. 471-484
Texte intégral
1. LE PHÉNOMÈNE DU POLITIQUE DANS LES GROUPES INDIGENES
1Le fait politique chez les groupes indigènes andins est traversé par deux phénomènes complexes, apparemment contradictoires mais qui définissent l'originalité spécifique du pouvoir et du politique dans la communauté andine : l'un se réfère à l'ordre socio-organisateur tandis que l'autre se rapporte plus directement à la réalité même du pouvoir au sein des sociétés indigènes1
a) L'organisation andine : entre la solidarité et le factionnalisme
2C'est surtout à partir des recherches pionnières de Murra (1975) et de Golte (1980) que les études sur les sociétés andines se sont efforcées de mettre en évidence les aspects de réciprocité, d'échange et de cohésion interne qui ont caractérisé traditionnellement ces socio-cultures.
3De fait, les groupes andins sont parvenus à une adaptation surprenante à un milieu naturel extrêmement dur ou même hostile, celui des hauteurs andines, sur la base d'une technologie qui s'est orientée moins vers le perfectionnement des moyens de production que vers le développement d'un contrôle complexe de la diversité écologique andine, d'une complémentarité des ressources disponibles et surtout d'une organisation sociale de la production et de l'échange qui leur a permis d'assurer durant plus de cinq siècles leur reproduction dans des conditions historiques de soumission et d'exploitation.
4Les études sur la culture de ces groupes andins ont montré dans quelle mesure les rites et les institutions, les cérémonies sociales et religieuses, leurs croyances et leurs discours constituent des constructions idéologiques tendant à renforcer les relations, l'interdépendance et les cohésions internes des familles, des groupes de parenté plus amples et des communautés elles-mêmes.
5La minga ou travail collectif, les échanges de biens et de services dans leurs formes si variées, le système rotatif (turnos ou ancienne mita) dans la transmission des charges (cargos), toutes ces pratiques et institutions sociales s'insèrent dans la trame d'une parenté nouée de multiples compromis, d'engagements et d'alliances rituelles à l'intérieur des groupes et des communautés, où l'objectif principal est d'optimiser le contrôle de leurs propres ressources matérielles et sociales. Et les liens de consanguinité et les alliances matrimoniales, lorsqu'ils rencontrent les limites de leur expansion, se prolongent par le "parrainage" (compadrazgo) ou parenté rituelle afin d'amplifier les relations de solidarité et de réciprocité2.
6Mais si ce sont les conditions de pénurie et l'impossibilité de parvenir à l'autosuffisance qui obligent les unités familiales, les groupes et les communautés à resserrer les relations d'interdépendance et à consolider les formes organisatrices aussi bien qu'un discours de solidarité, il faudra comprendre aussi à partir de ces mêmes conditions de pénurie le phénomène opposé : le factionnalisme andin.
7Le factionnalisme déjà observé par Albo (1976) dans le monde aymara et proposé par le même auteur comme une caractéristique pan-andine, n'a pas encore été l'objet d'une étude en profondeur qui permettrait d'expliquer :
- son sens et ses racines socio-économiques et politiques dans les groupes andins,
- sa conjugaison, sous une apparente contradiction, avec la réciprocité et la solidarité andine.
8Dans une première approche, nous avons pu observer (J. Sanchez-Parga, 1985) que ce sont les conditions mêmes d'une économie des ressources et de l'idéal d'autosuffisance des familles indigènes, des groupes de parenté plus amples et des communautés qui les poussent à se replier sur elles-mêmes en leur imprimant une dynamique factionnaliste. Ceci nous permet de comprendre mieux comment la solidarité et la réciprocité dans les Andes sont toujours calculées dans le cadre d'une stratégie économique et politique. En termes très schématiques on pourrait dire que les familles, les groupes et les communautés sont solidaires et établissent des liens de réciprocité et d'interdépendance à l'intérieur des marges strictement nécessaires à leur reproduction, au-delà desquelles ils essaieront par tous les moyens d'assurer leur autonomie et refuseront toute forme de compromis et d'engagement.
9On a même pu constater que dans des situations de pénurie plus importante, les dynamiques socio-économiques centripètes s'aggravent et obligent les unités domestiques, les groupes et les communautés à se replier plus encore sur eux-mêmes en augmentant l'auto-exploitation de leur force de travail propre et en poussant à l'extrême l'épargne des biens (matériels et sociaux) disponibles. Et si les réciprocités et les solidarités les plus élémentaires peuvent alors se renforcer, parallèlement les autres plus périphériques se relâcheront du fait même de l'impossibilité d'échanger ou de redistribuer d'autres biens et services.
10Le factionnalisme andin joue donc un rôle dans les stratégies de solidarité menées par les familles et les groupes et politiquement, il constitue un mécanisme qui renforce les identités et les cohésions à l'intérieur des groupes et des communautés, dans la mesure où ils recherchent leur autonomie et s'opposent les uns aux autres.
11Les exigences de cohésion interne des formes d'organisation andine maintiennent, comme contrepartie à tous les niveaux (familial, des groupes de parenté, communautaire et même ethnique) un factionnalisme externe marqué ; une alliance entre familles, groupes ou communautés se comprend seulement en référence à une opposition et même à une forme d'hostilité vis-à-vis d'une autre famille, d'un autre groupe ou d'une autre communauté, les oppositions jouant en tant que mécanismes d'identité et de cohésion interne des groupes.
b) La gestion de la politique communautaire
12L'autre phénomène qui détermine la nature du politique dans les communautés indigènes de la Sierra et qui se trouve très enraciné dans les conditions définissant l'organisation sociale précédente est sinon le vide du pouvoir, du moins l'absence d'espaces et institutions politiques qui permettraient de l'accaparer et de l'exercer à l'intérieur de la communauté andine.
13Dans la communauté, le pouvoir existe de façon diffuse dans toute la trame des alliances familiales et entre les groupes, à travers les pratiques rituelles, l'enjeu des conflits, la confrontation des différentes stratégies productives et les rapports de force économico-politiques.
14Même si l'organe politique administratif du Cabildo (formé de cinq membres élus par une assemblée de la communauté chaque année) détient un certain pouvoir, ou plutôt une certaine autorité il se trouve tantôt assailli par les différents groupes qui cherchent à y occuper un poste représentatif ou à le conserver, tantôt neutralisé par le pouvoir non-formel que les groupes et les leaders communautaires exercent parallèlement et en marge, tantôt boycotté dans sa gestion par la communauté dans son ensemble, qui utilise pour ce faire, soit des comportements habituels, soit des procédés très subtils.
15En conséquence, le Cabildo ne devient une instance de pouvoir et d'autorité réelle que lorsqu'il parvient à capter les adhésions et à exprimer l'unanimité de tous les membres de la communauté. Ce cas idéal du gouvernement de la communauté indigène est d'autant plus difficile à obtenir que traditionnellement les décisions s'y prennent par un consensus parfois laborieux ou rituellement négocié plutôt que suivant un régime démocratique de majorité.
16On pourrait résumer le principe de la politique communautaire en ces termes : le pouvoir doit être aussi bien échangé que partagé et redistribué.
c) L'horizon socio-politique de la communauté indigène
17Les analyses précédentes nous portent à comprendre la communauté indigène comme une micro-société étroitement organisée sur le plan interne mais autonome et indépendante par rapport à l'extérieur, que ce soit les autres communautés indigènes ou la société nationale. Car malgré les processus historiques et les changements profonds par lesquels elle est passée pendant les cinq siècles derniers, la communauté andine reste le prolongement et la projection de l'ancien ayllu (clan) précolombien : le groupe endogamique qui contrôlait un territoire sur la base d'une organisation socio-parentale et productive.
18Quoique les formes d'organisation et de contrôle d'un espace productif aient été très modifiées, la communauté reste le modèle social et spatial qui assure la reproduction et l'identité ethnique des groupes andins. L'appartenance à une communauté est aujourd'hui encore pour l'indigène non seulement l'enclave de sa reproduction comme indigène mais aussi un facteur d'identité plus fondamental que celui de sa citoyenneté équatorienne.
19La communauté est l'espace privilégié où se reproduit la parenté et s'établissent préférentiellement les alliances matrimoniales. Chaque communauté a son saint-patron, ses fêtes et ses cérémonies, sa propre histoire, ses traditions et même ses mythes ; souvent aussi elle a ses guérisseurs et toujours ses leaders et ses autorités propres ; généralement elle maintient une stratégie économico-productive commune. C'est surtout à l'intérieur de la communauté que se reproduisent les matrices culturelles de la sociologie andine : la minga, les échanges et les trocs les plus habituels, les prestations et les procédés redistributifs les plus ritualisés. Tous ces espaces et ces pratiques habituels et généralisés à l'intérieur de la communauté deviennent hors de celle-ci des stratégies particulières plus ou moins épisodiques en relation avec d'autres groupes et communautés indigènes.
20Pour cette raison, c'est la communauté plutôt que l'ensemble des familles indigènes la composant, qui est le fondement de la reproduction de toutes et de chacune d'entre elles, de sorte qu'on ne peut penser la communauté à partir des unités domestiques qui la composent mais au contraire c'est à partir de celle-ci comme totalité organique que se définissent les unités domestiques et les groupes.
21Tous ces éléments font de chaque communauté indigène un théorème unique et tout à fait différent de tout autre, en constituant pour son espace territorial et social une frontière au-delà de laquelle les formes traditionnelles d'organisation et les relations ethniques ne fonctionnent plus. Au-delà de la communauté joue le factionnalisme.
22Ceci n'exclut en aucun cas des alliances intercommunautaires qui parfois ont une longue durée historique. Il n'est pas rare non plus de trouver deux communautés ou plus qui autrefois formaient une seule "partialité" et un "ayllu" ; de la même manière des communautés qui ont toujours formé une seule identité socio-territoriale n'ont jamais résolu une dualité interne traditionnelle, dualité qui représente l'un des traits les plus profonds et les plus caractéristiques de toute organisation sociale dans le monde andin.
23Ceci explique la caractère d'enclave de la communauté et la fracture organique qu'elle représente pour la gestion et la consolidation d'un mouvement ethnique plus ample. Car chaque communauté devient un interlocuteur socio-politique unique et irremplaçable dans les relations avec le mouvement indigène d'une part et avec l'État et la société nationale d'autre part.
24C'est dans cette perspective et sur la base de ces présupposés sommairement ébauchés que doit être posée la question du pouvoir local dans l'horizon du projet ethnique.
2. LES SECTEURS INDIGENES ET LE POUVOIR LOCAL
a) L'enjeu politique dans la paroisse rurale
25Les communautés indigènes andines sont directement rattachées à l'unité politico-administrative de la paroisse rurale, le centre rural le plus élémentaire, où se situent la tenencia politica, (Lieu-tenance politique) le registre civil, et souvent un centre médical, l'école et l'église, la petite agglomération urbaine est habitée par une population blanche-métisse peu nombreuse composée principalement de commerçants, de transporteurs et de "fermiers" dont les propriétés terriennes se trouvent enchâssées entre les communautés indigènes.
26Le nombre d'habitants de ces centres ruraux peut osciller entre 200 et 1 000 personnes dans la région de la Sierra, tandis que celui des communautés périphériques indigènes peut atteindre une population de 4.000 à 10.000 paysans. Quatre paroisses du Canton Pujili dans la Sierra centrale du pays nous offrent un échantillon représentatif :

Nombre d'habitants d'après le Censo Nacional : 1984
27Le centre paroissial est une enclave au sein de la région paysanne indigène occupée par les communautés et de ce fait même il est l'espace le plus immédiat où s'ancre la relation des secteurs ethniques avec l'État et la société nationale ; c'est une relation généralement conflictuelle en termes de domination ethnique, d'exploitation commerciale et de discrimination raciale.
28C'est surtout à partir de la rupture du système des haciendas que les centres paroissiaux ont acquis une importance politique pour les nombreux secteurs indigènes qui se sont libérés du contrôle de l'hacienda ; de plus, ils ont gagné un poids économique dans la mesure où se sont eux qui ont canalisé les flux de la production paysanne autrefois "captifs" de l'hacienda. Ainsi le conflit issu du rapport (de domination et d'exploitation) entre le paysan et le propriétaire de l'hacienda s'est transformé, tout en se modifiant substantiellement en un conflit politique et commercial avec la paroisse rurale.
29Les secteurs villageois de ces centres ruraux et les responsables des instances publiques forment une alliance et un front commun contre la population indigène des communautés. Il y a généralement deux instances à la tête de ce front, le Teniente Politico (délégué de l'État, du gouvernement provincial) et la Junta pro Mejoras ou Junta Parroquial, organe représentatif des notables du village, sous couvert duquel opèrent les intérêts et le pouvoir des propriétaires terriens et les grands commerçants de la région ou de la localité. Les conflits éclatent généralement lorsqu'il arrive que soit exigé des indiens un impôt en travail, que les communautés s'opposent à leurs voisins, grands propriétaires terriens ou lors de manifestations d'ingérence de la part du Teniente Politico dans les rivalités entre communautés.
30Devant une telle situation, l'une des revendications les plus généralisée au sein des communautés ces derniers temps a été l'attribution de la charge de Teniente Politico à un indigène. Cette revendication apparaît plus clairement dans les centres paroissiaux plus petits où les communautés sont majoritaires. Pour les indigènes ce bastion du pouvoir et de l'autorité étatiques, à l'intérieur de ce qu'ils considèrent comme un territoire ethnique signifie une présence aussi étrangère que potentiellement hostile3.
31Cependant cette revendication s'est heurtée à deux obstacles sérieux : d'une part, une forte résistance de l'État à renoncer à cet espace de contrôle sur une population indigène nombreuse, d'autre part la difficulté pour tout un ensemble de communautés à négocier entre elles un accord qui permettrait de capter l'appareil politique à travers l'un de ses représentants.
32Deux cas illustrent bien la situation qui se crée lorsqu'un indigène parvient à occuper la charge de Teniente Politico d'un centre paroissial. A Zumbahua (province du Cotopaxi, sierra centrale qui se trouve à l'intérieur d'une zone communautaire où le secteur indigène très nombreux a connu une longue tradition de lutte, la population paysanne fait valoir son hégémonie politique en obtenant la nomination d'un dirigeant d'une des communautés comme Teniente Politico. Le climat de belligérance entre les communautés et les groupes communautaires, s'est alourdi avec la présence au poste de Teniente Politico d'une autorité indigène dont la gestion fut continuellement contestée en raison de son ingérence ou de sa supposée ingérence dans les rivalités intercommunautaires.
33L'autre cas est celui d'un centre paroissial du canton Otavalo (Sierra nord) où la prédominance presque absolue de la population indigène et son influence politique permirent, avec l'appui d'un parti politique, la nomination d'un indigène comme Teniente Politico. Pourtant cette nomination l'isola tellement des communautés et du secteur indigène lui-même que sa gestion s'en est trouvée peu bénéfique, moins même, selon certains que celle des Tenientes Politicos blancs-métis précédents.
34Dans les deux cas, le secteur indigène et communautaire regrette la présence d'un des leurs comme représentant de l'autorité étatique dans le centre urbain de la paroisse, et ceci pour une raison fondamentale : le type de pouvoir/autorité qui s'exerce à partir d'une charge étatique comme celle de la Tenencia Politica restera toujours étrangère et hostile aux communautés indigènes, et la gestion de ce pouvoir/autorité par un indigène ne changera rien à sa nature conflictuelle. Car les indigènes disposent toujours de ressources et de procédés pour neutraliser ou exercer un certain contrôle sur leurs propres autorités ethniques dans le cadre de leurs espaces politiques traditionnels mais pas lorsque ces autorités se situent dans l'appareil d'État.
35La question est de savoir quels sont les comportements des secteurs indigènes face au pouvoir local des centres paroissiaux. En simplifiant la diversité des situations, on pourrait caractériser trois modèles de stratégie politique.
- Là où les centres paroissiaux les plus importants (avec une population supérieure à 800 et 1 000 personnes) se sont plus développés comme centres urbains, les communautés indigènes essaient de se tenir à distance en éludant l'influence politique des autorités locales et en faisant du territoire ethnique une zone de refuge pour leur autonomie.
- Au contraire, dans les centres paroissiaux plus petits, les secteurs indigènes bien qu'ils ne contrôlent pas le pouvoir politique, représentent une force hégémonique limitant ainsi l'influence de l'autorité politique locale sur le territoire et dans les affaires indigènes. Dans de telles situations les secteurs indigènes occuperont des espaces et des réseaux commerciaux, et même des postes administratifs en assimilant le centre urbain de la paroisse à une partie du territoire ethnique.
- Une troisième stratégie politique des communautés face au pouvoir local est mise en œuvre justement dans les régions où existe une agglomération de populations aussi bien indigènes que métisses plus importantes et une plus grande articulation entre les communautés et le centre de la paroisse ; elle prend généralement une forme conflictuelle dans la mesure où les secteurs indigènes ne sont pas capables de se soustraire au pouvoir local et n'arrivent pas non plus à exercer une hégémonie qui pourrait permettre l'exercice d'un contre-pouvoir. Mais il y a des cas où c'est l'émergence indigène elle-même qui met en cause cette hégémonie.
36En tout état de cause, vu la faiblesse du pouvoir local au niveau des centres paroissiaux et bien que ce soit avec cette autorité et avec les secteurs blancs-métis dominants dans ces centres que les communautés indigènes sont d'habitude directement confrontées, la nature du conflit inter-ethnique aussi bien que les relations des communautés avec la société nationale et l'État dépassent fréquemment le périmètre très immédiat de la paroisse pour se projeter aux niveaux supérieurs du canton ou de la province. Et puisque le Teniente Politico n'est qu'un représentant du gouvernement avec autorité et pouvoir mais avec une capacité de gestion très réduite, les revendications indigènes passeront au-dessus de lui s'adressant aux organismes cantonaux et provinciaux.
37A ce niveau supérieur, les situations et les stratégies politiques indigènes présentent une caractère différent.
b) Les stratégies politiques indigènes face aux municipalités
38Les cantons sont des unités administratives et politiques qui englobent différentes paroisses en nombre très variable ; leur centre forme ce qu'on appelle une localité ou une ville "intermédiaire", venant après les capitales de province, et dont la population oscille entre 3.000 et 25.000 habitants dans les régions de la Sierra.
ECHANTILLON DE CENTRES CANTONAUX.. RÉGIONS INDIGENES DE LA SIERRA.

source : Censo Nacional : 1984
39Les centres cantonaux sont de petites villes ayant une grande importance commerciale, possédant presque tous les services publics et dont l'instance politico-administrative est le conseil municipal et une jefatura politica. Tandis que cette jefatura politica est une délégation nommée par le gouvernement, provincial ou central, les conseils municipaux constituent un organisme formé sur la base des élections nationales et composé de représentants de partis politiques ; car selon la constitution équatorienne toute représentation politique (au niveau cantonal, provincial ou national) suppose l'inscription dans un parti politique.
40Pour comprendre les stratégies politiques actuelles du paysannat indigène devant les pouvoirs locaux municipaux il est nécessaire de remonter à la formation du mouvement ethnique et à ses différentes formes régionales.
41Les secteurs indigènes commencent seulement à participer pleinement à la vie politique nationale depuis les élections de 1979 lorsque le droit de vote s'est universalisé même pour les analphabètes. Depuis lors seulement, le mouvement ethnique a acquis une importance politique particulière et le vaste contingent de la population indigène est devenu, pour les groupes politiques, un objectif important des campagnes électorales.
42De façon générale, on peut dire que le mouvement indigène ne possède pas encore une définition politique propre puisque ses luttes l'ont porté à se confronter directement à l'État et à la société nationale. Dans ce sens, nous avons soutenu (Sanchez-Parga, 1986b) que comme secteur social l'indigène ne peut se définir à proprement parler comme "classe", car pour lui l'idéologie et les pratiques ethniques sont plus déterminantes que l'idéologie et les pratiques de classe. Même si parfois la "forme" classe peut déterminer les pratiques et les discours du mouvement indigène et aussi décider de ses alliances politiques conjoncturelles.
43D'autre part, les schémas idéologico-organisateurs des partis politiques sont très étrangers à la culture, aux formes d'organisation et de pensée et même aux revendications des secteurs indigènes. C'est seulement à partir des luttes pour la Réforme Agraire au cours des années 60 et 70 que des orientations vers la gauche ont commencé à se profiler régionalement parmi de nombreux secteurs de la population paysanne indigène appuyés dans leurs revendications par des groupes et des partis politiques de tendance marxiste.
44C'est dans ce cadre que les plus importantes organisations paysannes indigènes de la Sierra se sont forgées, bien que dans des conditions très différentes ; à leur tour elles ont conféré au mouvement ethnique des caractéristiques régionales très diverses. Produits par des conditions et des processus distincts, on pourrait caractériser les différents modèles d'organisation de façon suivante :
45a) Les organisations et les mouvements indigènes nés dans la chaleur de la lutte pour la terre et consolidés par l'intégration des revendications ethniques atteignent un certain degré de cohésion, soit à cause de facteurs historiques et une relative homogénéité des conditions et stratégies de survie, soit grâce à la capacité de leaders. Dans d'autres régions la dynamique même de la lutte et des revendications a radicalisé les orientations politiques des communautés mais l'absence d'une identité ethnique commune ou d'une direction politique capable de coordonner les différentes zones et les communautés a empêché la formation d'une organisation large et cohérente. Mais dans les deux cas l'orientation de ces mouvements s'inscrit dans une ligne politique parallèle à celle des partis de gauche.
46b) Pendant la dernière décade alors que déclinaient les luttes pour la Réforme Agraire et que s'introduisaient d'ambitieuses politiques étatiques et privées de développement rural, de nouvelles organisations paysannes surgirent comme interlocuteurs et bénéficiaires de programmes de développement les plus variés ; l'État lui-même, et jusqu'à l'Église, appuyèrent ces organisations paysannes indigènes afin d'améliorer la gestion et l'efficacité de leurs actions dans les campagnes. Bien que l'apparition de ce genre d'organisations soit marquée par le clientélisme et par des relations de dépendance, leur définition politique est subordonnée aux conditions locales ou conjoncturelles ; en tout cas elles ne maintiennent pas une articulation ou des alliances définies et stables avec des partis politiques. Et leur orientation de développement en fait plutôt des alliées faciles des partis capables de meilleures offres électorales.
47c) Ces formes d'organisation qui ont essaimé dans tout le pays pendant la dernière décennie, sous l'impulsion de l'État lui-même (la formation d"'organisations de second degré", ignorant les formes et procédés d'organisation traditionnelle des communautés est devenue une consigne diffusée dans toute la Sierra) ont poussé le mouvement indigène à adopter des niveaux d'organisation plus amples non seulement par zones mais aussi par régions.
48Pratiquement dans toutes les provinces existent des fédérations paysannes indigènes qui se limitent cependant à agir comme regroupements de dirigeants très peu représentatifs, et qui par conséquent n'arrivent pas à canaliser, coordonner et exprimer les dynamiques de leurs bases, des communautés et des groupes plus locaux. Mais si elles ne sont pas capables d'agir en tant que porteuses d'un mouvement revendicatif permanent, ni de synthétiser les demandes concrètes, par contre ces organisations se transforment facilement en courroie de transmission des propositions politiques des partis et de leurs consignes électorales.
49De fait, ces cercles de dirigeants dont la représentation dans de grands secteurs paysans indigènes est plus formelle que réelle, souvent loin de contribuer, même de manière verticale, à l'organisation et la dynamisation du mouvement ethnique, deviennent de simples appareils administratifs et de négociation entre les pouvoirs locaux et les groupes politiques. L'absence de définition politique de ces organisations, même lorsque elle s'établit sur la base d'une autonomie et d'une radicalisation ethnique, en fait fréquemment des proies pour les alliances conjoncturelles ou l'opportunisme politique de leurs dirigeants.
50d) Quoiqu'il s'agisse d'un phénomène mineur, ces organisations indigènes, qui surgissent de façon très particulière et en claire compétition avec d'autres organisations voisines, ou avec une couverture territoriale plus ou moins grande, -effet parfois du factionnalisme andin-, se constituent souvent à partir du conflit intra-ethnique, ou bien pour disputer les espaces mêmes du pouvoir local aux autres organisations indigènes, ou encore simplement pour revendiquer les services et les programmes de l'État à l'intérieur d'une même zone ou région.
51Cette rivalité entre les organisations indigènes a de graves effets politiques non seulement parce qu'elle divise le mouvement ethnique et l'empêche soit de faire face soit d'occuper ou de partager les espaces du pouvoir local, mais aussi parce qu'elle conduit les organisations à passer des alliances politiques avec des partis ce qui à la longue ne bénéficient pas aux secteurs indigènes.
52Après cette caractérisation du mouvement ethnique, de ses différentes conditions et de ses particularités d'organisation, on peut comprendre mieux les différentes stratégies politiques face aux pouvoirs locaux et leur relation avec les conseils municipaux. Ces stratégies pourraient très systématiquement se réduire à deux modèles : les stratégies de siège et les stratégies de harcèlement.
531. Les stratégies politiques de siège des pouvoirs locaux sont entreprises en particulier par les organisations qui, à partir d'un mouvement ethnique ayant une tradition de lutte et une base relativement homogène quant à ses conditions de reproduction, se sont dotées d'une direction ethnique capable de négocier leur propre projet avec les partis politiques mais qui aussi sont prêtes à occuper un espace et à s'affirmer dans les instances du pouvoir local des municipalités.
54Comme exemple typique de ce modèle de stratégie nous avons l'UNORCAC (Union de Organizaciones Campesinas de Cotacachi) à la tête de laquelle se trouve un des leaders indigènes les plus sagaces. Avec l'appui des partis de gauche il obtient un poste dans le Conseil Municipal lors des élections de 1979 et renforce sa plate-forme politique lors des élections de 1984. Pourtant il n'établit pas ses alliances dans la Municipalité en fonction de son affiliation politique ou des tactiques du parti (le FADI, Frente Amplio de Izquierda) mais sur la base du projet ethnique de la zone : "Je ne suis pas ici -dit le dirigeant indigène- comme représentant du parti mais comme indigène". Et de fait, à partir de son poste il a essayé de négocier services et programmes de développement pour les secteurs indigènes et pour ses communautés de Cotacachi.
55Mais, paradoxalement, lors des élections administratives de 1986 le vote indigène de la zone grâce à laquelle on prévoyait l'obtention d'un autre poste pour un indigène dans le Conseil Municipal, s'est éparpillé marquant ainsi les limites de la présence ethnique dans l'appareil du pouvoir local. Que s'est-il passé ? Malgré une gestion orientée vers la défense des intérêts des communautés, le dirigeant indigène s'est distancé organiquement de ses bases ethniques ; son statut d'autorité locale lui conférait une autre image, car même s'il luttait pour les indigènes, cette lutte se déroulait sur un espace non-ethnique et adoptait des formes n'appartenant pas aux traditions du mouvement indigène. D'autre part, la négociation et la gestion d'un programme de développement rural de FODERUMA (Banque Central) pour la zone, grâce auquel les dirigeants de l'UNORCAC espéraient consolider leur présence dans les communautés indigènes, a été un tel échec et a provoqué de telles frustrations que le prestige des dirigeants en fut sérieusement affecté.
56Le défi qu'affronte actuellement l'organisation ethnique de Cotacachi et ses dirigeants est celui de savoir comment continuer à occuper et assiéger les espaces du pouvoir local, c'est-à-dire en pratiquant les règles du jeu politique conventionnel et les alliances avec les partis, tout en maintenant de manière parallèle ses formes traditionnelles de mobilisation et de repli face à ces pouvoirs locaux, la production continuelle de revendications et la reproduction de pressions qui constituent la base des épreuves de force.
572. Les stratégies politiques de harcèlement des pouvoirs locaux apparaissent dans les situations, où d'une part les municipalités restent des espaces inféodés aux partis de centre et de droite, fermés à toute forme d'alliance et de représentation indigènes, et où d'autre part le mouvement ethnique lui-même n'est pas parvenu à se consolider en une organisation suffisamment ample et forte pour négocier avec les partis de gauche ou centre-gauche une représentation politique dans les conseils municipaux. Cependant dans certains cas, de telles alliances et de telles négociations ont eu lieu mais sans succès électoral, surtout à cause de leur caractère conjoncturel et de la faiblesse du travail de politisation des bases par la direction indigène.
58Dans ce contexte, le mouvement indigène morcelé par des luttes ou disputes très localisées agit à partir des dynamiques trop ponctuelles de groupes ou de communautés, et de revendications très spécifiques. Par là même, son action sur l'appareil municipal prend la forme de harcèlement, d'agacement et de tracasseries. Chaque communauté ou chaque zone se lance dans ses conflits et tente de les résoudre de manière autonome. Au lieu de chercher une coordination pour poser et résoudre les problèmes communs, les secteurs indigènes se retrouvent continuellement engagés dans des plaintes et procès judiciaires, des disputes policières, des démarches administratives par lesquels ils mettent en échec perpétuel les divers organes des pouvoirs locaux.
59Dans ce sens, le mouvement ethnique adopte des formes de lutte originales et très différentes des autres secteurs sociaux : il s'engage dans des actions très ponctuelles, avec des alliances intra-ethniques traditionnelles ou en établissant d'autres plus insolites ; il peut même acquérir des modalités de mobilisation et d'affrontements violents qui parviennent parfois à paralyser le fonctionnement de toute une région.
60En général, plutôt que de viser les espaces du pouvoir local avec le but d'y participer par une présence indigène, de telles stratégies préfèrent établir des rapports de clientèle avec des intermédiaires politiques (par exemple, avec des avocats de gauche et conseillers municipaux de gauche ou de centre-gauche) afin de harceler, de faire pression politiquement sur les autorités locales et marquer ainsi la volonté ethnique d'être pris en compte dans une région.
61Il y a même des organisations indigènes déjà très consolidées, avec une claire définition politique, mais qui, en accord avec leurs dirigeants, sont moins intéressées par l'occupation des postes de pouvoir dans les instances municipales que par le maintien d'une pression continuelle pour l'obtention de services pour leurs communautés ; à tel point qu'elles sont prêtes sur la base de leurs ressources politiques à négocier des fractions de pouvoir en échange de bénéfices du genre locaux communautaires, eau, électricité, centre de formation, etc. En définitive, elles optent plutôt pour une stratégie de vigilance qui leur permet d'accumuler des crédits politiques aussi bien face aux pouvoirs locaux que face aux autres organisations indigènes.
62En conclusion, le mouvement indigène se trouve devant une alternative : monter sur la scène de la politique nationale en s'adaptant aux règles du jeu démocratique bourgeois et des alliances avec les partis politiques, dans la perspective de parvenir à occuper les espaces du pouvoir local ou se maintenir en marge de ces espaces politiques, des alliances de classe et de parti et des rapports de force qui se présentent au niveau de l'État et de la société nationale.
63Si la première option peut enlever au mouvement indigène toute sa spécificité politique et le conduire à hypothéquer non seulement un projet ethnique plus autonome mais aussi une certaine radicalisation, la deuxième option, celle de se marginaliser dans les espaces et dans les formes de lutte, peut rendre stérile tout investissement politique du mouvement indigène.
64Sans doute une voie inédite sinon intermédiaire pourrait permettre d'intégrer à la fois l'originalité et toute la portée du projet ethnique ; ceci tout en gardant aussi l'efficacité et l'influence réelles d'un tel projet sur la scène de la politique locale, régionale et nationale.
Bibliographie
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GOLTE, Jurgen. La racionalidad de la organizacion andina, IEP, (Instituto de Estudios Peruanos), Lima, 1980.
MURRA, John, V. Formaciones economico politicas del mundo Andino, IEP (Instituto de Estudios Peruanos) Lima, 1975.
SANCHEZ-PARGA, J. "Estructuras espaciales del parentesco en los andes ecuatorianos" ; Salamalag chico", in Estrategias de supervivencia en la comunidad andina, CAAP, Quito. 1984.
SANCHEZ-PARGA, J. La trama del poder en la comunidad andina, CAAP, Quito, 1986.
SANCHEZ-PARGA, J. BEDOYA, J., "Yanaurco 1984-86 : las caras ocultas del conflicto étnico" in Etnia y Estado, Ecuador-Debate, n. 12, 1986.
Notes de bas de page
1 Nous avons traité plus amplement de cette problématique dans La trama del poder en la comunidad andina, CAAP, Quito. 1986.
2 Cf. J. Sanchez-Parga, "Estructuras espaciales del parentesco en los andes ecuatorianos : Salamaag chico", en Estrategias de superviviencia en la comunidad andina, CAAP, Quito, 1984
3 Dans notre étude "Yanaurco 1984-86 : las caras ocultas del conflicto étnico, Ecuador-Debate n. 12, 1986 nous avons montré comment le mouvement indigène peut arriver à créer un certain climat de soulèvement et d'affrontement avec les forces policières armées quand il s'agit de maintenir le contrôle sur le territoire ethnique.
Auteur
Professeur au Centra Andino de Accion Popular, Quito.
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