Conclusion
p. 145-150
Texte intégral
« Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu. » [Deleuze & Guattari, 1980, p. 37]
1Nous nous demandions ce qu’était une yuyera, la figure paraguayenne de cueilleur-herboriste. Comme un rhizome, comme un yuyo, la yuyera est toujours « entre » les choses. Dans le premier chapitre, nous avons vu que la yuyera entre dans des réseaux et apprend à y rester, entre le jour et la nuit, le formel et l’informel, entre la commerçante et la professionnelle de santé. Avoir une prise dans un réseau est une alternative sécurisante au salaire fixe fondé sur le nombre d’heures travaillées que promet le travail formel. Un contrat tacite est conclu entre les personnes qui vendent et qui se font un devoir de procéder aux transactions les unes envers les autres quelles que soient les circonstances. Une fois la clientèle fidélisée, les personnes qui collectent réduisent les efforts déployés pour attirer la clientèle et limitent leurs déplacements et la charge mentale que représente un mauvais jour de vente. Elles s’assurent de vendre en quantité et au coût le plus avantageux qui soit. Après avoir œuvré à l’attractivité de son étal et à la mise en scène de son abondance, la yuyera veille à ce qu’aucune racine ne jonche le sol à l’heure où le propriétaire reprend place. Sur le marché, les secteurs formels et informels, légaux et illégaux, coexistent dans un même espace et sont imbriqués par la réciprocité de leurs échanges commerciaux. Les yuyeras achètent auprès des sections légales et formelles, et elles les fournissent. Leur utilité fait consensus, mais elles demeurent méprisées : les yuyeras assument des tâches propres à un corps de métier sans jamais pouvoir prétendre à un statut.
2Observer le quasi-métier de yuyera ne peut se réduire aux lieux et réseaux professionnels, car la question du travail et la question sociale sont enchevêtrées. La structure de ce livre met en relief les trajets au milieu desquels le foyer est une étape pour la marchandise et un centre névralgique pour les yuyeras. Il ne s’agit pas de dire que la famille détermine leur trajectoire, mais qu’elle est le réseau de sociabilité principal où les savoirs et les savoir-faire se transmettent. Outre les réseaux mercantiles, nous avons parcouru les ressorts de l’affiliation dans l’exercice de vente et de collecte. Un passage par le foyer éclaire les raisons du choix de ce travail et ses répercussions. Les tâches qu’elles accomplissent dans le but d’obtenir de l’argent s’y prolongent et côtoient celles de la gestion du foyer. J’y ai observé des régimes de subsistance et de reproduction de la vie en symbiose et de la réciprocité dans le soin (cuidado). Le travail de production garantit une entraide plutôt qu’une dépendance vis-à-vis de l’autre. Les yuyeras cherchent à réduire les déplacements pour un travail peu rémunéré à la capitale tout en s’éloignant le moins possible de la maison. Forte de plus de trente ans d’expérience, la doyenne a consolidé un réseau et accumulé des stratégies qu’elle transmet à ses apprenties. La présence de ses proches la sécurise alors qu’elle prend de l’âge et cette réciprocité se poursuit sur les lieux de collecte.
3Là-bas, la yuyera est à la lisière de terres que nous explorons dans le troisième et dernier chapitre. Elle apprend à la connaître grâce à une expérience acquise par mimétisme auprès de son cercle de fréquentation. Ces savoirs et savoir-faire sont en tension avec ceux des filières botanique ou agronomique et sont mis à mal par le souci de protection de l’environnement. « Cueillir, c’est un geste, un corps qui se penche, se courbe, s’accroupit ou se hisse. » Le corps des yuyeras est au plus près des produits collectés. Comme Claire Julliand [2008, p. 504] le remarque avec justesse, « [a]ujourd’hui encore, c’est la main nue ou aidée d’un simple outil qui va orchestrer la cueillette, c’est la main qui saisit, détache, recueille et rassemble ». La yuyera compose à la lisière de régimes de valeurs antagonistes, entre le rural et l’urbain, la friche et le champ, au milieu des propriétés et de territoires en mutations, mutations qui auront probablement des conséquences sur leur manière de travailler. La vie des yuyeras de ma famille d’accueil est profondément liée à la terre, comme celle du paysan (campesino), mais leur relation à celle-là diffère sur plusieurs points. Cette terre n’appartient pas aux yuyeras et elles ne dépendent pas de celles et ceux à qui appartient la terre. Ce qu’elles en extraient leur octroie un sentiment d’indépendance économique vis-à-vis de l’homme et de la terre. Des initiatives de mise en culture existent déjà et leur prolifération amène à redéfinir en profondeur le quasi-métier. Elles sont présentées comme une solution d’un point de vue de formalisation des filières, de création d’emploi, de productivité, de commerce, de rayonnement national et de protection de l’environnement.
4La méthode d’enquête – une ethnographie économique du travail forte d’un terrain multisitué et inspirée par une littérature scientifique pluridisciplinaire et internationale – fait résonner les enjeux développés dans toutes les étapes de la circulation des plantes, sans occulter le particularisme de chaque maillon que nous n’envisageons qu’au regard des autres. Nous avons suivi leurs lignes de vie comme elles suivent celles des plantes. Nous avons étudié l’emploi du terme yuyo et la pluralité des nuances que recouvre le terme de yuyeras afin de comprendre leur profonde ambivalence, comme Capucine Boidin l’a fait avec la langue jopara, démarche fructueuse pour notre étude. Les dualismes ennemis, mais nécessaires [Deleuze & Guattari, 1980, p. 31] ont été assumés et pris non comme des antagonismes, mais comme un ensemble et analysés depuis leur interstice ou leur lisière dynamiques.
5Les champs ouverts par ce travail sont multiples. En plus de l’approfondissement de cette étude, il s’agirait d’analyser des données quantitativement plus signifiantes, en couvrant les autres marchés de la capitale et de ses alentours, en multipliant les entretiens sans qu’ils remplacent l’analyse qualitative. Une maîtrise plus poussée de la langue guaranie permettrait d’en apprécier toute les nuances et les subtilités.
6Dans ce cheminement du tereré à la terre, une étude sur la consommation des yuyos serait bénéfique pour rendre compte de manière exhaustive des acteurs et des filières de production et distribution des yuyos, ainsi que pour embrasser les problématiques liées à la consommation où grandes entreprises, industries et propriétaires de plantations jouent un rôle majeur. Une étude historique des yuyeras reste à mener pour l’inscrire dans celle des circulations de plantes dans la zone du Rio de la Plata. Très peu de travaux y sont consacrés et ceux à venir pourraient bénéficier de la méthode proposée par Hélène Blais et Rahul Markovits, abordée en introduction.
7Bien que nous en ayons fait le fil conducteur de notre étude, nous ne sommes pas sûrs que les plantes concernées par notre étude fassent toutes partie de la catégorie yuyos, car certaines la dépassent. C’était un parti pris de notre part que de ne pas aborder le sujet sous le prisme de la botanique et de la biologie, des propriétés de ces végétaux, et notre définition du yuyo en a été limitée.
8Francis Dupuy s’inquiétait d’un abandon de l’anthropologie économique. Nous l’avons mobilisée au cours de cette étude comme grille d’analyse du croisement d’une pluralité de champs d’études : le commerce, la santé, le droit, la famille, l’environnement, les savoirs, le foncier, l’agriculture, etc. Nous avons opéré un rapprochement discret entre biologie et économie, comme une proposition plutôt qu’une assertion, un angle à expérimenter. Les phénomènes de mise en culture des yuyos que nous n’avions pas non plus étudiés in situ apparaissent pertinents afin de poursuivre l’expérimentation de cette anthropologie économique à la croisée de la biologie et de l’anthropologie de la nature.
9Le Paraguay est connu pour sa dépendance et sa souveraineté limitée sur les ressources énergétiques et alimentaires. Le barrage Itaipu partagé avec le Brésil et les monocultures intensives de soja vouées à l’exportation – alors que le pays compte sur l’importation pour assurer son approvisionnement alimentaire – en sont des emblèmes. Des hectares entiers sont mis en vente pour l’urbanisation et l’exploitation agraire. Le pays a la réputation d’être un paradis pour l’investissement. Le sujet de la mise en culture de plantes médicinales est déjà traité, mais le cas du Paraguay présenterait une dimension inédite. Le travail de la terre pourrait constituer un angle judicieux à partir duquel mener une ethnographie de l’articulation entre l’État et le marché, puis des acteurs qui les composent.
10La question des plantes médicinales soulève l’enjeu des brevets concernant les savoirs et les innovations à partir des plantes au Paraguay : il s’agit de prioriser les brevets locaux afin de protéger le marché national tout en gagnant en compétitivité. Déterminer si la culture de la pharmacopée permettrait à l’État de retrouver le contrôle sur les ressources de son territoire devient nécessaire. Une telle étude, inspirée par la démarche de l’histoire environnementale et de l’histoire coloniale des plantations, œuvrerait à la rencontre entre anthropologie économique et anthropologie de la nature et les courants de l’ethnoéthologie, l’écosophie et l’écoanthropologie.
11« L’Amérique latine ? Oui, il y a l’Argentine, le Chili, le Brésil, le Pérou, la Colombie et caetera et caetera… » Martín Almada, ancien exilé de la dictature stroessniste, n’est pas le seul à avoir été témoin de ce genre de discours et il qualifiait avec humour sa terre natale de « pays et caetera ». Le nom d’un pays et caetera nous rappelle quelque chose : on le situe à tâtons sur une carte et la fierté nous envahit lorsqu’on se souvient de sa capitale. Il est rare d’être en mesure de citer des clichés ou éléments de culture générale : un pays et caetera demeure dans l’angle mort de la curiosité et les imaginaires à son sujet n’ont même pas été esquissés. Comme un yuyo, le Paraguay demeure entre les choses, presque invisible. Avec les thématiques de notre étude ainsi que l’esquisse de celles qui pourraient voir le jour, il devient la caisse de résonance des problématiques majeures de notre temps.
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