Conclusion
p. 135-138
Texte intégral
1Le projet initial de cet ouvrage était de mettre en évidence une interdépendance entre les Mères de mai et les mouvements pour la mémoire, la vérité et la justice. Finalement, les données recueillies ont plutôt mis en évidence les bénéfices que l’organisation des Mères de mai a su tirer de son alliance avec certains collectifs et des acteur·rices spécifiques de la cause MVJ. Ces gains se manifestent sous des formes diverses : entrée dans de nouvelles arènes de publicisation, médiatisation, création d’un groupe de soutien psychologique encadré par des professionnel·les pour les familles de victimes de violences policières, et création de la Commission de la vérité de la démocratie Mères de mai.
2Du côté des acteur·rices MVJ, l’explication par les raisons instrumentales s’est révélée moins pertinente que l’approche en termes de mobiles personnels et de raisons morales et politiques. Les résultats de la recherche amènent à distinguer deux profils générationnels. D’une part, des militant·es issu·es des mouvements sociaux ou de la politique institutionnelle déjà engagé·es à l’époque de la dictature ont actualisé leur lutte en combattant la violence perpétrée par les agents de l’État démocratique, parfois mu·es par le fait d’en avoir été directement victimes ou d’avoir perdu des proches. De l’autre, des militant·es qui n’ont pas connu la dictature, mais dont l’histoire familiale, la socialisation politique, les rencontres faites ou le parcours académique les a poussé·es à s’engager dans une pluralité de causes qui ont trait tant à la problématique de la gestion du passé dictatorial qu’à des problématiques plus contemporaines. Ces deux profils générationnels se rejoignent en ce qui concerne leur positionnement politique. L’enquête a en effet montré que ce sont les acteur·rices MVJ les plus critiques de la politique gouvernementale du PT qui ont initié le rapprochement avec les Mères de mai.
3On retrouve ici la distinction soulignée par Sawicki et Siméant entre les sociologies des mobilisations et de l’engagement. La première a permis d’expliquer les directions prises par l’organisation des Mères de mai vers l’espace des mouvements MVJ et vers l’espace des mouvements autonomes, tandis que la seconde a donné des clés de compréhension sur l’engagement des acteur·rices MVJ dans la cause des mouvements de familles qui luttent contre les violences policières actuelles.
4En ce qui concerne le cadre de la continuité de la violence d’État, on a pu observer sa carrière politique et institutionnelle de son émergence dans l’espace des mouvements sociaux pour la mémoire, la vérité et la justice jusqu’à sa traduction en instrument d’action publique, en passant par son appropriation par les Mères de mai. Cela ne signifie pas que ce soit la seule direction prise par ce cadre. Une manifestation a par exemple été organisée en 2014 par le Mouvement des sans-terre, le Mouvement des travailleurs sans-abri et le mouvement Transports gratuits autour de ce même cadre. Le cas des Mères de mai n’est qu’un exemple d’alignement sur ce cadre par des mouvements qui n’ont pas tout de suite conçu la cause qu’ils défendent comme directement liée à la problématique de la gestion du passé dictatorial. De même, cet alignement et le rapprochement avec les mouvements MVJ n’est pas le seul chemin pris par les Mères de mai. Ces dernières se sont aussi alliées à d’autres types d’organisations. Tout en participant activement à la CVDMM, elles ont engagé d’autres procédures institutionnelles.
5Cette recherche mériterait d’être poursuivie pour l’inscrire au sein de phénomènes plus globaux. Au cours de ce travail, plusieurs pistes de réflexion ont été suggérées. Tout d’abord se pose la question des relations nouées par les « mobilisations de la périphérie ». Les Mères de mai sont allées chercher et ont trouvé de la solidarité en dehors des périphéries et auprès de mouvements se revendiquant comme autonomes. Lorsque l’on compare leurs stratégies à celles des mobilisations de la périphérie et des favelas des années 1990, elles donnent à voir une certaine nouveauté puisqu’alors les systèmes de solidarité étaient localisés dans les territoires périphériques. De même, l’inscription des Mères de mai dans l’espace des mouvements autonomes contraste avec le rôle jusque-là prédominant des organisations de défense des droits humains et autres organisations non gouvernementales dans l’accompagnement des mouvements de victimes de la violence d’État.
6Ces deux nouveautés sont à mettre en relation avec les phénomènes révélés par les mobilisations de juin 2013. Celles-ci ont été analysées par plusieurs auteur·rices comme ouvrant un nouveau cycle de protestation au Brésil et fermant le cycle de protestation précédent (1992-2013) caractérisé par « une société civile très structurée autour des grandes organisations et, à partir de l’arrivée du PT [au pouvoir], d’un processus d’intégration et de cooptation d’acteurs de la société civile par l’État » [Tatagiba, 2014 ; Alonso & Mische, 2015 ; Bringel & Pleyers, 2015]. Les partis politiques et les mouvements sociaux traditionnels qui jouaient un rôle central dans les mobilisations du cycle de protestation précédent se retrouvaient être en 2013 la cible des manifestant·es, en particulier le PT. Alonso et Mische soulignent que « le répertoire autonome a été la nouveauté de ce cycle de protestation1 » [Alonso & Mische, 2015, p. 22]. Il était utilisé et revendiqué par de nombreux petits collectifs organisés qui étaient engagés durablement dans des campagnes d’activisme politique depuis plusieurs années. Parmi ces collectifs, Alonso et Mische citent le MPL, le DAR, la Fanfarre du MAL, autant de groupes en relation avec les Mères de mai comme nous l’avons souligné.
7Cet ouvrage ne s’est pas attardé sur les mobilisations de 2013, car l’étude généalogique du rapprochement entre les Mères de mai et les mouvements pour la MVJ n’a pas montré de point d’inflexion particulier en 2013. Il serait toutefois intéressant de proposer une recherche plus globale sur la relation des mouvements autonomes avec les mouvements populaires des périphéries et des favelas : quelles sont les relations qui se sont nouées avant 2013 entre ces différents mouvements et comment les mobilisations de 2013 ont-elles pu influencer les orientations prises par les mouvements populaires des périphéries depuis ?
8Ce questionnement est lié à une autre observation. Un certain courant de la sociologie actuelle voit dans les mobilisations de 2013 au Brésil et dans les vagues de mobilisations qu’ont connues plusieurs régions du monde ces dernières années « l’émergence de sujets politiques ancrés dans une autre conception de la démocratie » [Bringel et al., 2015]. Ces travaux [Bringel et al., 2015 ; Pleyers & Glasius, 2013 ; Arantes et al., 2014] insistent sur les revendications d’approfondissement de la démocratie en matière de justice sociale, de dignité et de participation directe. Or, mon étude a montré que des Brésilien·nes, appartenant à différents groupes sociaux, ont aussi aujourd’hui des revendications en termes de respect de l’État de droit. Pourquoi ces revendications sont-elles invisibilisées dans ces textes ? Il serait intéressant de réfléchir plus avant à l’articulation des mouvements autonomes et des mouvements populaires au Brésil, en ce qui concerne leurs revendications en faveur du respect de l’État de droit.
Notes de bas de page
1 Citation originale : « The autonomist repertoire was the novelty of this cycle of protest. »
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