Chapitre 2. De la germination du yuyo dans chaque interstice de la vie sociale
p. 77-104
Texte intégral
1Le territoire correspondant à la dénomination Kilómetro 42 de la Ruta 2 José Manuel Félix Estigarribia dépend de la municipalité d’Ypacaraí : c’est à sa coopérative que les membres de la famille déposent leurs économies quand ils en ont. Ils écoutent la radio ou consultent la page Facebook consacrée pour être informés des nouvelles. Certains habitants sont à l’initiative de ce groupe Facebook qui a pour dessein de rassembler les résidents des Kilómetros 41, 42 et 43. Y circulent des vidéos humoristiques, des publications indignées ou des invitations à des tournois au terrain de volley-ball (cancha), pour lesquels les récompenses varient de quelques bières à une dizaine de kilos de viande. Il faut tourner à droite en provenance d’Asunción et entrer dans le Barrio Portal de Asunción pour arriver au niveau d’un hameau. Après avoir contourné les flaques et des trous creusés par la pluie et le passage sur le chemin de terre, il faut tourner de nouveau à droite. Sur la gauche de l’allée qui nous y mène se trouvent les maisons de Mabel, de Miguel et Rosana, d’Edgar et Lorena ; à droite, celles de Luciana et Patricio, de Juana et Dionisio. Un peu plus loin habitent Rosalía et Francisco. Sauf dans le cas de la maison des grands-parents, ce sont des maisons en dur, de trois pièces pour la plus grande, en comptant la salle de bain. Celle des grands-parents possède un seul mur en brique, les autres sont en bois et matériaux divers, et le sol a été à moitié bétonné ou carrelé. Si les maisons sont pourvues en électricité, il faut en revanche se rendre au point d’alimentation pour remplir des bidons d’eau qui serviront pour la toilette ou à évacuer les eaux usées, à entretenir la maison et à cuisiner.
2L’espace intérieur est assez étroit, mais le terrain extérieur est assez grand pour héberger deux basses-cours, une cuisine, une sorte de petit potager dans lequel poussent des plants de manioc. À côté de la maison des grands-parents, le seul espace clos du terrain abrite le jardin que Luciana aménage avec des plantes dans de petits pots faits avec des matériaux de récupération et de grands arbres fruitiers tels que des mandariniers, un arbre à mburucuja, un arbre à mamón, etc. Des espaces en friche entourent les maisons dans lesquels Rosana et Lorena récoltent fréquemment des yuyos. À l’exception des jours froids et pluvieux ou d’une heure tardive, la famille se réunit à l’extérieur.
3L’organisation rappelle fortement la gestion de la propriété typique d’El Valle décrite par le sociologue et écrivain paraguayen Ramiro Domínguez. Selon lui, « l’impossibilité pour les enfants de reproduire l’économie d’agriculture et d’élevage du propriétaire du champ, les obligeant à quitter la maison, et l’improductivité économique du morcellement de la terre en parcelles avec la succession explique que les familles des générations suivantes se greffent sur le foyer du père qui gagne (dès lors) en prestige et autorité1 » [Domínguez, 1995]. Les départements à la plus importante densité démographique, à savoir les départements Central, Cordillera, Paraguarí et Guairá, concentrent le plus grand nombre de petites propriétés terriennes et de successions non divisées [ibid.]. Les familles des enfants de Don Patricio et Ña Luciana, figures respectées de tous, d’autorité pour Patricio, se sont installées sur le terrain qu’elles louent, non pas pour le cultiver, mais simplement pour l’occuper. « Le fait que les familles s’incorporent au “kóga” du père crée un réseau complexe de prestations et d’obligations qui confèrent un caractère statuaire à la vie sociale et familiale2 » [ibid.]. Un réseau d’interdépendance que nous examinons régit les relations entre les membres de la famille.
4Il s’agira dans ce chapitre de dépasser le dualisme de la sphère privée et de la sphère publique, du professionnel et de l’intime. Nous souhaitons souligner l’intérêt d’étudier ensemble les activités commerciales et familiales des yuyeras, en lien avec leurs activités de collecte (Chapitre 3).
Une étape dans le cheminement de la plante
5Avant d’acheminer les plantes à San Lorenzo pour les proposer à la vente, elles doivent être présentables, d’ores et déjà rendues consommables pour les acheteurs du bout de la chaîne de distribution qui les plongeront dans l’eau de leur tereré. Une multitude de gestes et de tâches s’enchaînent alors. Elles composent la trame qui transforme la plante en marchandise et qui témoigne de la grande variété d’occupation d’un individu se dédiant à ramasser des yuyos pour les vendre (juntar yuyos para vender).
6Attacher ou rattacher ([a]jokua ou [a]ñapytĩ) est une partie du travail qui n’a pas d’horaires fixes, réalisée le soir après une récolte, le lendemain matin, la veille du départ au marché ou sur place, au cours de la vente. Elle s’effectue en solitaire devant la télévision à la maison ou en prenant le maté, avec ou sans aide des membres de sa famille. Ces gestes ne sont pas à prendre à la légère et se font en conscience de ce que proposent les autres vendeurs, de ce que demandent des acheteurs et des prix du marché.
Il faut refaire l’attache des Santa Lucía dont la feuille s’est abîmée, a presque pourri. Une fois les nouveaux liens prêts, on enlève les vieilles attaches et on enroule les portions avec les nouvelles. Je ne parviens pas à le faire exactement comme elles, mais ça n’a pas d’importance selon Juana. Je commence seule avec son fils Anthony pendant que Juana nettoie à l’eau les plantes récoltées aujourd’hui et elle nous rejoint ensuite. La besogne se fait en silence ou plutôt ne laissant la parole qu’au poste télévisé. Le soir venu, nous prenons le maté avec Luciana et Juana nous rejoint avec quelques plantes à attacher, je l’aide à nouveau et Anthony aussi. “Tu veux me ruiner, María”, me dit-elle face à mes premiers lots. Il faut qu’ils ne soient ni trop garnis ni trop petits : dans le premier cas, on perd des sous vu au prix auquel on vend, dans l’autre, personne ne nous achète nos remèdes. [Journal de terrain, mai 2019]
7Lorsque la photographie ci-dessous a été prise, les enfants allaient et venaient autour de Juana et Rosalía assises en plein air à la tombée du jour et dont les mains habiles s’affairaient pour composer les demi-douzaines en ballotins de doradillas. Le tereré circulait entre les jeunes femmes et Luciana. La petite Victoria avait pris place sur une chaise à sa taille et les yuyos liés s’accumulaient à ses pieds, sous la truffe attentive de Michĩ, le chaton blanc. Alors que la radio chantait le concert de Marco Antonio Solis, mère et fille s’entretenaient d’anecdotes familiales et des moments de récolte avec la belle-mère de Juana.
Juana : « Non, elle m’a dit qu’on irait chercher de la perdudilla et du taropé.
Luciana : — Et elle a dit que vous iriez là où il y a de la doradilla ? Où est-ce que vous allez ?
— Elle a dit : “Nous monterons au cerro Aquino.” Avec Ña Asunción.
— Vous y allez pour la doradilla ?
— Ne dis pas ça s’il te plaît, Ña Asunción dit que ce sont des choses qu’on ne dit pas. “Nous allons là où il y a du taropé et de la perdudilla”.
— Vous rapportez juste ça ? Vous rapportez de la doradilla ?
— De ça, ça dépend juste s’il est tôt, comment ça se passe. C’est que, si à deux heures on arrive dans la forêt, on y va. Déjà à dix heures tout juste, on monte vite dans le bus vers la forêt. À 12 h 20, on monte et on arrive tout juste au cerro3. » [Conversation entre Juana et Luciana, mai 2019]
8Le discours rapporté est le mode discursif le plus fréquent lorsqu’elles racontent. Ici, Juana fait part à sa mère de ce qu’a prévu Ña Asunción pour la prochaine cueillette au cerro. Juana plaisante sur le fait que sa belle-mère ne veuille pas prononcer le nom de la doradilla avant la cueillette, sous prétexte que cela la rendrait infructueuse. Feliciana me l’avait raconté la veille alors que nous suivions le chemin de terre rouge sur le retour. Elle serait très efficace pour les infections, « pour les femmes », disait-elle. « Il ne fallait pas prononcer le nom avant, sinon nous n’en aurions pas trouvé. »
9« Le produit de la cueillette n’est jamais vraiment célébré comme peut l’être une prise de chasse » [Julliand, 2008, p. 507] et s’il l’est, c’est dû aux conditions d’accès au terrain, inspirant de l’admiration pour l’endurance et l’habilité du cueilleur. Dans le contexte français étudié par l’autrice, la chasse est intrinsèquement liée à l’idée du sauvage, tout comme la doradilla au Paraguay. Nous établissons pour cette raison un parallèle entre le silence sur son nom et l’absence de mot désignant la chasse dans le récit de Philippe Descola [1993, p. 199] dans les Lances du Crépuscule : « Les Achuar prennent tellement soin de ne pas afficher leurs projets de chasse que le mot même n’existe pas, remplacé par de multiples périphrases d’où l’idée de mort est systématiquement bannie. » Dans diverses langues amérindiennes, les termes manquent pour définir la chasse. « Dans ces dernières, de la même manière que pour le guarani contemporain, ce sont souvent des litotes ou des périphrases telles que “je vais courir la forêt” qui sont utilisées par les locuteurs lorsqu’ils veulent dire qu’ils vont chasser » [Ruiz Zubizaretta & Orantin, 2021, p. 120].
10Auprès d’un collectif plutôt naturaliste, au sens de Descola, j’ai pu observer la réalisation de stratégies similaires à celles adoptées dans des collectifs animistes. Nous ne décelons pas de forme d’animisme dans cette règle qui se transgresse par ailleurs sans que cela ne déclenche un scandale ou des tensions. Rejoignant la vision d’un monde intrinsèquement métisse, c’est-à-dire dans lequel une société est à l’origine métisse et encastrée aux autres [Amselle, 1990], nous émettons l’hypothèse que cette pratique est un mimétisme issu du métissage entre actes organisés [Bazin, 2008] et non une résurgence intemporelle de traditions amérindiennes.
11Les racines restées terreuses ou sablonneuses doivent être rincées dans une bassine d’eau, (a)johei, que Juana et Rosalía récupèrent au point d’alimentation. Il faut retirer les feuilles abîmées pour sublimer l’allure de fraîcheur de la plante, soigner son esthétique. Par exemple, la Santa Lucía n’étant déterrée que pour sa racine, il suffit de la nettoyer à l’eau claire. Assises sous le ciel feuillu du cerro, entre les gorgées (tragos) de tereré, elles prenaient de l’avance, commençaient à trier leurs plantes et même à les attacher. Ce sont les limbes et non l’intégralité des feuilles rubanées de coco qui constituent des attaches. Pour arriver à leur fin, les yuyeras plantent l’ongle dans la nervure principale, puis la retirent après avoir séparé la feuille en deux.
12Les gestes administrés dépendent de la plante concernée et des tactiques divergentes se dessinent au sein d’une même famille professionnelle. María Asunción est interloquée par celle des plus jeunes :
« Le tapekue (Acanthospermum australe, dit herbe-savane), elles ne veulent pas en apporter, je ne sais pas pourquoi, mais c’est très facile, il n’y a qu’à ramasser, laver et attacher. La Santa Lucía, tout le monde en a […], et au moins nous, Feliciana et moi, on cherche autre chose. Juana ne veut pas ramasser le mbokaja’i, ce coquito, ce coco (fruit du palmier Acrocomia totai Mart), elle ne veut pas en ramasser, elle dit qu’elle ne veut pas le laver parce qu’il faut enlever à nouveau la saleté, les feuilles séchées, qu’il a des épines. Elle ne veut pas travailler, on dirait. Et parfois, tu vends plus avec ça4. » [María Asunción, mai 2019]
13Tandis que les unes cherchent à dépenser le moins de temps et d’énergie possible, d’autres cherchent à absorber la demande à tout prix. Le stress économique est plus marqué chez ces dernières, tandis que les premières supportent moins un quotidien marqué par l’omniprésence du travail rémunérateur ajouté au travail domestique. Elles mettent un point d’honneur à préserver du temps et de l’espace mental sans yuyos, quel que soit ses capacités à germer dans « chaque interstice de la vie sociale » [Filardo & Merklen, 2019, p. 199]. María Asunción pense que sa belle-fille ne veut pas travailler. Elle admet que ce n’est pas le cas, mais ce décalage la laisse dans l’incompréhension. Contrairement à la belle-mère, la belle-fille cherche à attribuer au travail un temps qui lui soit propre, limité et distinguable. Nous ne postulons pas ici une constante observable systématiquement d’une génération à l’autre. D’ailleurs, Feliciana a plutôt tendance à imiter sa belle-mère. Bien que les yuyos réintroduisent en partie le travail productif dans la maison, le temps qui lui est consacré varie selon l’organisation et les idéaux personnels.
« Nous, Monsieur, on travaille à notre compte, on ne reçoit d'ordre de personne, nous. Même nos maris ne nous commandent pas, alors toi, tu crois que tu vas me dire ce que je dois faire5 ? »
14Nous partons en mobylette avec Rosalía après le petit-déjeuner pour compléter la récolte à vendre le lendemain sur le marché. Aujourd’hui, nous cherchons à nouveau les Santa Lucía et avons recours à la technique de la pelle. L’air est très lourd, le ciel laiteux, et les filles déambulent sur le yuyal les yeux rivés au sol à la recherche des Santa Lucía. Seule la radio tonitruante porte sa voix et empiète sur le chant des oiseaux. « María, on va boire le tereré » (« María, tomamos el tereré »). Après une bonne heure, nous nous installons à l’ombre d’un arbre, près de la clôture barbelée du terrain où Miguel, l’un des frères de Juana, fait des travaux de maçonnerie. De chaque côté de la clôture, outre leurs préoccupations respectives, yuyeras et maçons (albañiles) s’épient sans prendre la peine de le dissimuler. Elles se demandent si elles ont bien identifié le nouvel assistant de Miguel qui a priori ne le satisfait pas.
15L’un des hommes nous interpelle après trois quarts d’heure environ et si je n’ai pas saisi ses mots, la réplique de Rosalía a quant à elle le mérite d’être limpide : « Ore mba’e ndoromba’apói ajeno Karai, ndomandái ore mavave’a. Ni ore mena ndomandái oré(ve) pio ndemandatá chéve ? ¡ Cállase la boca ! »
Tableau 5. Analyse linguistique de la citation en guarani
Jopara | Français | Espagnol |
Ore mba’e ndoromba’apói ajeno Karai | Nous, Monsieur, on travaille à notre compte, | Nosotras no trabajamos para un ajeno, Señor, |
ndomandái ore mavave’a | on ne reçoit d’ordre de personne, nous, | nosotras nadie nos manda, |
ni ore mena ndomandái oré(ve) | même nos maris ne nous commandent pas, | ni nuestros maridos nos mandana nosotras, |
pio nde mandatá chéve | alors toi, tu crois que tu vas me dire ce que je dois faire ? | ¿ pues vos (crees que) me vas a mandar ? |
¡ Cállase la boca ! | Ferme-la ! | ¡ Cállase la boca ! |
16Rosalía donne le ton et sa répartie est éloquente. La traduction française n’insiste pas suffisamment, par souci d’élégance, sur le retour martelé de la négation dans les propos de la jeune yuyera. Ce n’est pas tant qu’elle travaille à son compte qui importe ici, ce qu’elle fait, mais qu’elle ne travaille pas pour le compte d’un autre, ce qu’elle ne fait pas. La construction verbale (a)manda, dérivée du castillan mandar, est répétée à trois reprises : ces femmes-là n’ont pas d’ordre à recevoir si ce n’est d’elles-mêmes. « Ni ore mena ndomandai oreve » a pour fonction d’insister sur leur imperméabilité à tout ordre qu’on voudrait leur imposer, ceux de leur mari étant implicitement investi d’une influence supérieure. La forme future « ta » pourrait suggérer que cette situation n’a pas pour vocation de permuter. La forme de relation maritale est profondément liée à celle du travail. Ces relations retiendront notre attention mais les non-dits nous concernent ici tout autant, à commencer par « mavave’a » : de qui émanent les ordres refusés ? Travail. Autre. Ordre. Personne. Mari. Ces mots ripostés, en relief, donnent des fils à suivre et finissent par s’enchevêtrer.
17Selon les distinctions et définitions proposées par Karin Hofmeester, nos enquêtées accomplissent un travail marchandisé (commodified), un « travail effectué sur la base d’un échange marchand dans lequel le travail est “marchandisé”, c’est-à-dire où le travailleur ou les produits de son travail sont vendus » [Hofmeester, 2018, p. 325]. En l’occurrence, elles ne vendent leur énergie ni à un acheteur au pouvoir de décision sur sa valeur dans le cas informel ni à un employeur sommé de respecter le Code du travail, mais une plante dont le prix est d’ores et déjà connu et fixé par les lois du marché.
Le travail domestique
Voilà trois ans que Rosana et Lorena sont yuyeras, formées par leur belle-sœur Juana, mais travaillant désormais en duo de leur côté. Elles récupèrent régulièrement les yuyos qui poussent autour du terrain où nous habitons et partent aussi récolter sur des territoires que je ne connais pas. Quand je leur demande si elles aiment leur travail, elles me disent que oui, car “elles n’ont de compte à rendre à personne, et elles gagnent bien mieux qu’auprès d’un patron” (culture, maître de maison, quelque autre métier). Avant, elles étaient aides de cuisine ou nounous (niñeras). “Ce qu’il y a de fatiguant, c’est surtout le trajet, il faut se lever très tôt et passer beaucoup de temps dans les transports pour être à l’heure.” Leurs pères sont agriculteurs, leurs mères vendeuses de chipas (chiperas) ou domestiques (amas de casa). [Journal de terrain, mai 2019]
18Dans l’histoire de cette famille, travailler pour quelqu’un d’autre rime avec travail domestique. Promulguée en octobre 2015, la loi sur le travail domestique 5407/2015 modifie la situation de l’emploi domestique au Paraguay, jusque-là régie par le Code du travail de 1993. Les travailleurs peuvent désormais revendiquer leur droit d’être rémunérés pour les heures supplémentaires, le travail de nuit et les jours fériés et d’avoir un contrat de travail. Ils peuvent prétendre à des temps de repos minimum, à une indemnisation et un préavis dans le cas d’un licenciement. Toutefois, comme le résume Lilian Soto [2016, p. 4] : « L’inégalité des salaires est maintenue, il n’y a pas de limite à la journée de travail pour la modalité sans débauche et la loi doit encore être réglementée pour garantir dans la pratique ce qui est légalement stipulé. »
19Afin de me convaincre des avantages de ramasser des yuyos pour les vendre par rapport au travail domestique, l’argument économique est récurrent : la demande conséquente et quotidienne de yuyos sur le marché leur assure une certaine stabilité malgré leur persistante vulnérabilité aux aléas. Ensuite, Rosana et Lorena me parlent de l’énergie qui n’est plus dépensée dans les déplacements de leur domicile à celui d’un patron qu’elles fréquentaient plus que le leur. En témoigne l’exemple de Patricio qui se lève à 4 h du matin pour rejoindre le centre d’Asunción où il s’occupe du jardin et des travaux de maintenance des résidences de ses employeurs. À titre indicatif, le Barrio Portal de Asunción se trouve à environ 45 kilomètres de la Plaza Italia, toute proche de la maison de ses employeurs, un trajet d’une durée incertaine (entre deux et trois heures) selon l’état de l’autobus et du trafic routier.
20Outre l’énergie passée dans des allers-retours en transports en commun, Patricio passe ses journées chez ses divers employeurs, depuis plus de 20 ans pour certains d’entre eux. Il a vu leurs enfants grandir, a découvert la mer en les accompagnant en vacances, reste parfois dormir chez eux s’ils ont besoin de lui pour le service lors d’un anniversaire ou si la fatigue le décourage à prendre le bus du retour vers le Kilómetro 42. En plus de s’occuper du ravitaillement essentiel de la famille, lors de ses jours de repos, Patricio cuisine, surtout pour les asados (barbecue). Il bricole et accompagne sa belle-mère à la selle. La gestion du foyer étant assurée par sa femme, il ne s’en sent pas responsable et n’a d’autre responsabilité que la subsistance de sa famille. Cet argent ne pallie pas la souffrance liée au sentiment de manque d’amour et d’abandon dans la sphère familiale et maritale pour Luciana.
D’abord mère de deux enfants qu’elle élève seule après que son mari l’a quittée pour se marier avec une autre, Luciana rencontrera Patricio plus tard et aura quatre enfants avec lui. Au cours de sa vie, elle est partie travailler au Brésil, mais aussi à Ciudad del Este. Elle a appris à cuisiner en tant que domestique et aide de cuisine chez des particuliers. Elle n’a jamais manqué de rien avec Patricio, mais elle s’est souvent sentie très seule, en manque d’attention de sa part. Il les a “abandonnés” pendant quelques temps et cela fait cinq ans seulement qu’il a arrêté de boire et de quitter le foyer à peine rentré du travail. Elle sait lire, “c’est tout”. Sa famille n’avait pas les moyens de lui permettre d’aller plus à l’école. Elle a vécu une enfance heureuse, mais ne peut en dire autant de son mariage. [Journal de terrain, mai 2019]
21Pour Patricio, au contraire de ses belles-filles, les relations avec ses employeurs sont si cordiales qu’il se retrouve entre deux sphères privées, l’une à laquelle il a été confondu, mais à laquelle il n’appartiendra jamais tout à fait, l’autre qu’il a fondée, mais où il s’investit en décalage avec ce qu’attend sa conjointe. Depuis son avènement dans les maisons coloniales en Amérique latine [Kuznesof, 1989, p. 17], le travail domestique entretient des liens si étroits avec la parenté et les relations familiales qu’ils se confondent presque. Cette proximité s’est amenuisée à partir des années 1940 avec l’injonction sociale plus aiguë pour les mères à éduquer elles-mêmes leurs enfants, et particulièrement dans les années 1980 avec la nouvelle valeur accordée à la sphère privée [ibid., p. 29-31]. Les liens avec ses employeurs restent si étroits que Patricio ne répond pas aux injonctions familiales d'être plus présent.
Prendre soin (cuidar) ou de la division du travail au sein des couples
22Juana n’a pas exercé d’autres métiers que celui de yuyera, mais l’expérience de ses parents explique en partie qu’elle n’ait pas souhaité reproduire leur parcours, outre son mariage avec Dionisio qui l’a directement mise en relation avec des femmes exerçant ce métier. Contrairement à son père, elle n’aurait eu d’autre choix que de trouver le temps et l’énergie de prendre soin de ses enfants et de son mari. Ce n’est pas tant l’idée de travailler pour un autre qui importe, mais ce que cela implique en termes de gestion de son propre foyer. Pour comprendre le travail de yuyera, nous devons considérer son entrelacement dans les relations de parenté. Comme le souligne Eileen Boris, historienne étatsunienne du courant de l’histoire globale du travail, membre du département d’études féministes de l’université de Californie Santa Barbara, « la parenté comme caractéristique organisationnelle est apparue comme une composante centrale des relations de subsistance dans le temps et l’espace puisque les ménages ont exposé le travail de leurs habitants, sanglant ou fictif, libre ou non, pour générer la survie de l’unité6 » [Boris, 2018, p. 330]. L’autrice rappelle l’apport de l’anthropologie économique sur le sujet :
« Bien que focalisés sur les formations précapitalistes, les anthropologues économiques, l’Américain Marshall Sahlins et le Français Claude Meillassoux, ont souligné l’importance de la parenté pour ordonner les relations de production de subsistance. Comme l’explique Sahlins, “vos propres relations internes, telles qu’entre mari et femme, père et fils, sont les principales relations de production dans la société. L’étiquette intégrée des États de parenté, la domination et la subordination de la vie domestique, la réciprocité et la coopération, font ici de ‘l’économie’ une forme de l’intime7”. » [idem., p. 335]
23En témoigne la division du travail au sein des couples. Hormis Patricio, les maris exercent pour la plupart le métier de maçon. Leur contrat s’arrête une fois le chantier terminé et les mobilise tous les jours, sauf le dimanche, pendant huit heures, car le travail diurne est limité à 48 heures hebdomadaires selon l’article 194 du Code du travail paraguayen. Ces hommes gagnent le revenu minimum, fixé à ce jour à 2 192 839 Gs. (environ 310 €). À l’instar d’Edgar, au mois de juillet 2019, ils sont amenés à trouver un chantier de plusieurs semaines loin de leur foyer à la frontière paraguayo-brésilienne.
24Si leurs épouses mettent en valeur le fait qu’elles peuvent gagner en deux jours ce que leur mari gagnent en une semaine, les aléas météorologiques et climatiques peuvent retarder de plus d’une semaine les entrées d’argent. Dans de telles circonstances, rien n’assure qu’elles puissent se procurer de quoi faire subsister leur famille. Aussi modeste soit-il, le salaire du maçon permet une plus grande stabilité jusqu’à la fin du contrat et n’oblige pas les yuyeras à quitter tous les jours la maison pour entretenir leur foyer.
25Le couple se complète dans la gestion financière du foyer sans pour autant que cela redéfinisse les rôles dans l’accomplissement du travail domestique, du cuidado. Les femmes accompagnent Luciana pour les lessives, restent chez elles avec leurs enfants et s’occupent de la cuisine et du ménage. Les hommes, quant à eux, s’organisent pour accompagner et récupérer les enfants de l’école en moto. Bien que séparé de Mabel suite à des violences conjugales, le père de Chiara et Thiago se charge régulièrement des allers-retours quand ce n’est pas Dionisio ou l’une des mères. Ils bricolent et s’occupent des asados.
26Sur les réseaux sociaux, Rosalía publie des photos de son fils avec des légendes telles que « Ce bel enfant est ma raison de vivre, mon moteur de vie, mon tout, mon cœur, il est celui qui donne sens à ma vie, je t’aime, cœur de maman, je t’aime, amour de ma vie8 ». Ce genre d’activité s’observe chez ses belles-sœurs Mabel et Rosana, et il est répandu, genre et âge confondus. Elles attachent une importance à être vues et à se sentir comme des mères aimantes et dévouées à leurs enfants. L’amour filial est exalté au point que leur progéniture devienne une « raison de vivre », des sentiments qui font écho à ceux des personnages de la telenovela Todo para mi hija qu’elles ont l’habitude de regarder. C’est pour eux qu’elles tentent leur chance au tirage au sort afin de gagner des cartables et du matériel scolaire : elles font en sorte que les enfants mangent et réussissent leur scolarité. Comme me le confie un jour Luciana, « la santé et l’éducation gratuite, c’est des mensonges9. »
Rosalía et Francisco veulent que leur fils consulte un psychologue pour ses crises de larmes à répétition, ce qui ne manque pas de faire jaser Juana, Luciana et Mabel. Selon elles, sa mère l’a habitué ainsi, et maintenant, il fait des scandales pour tout et rien, pour obtenir ce qu’il veut. “Ce qu’il lui faut, ce n’est pas un psychologue, mais une bonne correction !” Elles surenchérissent : “En plus, il a trois ans et parle toujours comme un bébé, parce que ses parents s’adressent à lui de la sorte.” Et Juana d’ajouter : “Ce sont eux qui ont besoin d’aller chez le psy !” [Journal de terrain, mai 2019]
27Il n’est pas surprenant de voir les divergences d’idéaux concernant l’éducation des enfants au sein d’une même famille. La méthode pour y parvenir ne fait pas consensus, mais l’idéal d’être une mère exemplaire demeure et ce, même lorsque de tels investissements sont compliqués à réaliser. C’est cette valeur accordée au rôle de la mère dans l’éducation de ses enfants que Patricio Dobrée convoque dans son étude sur le cuidado dans le Bañado Sur de Asunción, cette « idéologie de l’amour »
« qui consolide le lien socialement construit entre la mère et la progéniture. Dans le contexte de la culture moderne, l’amour est souvent compris comme un élément émotionnel interne des êtres humains (une sorte de substance) qui agit comme une force pour maintenir la cohésion du groupe social contre l’individualisme extrême [Esteban, 2008]. La figure de la mère, selon cette vision déterministe, serait le noyau autour duquel la famille reste unie, et l’hypothèse d’un amour naturel et inconditionnel pour les fils et les filles représenterait le principal argument qui justifie leur dévouement absolu à l’autre10. » [Dobrée, 2018, p. 24]
Quand la priorité n’est pas l’emploi
28Ces éléments donnent d’ores et déjà des pistes pour comprendre pourquoi ce choix s’impose comme plus avantageux pour une jeune fille de 24 ans ayant renoncé à un poste formel rémunéré, au point d’en clouer fièrement le bec à ses détracteurs.
« Rosalía était en 7e année, elle a terminé le lycée et a étudié l’informatique pour travailler comme caissière. Elle, elle aime les yuyos parce qu’elle avait la possibilité de chercher un emploi dans un supermarché, elle peut travailler comme caissière et elle est partie ramasser des yuyos avec Juana. Elle vend des remèdes. Et moi je lui ai demandé : “Pourquoi tu ne vas pas te chercher un autre travail ? — Ça me convient mieux, parce que si je ne veux pas y aller, je n’y vais pas. De toute façon, je gagne plus qu’en travaillant au supermarché.” Voilà ce qu’elle dit. Et si un jour elle ne veut pas y aller, elle reste chez elle pour se reposer11. » [María Asunción, mai 2019]
29Au cours de leur enquête, Filardo et Merklen ont fait la connaissance d’une jeune Uruguayenne qui cumulait la construction de sa maison dans le cadre d’un programme d’aide sociale, la gestion de sa famille et un travail de caissière. N’ayant pas le temps de tout mener à bien, elle a renoncé à cette dernière occupation parce que la stabilité et la retraite censées être à la clé d’un tel poste n’étaient pas prioritaires à ses yeux [Filardo & Merklen, 2019]. Pour Rosalía du Kilómetro 42, il s’agit d’allier gain et rapidité : consacrer trop de temps à la recherche d’argent perdrait son sens, puisqu’il faut pouvoir en libérer pour le travail dit réciproque. « Les personnes qui fournissent du travail pour d’autres membres du même ménage et/ou de la même communauté sont incluses dans [la] catégorie [des household kin producers]», des « parents subordonnés, y compris les conjoints (hommes et femmes) et les enfants des chefs de ménage ci-dessus, qui sont principalement autosuffisants et qui contribuent à l’entretien du ménage en effectuant un travail productif pour ce ménage12 » [Hofmeester, 2018, p. 323]. À gain plus ou moins égal, la retraite et la formalité promises par un emploi déclaré ne compensent pas les contraintes spatio-temporelles.
30« Celui qui ne veut pas étudier vend des remèdes » (« Él que no quiere estudiar vende remedio »), me disait María Asunción en prenant l’exemple de sa fille. Elle place la volonté comme déterminant principal des choix scolaires et professionnels de sa fille, et donc de ses conditions de vie. Or, les conditions de travail et les gains obtenus rendent cette alternative souhaitable en comparaison avec le travail domestique et un emploi rémunéré au salaire minimum. La vente de remède constitue, selon elle, la meilleure alternative pour vivre de son travail le plus décemment possible et dans de meilleures conditions en comparaison avec les opportunités offertes par les études supérieures. Parmi les facteurs qui mènent à exercer la collecte et la vente de yuyos, le réseau de sociabilité tient une place non négligeable. L’emploi du verbe « vouloir » par Ña Asunción est d’autant plus percutant qu’il attribue toute responsabilité à l’individu et occulte la reproduction sociale et la grande difficulté d’opérer une ascension sociale au Paraguay.
31Les perspectives d’ascension sociale via l’éducation restent limitées [Ortiz, 2014]. Beaucoup de gens comptent sur la loterie avec Telebingo, Cheporemay, ou y jouent dans le quartier, comme Rosalía. « DE L’ARGENT, María » (« PLATA, María »), me répond-elle quand je lui demande ce qu’elle espérait y gagner, naïvement influencée par ma maigre expérience des lotos organisés par l’école ou ceux de villages où il est possible de rentrer chez soi avec des produits électroménagers, des paniers garnis. Ce sont des lots non moins convoités : leur profil Facebook témoigne du nombre de tirages au sort virtuels auxquels elles participent, lancés par les supermarchés du coin. Des fournitures scolaires, du chocolat pour Pâques, un plateau pour la Saint Valentin, de la yerba mate et un kit de tereré… Avoir un ami en politique ou dans l’administration constitue une autre alternative d’enrichissement : celui-là pourra jouer des coudes pour trouver un poste formel, bien rémunéré et stable à son amie. Enfin, certains s’engagent dans une mafia de narcotrafic : plus on est pauvre, plus on est sollicité pour vendre de la drogue en petites quantités. Une plus grande responsabilité n’est pas envisageable dans ces conditions, puisqu’il faut s’être constitué un réseau qui nous aide lors de démêlés avec la justice.
Interdépendance : sur les épaules de Luciana
32Grâce à des extraits de notre journal de terrain, nous souhaitons rendre compte des logiques d’interdépendance entre les individus à travers le portrait de Luciana.
Son mari a déjà quitté le domicile depuis longtemps quand les maçons démarrent leur moto à 6 h 30. Les premiers rayons du soleil percent jusqu’à sa porte et commencent à réchauffer la terre aux alentours de 7 h. Guampa en main, pleine de yerba mate Kurupi, celle mélangée à de la verveine citronnelle (cedrón), le contenu du thermos diminue doucement, alors que les humains sont encore silencieux ou endormis, qu’on n’entend que la basse-cour qui caquette et au loin les véhicules qui filent sur la Ruta 2. [Journal de terrain, mai 2019]
33La petite amie de son fils Marco, Joana, et le reggaetton qu’elle met sur son téléphone, l’accompagnent depuis que la jeune fille est revenue de Ciudad del Este. La jeune femme gardait auparavant le petit Emmanuel chez la fille aînée de Luciana, car ses horaires de travail d’institutrice ne lui permettaient pas de s’en occuper. Le bambin est du matin, je le retrouve à cette heure sur les genoux de sa grand-mère qui lui fait manger un œuf à la coque. Les lundis et les dimanches, quand il ne travaille pas, Patricio prend place. Les enfants de Mabel ne tardent pas à se lever, et c’est dès cet instant que Luciana commence à s’occuper d’une grande famille jusqu’au soir. Du haut de ses trois ans, Victoria nous rejoint seule, sauf si sa mère l’accompagne, auquel cas elle se joint au cercle. Vers 8 h 30, Juana vient prendre son petit-déjeuner chez sa mère avant de se préparer pour aller récolter. Chaque enfant salue, les mains jointes, l’adulte de la génération antérieure en attendant sa bénédiction. Rosalía arrive avec son fils capricieux, se déchirant en sanglots quand sa mère le pose, quand sa mère vient le chercher, quand sa mère ne lui prête pas son téléphone.
34Luciana est un pilier sur lequel s’appuient ses enfants et leur conjoint : elle leur assure la garde des plus jeunes et des repas quand chacun est au travail. Patricio fait toujours les courses pour ceux qu’il faudra nourrir dans la semaine. Les adultes complètent les achats à l’épicerie (despensa) et paient les repas que leurs enfants prennent chez leurs grands-parents. Excepté pour le lait en brique du petit Emmanuel, c’est le laitier en personne qui apporte au domicile des familles de la zone du lait frais dans des bouteilles de soda en plastique récupérées. Luciana s’occupe du linge, de la vaisselle, de la basse-cour, et écoute les plaintes de sa mère à qui plus personne ne rend visite et qui ne peut plus marcher, qui voudrait manger des fruits, mais qui ne peut pas avec son estomac fragile. Elle assure la gestion de plusieurs ménages pendant l’absence des mères et les aide dans leurs tâches professionnelles si nécessaire. Depuis le yuyal, lorsque le temps presse, Juana sait qu’elle peut compter sur sa mère. Un coup de téléphone calmera toute inquiétude : « Comment ça va ? … Oui ! Tu m’attaches un peu de Santa Lucía, parce qu’il n’y en a pas beaucoup13… »
Les yeux rivés sur son ouvrage, elle hache avec dextérité les tomates et les oignons pendant qu’à sa gauche, je m’affaire à les mélanger avec les morceaux de poulet crépitant déjà au fond de la casserole. Nous sommes seules dans la cuisine intérieure et sa langue se délie pour accompagner cette symphonie jamais machinale. Elle a la tête qui “tourne régulièrement depuis 3 semaines, le médecin lui a dit qu’il s’agit de caillots dans les vésicules, il faudra opérer avant 3 mois pour que ce ne soit pas mortel”. Elle ne sait pas qui pourrait s’occuper de sa mère pendant son opération et “ça (l’) inquiète beaucoup, ses frères et sœurs envoient à peine de quoi lui acheter des couches. Déjà endettée par ses deux opérations du ventre et celle de l’an dernier, à l’œil, (elle devra) demander à Patricio de retirer à la coopérative pour financer l’opération qui se profile et devrait avoir lieu rapidement avant que la situation empire, mais ça va le pénaliser et il sera bloqué également. Il faudrait que chaque enfant donne 100 000 Gs. pour l’aider à couvrir l’opération et les examens qui la précèdent : le prix final dépendra du docteur”. Elle m’explique qu’il donne une liste de matériel et de médicament que le patient doit se procurer. Les pharmacies sont en théorie à même de les fournir, mais “elles n’ont jamais rien” et le patient doit donc tout acheter jusqu’aux “gants, bistouri et seringues”. Seul l’internement est gratuit. “Tu dois tout apporter” (“Todo tienes que llevar”), l’hôpital n’a pas de draps, d’oreillers, de serviettes. [Journal de terrain, mai 2019]
35En tant que parent non productif [Hofmeester, 2018, p. 324], nombre de membres de la famille dépendent du soutien de Luciana tout comme elle dépend de l’argent que chacun gagne, en particulier lorsqu’il faut avoir recours à des soins médicaux dit conventionnels.
36Nous avons jusqu’ici tenté, sans prétention d’exhaustivité, d’exposer les implications et les potentielles justifications du choix professionnel de nos interlocutrices dans les relations qu’elles entretiennent à leur réseau d’interdépendance. Ce choix est une meilleure alternative parce qu’elles se trouvent imbriquées dans un tel réseau. Ce dernier enjeu révèle la valeur de l’affiliation dans un contexte où nulle protection sociale de la part de l’État ne figure dans l’horizon d’attente. Nous entendons la famille, à l’instar d’Eric Vanhaute [2012, p. 315], historien belge du courant de l’histoire globale du travail (Global Work History), comme une « organisation sociale interne basée sur la famille comme unité principale de production, consommation, reproduction, socialisation, bien-être et répartition des risques14 ». La famille est un réseau et non une entité statique : « Le ménage est l’unité économique de base et la porte d’entrée sur le reste du monde. Il est engagé dans des transactions économiques dans le but principal d’assurer un niveau de subsistance, dans le cadre d’une économie de marché plus large15 » [idem., p. 316].
37On cherche à réduire les déplacements pour un travail peu rémunéré et de piètres conditions à la capitale tout en essayant de s’éloigner le moins possible de la maison. María Asunción rêve de pouvoir installer un poste près du supermarché qui borde la Ruta 2, à la sortie de son quartier (barrio). La place est déjà prise par une vendeuse de remèdes et de fleurs ornementales, mais voilà plusieurs jours qu’elle ne vient plus et ses clients habituels se demandent pourquoi. Le gérant du supermarché qui lui octroie un emplacement devant sa grande surface – partagé avec un vendeur de matériels multimédia et une vendeuse de vêtements sous un toit de tôle – lui a confié que si elle ne revenait pas, Ña Asunción prendrait sa place. La vente de remèdes nécessitant peu d’espace, il devient possible de s’installer juste devant et d’avoir une place stratégique, visible, près de la sortie du supermarché. Cela lui permettrait de rassembler dans la même journée la vente et la collecte : cette forme de vente au détail lui permettrait de gagner environ 50 000 Gs. par jour (7 €). Cela contraste vivement avec une vente au marché un jour d’automne, quand le temps se rafraîchit, qu’il a plu la semaine et qu’elles ont tout vendu. Juana a amassé 140 000 Gs (20 €). avec l’équivalent de deux jours et demi de récolte, Rosalía sans doute plus au vu de sa quantité de plantes, et Feliciana 70 000 Gs. (10 €) avec sa récolte de la veille. Outre les gains monétaires, elle vendrait jusqu’à 11 h 30 - 12 h, déjeunerait, puis irait chercher des yuyos près de chez elle pour le lendemain. Elle gagnerait beaucoup plus ainsi parce qu’elle n’aurait pas à dépenser de l’argent pour acheter des plantes, ou très peu, et qu’elle économiserait à la fois énergie, force et monnaie en se passant des allers-retours au marché. La ville n’est pas prisée lorsqu’il s’agit de trouver l’équilibre entre éloignement du domicile et entrée d’argent.
38Le foyer est une étape intermédiaire pour la plante, entre la terre et le marché, mais un centre névralgique pour les yuyeras. Les tâches qu’elles accomplissent dans le but d’obtenir de l’argent s’y prolongent et côtoient celles de la gestion du foyer. On a pu y observer deux régimes de subsistance et de reproduction de la vie en symbiose, de la réciprocité dans le soin (cuidado, care), sans perdre de vue que le travail de production permet de s’assurer de rester du côté de l’entraide et pas de la dépendance vis-à-vis de l’autre. Cette complémentarité dans l’entraide se prolonge sur le marché où Juana et Rosalía comptent sur Ña Asunción pour les y introduire et les guider. Forte de plus de trente ans d’expérience, elle a consolidé un réseau et accumulé des stratégies dont ses apprenties peuvent bénéficier, tandis que la présence de ses proches la sécurisent alors qu’elle prend de l’âge. Cette réciprocité se poursuit aussi sur les lieux de collecte où nous nous dirigeons dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 Citation originale : « la imposibilidad de seguir los hijos el patrón económico agrícola-ganadero del padre-propietario-del-campo abandonando la casa, y la improductividad económica de una “sucesión” parcelada en dos o más generadones. Por lo cual optan los hijos por incorporar su familia a la economía del padre, que gana en prestigio y autoridad cuanto mayor sea el número de familias que se le someten. »
2 Citation originale : « El hecho de incorporarse las familias al “kóga” del padre, va creando una compleja red de prestaciones y obligaciones que confieren un carácter estatutario a la vida social y familiar. »
3 Citation originale : Juana : « No ro’e rohota roheka taropé o perdudilla he’i cheve.
Luciana : — Doradilla hape piko peho he’i chupe, moõ piko peho ?
— Rohota rojupi Cerro Aquino pe he’i chupe, Ña Asunción pe.
— Peho doradilla hape piko ?
— Anina ereti, upéva ko ndaja’éiva he’i Ña Asunción. “No oreo ko taropé ha perdudilla hápente roho”.
— Upévante peru ? doradillante peru ?
— Upéa hape nte voi, mba’éiko si las dos ore roarrivaramo yvyrupi ete ave roho. La diez ma voi rojupi la colectivo ha amoité yvyrupi, las doce y veinte rojupity ha ro arrivata ramo pe cerro pe. »
4 Citation originale : « El tapekue, ellos no quiere traer no sé porque, pero es muy fácil sacar y lavar nomas y atar. Santa Lucía lleva todo […] y nosotros por lo menos, Feliciana y yo, buscamos diferente clase. Juana por lo menos no quiere sacar ese mbokaja’i ese coquito, ese coco no quiere sacar no quiere limpiar dice porque dice que tiene que sacar otra vez su suciedad, esa hoja seca y eso, tiene que sacar otra vez, tiene espina. Y ella no quiere trabajar parece. Y a veces vos vende más eso. »
5 Citation originale : « Ore mba’e ndoromba’apói ajeno Karai, ndomandái ore mavave’a. Ni ore mena ndomandái oré(ve) pio ndemandatá chéve ? »
6 Citation originale : « Kinship as an organizing feature has appeared as a central component of subsistence relations over time and space since households have deployed the labour of their inhabitants, blood or fictive, free or unfree, to generate survival of the unit. »
7 Citation originale : « Though focused on pre-capitalist formations, economic anthropologists, American Marshall Sahlins and French Claude Meillassoux, have stressed the importance of kinship in ordering subsistence relations of production. As Sahlins explained, “its own inner relations, as between husband and wife, parent and child, are the principal relations of production in society. The built-in etiquette of kinship statuses, the dominance and subordination of domestic life, the reciprocity and cooperation, here make the ‘economic’ a modality of the intimate.” »
8 Citation originale : « Este hermoso niño es mi razón de vivir mi motor de vida mi todo mi corazón el es lo q le da sentido a mi vida te amo corazón de mamá te amo mi vida. »
9 Citation originale : « Mentiras son la salud y la educación gratis. »
10 Citation originale : « que consolida el vínculo socialmente construido entre la madre y la prole. En el contexto de la cultura moderna, el amor se entiende muchas veces como un elemento emotivo interno de los seres humanos (una suerte de sustancia) que actúa como fuerza para mantener la cohesión del grupo social frente a un individualismo extremo (Esteban, 2008). La figura de la madre, según esta visión determinista, sería el núcleo alrededor del cual se mantiene unida la familia, y el supuesto de un amor natural e incondicional hacia los hijos e hijas representaría el argumento principal que justifica su entrega absoluta hacia el otro. »
11 Citation originale : « Rosalía se fue al 7to grado, terminó su colegio el último año y estudia informática para trabajar como cajera. No se fue trabajar, no buscó trabajo para eso, se fue a juntar yuyo. A ella lo que le gusta es el yuyo porque ella tenía posibilidad, tiene posibilidad de buscar un empleo en un supermercado pue, puede trabajar como cajera y ella se fue a juntar remedio con Juana. Ella vende remedio. Y yo le dijo y porque no te vas a buscar otro trabajo ? – Me conviene más eso, porque si no me quiero ir no me voy, igual nomas gano más que en trabajar en el super. Así dice. Y a lo mejor un día no se quiere ir y se queda nomas a descansar. »
12 Citation originale : « Persons who provide labour for other members of the same household and/ or community are subsumed within the category Reciprocal labour. » ; « Household kin producers: subordinate kin, including spouses (men and women) and children of the above heads of households, who are mainly self-subsistent and who contribute to the maintenance of the household by performing productive work for that household. »
13 Citation originale : « Mba’etéko piko rehóma piko ? He ! rejokua cheverõ michĩmi nde Lucía, porque ndahetái… »
14 Citation originale : « internal social organization based on the family as the primary unit of production, consumption, reproduction, socialization, welfare, and risk-spreading. »
15 Citation originale : « The household is the basic economic unit and the gateway to the wider world. It is engaged in economic transactions for the main purpose of securing a level of subsistence, within the framework of a broader market economy. »
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