Aggiornamento
p. 139-154
Texte intégral
« En février 2015, alors que nous considérions qu’il était possible d’élargir le champ d’application de la justice transitionnelle brésilienne – et pour cela nous nous battions avec acharnement – quelque chose que nous ne pensions pas possible était déjà en cours : un autre coup d’État. Nous avons manqué d’optimisme dans l’action ; nous avons manqué de pessimisme dans l’intelligence. Si l’un et l’autre sont indispensables, aucun n’est bon en excès. » [Dario de Negreiros, courriel du 14 décembre 2019]
1Mon enquête a commencé en 2013 et je rédige cet aggiornamento en 2023 – dix années qui ont façonné l’histoire contemporaine du Brésil et qui donnent un nouvel éclairage à ce travail. En 2015, j’écrivais en introduction :
« En 2015, après l’ouverture de la Commission de la vérité de la démocratie Mères de mai, je suis entrée en contact avec des acteur·rices institutionnel·les à l’origine de sa création et des militant·es à même de retracer l’historique de la relation des mouvements MVJ avec les Mères de mai. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs sur Skype avec plusieurs d’entre eux·elles ainsi qu’avec des chercheurs dont les travaux justifient l’idée de continuité entre dictature et démocratie. J’ai été surprise de leur promptitude à me répondre. Je l’attribue à leur volonté de diffuser à l’étranger leur évaluation critique du contexte politique brésilien, alors que les forces politiques conservatrices gagnaient du terrain au Brésil. […] Entre l’euphorie de 2013 et le pessimisme de 2015, j’ai dû prendre de la distance avec les émotions des acteur·rices pour ne pas surévaluer ni sous-estimer des éléments qui peuvent prendre une autre dimension lorsqu’on les replace dans un temps plus long et un contexte plus global. »
2Finalement, ce « temps plus long » permet aujourd’hui de voir que les événements qui se sont déroulés entre 2013 et 2015, portaient en germes ceux qui ont eu lieu dans les années suivantes et certains éléments analytiques que les textes universitaires soulignent aujourd’hui. Cela permet d’interroger le temps des faits, le temps de l’activisme et le temps de la recherche académique.
3Des sujets clés de mon enquête sont aujourd’hui des éléments d’analyse pour expliquer ces événements : les conflits de mémoire autour de la dictature, le rôle des forces armées dans la démocratie et celui de la police militaire, les critiques de la nouvelle République (à gauche comme à droite), les critiques et le rôle du PT, la question des enclaves autoritaires ou de l’autoritarisme de la démocratie brésilienne. Il aurait fallu se plonger dans une nouvelle recherche approfondie pour regarder cette première recherche sous le prisme de cette nouvelle histoire et de cette nouvelle littérature. Je tenterai simplement de faire des liens et d’ouvrir quelques pistes d’interrogation.
4Pendant le temps de mon enquête ont eu lieu les manifestations de 2013. Les personnes engagées à gauche voyaient déjà une avancée des forces d’extrême droite dans ces mobilisations, mais peu de textes académiques expliquaient cela en 2015 lors de la rédaction finale de mon mémoire. « “Les journées de juin”, comme on les nomme au sein de la gauche brésilienne, ont été analysées par beaucoup de chercheurs comme l’expression d’une société civile qui échappait enfin à la tutelle du PT et retrouvait son autonomie » [Vidal, 2018, p. 27]. Comme les chercheur·euses cité·es par Vidal, j’avais plutôt mis l’accent sur le rôle des mouvements d’extrême gauche et autonomes dans ces mobilisations. Pourtant, force est de constater aujourd’hui qu’« une critique de gauche de la politique du PT au pouvoir a assurément gagné en consistance dans le prolongement immédiat de ces journées de 2013. Rétrospectivement, leur importance pour la rénovation de la gauche brésilienne paraît néanmoins avoir été surestimée […]. Juin 2013 est d’ailleurs aujourd’hui vu, par une majorité d’analystes, comme un tournant décisif, à la fois terreau des mobilisations pour l’impeachment de D. Rousseff, combustible de l’hostilité au PT et ferment du succès de Jair Bolsonaro » [Vidal, 2018, p. 28]. C’est notamment à partir des manifestations de 2013 que des collectifs non partisans de droite, tel que le mouvement Brésil libre (MBL), ont émergé et ont commencé à se structurer, et se sont plus tard mobilisés en soutien à la campagne présidentielle victorieuse de Jair Bolsonaro [Goirand, 2021, p. 2 ; Kunrath Silva, 2018].
5Puis l’année 2014, angle mort de mon enquête, a été marquée par la réélection de Dilma Rousseff, le début de la crise économique – et partant des politiques d’austérité –, l’opération Lava Jato et la présentation du rapport final de la Commission nationale de la vérité (CNV). Je n’avais pas alors analysé la potentielle portée de ces événements nationaux sur mes sujets d’étude.
6Pourtant, les réactions engendrées par la publication du rapport final de la CNV sont aujourd’hui bien documentées. « Depuis 2016, la mémoire a constitué un enjeu fondamental des tensions politiques qui traversent le Brésil […]. Or, la mobilisation des références au passé s’articule aux rancœurs suscitées par le processus de justice engagé sous la présidence de Dilma Rousseff ainsi qu’à des intérêts que ce dernier a mis en danger. Depuis 2016, l’activation de la mémoire du régime autoritaire a servi l’expression d’un fort ressentiment des hauts gradés de l’armée à l’égard des travaux menés par la CNV, et plus largement des présidences de Lula et de Dilma Rousseff » [Goirand, 2021, p. 6]. Goirand conclut :
« À partir de 2016, les officiers de haut rang se sont donnés les moyens d’interrompre le processus de justice transitionnelle et d’empêcher la levée de l’amnistie. Les familles, les individus et les collectifs associatifs n’ont pas obtenu satisfaction de leurs demandes d’annulation des recommandations de la CNV via le système de justice. En revanche, c’est bien ce que leur ont permis l’éviction de la présidente Dilma Rousseff en 2016 et le contrôle du pouvoir par l’accès à des fonctions gouvernementales à partir de 2018. Outre l’interruption du processus de justice, une autre modalité de réponse aux travaux de la CNV a consisté dans la diffusion des relectures du passé autoritaire. » [Goirand, 2021, p. 9]
7En 2015, j’avais présenté avec beaucoup de pincettes les interrogations sur le régime démocratique brésilien soulevées par les personnes enquêtées. Leurs discours qui allaient parfois jusqu’à faire une analogie entre dictature et démocratie contredisaient en effet l’image de démocratie consolidée – quoiqu’avec quelques possibles enclaves autoritaires – diffusée par les recherches brasilianistes. La procédure de destitution (impeachment) de Dilma Rousseff, considérée pour beaucoup de citoyen·nes et de chercheur·euses comme un coup d’État institutionnel, suivie de la présidence de Michel Temer, de l’incarcération de Lula, de la proclamation définitive de son inéligibilité et de l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République fédérale du Brésil, les réformes qu’ils ont mises en place, les répressions violentes, etc. ont ébranlé cette certitude. Dario de Negreiros, que je mentionne dans les trois chapitres de cet ouvrage, commente dans un échange de mail en 2019 :
« Dans le pire de nos cauchemars, nous n’aurions pas pu imaginer qu’un héraut de la dictature brésilienne, un défenseur public des tortionnaires et des assassins d’hier et d’aujourd’hui, un fier défenseur des violences policières, quelqu’un de personnellement lié aux policiers qui composent les milices de Rio de Janeiro, deviendrait président de la République. Même si j’avais dit lors de notre entretien que nous étions confrontés à un contexte politique conservateur, la situation actuelle, du moins pour moi, était inimaginable. » [Dario de Negreiros, courriel du 14 décembre 2019]
8Les préoccupations des personnes auprès de qui j’ai réalisé mon enquête ont pris un nouveau sens quand la période de la dictature est réapparue dans les discours du nouveau chef d’État et de ses alliés comme un passé mythique. Avec le renforcement du révisionnisme historique durant le mandat de Bolsonaro, dans un contexte de polarisation droite-gauche renforcée, il est devenu à la fois plus urgent et plus légitime de s’intéresser aux revendications en termes d’État de droit et de s’interroger sur la porosité de la frontière entre régime autoritaire et régime démocratique. Les chercheur·euses ne s’accordent pas tou·tes sur la notion à employer. Toutefois, il est désormais clair qu’« au sein du système politique brésilien, des “enclaves autoritaires”, jamais réduites, ont constitué des espaces d’action et de mobilisation pour des groupes aux intérêts sectoriels différents, mais alliés dans la conjoncture de crise. En effet, les dynamiques de fragilisation de la démocratie, mises au jour avec le processus de destitution, étaient présentes depuis les années 2010. Elles se sont renforcées avec la polarisation croissante de la société à partir du mouvement de contestation de juin 2013 » [Goirand, 2021, p. 15].
9Luiz Eduardo da Rocha Merlino (chapitre 1) est mort après d’intenses séances de torture reçues dans le Détachement des opérations d’information du Centre des opérations de défense intérieure de la Deuxième armée1 à Sao Paulo, alors dirigé par Carlos Alberto Brilhante Ustra. Selon un quotidien national, « Ustra a été le premier tortionnaire à être condamné au Brésil dans le cadre d’une action déclaratoire : c’est-à-dire pas de peine de prison ni d’amende, mais une décision judiciaire indiquant qu’il peut (et doit) être qualifié de tortionnaire2 ». Pour Bolsonaro, Ustra était un « héros national » et un « vieil ami ». Ustra est décédé en 2015, mais un procès est toujours en cours devant le Tribunal supérieur de justice (Superior Tribunal de Justiça, STJ), suite à un recours d’Angela Mendes de Almeida (chapitres 1, 2 et 3) et Regina Maria Merlino Dias de Almeida, respectivement la veuve et la sœur de Luiz Eduardo da Rocha Merlino, qui ont porté plainte pour préjudice moral contre le colonel. Elles demandent un dédommagement symbolique de 50 000 reais chacune. Ustra a été condamné en première instance en 2012, mais le jugement a été annulé en 2018 par la Cour de justice de Sao Paulo. Par trois voix contre zéro, les juges ont acquitté Ustra, considérant que l’affaire était devenue caduque après sa mort. Selon les demandeuses, la jurisprudence dit le contraire : les poursuites pour préjudice moral peuvent être assumées par les héritier·ères. En août 2023, la justice n’avait pas encore tranché3.
10Que dire de la Commission de la démocratie Mères de mai que j’avais analysée comme étant le résultat d’une opportunité offerte par le secteur de la justice transitionnelle face à la fermeture des institutions de sécurité publique, dans un contexte où la montée de l’extrême droite a signé l’interruption – du moins temporaire – du processus de justice transitionnelle ? Ces événements et éléments démontrent-ils l’échec de la Commission de la démocratie Mères de mai et de l’alignement des mouvements MVJ et des Mères de mai sur le cadre de la continuité de la violence d’État ?
11Dans le chapitre 12 de Documenter les violences. Usages publics du passé dans la justice transitionnelle, paru en 2020, je concluais :
« L’amplification du cadre de la justice transitionnelle a davantage constitué une stratégie destinée à faire avancer le débat sur les violences policières au Brésil qu’un acquis définitif du droit. Dans le cas de la CVDMM, cette stratégie n’a connu qu’un succès relatif dans la mesure où, une fois qu’Adriano Diogo a quitté ses fonctions parlementaires, la Commission s’est trouvée dépourvue du cadre institutionnel nécessaire à son fonctionnement. Toutefois, cette stratégie a été reprise dans l’État de Rio de Janeiro où une Sous-commission de la vérité de la démocratie a été créée en 2015 au sein de l’Assemblée législative de Rio de Janeiro (Alerj) […]. La stratégie développée dans l’État de Sao Paulo a donc favorisé la diffusion d’instruments d’action publique concrets conçus pour traiter le problème des violences policières dans la période démocratique. […] La stratégie innovante des Mères de mai et des acteurs de la justice transitionnelle a eu un impact pour publiciser la cause des victimes des violences policières au Brésil. » [Aumonier, 2020, p. 306]
12Créée en décembre 2015, la Sous-commission de la vérité de la démocratie Mères d’Acari (Subcomissão da Verdade na Democracia – Mães de Acari), instaurée au sein de l’Alerj et portant le nom d’un mouvement de mères de victimes de violences policières dans l’État de Rio de Janeiro, a eu un mandat similaire à celui de la CVDMM et a été impulsée par un député, Marcelo Freixo, alors affilié au parti socialisme et liberté (PSOL)4. Cette commission a présenté son rapport final en décembre 20185.
13Pourtant, l’analyse a posteriori de personnes ayant participé à mon enquête est mitigée quant à ces instruments d’action publique. Cinq années après le début de l’expérience des commissions de la vérité de la démocratie, Dario de Negreiros commentait ainsi mes phrases de conclusion :
« Pour pouvoir approuver votre avant-dernière phrase, je devrais inverser l’ordre des propositions afin de mettre l’accent sur la deuxième. Ainsi, je dirais que “si la CVDMM a ouvert un canal pour que le débat sur les violences policières se généralise dans l’État de Sao Paulo, il n’a pas débouché sur des résultats concrets à long terme”. Et j’ajouterais : ni à court ni à moyen terme. Quant à la dernière phrase de l’article, je ne serais d’accord avec elle – et encore, au risque de véhiculer un optimisme que je ne possède plus – que si je pouvais y ajouter un adjectif : “Cette stratégie innovante a eu peu d’impact sur la diffusion de la cause des victimes de violences policières au Brésil.” Sans ressources minimales et sans la structure institutionnelle adéquate pour fonctionner correctement, la CVDMM reposait surtout sur les bonnes volontés. » [Dario de Negreiro, courriel du 14 décembre 2019]
14Les violences policières à l’encontre des hommes, jeunes, noirs des périphéries ont été particulièrement importantes et médiatisées sous Bolsonaro. Selon un rapport de l’organisation Human Rights Watch de janvier 2021, « les violences policières sont un problème chronique au Brésil, qui n’a pas commencé avec Bolsonaro, mais qui s’est aggravé sous son gouvernement6 ». Pendant le confinement imposé durant la pandémie de Covid-19, le nombre de personnes tuées par des agents de l’État a augmenté, tandis que tous les autres indicateurs de mort violente étaient en baisse7. Une polémique a également surgi lorsqu’en 2020, le gouvernement a exclu du bilan annuel sur les violations aux droits humains les données sur les violences policières8. Enfin, Bolsonaro a tenté de faire approuver au Congrès le projet de loi 882/19, qui prévoyait d’élargir la définition de la légitime défense pour les policiers afin d’éviter de sanctionner les policiers violents, un « permis de tuer » dénoncé par l’opposition. Des élu·es du parti des travailleurs de Sao Paulo étaient désormais prompts à dénoncer cette situation9, alors que mon enquête avait démontré une certaine fermeture du PT à cette problématique dans les années 2010. Pourtant, les violences policières étaient déjà en augmentation autour de l’année 2014, avant d’exploser à partir de 201710.
15Les pistes de recherche issues de mes travaux de 2015 sur le rapport du PT au problème public des violences policières trouvent un écho dans les propos de l’historien Lucas Pedretti, quelques mois avant l’alternance de 2022 :
« La demande d’une commission vérité pour la démocratie signifie pour nous qu’il est urgent de réfléchir à la violence dans le présent. Même pendant le cycle précédent de gouvernements progressistes, non seulement cette violence a continué d’exister, mais elle s’est aggravée. L’explosion des emprisonnements et des violences policières dans les favelas et les périphéries ne s’est pas seulement produite sous la Constitution de 1988, mais aussi sous les gouvernements de Lula et de Dilma. Avec Bolsonaro, cependant, l’ampleur de la violence a augmenté à la fois quantitativement et qualitativement. La militarisation et l’autonomie accordées aux forces de sécurité, combinées à un discours qui autorise et encourage la violence, sont les éléments qui créent les conditions pour les massacres. [...] Cet apprentissage est fondamental pour repenser cet agenda dans un futur gouvernement de gauche11. »
16En effet, au-delà de la question des violences policières, particulièrement élevées sous Bolsonaro, et qui s’inscrit dans le contexte des discours du chef de l’État et de gouverneurs qui légitimaient les exécutions sommaires et l’impunité des agents de l’État12, l’une des questions qui se pose à l’aune de la conclusion pessimiste de Dario de Negreiros est le traitement des violences policières dans la période post-Bolsonaro.
17Les commissions de la vérité de la démocratie formées au sein des Assemblées législatives des États fédérés étaient apparues comme des alternatives à la fermeture des institutions de sécurité publique d’un État fédéral alors gouverné par le PT. Quelle est et quelle sera la politique du PT, de nouveau à la tête de l’État fédéral, après des années de « permis de tuer » accordé aux policiers et accentué par les prises de parole du président Bolsonaro au cours de son mandat ? Dans un contexte où les violences policières sont davantage médiatisées et critiquées publiquement, quelles solutions propose-t-il et peut-il apporter alors qu’il est minoritaire au Congrès ?
18En septembre 2023, le Congrès brésilien a travaillé sur un projet de loi portant sur la création de la loi organique nationale de la police militaire (PM) et des pompiers. Le texte avait été approuvé en 2022 par la Chambre des députés avant de passer devant le Sénat, avec le sénateur Fabiano Contarato (PT) pour rapporteur. Or, des voix se sont immédiatement élevées pour s’opposer à ce projet de loi : « Ce serait une bonne occasion de débattre de la fin du militarisme policier. Cependant, la proposition fait exactement le contraire : elle maintient le lien entre les forces de police et l’armée, la police remplissant le rôle de “force de réserve et auxiliaire de l’armée”. La PM, dans la législation, est considérée comme “indispensable à la préservation de l’ordre public, de la sécurité, de la sûreté des personnes et des biens et du régime démocratique, organisée sur la base de la hiérarchie et de la discipline13.” »
19Ces enjeux interrogent également la pertinence du cadre de la continuité de la violence d’État ? La politique et les discours bolsonaristes ont montré que les violences policières peuvent être favorisées par des discours pro-dictature et pro-impunité. Mais d’autres éléments invitent à regarder l’histoire du Brésil dans la longue durée ainsi que la responsabilité de gouvernements plus progressistes. Comme le souligne Lucas Pedretti, la demande de création d’une Commission de la vérité de l’esclavage – autre instrument d’action publique imaginé à la suite des commissions de la vérité de la démocratie – pose ces questions :
« Les commissions de vérité sur la démocratie et l’esclavage des Noirs ont soulevé une question centrale pour ceux qui font des recherches et travaillent sur l’agenda de la mémoire, de la vérité, de la justice et de la réparation en relation avec la violence de la dictature : il s’agit de mettre en jeu des notions temporelles plus larges en ce qui concerne la violence d’État au Brésil, en plaçant le phénomène dans une chronologie qui commence avec l’esclavage des femmes et des hommes africains et de leurs descendants, qui persiste jusqu’à aujourd’hui et dans laquelle l’époque de la dictature n’est qu’un autre chapitre d’une très longue histoire. En d’autres termes, ces initiatives soulignent l’impossibilité de prendre la dictature de 1964 comme seul paradigme de la violence d’État au Brésil14. »
20Dans cette même lignée, Victoria M. S. Santos conclut à propos de la Sous-commission de la démocratie Mères d’Acari et sur des initiatives proches au Mexique :
« Nous avons examiné des histoires qui illustrent la mobilisation d’un récit de “transition ratée”, dans lequel les modèles actuels de violations des droits humains perpétrées par les agents de l’État dans les “guerres contre le crime” sont liés à ceux des “guerres sales” passées. Comme nous l’avons vu, d’importantes tensions émergent de ce récit, car il existe souvent d’autres “héritages” qui sont tout aussi cruciaux lorsqu’il s’agit de donner un sens aux formes actuelles de la violence étatique. Affirmer que “faire face au passé” est une condition pour transformer les structures actuelles de la violence autorise des solutions particulières, qui incluent la création de mécanismes de justice de transition, tels que les commissions de vérité et les programmes de réparation. En outre, l’affirmation selon laquelle les formes actuelles de violence organisée, en particulier lorsqu’elles sont perpétrées par des agents de l’État dans le cadre de “guerres contre le crime”, sont l’expression d’héritages persistants de la violence politique passée, tend à mettre l’accent sur certaines “causes” plutôt que sur d’autres – par exemple, le rôle des appareils militarisés développés à des fins de contre-insurrection, ou la faiblesse des systèmes judiciaires, par rapport à d’autres ensembles de causes structurelles telles que la pauvreté et l’inégalité15. » [Santos, 2020, p. 28]
21Ce sont également des questions qui se posent lorsqu’on compare la situation au Brésil à celle d’autres pays, qui n’ont pas connu de régimes autoritaires récents, et où se pose pourtant la question de la violence de la police contre les groupes marginalisés. On peut, pour s’en convaincre, reprendre les récits des violences perpétrées par certains policiers français à l’encontre des publics marginalisés rapportés par Fabien Jobard dans son étude sur les violences policières [Jobard, 2002].
22Le problème public des violences policières dépasse donc le cadre de la continuité de la violence d’État. Comme je l’écrivais en 2015, « le rapprochement avec les mouvements MVJ n’est pas le seul chemin pris par les Mères de mai. Ces dernières se sont aussi alliées à d’autres types d’organisations et, en même temps qu’elles ont participé à la CVDMM, elles ont engagé d’autres procédures institutionnelles. » Les Mères de mai ont ainsi poursuivi leurs actions en dehors des mouvements et des institutions de la justice transitionnelle. Elles ont enfin obtenu en 2023 la fédéralisation des enquêtes sur les crimes de mai16, après que le dossier a été traité par l’Organisation des États américains (OEA)17. Les mouvements MVJ poursuivent leurs actions, en utilisant différents répertoires, judiciaires ou non, tout comme les Mères de mai et les mouvements contre les violences policières. Le cadre de la continuité de la violence d’État, après avoir pris de l’ampleur dans les discours anti-Bolsonaro, poursuit aujourd’hui sa trajectoire. Il est présent dans des travaux universitaires, dans des textes d’ONG18 et dans le discours d’acteur·rices de terrain. De même, ces différents mouvements continuent de se mobiliser ensemble. En 2023, une nouvelle édition du Cordon du mensonge (chapitre 2) a été organisée « contre la violence d’État d’hier et d’aujourd’hui et sans amnistie pour les crimes du passé pratiqués contre le peuple brésilien19 » et a compté avec une participation importante de familles de victimes de violences policières. Une coalition Brésil pour la mémoire, la vérité, la justice, la réparation et la démocratie20 s’est également constituée et considère que c’est le moment de « faire progresser les politiques publiques en matière de mémoire, de vérité, de réparation et de justice, en s’inspirant des meilleures pratiques internationales, et en élargissant ces concepts et cet agenda en y intégrant non seulement d’autres temporalités historiques, mais aussi d’autres victimes de la dictature militaire, en tenant compte notamment du genre, de la race, de la classe sociale, du territoire et de l’orientation sexuelle21 ».
23Malgré les mobilisations des mouvements sociaux, le problème public des violences policières reste entier en ce début d’alternance politique, dans un contexte où le renforcement du révisionnisme historique durant le mandat de Bolsonaro a affaibli la cause de la lutte contre les impunités d’hier et d’aujourd’hui. Cet enjeu donne à voir toutes les limites du changement politique que l’on pourrait attendre, puisque le gouvernement dirigé par Lula se trouve en situation difficile pour faire passer des réformes face aux oppositions de droite. Il ouvre également des problématiques plus vastes et plus historiques, comme celle du passé colonial et esclavagiste du pays et celle du racisme. En cela, il peut permettre de nouvelles alliances, et l’alignement d’espaces sociaux divers sur de nouveaux cadres de mobilisation. Croiser les sociologies des mouvements sociaux et de l’action publique reste donc nécessaire pour comprendre les dynamiques politiques actuelles.
Notes de bas de page
1 Nom original : Destacamento de Operações de Informação – Centro de Operações de Defesa Interna do II Exército, DOI-CODI.
2 Camilo Vannucshi, « Torturador na ditadura, coronel Brilhante Ustra vai se safar outra vez? », Uol, 26 juin 2023. [En ligne] https://noticias.uol.com.br/colunas/camilo-vannuchi/2023/06/22/torturador-na-ditadura-coronel-brilhante-ustra-vai-se-safar-outra-vez.htm?cmpid=copiaecola Citation originale : « Ustra foi o primeiro torturador condenado no Brasil, ainda em 2010, numa ação declaratória: ou seja, nada de prisão ou multa, mas sim a decisão legal de que ele pode (e deve) ser chamado de torturador. »
3 Ministerio Publico Federal, « Justiça de transição: para MPF, direito a indenização por danos decorrentes de atos da ditadura é imprescritível », 1er août 2023. [En ligne] https://www.mpf.mp.br/pgr/noticias-pgr2/2023/justica-de-transicao-para-mpf-direito-a-indenizacao-por-danos-decorrentes-de-atos-da-ditadura-e-imprescritivel ; Danilo Vital, « STJ interrompe analise prescrição de danos morais por tortura na ditadura », Consultor Jurídico, 23 août 2023. [En ligne]https://www.conjur.com.br/2023-ago-23/stj-interrompe-analise-prescricao-danos-morais-tortura
4 Selon Dario de Negreiros : « Nous avons également suggéré la création de cette sous-commission au député de l’État de l’époque, Marcelo Freixo. Lors de la première conversation sur la possibilité de créer cette commission, nous étions dans le bureau de Marcelo Freixo : moi (Commission d’amnistie), Rafael Schincariol (collectif Qui ?), Catarina Pedroso (collectif Qui ? et Marges cliniques), Fábio Franco (collectif Qui ?) et Daniel Nagase (collectif Qui ?). » [Dario de Negreiros, courriel du 14 décembre 2019]
5 « Subcomissão da Verdade na Democracia Mães de Acari », site de Marcelo Freixo. [En ligne] https://www.marcelofreixo.com.br/subcomissao-da-verdade
6 Redação RBA, « Bolsonaro contribui para agravar a violência policial e contra as mulheres », Rede Brasil Atual, 14 janvier 2021. [En ligne] https://www.redebrasilatual.com.br/cidadania/bolsonaro-contribui-para-agravar-a-violencia-policial-e-contra-as-mulheres/ Citation originale : « La violência polícial é um problema crônico no Brasil, que não começou com Bolsonaro, mas piorou no seu governo. »
7 Naiara Galarraga Gortázar, « Mortes em operações policiais aumentan no Brasil apesar da quarentena », El País, 2 juin 2020. [En ligne] https://brasil.elpais.com/brasil/2020-06-02/mortes-em-operacoes-policiais-aumentam-no-brasil-apesar-da-quarentena.html
8 Luiz Felipe Barbiéri, « Governo exclui violência policial do balanço anual sobre violações de direitos humanos », Globo, 12 juin 2020. [En ligne] https://g1.globo.com/politica/noticia/2020/06/12/governo-bolsonaro-exclui-violencia-policial-de-balanco-anual-sobre-violacoes-de-direitos-humanos.ghtml
9 PT, « Na pandemia com estímulo de Bolsonaro violência policial explode », 14 juillet 2020. [En ligne] https://pt.org.br/na-pandemia-com-estimulo-de-bolsonaro-violencia-policial-explode/
10 Il s’agit ici d’une piste de réflexion qu’il faudrait approfondir en analysant les chiffres de la violence policière sur les quinze dernières années. Rosa Pinheiro-Machado, « Por dentro da mente dos eleitores de Bolsonaro que são fãs do político e vítimas da violência policial », Intercept Brasil, 11 septembre 2018. [En ligne] https://www.intercept.com.br/2018/09/11/eleitores-bolsonaro-violencia-policial/ Citation originale : « Em quatro anos, no Rio, quase dobrou. De acordo com o último relatório do Instituto de Segurança Pública do Rio, a média mensal de 48,6 mortes em 2014 passou a 127,8 em agosto deste ano. Em todo país, 5.144 pessoas foram executadas por policiais em 2017, segundo a última edição do Atlas da Violência. Este é o maior número já registrado pela publicação desde 2013. »
11 Lucas Pedretti, « A agenda de Memória, Verdade, Justiça e Reparação na reconstrução da democracia », Historia da ditadura, 15 juillet 2022. [En ligne] https://www.historiadaditadura.com.br/post/agendadememoria-verdade-justicaereparacaonareconstrucaodademocracia Citation originale : « O que a reivindicação de uma Comissão da Verdade da Democracia coloca para nós é a urgência de se pensar a violência no presente. Mesmo durante o ciclo anterior de governos progressistas, não apenas essa violência seguiu existindo, como se aprofundou. A explosão do encarceramento e da violência policial nas favelas e periferias não ocorreu apenas sob vigência da Constituição de 1988, mas se deu em meio aos governos de Lula e Dilma. Ocorre que, com Bolsonaro, a dimensão da violência teve um crescimento quantitativo e qualitativo. A militarização e a autonomia fornecidas às forças de segurança, aliadas a um discurso que autoriza e incentiva a violência, são os elementos que dão condições para chacinas [...]. Penso que esse aprendizado é fundamental para repensar essa pauta em um futuro governo de esquerda. »
12 Luís Gomes, « Bachelet critica aumento da violência policial no Brasil; Bolsonaro ataca ela e o pai, torturado e morto pela ditadura », Sul 21, 4 septembre 2019. [En ligne] https://sul21.com.br/ultimas-noticiaspolitica/2019/09/bachelet-critica-aumento-da-violencia-policial-no-brasil-bolsonaro-ataca-ela-e-o-pai-torturado-e-morto-pela-ditadura/
13 Ricardo Moura, « Concepções distintas marcam leis orgânicas da PM e da Polícia Civil », Rede de Observatórios da Segurança, 14 septembre 2023. [En ligne] http://observatorioseguranca.com.br/concepcoes-distintas-marcam-leis-organicas-da-pm-e-da-policia-civil/
14 Lucas Pedretti, « A agenda de Memória, Verdade, Justiça e Reparação na reconstrução da democracia », Historia da ditadura, 15 juillet 2022. [En ligne] https://www.historiadaditadura.com.br/post/agendadememoria-verdade-justicaereparacaonareconstrucaodademocracia Citation originale : « As comissões da verdade da democracia e da escravidão negra trouxeram uma questão central para aqueles que pesquisam e militam com a agenda de Memória, Verdade, Justiça e Reparação em relação às violências da ditadura: trata-se de colocar em jogo noções temporais mais abrangentes no que diz respeito à violência de Estado no Brasil, inscrevendo o fenômeno em numa cronologia que se inicia com a escravização de mulheres e homens africanos e seus descendentes, que persiste até os dias de hoje e na qual o tempo da ditadura é apenas mais um capítulo de uma longuíssima história. Em outras palavras, essas iniciativas apontam para a impossibilidade de se tomar a ditadura de 1964 como o paradigma único da violência do Estado no Brasil. »
15 Citation originale : « In this article, we have gone over stories that illustrate the mobilization of a “failed transition” narrative, where present patterns of human rights violations perpetrated by state agents in “wars against crime” are connected to those of past “dirty wars”. As we have seen, important tensions emerge from that narrative, as there are often other “legacies” that are equally crucial when it comes to making sense of present forms of state violence. Claiming that “dealing with the past” is a condition for transforming present structures of violence authorizes particular solutions, which include the creation of transition justice mechanisms such as truth commissions and reparation programs. Moreover, the claim that present forms of organized violence, especially when perpetrated by state agents in “wars on crime”, are the expression of persisting legacies of past political violence tends to emphasize some “causes” over others – for instance, the role of militarized apparatuses developed for counterinsurgency purposes, or the weakness of judicial systems, over other sets of structural causes such as poverty and inequality. »
16 « Federalização da investigação dos Crimes de Maio », Conectas. Direitos Humanos, 18 août 2022. [En ligne] https://www.conectas.org/litigiopt/federalizacao-da-investigacao-dos-crimes-de-maio/
17 Cíntia Acayaba, « Após 15 anos, OEA vai julgar e pode condenar Brasil pelos “crimes de maio” de 2006 em SP », Globo, 5 août 2021. [En ligne] https://g1.globo.com/sp/sao-paulo/noticia/2021/08/05/apos-15-anos-oea-vai-julgar-e-pode-condenar-brasil-pelos-crimes-de-maio-de-2006-em-sp.ghtml?utm_source=share-universal&utm_medium=share-bar-app&utm_campaign=materias
18 Daniel Mello, « Relatório aponta aumento da violência policial e ataques à democracia. Violadores de direitos humanos precisam ser responsabilozados, diz ONG », Agência Bracil, 12 janvier 2023. [En ligne] https://agenciabrasil.ebc.com.br/direitoshumanos/noticia/2023-01/relatorio-aponta-aumento-da-violencia-policial-e-ataques-democracia Citation originale : « Como parte da origem das violações de direitos humanos no Brasil contemporâneo, a Humans Rights Watch aponta a Lei de Anistia, aprovada em 1979, que livrou os agentes da ditadura militar de responder pelos crimes praticados durante o regime. »
19 Citation originale : « contra a violência de Estado de ontem e hoje e sem anistia aos crimes praticados contra o povo brasileiro. »
20 Nom original : Coalizão Brasil por Memória Verdade Justiça Reparação e Democracia.
21 Ministerio da Gestão e da Inovação em Serviços Públicos, « Governo Lula é cobrado a agir contra crimes da ditadura militar », 1er août 2023. [En ligne] https://www.gov.br/memoriasreveladas/pt-br/assuntos/noticias/governo-lula-e-cobrado-a-agir-contra-crimes-da-ditadura-militar Citation originale : « avançar nas políticas públicas de memória, verdade, reparação e justiça, com inspiração nas melhores práticas internacionais, bem como caminhar na ampliação destes conceitos e dessa agenda, incorporando não apenas outras temporalidades históricas como também outras vítimas da ditadura militar, levando em conta especialmente os recortes de gênero, raça, classe, território e orientação sexual. »
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Militer contre les violences d’État au Brésil
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3