Nicaragua : un projet d'autonomie pour la Cote Atlantique
De la question régionale à la problématique ethnique
p. 459-470
Texte intégral
LA COTE ATLANTIQUE : UNE PROBLEMATIQUE REGIONALE OU ETHNIQUE ?
1"Ironically, the greatest perceived challenge to Miskitu national identity came..../.. front the "Reincorporation" of the Atlantic Coast into Nicaraguan nation in 1894. To the United States, the Reincorporation meant that land and mineral rights concessions would be granted easity by a subservient Nicaraguan government. To Nicaraguan president Jose Santos Zelaya, it was a nationalist measure to unify a country wich had been divided by colonial powers. Rejecting Nicaraguan national identity, native inhabitants of the Atlantic Coast perceived the Reincorporation as a subordination to "spanish" politicai rule. In july 1894, Nicaraguan troops occupied the coastal town of Bluefields, and provoked a rebellion of the predominantly Creole inhabitants. With the help of U.S. troops, the rebellion was squelched, and the elite of the Miskitu kingdom (who at this point were a mixture of Creoles and Miskitu) fled to Jamaica. Over the next 20 years, Zelaya initiated numerous attempts to strenghten "Spanish" Nicaraguan control over the Atlantic Coast. Spanish speakers were sent from Managua to fill local political and administrative posts ; education in Spanish became mandatory.1
2Formulons une première hypothèse : la complexité de la situation de la côte Atlantique tient largement au fait que nous sommes en présence d'une problématique "régionale" qui se trouve doublée d'une question "ethnique".
Un antagonisme régional
3La côte Atlantique constitue bien une région au sens géographique, social et économique du terme. Tout ou presque a été écrit sur son passé, sa "réincorporation" tardive à la nation (1894), la faiblesse de ses relations avec la capitale, son articulation à l'espace caraïbe, espace économique, culturel et pluri-linguistique. Face au gouvernement central, à l'État, cette société est porteuse d'intérêts spécifiques qui alimentent aujourd'hui une puissante revendication régionale. Cette question régionale, ce conflit d'abord latent, puis ouvert, qui oppose un acteur collectif, une société, à un pouvoir central, un État (très faible dans le passé, fort aujourd'hui), perçu comme "autre", étranger, représentant les intérêts d'autres régions, d'autres populations, est à rapprocher, toute chose égale par ailleurs, des innombrables conflits de caractère régionaux qui au xixe siècle, époque de la constitution des États latinoaméricains, et aujourd'hui encore, ont pu opposer certaines régions du continent à un pouvoir central dont elles dépendent. Les innombrables guerres civiles dont le xixe siècle a été le théâtre, ont le plus souvent trouvé leurs origines dans des antagonismes régionaux. Ces sortes de conflits sont pris généralement en charge par des oligarchies locales qui identifient souvent leurs intérêts économiques comme classe possédante à celle de leur région, et en appellent à des solution politiques à même de faire prévaloir leurs intérêts.
4Ces revendications régionales n'ont toutefois de véritable force au sein d'une société qui se modernise que si elles trouvent un écho dans les autres couches sociales de la population. Les dimensions culturelles, idéologiques, ethniques, linguistiques (quand elles sont présentes), partagées par cette population, ciment de son identité, constituent alors de puissants éléments pouvant, à l'instar des intérêts économiques, motiver sa participation à un mouvement régionaliste à côté des classes dominantes... Surtout quand elles sont le support des formes de domination et de pratiques discriminatoires de la part du pouvoir central et de ses agents, ainsi que plus largement de la part des populations extérieures à la région. Ces revendications régionales pour être en partie ou en totalité satisfaites, en appellent à des formes particulières d'arrangement politique. Ainsi, dans le courant du xixe siècle, la solution trouvée a été souvent celle de la constitution d'États Fédéraux. Chacune des régions trouve alors au sein de la nation sa propre représentation politique, et un gouvernement régional, souvent doté de larges pouvoirs. Cela dit, la côte Atlantique se caractérise, contrairement à ces conflits régionaux, par l'absence d'une véritable oligarchie locale, et par une coupure linguistique, culturelle (et religieuse) qui va bien au de là, comme on le verra, de ce que pouvait nourrir les aspirations régionalistes ou séparatistes dans le reste du continent.2 Aussi le Statut d'Autonomie que le gouvernement nicaraguayen propose à la côte Atlantique, alors que le Nicaragua n'est pas un État fédéral (et n'entend pas le devenir), se présente à l'évidence comme une tentative de dégager une autre solution, originale pour le continent. Elle n'a pas, à notre connaissance, d'équivalent dans la région. Pour trouver d'autres exemples de ce type, ce serait plutôt vers l'Espagne démocratique qu'il conviendrait de regarder...
5En s'engageant dans la voie de l'autonomie, les sandinistes reconnaissent donc le fait régional et en tirent des conclusions politiques. Ceci a lieu alors même qu'ils sont engagés dans la construction d'un État national moderne, et qu'ils font face à une agression externe. Ceci mérite d'être souligné. On conçoit que pour des hommes imprégnés de jacobinisme, et alors que l'autonomie peut paraître remettre en cause l'unité nationale, la prise en considération du fait régional n'ait pas été facile. Il est d'ailleurs admis que ce nouveau cours donné à la politique sandiniste se heurte toujours à des fortes résistances au sein de l'appareil dirigeant.
Un conflit ethnique
6Mais cette autonomie promise et revendiquée n'apportera de véritable solution au conflit qui oppose la côte et le pouvoir révolutionnaire que si elle prend en considération le fait ethnique. Car ce conflit a aussi une dimension "ethnique", et cette dernière doit être saisie comme telle, séparément. Elle ne saurait se fondre dans la problématique régionale, pour n'apparaître alors que comme un élément second et dérivé. Même si la région, comme espace géographique, vient fixer la territorialité propre à l'ethnicité. Ethnique, cela veut dire d'abord une division de la population côtière en plusieurs segments non identifiables à des classes sociales, bien que la structure de classe, les hiérarchies sociales, tendent en partie ici, comme c'est souvent le cas dans les sociétés multi-ethniques, à rejoindre des clivages fondés sur l'appartenance à des groupes ethniques, à des minorités (des enquêtes ont montré comment sur la côte Atlantique les créoles, miskito, "espagnols" ou métis, etc.. étaient fort inégalement répartis dans la structure de classe propre au monde du travail, ou au sein des hiérarchies administratives)3. La côte Atlantique contrairement au reste du pays où les populations indiennes ne sont plus que résiduelles et les créoles pratiquement absents, forme donc un ensemble pluri-ethnique, et il existe une dynamique régionale de relations inter-ethniques. Que l'on ne s'y méprenne pas toutefois. La multiplicité des groupes et des clivages qui les fondent, ne va pas jusqu'à mettre en cause une identité collective, supra-ethnique (dont seuls seraient exclus les "espagnols" vivant de plus en plus nombreux sur la côte), quand il s'agit de se situer face à Managua et aux populations du Pacifique. C'est bien pourquoi, on peut parler aussi de société ou de culture "costena", fondée sur une histoire locale de relations inter-ethniques et d'échanges avec l'espace caraïbe (ce qui nous ramène à la dimension "régionale" du conflit).
7Mais "ethnique" cela veut dire, encore et surtout, que le pouvoir sandiniste entre en conflit avec des acteurs bien particuliers. Les populations de la côte Atlantique se distinguent et s'opposent à celle du Pacifique, non seulement du fait de leur histoire séparée, de leurs langues, de la religion et éventuellement de la couleur de la peau, ce qui n'est pas rien, mais aussi par leurs formes d'organisation économiques, sociales et politiques. Et cela est plus sérieux. Les sandinistes eux-mêmes, qui parlent en terme "d'accumulation de forces productives", "mode de production" et "niveau de développement", insistent à leur manière sur cet aspect quand ils évoquent le "retard" de la côte Atlantique, son sous-développement, les formes de vie archaïques, voire primitives des populations indiennes. Ici, l'État est une réalité lointaine n'ayant guère pénétré la vie sociale. Et le marché n'a pas suffi à détruire le rôle prééminent que jouent dans la société les relations de parenté et les institutions communautaires. A cela s'ajoute, comme il est de règle dans ce type de société, une identification particulièrement étroite et forte des groupes de base avec un territoire. La terre, moyen de production, y est d'abord, pour ceux qui la possèdent, le lieu d'une souveraineté partagée et le support d'une histoire collective : "Considerando (...) que las tierras indigenas, son aguellas que historicamente consideramos, como producto de haber botado sudor etnico y las areas que nuestros abuelos nos indicaron, sobre donde sembramos y cazamos para sobre-vivir en contacto directo con la naturaleza. (...) pedimos..." etc4. L'acteur social central du mouvement régionaliste n'est plus alors une classe dominante, une oligarchie locale opposée à une autre oligarchie ou à l'État, mais, au sein d'un monde organisé sur des principes segmentaires, des groupes ethniques et des communautés.
Des revendications spécifiques
8C'est pourquoi "ethnique" veut dire encore et surtout des revendications particulières. Pour faire court, on parlera en terme d'identité et d'autonomie relative. L'identité est un enjeu central, car sous ce terme il faut entendre, projection territoriale, culture et mode de vie. Disons des formes spécifiques d'organisation sociale et de pouvoir. L'autonomie relative est son corollaire nécessaire. Il s'agit bien de préserver, récupérer ou étendre, les éléments de cette identité, et la capacité d'intervention du groupe sur lui-même. Elle se conçoit et se vit d'abord au niveau local. Elle peut se revendiquer indistinctement selon les époques, face à la dictature somoziste, à une puissance étrangère ou à l'État révolutionnaire. Ajoutons seulement, pour qu'il n'y ait pas de méprise, qu'aussi bien "l'identité" que l'autonomie relative ne signifient pas le refus du changement, de la "modernisation" et le rejet d'une forme particulière d'intégration à un ensemble plus vaste. Dans un cas comme dans l'autre, on peut émettre l'hypothèse que l'attitude vis-à-vis de la modernité et de l'intégration dépendront fortement de qui s'en fait le vecteur, et de la conjoncture. Faut-il dire aussi que la revendication ethnique est bien entendu variable, dans son caractère comme dans sa force, selon les différents groupes en présence et le degré d'urbanisation des populations.
9Si on accepte l'hypothèse, à vrai dire la plus souvent avancée, que le conflit se structure (en partie) autour de la question ethnique, on doit admettre aussi que le problème de la côte Atlantique, considéré dans sa dimension régionale, mérite alors un traitement particulier. Et vice-versa. C'est bien là ce qui rend le problème si complexe : car une chose est de prétendre organiser un gouvernement régional chargé d'exercer son autorité sur une vaste région du pays, et de définir quelle sera en matière administrative ses compétences et ses attributions au sein de la Nation, une autre est de vouloir porter solution à des revendications ethniques, surtout quand l'ensemble régional se trouve être en fait pluri-ethnique... Le danger est de centrer son attention sur une seule de ces deux dimensions et d'oublier ou de sous-estimer l'autre. C'est-à-dire, de tout ramener à une question régionale et à un problème géopolitique, - ce qui a été longtemps (et est largement encore) le cas des révolutionnaires-, ou de ne pas considérer, comme le font trop souvent les ethnologues et les organisations de soutien aux minorités ethniques, que le caractère "indien" des acteurs (alors même qu'ils peuvent être majoritairement noirs ou métis).
Une incompréhension réciproque
10L'avant-garde sandiniste, placée depuis peu aux commandes de l'État, a tout naturellement privilégié, ce que nous appelons la dimension régionale. Elle s'en est expliquée elle-même : engagée dans un processus accéléré de mise en place d'un État révolutionnaire, voulant affirmer son autorité sur l'ensemble du territoire national, et donc sur la côte Atlantique, elle était par ailleurs peu préparée, de par son origine et sa formation, à voir autrement que sous l'angle du retard et de l'arrièration ce qu'était le mode de vie propre et la spécificité des cultures locales. Mais la méconnaissance de l'histoire et de l'anthropologie n'explique pas tout. C'est au plus profond de son discours sur la société (c'est-à-dire de ses catégories d'analyse) et de ses pratiques que résident, encore aujourd'hui, sa très grande difficulté à assumer toutes les conséquences de sa reconnaissance tardive de la problématique ethnique. Car le pouvoir révolutionnaire parle un triple langage. Celui de l'intérêt national contre les formes de domination étrangère et de l'impérialisme, celui de la lutte des classes contre l'oligarchie et les exploiteurs de tous bords, celui de la modernisation, du progrès et de l'État, contre le sous-développement, l'obscurantisme, et les institutions traditionnelles de la société. Or, sur ces trois grands axes : anti-impérialisme, lutte des classes, État et développement, la préoccupation "ethnique" trouve difficilement sa place. Aussi les paradoxes et malentendus abondent. Car le fameux "retard" de la côte Atlantique est présenté comme la conséquence directe de la domination étrangère, anglaise d'abord, nord-américaine ensuite, à même de nourrir un fort sentiment anti-impérialiste dans la population, alors même que pour les miskito et créoles, ce "retard" peut être un mode de vie revendiqué, que l'époque anglaise fut celle où la côte Atlantique disposait d'une forte autonomie politique, et que celle plus récente des compagnies américaines reste associée dans la mémoire collective, à tort ou à raison, (les compagnies US n'étaient pas tendres avec leurs ouvriers et ont exercé une véritable activité de pillage sur la côte) à un moment de relative abondance économique... Et que signifie aussi le langage de la lutte des classes pour ceux qui voient en elle un ferment de division au sein de la solidarité ethnique, pensent en terme de famille, groupe, communauté, et désignent l'adversaire non sous forme de "classe" mais de groupe ethnique (les "espagnols") ? Et pour les sandinistes, comment concilier un processus volontariste de modernisation, le désir affiché de créer un homme nouveau, avec le maintien et la reconnaissance des particularismes et spécificités culturelles ? Comment défendre les autonomies locales, quand on se fait le champion du tout à l'État, agent de développement et de contrôle de la société et que l'on se méfie des institutions issues de la société civile ?. Et il serait possible encore de multiplier les exemples : ainsi la mise en place au lendemain de la révolution d'organisations populaires de base par quartiers et par communautés, suivant le modèle des organisations de masse promu dans tout le pays par les sandinistes, au lieu d'être perçue comme l'expression d'une démocratie nouvelle apportée par la révolution, est ressentie par la population locale comme une tentative de contrôle exercée d'en haut, et une méconnaissance du droit des anciens (organisés en Conseils) à diriger les communautés. Et par ailleurs, que signifie la création d'organisations de masses, là ou à proprement parler les "masses" n'existent pas comme telles "Hay que destacar que fue la propria dinamica social de la Revolucion la que motivo a los pueblos de la Costa a reclamar sus derechos historicos. Desafortunadamente, el proyecto revolucionario no supo prever en su concepcion global, las formas economico-sociales, propias de los pueblos costenos. Ejemplos : un Sumo no establece diferencias sustenciales entre la explotacion moderera por parte del gobierno central y las antiguas de explotacion de ese recurso natural por parte de una empresa monopolista. La implantacion de organizaciones populares de base, por barrio o comunidad, en lugar de ser una expresion de democracia, aparece como una violacion a los derechos de los ancianos de dirigir la comunidad "5
11Après avoir cru qu'une rapide amélioration matérielle, l'éducation, la fin de l'exploitation étrangère, permettraient l'intégration des populations côtières à la nation, que l'"ethnique" était en fin de compte soluble dans la Révolution et le Progrès, il reste à coup sûr difficile pour les sandinistes de dessiner, sous le terme d'autonomie, une voie véritablement nouvelle, conciliant leurs objectifs révolutionnaires, avec le mode d'être et la volonté des populations locales. Ce qui aurait pu être relativement facile au lendemain de leur triomphe, quand les dirigeants indigènes de MISURASATA cherchaient eux-mêmes une forme d'alliance avec le nouveau pouvoir, l'est beaucoup moins maintenant. Le nationalisme conquérant des sandinistes a provoqué en retour l'émergence d'une forte revendication miskito et créole. La montée des contradictions entre les populations cotières et les "espagnols" a fait en sorte que pour une grande partie de la population, l'antagonisme ethnique semble résumer à lui seul toutes les autres contradictions. Aujourd'hui, les différentes revendications sociales, dans le domaine culturel, économique, social et politique, ne se présentent pas séparées de la revendication ethnique mais emploient au contraire son langage, et lui paraissent subordonnées. Il en va ainsi des revendications pour la terre et les ressources naturelles, l'éducation bilingue6, le respect des formes d'autorité traditionnelle, et, plus largement encore, de la défense des intérêts régionaux.
12Pour sa part, le groupe de pression formé par les ethnologues spécialistes des questions ethniques et les organisations de soutien aux luttes indigènes défend généralement le droit à la différence, à la terre et à l'autodétermination, pour les populations de la côte Atlantique. Ils le font en invoquant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et l'histoire de la région : ce que les Nicaraguayens appellent la "réincorporation" de la Mosquitia à la nation ne serait en fait qu'une incorporation récente, décidée il y a moins d'un siècle sans la consultation de la population intéressée mais avec l'accord des puissances de tutelle. Ce faisant, ils passent parfois sous silence l'existence de contradictions inter-ethniques au sein même de la région. Et surtout, en ayant les yeux braqués sur la dimension "ethnique", en proposant des solutions éventuellement radicales, valables peut-être pour de petits groupes, ils oublient parfois que l'État nicaraguayen se trouve aussi confronté à un problème de dimension régionale, mettant en jeu sa souveraineté et ses institutions : s'agissant d'une région qui occupe près de la moitié du pays et couvre toute sa façade atlantique, les enjeux territoriaux, politiques et sociaux, sont d'une tout autre nature et ampleur que ceux mis en cause quand il est question de défendre la démarcation d'une terre et la reconnaissance d'une autonomie locale pour une population indienne vivant sur une portion minime du territoire national (comme ce peut être le cas avec les populations amazoniennes).
Les conditions d'un succès
13Pour que le projet d'autonomie réussisse, il faut entre autre chose, mais d'abord, qu'il soit en mesure de répondre positivement à une double exigence : celle d'un cadre institutionnel venant régler les relations existantes entre une population occupant un espace régional bien délimité et le reste du pays et l'État ; celle d'un système interne d'organisation politico-juridico-administratif propre à la région, qui prenne en charge son caractère multi-ethnique, assure la représentation des intérêts locaux et nationaux, tout en respectant les autonomies locales. L'autorité régionale devra ici jouir d'une double légitimité, car elle sera soumise à la pression contradictoire du national et du local.
14Vis-à-vis de l'État et de la Nation, elle tirera cette légitimité de la loi, et à ce titre il est bon que cette loi soit inscrite dans la constitution7. Vis-à-vis de la région, sa légitimité dépendra d'abord des circonstances qui ont donné lieu à sa rédaction et à son adoption. Voilà pourquoi certains revendiquent une participation directe et sur pied d'égalité des différents groupes et organisations jusque là écartés de la consultation et de la rédaction (cf. supra "Consultation ou négociation"). Mais le succès de l'opération dépendra aussi des formes internes de démocratie et de représentation mises en œuvre. Car la Loi doit encore définir et permettre la coexistence et la superposition de plusieurs droits : droit d'un État, ou d'une nation, sur un territoire, droit des populations côtières sur un espace régional (ce qui implique un droit à la "différence"), droits des différentes communautés sur des territoires locaux (et droit pour elles aussi à la différence). Il apparaît que le projet sandiniste s'est surtout attaché à définir le premier niveau (relations État-région) -même si le résultat reste imprécis-, et partiellement le deuxième, mais qu'il s'est très peu engagé sur le troisième.
15Comment à l'intérieur de chacune des régions de la côte Atlantique vont s'organiser les relations entre le local et le régional ? C'est là un point essentiel. La question posée par Murphy Armendariz, un leader de la communauté sumu, à propos de la représentation de son groupe dans la future assemblée régionale, alors qu'ils est numériquement minoritaire dans ses propres zones traditionnelles d'occupation, met le doigt sur ce qui peut fort bien devenir rapidement un objet de discorde : "Donde nosotros vivimos los mestizos son mayoria. Un ejemplo es el caso de Las Minas. Este es un territorio que nos ha pertenecido historicamente. Nosotros tenemos que participar en la gestion y direccion estatal, pero si se ve de acuerdo a la poblacion que esta en esa zona, pareciera que esto puede ahogar las aspiraciones netamente indigenas, en este caso de los sumos. ¿Que significaria el gobierno autonomo representado solo por mestizos, si son mayoritarios y tienen la gente mas preparada ? En este caso, con (sic) ellos tienen una composicion homogenea dentro del Estado nicaraguense, nosotros tenemos que pensar muy bien cual serà nuestra participacion en ese gobierno autonomo"8
16L'autonomie pour certains se pose donc d'abord dans sa dimension ethnique, et non pas régionale. L'autorité régionale devra à la fois affirmer son pouvoir par rapport au gouvernement de Managua, et apparaître comme un système de représentation respectant les autonomies locales. La chose ne sera pas aisée.
DEUX REGIONS POUR UNE SEULE AUTONOMIE ?
17Le projet d'autonomie propose une division de la côte Atlantique en deux sous-régions : Zelaya Nord, capitale Puerto Cabezas, et Zelaya Sud, capitale Bluefields, indépendantes l'une de l'autre, bien que devant être régies par la même loi d'autonomie.
18Cette division peut surprendre. Elle renvoie certes à un découpage administratif, mais ce découpage est ancien et fut créé par un gouvernement qui se souciait fort peu de la reconnaissance d'une identité régionale. Aujourd'hui, alors que l'on veut modifier le cadre institutionnel pour faire place au fait régional "costeno", pourquoi procéder de la sorte ? S'agit-il de coller au plus près d'une réalité locale qui se traduit par une sensible différence en ce qui concerne la composition ethnique du nord et du sud ? S'agit-il, mieux encore, de répondre à une demande explicitement formulée par des populations côtières qui se montreraient peu soucieuses de coexister au sein d'une seule et vaste région ? Ou s'agit-il plutôt d'une stratégie délibérée de la part des autorités politiques de Managua, désireuses, par la division, d'affaiblir le poids politique d'une région qui sans cela occuperait en un seul tenant plus de la moitié du territoire nicaraguayen et pourrait bien lui être politiquement hostile ? La question mérite d'être posée.
19On remarquera d'abord que l'initiative vient d"'en haut", puisque c'est bien à l'instigation du gouvernement que se mettent en place deux commissions régionales... le pouvoir a donc dès le début tranché en faveur de la division. Cela dit, on doit constater que dans les conclusions de la consultation menée par la commission de Zelaya Sud, ne figure nulle part une remise en question de cette division, et une volonté de créer soit une seule et unique région autonome, soit de mettre en place une entité politico- administrative qui viendrait articuler dans un seul ensemble deux régions dotées par ailleurs de leurs propres instances administratives. Certes, un tel silence peut être interprété comme le résultat de la volonté sandiniste au sein de la commission. On doit remarquer toutefois que cette question, pourtant essentielle, n'a jamais été explicitement évoquée durant la tenue du symposium de juillet 869. Comme si sur ce point il existait bel et bien un consensus parmi les officiels, comme dans le public. Des conversations privées, menées notamment avec des membres de la délégation de "KISAN pour la Paix " (en 1986)10, nous ont convaincu toutefois qu'un tel consensus - peut-être réel parmi les populations du sud -, ne saurait sans plus de précaution être étendu à la région nord.
20Bien des choses séparent en effet le nord et le sud de la côte Atlantique.
21D'abord la composition ethnique : le nord est surtout peuplé par des misquito et des métis, -les misquito formant l'élément "dur", organisé et combatif de l'ensemble- ; alors que le sud rassemble une majorité de créoles (noirs anglophones) et de métis, ces derniers étant surtout formés de colons vivant dans l'intérieur, ou employés dans l'administration à Bluefields. Or les formes d'organisation sociale et les intérêts économiques sont très sensiblement différents suivant que l'on se trouve parmi ces différents groupes. Reprenant la remarque que nous avons faite à propos du double contenu régional et ethnique de l'autonomie, on dira que le nord tend plus vers l'"ethnique", alors que le sud, s'orienterait davantage vers le "régional". Même si tous deux se retrouvent dans une commune méfiance, voire hostilité vis-à-vis du Pacifique, des "espagnols", et de Managua. Ainsi la demande d'autonomie, commune aspiration des uns et des autres, n'a-t-elle probablement pas le même sens, ni le même contenu, suivant avec qui l'on parle (misquito, sumu, rama, garifona, créole, métis), et où l'on se situe.
22Gageons que pour le sud, autonomie veut dire probablement le retour à la paix et la promesse du progrès économique, une moindre ingérence de Managua dans les affaires locales, un moyen de contrôler les programmes de développement et l'utilisation des ressources, le rétablissement des relations économiques (et culturelles) qui l'unissent à l'espace caraïbe, etc...11 Le Zelaya Sud semble dominé par une petite bourgeoisie créole, concentrée dans les villes (Bluefields), qui bien qu'hostile au régime sandiniste ne s'est pas massivement engagée dans la lutte armée. Elle serait prête à un certain nombre de compromis pour obtenir une autonomie favorable à la reprise de ses affaires et à la satisfaction de ses revendications culturelles. Par ailleurs, les créoles ne disposent pas, comme les misquito, d'une organisation établie sur une base ethnique, défendant leurs intérêts collectifs et en mesure de parler au nom de la population dans son ensemble. Aussi semblent-ils se méfier quelque peu de ce que pourrait donner la formation d'une seule région autonome dans laquelle la population misquito, pourtant minoritaire (bien que nettement plus nombreuse que celle des créoles), mais supérieurement organisée et combative, pourrait jouer un rôle de premier plan. La revendication spatiale des créoles du sud serait plutôt dans une extension de leur propre région vers l'ouest, en direction de la petite ville de Rama et des terres agricoles qui l'entourent12. Ainsi le Zelaya Sud disposerait d'un ensemble territorial plus cohérent et économiquement plus indépendant... Cela dit, plusieurs observateurs ont pu noter comment le processus d'autonomie engagé avait pu révéler parmi la population la montée d'un fort sentiment identitaire créole avec lequel il faudra désormais compter.
23Dans la région nord, la composante ethnique marque fortement le conflit et le contenu voulu pour l'autonomie. Pour les misquito, minoritaires même dans le Zelaya Nord (si l'on inclut une ville comme Puerto Cabezas), mais en position d'hégémonie, faisons l'hypothèse que l'autonomie veut d'abord dire la possibilité d'un retour des exilés et réfugiés sur les terres d'origine, et la reconnaissance absolue du droit des communautés à leurs territoires, aux ressources de la forêt, de l'eau et du sous-sol. Elle signifie aussi la reconnaissance des formes politiques traditionnelles d'organisation au niveau communautaire, et encore peut-être, l'affirmation d'un pouvoir misquito qui s'exprimerait aujourd'hui sous une forme divisée, mais n'en a pas moins une existence de fait, après avoir été une réalité reconnue dans l'histoire. L'autonomie comme revendication se déploierait ainsi à un double niveau. Elle aurait un contenu à la fois plus local (c'est d'abord celle des communautés), et plus "politique" : un certain nombre de leaders ne réclament-ils pas le droit à l'auto-détermination ? On comprend que la consultation engagée dans le nord se soit heurtée à de grandes difficultés. Mais c'est là aussi qu'une forme de dialogue est le plus nécessaire. Le conflit a pris ici le caractère d'une résistance active et violente. On aurait tort de croire que la difficulté n'est pas que pour les sandinistes. Alors que pour certains dirigeants Misquito et une partie de la population mobilisée, il conviendrait probablement de refuser la division de la côte en deux régions, c'est, loin de là, dans le respect des autonomies locales, que réside l'essentiel des revendications émises par les nombreuses communautés au nom de qui ils parlent. D'ou le risque que se creuse un écart entre les uns et les autres. Ecart probablement recherché par les sandinistes eux-mêmes, qui semblent tout à la fois réticents à reconnaître dans toutes ses implications la demande d'autonomie au niveau local, et exclure de la négociation les revendications d'auto-détermination formulée par l'opposition armée.
Notes de bas de page
1 Charles Hale. "Class and ehtnicity in revolutionary nicaragua : the case of the miskitu" mimeo. Standford University. Janvier 1983.
2 Ainsi, ce qui pouvait séparer la Colombie du Venezuela au moment de la Grande Colombie, (ou le Yucatan du reste du Mexique au 19° siècle) est en fin de compte d'une autre nature que ce qui vient opposer la mosquitia indienne et créole à la côte Pacifique de tradition espagnole...
3 Katherine Yih, "Distibucion etnica de lafuerza de trabajo en la estructura economica y politica de la zona espacial II" mimeo CIDCA-Bluefields, 19 fev. 1985.
4 CONSIDERANDO : 1 - Las comunidades indigenas MISKITUS por medio de su maxima organizacion, concientes de sus necesidades, toma medidas inmediatas con el fin de ir resolviendo poco a poco sus necesidades existentes. 2 - La nula comunicacion de las empresas explotadoras de los recursos naturelles indigenas con el pueblo, es otra muestra de preocupacion indigena, 3 _ Nuestro pueblo historicamente ha sido y es enganado por las empresas explotadoras de los recursos naturales. 4 - Las empresas o institutiones estatales como, INRECASA, MICONS y el EPS (armée populaire sandiniste) violon frecuentemente los patrimonios comunales sin dar repuesta alguna a las comunidades q'estan (sic) cansados de solicitar esta repuesta, 5 - El pueblo indigena desconoce los veneficios (sic) directos dentro de sus aldeas como producto de la extraccion de sus riquezas. 6 - El Estado mucho nos ha prometido, haciendo minucias que a fin de cuentas el perdido siempre somos los indigenas (..) 13-Que las tierras indigenas, son aguellas que historicamente consideramos, como producto de haber botado sudor etnico y las areas que nuestros abuelos nos indicaron, sobre donde sembramos y cazamos para sobre-vivir en contacto directo con la naturaleza.(..) 15 - Que.... estas consideraciones no son mas que retomar los puntos que en esta declaracion (de principios en relacion a las comunidades) responsablemente el gobierno revolucionario senalara. Por lo tanto la organizacion de los Miskitus en Nicaragua, MISATAN, propone " Etc.
In : Propuesta de MISATAN sobre la explotacion de los recursos naturales no mineros de las tierras comunales indigenas en la Costa Atlantica y region VI. Mimeo, Puerto Cabezas, 25 Fevrier 1985.
5 Daniel Martinez : "se va despejando el camino'' in Pensamiento propio. An IV n° 32 Avril 1986.
6 Pour la question de l'éducation bilingue on peut se référer entre autres écrits au numero spécial de la revue : WANI N° 2_3 Déc.- Mai 1985. On pourra consulter aussi : Susan Norkwood "Bilinguismo y educacion bilingue en la zona especial I " mimeo ; Proyecto dDCA/Universidad de Hannover ; 3 Fev. 1985.
7 cf Postface.
8 "Sin paz casi no habrà autonomia" : Entrevista con Murphy Almendariz, lider sumu ; In Pensamiento propio. An IV N° 32 1986 (p.15 et suiv.).
9 Elle a, semble-t-il, été évoquée lors de la grande assemblée qui s'est tenue par la suite à Puerto Cabezas dans le nord du pays...
10 KISAN (Union de indigenas costenos de Nicaragua), apparait suite à une assemblée tenue en août 1985 à Rus Rus Honduras. Il comprend à son origine des membres en provenance du MISURA, du MISURASATA (à l'exclusion de B. Rivera et S. Fagoth) et des créoles du Conseil des Communautés Indigènes du Sud. Son dirigeant le plus connu est Wycliff Diego coordinateur de la direction genérale. KISAN, qui passe immédiatement à l'action militaire, rejoindra la UNO (Union nationale d'Opposition) cédant en cela à la pression des États Unis qui semblent en avoir fait une condition pour l'octroi de subsides. En Mai 1985, une fraction du KISAN conduite par Eduardo Pantin (tué depuis dans des conditions non totalement éclaircies) signera un accord de cessez-le-feu avec les forces armées sandinistes. Cette initiative débouchera par la suite sur la division du KISAN en un KISAN Honduras (appelé KISAN "guerrerista" par les sandinistes) et un "KISAN pour la paix" comprenant les dirigeants miskito qui ont accepté de négocier avec le pouvoir, (cf. Pensamiento Propio N° 36 op cité p. 9.
11 Martin Diskin (et divers auteurs) résument ainsi le résultat de l'enquête menée par la Comission du Zelaya Sud : "the tabulation yielded five major areas that concern the population. They are, in order of importance ; a) the utilization of natural ressource, is e. the need to return proceeds from resource exploitation to the communities, b) the nature and functioning of the proposed regional government, especially with regard to the ethnie representation, c) the creation of a center of higher education and the extension of the bilingual education program (English), d) the ability to generate regional self-sujficiency through trade within the Caribbean region, and e) new means of guaranteeing regional security and defense with local people, including the insurgents, who are strongly opposed to the entry of the FDN into southern Zelaya" Martin Diskin, Thomas Bossert, Salomon Nahmad S. and Stefano Varese : Peace and Auttonomy on the Atlantic Coast of Nicaragua : A report of the LASA task force on human rights and academie freedom. Mimeo, sans indications de date ni de lieu. (p. 55)
12 "In the south, there is support for two zones and considerable thought has been given to establishing a boundary between the north and the south. The southern commission places the northern limit of their zone at La Cruz del Rio Grande de Matagalpa, a major river north of Bluefields. It also wishes to expand the zone westward to include considerable territory in the departments of Boaco and Chontales to provide a hinterland for Bluefields. This new zone would be economically viable with the agriculture necessary to feed the city as well as hardwood forests that could be part of an export lumber industry. It would also contain the river port of Rama that flows to Bluefields. All the elements for balanced developpment would be in place..." Martin Diskin, Thomas Bossert.etc. op. cit. (p. 96)
Auteur
Directeur-adjoint de l'IHEAL. Maître de Conférence à l'IHEAL/CREDAL. Paris.
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