Chapitre 13. D’une infraction heureuse aux règles de méthode1
p. 272-289
Texte intégral
Introduction
1De son séjour de recherche dans la commune de Rio Formoso, le groupe des sociologues français revient « enchanté », avec le double sentiment d’avoir enfreint toutes les règles de méthode et de déborder de connaissances nouvelles. Très vif sur le terrain, plusieurs fois commenté, ce double sentiment mérite une attention d’autant plus vive que, rétrospectivement, à mesure que s’élabore la mise en forme et en ordre des connaissances, recouvert par cet ordre même, il tend à s’estomper et à glisser dans l’oubli des « non-dits » de toute enquête. C’est dire qu’en parler suppose une reconstruction gagnée contre tous les motifs obscurément conjugués pour « normaliser » la recherche, en lisser le parcours et en valider les acquis2.
Chronique d’un enchantement
2À l’instar de bien des programmes de coopération internationale, l’évasion belle du séjour brésilien projette le chercheur d’un univers souvent routinisé — toujours à quelque titre plus austère, marqué d’urgences et d’astreintes répétées — vers un espace et des rythmes nouveaux marqués du signe de la découverte.
Un dépaysement de classe
3En l’occurrence le site d’Amaragi offrait à ses nouveaux hôtes, qui pour la plupart découvraient le Nordeste, une alliance de choix entre une architecture tout à la fois épurée, confortable et moderne et un paysage que tout signalait comme digne d’une prochaine opération de promotion touristique à l’intention de cadres fortunés de leur vieux continent (et d’ailleurs) : vue large et dominante sur les collines plantées de canne, descendant vers les méandres du fleuve, les cocotiers, la longue plage de sable clair et un horizon d’océan miroitant sous le soleil subtropical.
Une hospitalité superbe
4À l’ouverture des horizons, répondait celle d’une hospitalité de choix :
celle d’abord des chercheurs brésiliens « ouvrant » leur territoire de recherche et leurs connaissances conjuguées « des terrains et des hommes » : Lygia Sigaud tout d’abord qui recevait le groupe et en avait préparé l’accueil, Afrânio Garcia, arrivé plus tardivement au Brésil avec la délégation française, mais qui avait déjà conduit de longues recherches sur le même terrain, d’autres chercheurs aussi du Museu Nacional, absents de ce séjour, mais dont le travail auprès des populations avait participé à l’accumulation d’un crédit partagé d’interconnaissance et de confiance ;
celle des étudiants du mestrado du Museu de licence participant à la recherche et offrant avec une disponibilité sans faille leur médiation indispensable pour des Français trop souvent dépourvus de la maîtrise linguistique suffisante pour conduire un entretien ;
celle de Roberto traitant en hôtes bienvenus ceux qui auraient pu n’être que ses clients, réservant à leur intention l’espace combiné d’une structure hôtelière et de sa résidence personnelle, partageant et ordonnant avec sa femme leurs repas quotidiens pris à la grande table d’hôtes et s’ingéniant à leur faciliter en toute occasion informations et contacts ;
celle enfin de tous les autres informateurs auprès desquels fut introduit le groupe, et, au premier chef, le maire Zé Paulo — par qui furent ouverts aux chercheurs les divers services municipaux — ainsi que les responsables (l’actuel et le futur) du Syndicat des Travailleurs Ruraux.
Un objet d’exception : réforme ou révolution ?
5À Rio de Janeiro, durant le colloque précédant le séjour de terrain, un des thèmes les plus saillants des exposés de recherches — celles des étudiants notamment — était celui de la « reconstruction sociale des rapports sociaux ». Le soir même, arrivant à Rio Formoso, le groupe se découvrait au cœur du processus de « la réforme agraire », objectif récurrent et leitmotiv lancinant des grandes luttes paysannes modernes, des militantismes syndicaux et politiques engagés contre les structures latifundiaires pour donner « la terre à ceux qui la travaillent ». Le mythe, l’Utopie, la « révolution des rapports sociaux de production » était en acte sur toute la commune de Rio Formoso, très précisément dans l’engenho même où le groupe était hébergé et dans plusieurs communes alentour : avec ses occupations de terre, ses campements flanqués de drapeaux rouges et bâchés de noir, ses leaders et sa rhétorique. Les chercheurs brésiliens eux-mêmes en découvraient l’intensité que ne laissaient pas prévoir leurs séjours précédents. Pour tous, habitants et chercheurs, cette réforme engagée et non encore conclue était « la grande affaire », moment décisif où paraît basculer l’histoire, moment longtemps espéré ou redouté ouvrant sur un avenir où la radicalité des changements attendus le disputait aux multiples et confuses inquiétudes. L’issue des actions engagées dépendait des capacités de persuasion et de négociation, mais aussi de résistance, de mobilisation, d’intimidation et de violence symbolique des « acteurs locaux » et de leurs protagonistes. L’avenir en dépendait et les chercheurs en étaient les « témoins historiques ».
6Mais la reconversion économique et sociale, sur laquelle pouvait déboucher la réforme, dépendait aussi d’autres bouleversements majeurs, récents ou annoncés, comme les immenses investissements financiers engagés pour transformer une partie de la commune en « zone protégée » pour un tourisme international de luxe.
Au bonheur du chercheur
7La figure du chercheur français néophyte de ce terrain si nouveau en était transformée. Quelles qu’aient été ses expériences antérieures il devenait avec ravissement un autre :
comme Fabrice à Waterloo, « il était là », dans une Histoire à majuscule ;
comme un intellectuel qui avait lu, il touchait au terrain de ses livres, voyait s’éveiller en lui des réminiscences de morceaux et de pages d’histoire lus et, même sans connaître, savait déjà de quelque manière ;
comme sociologue chercheur et témoin, il avait dans un camp et dans l’autre des informateurs privilégiés, concurrents tour à tour affrontés ou complices... comme sociologue aussi, il était assez averti, soutenu, conseillé, encadré pour n’être pas saisi du sentiment accablant d’incompétence et pouvait transférer ses acquis et ses apprentissages pour tenter l’analyse de la situation ;
comme Enfant Roi, il voyait s’ouvrir les portes, les secrets, « les institutions et les cœurs » : pour tous ceux qu’il rencontrait, parler allait de soi, le témoin était bienvenu ; l’enfant qui reçoit tout savait son amicale dette à ceux qui lui avaient donné la chance d’être là et pouvait savourer sans payer ;
comme citoyen du vieux continent et d’un pays alors saisi par la morosité, incertain de l’issue d’un déclin qui fait crise, il découvrait l’Espoir des lendemains qui chantent...
comme un homme qui s’éveille, il accédait à la double et vive conscience de lui-même et de ces nouveautés.
8Ajoutons que, dans ce contexte, prévalaient au sein de chaque équipe partant « sur le terrain » et chaque soir dans les réunions plénières du groupe, un consensus d’écoute attentive, un intérêt vivant pour les informations recueillies par chacun et le respect de sa contribution. Les inévitables tensions restaient sous le boisseau : affinités et prises de position s’exprimaient sans ruptures ni conflits ouverts, le sentiment s’imposait du progrès commun de la connaissance par l’échange ainsi organisé. L’enchantement des uns était aussi la récompense des autres.
9Tous ces bonheurs empilés, emmêlés, petits ou grands, sont plus faciles à vivre qu’à raconter et à dire qu’à analyser. On s’en tiendra à ces quelques éclairages possibles d’un bonheur partagé. Le propos n’est pas ici d’en faire la critique — celle de Sisyphe heureux par exemple — mais d’en dessiner le profil pour en étudier mieux les ombres, ces ombres au bonheur allant de peurs mal rassurées à des états récurrents de « mauvaise conscience », dont nous parlerons d’un point de vue bien particulier, celui du « malaise méthodologique ».
Infractions aux règles de méthode
Inquiétude à Rio de Janeiro
10À Rio, les organisateurs, côté Brésil et côté France, partageaient une inquiétude et une mauvaise conscience d’institution nourrie du contraste entre les enjeux de ce séjour de recherche et de formation, première expérience collective associant et mêlant étudiants et enseignants chercheurs d’institutions renommées sur un terrain de recherche étranger pour plus d’un tiers d’entre eux, et les risques pris en faisant ce que, chacun s’en inquiétait, « il n’aurait pas fallu faire ». Une « troupe » de sociologues allait s’abattre sur un petit village, où certes un capital de confiance avait été accumulé par des chercheurs brésiliens, mais dont tous les autres n’avaient qu’une connaissance « par les textes » ; tous ces autres comptaient, côté français, une majorité d’ignorants de la langue ; ils allaient travailler avec des étudiants brésiliens et argentins qu’ils rencontraient pour la première fois et qui eux aussi, certes mieux préparés, « débarquaient » néanmoins en force pour la première fois dans ces lieux. L’image s’imposait d’une invasion, qui plus est étrangère, avec ses mauvais relents d’enquête coloniale, « d’enquête raid » sur des autochtones dont on ignore « même la langue ». Que penser alors des capacités à conduire des entretiens semi-directifs, à susciter la parole et effectuer les relances pertinentes ? des « biais » introduits par la troupe étrangère dans des rapports qu’on prétend observer ? de la défiance trop prévisible des « acteurs sociaux » et de la qualité des « vérités » qu’ils donneront à voir et à entendre à ces perturbateurs ?
Malaises à Rio Formoso
11Sur le terrain, d’autres écarts s’imposent à l’orthodoxie des méthodes.
Un entretien « se conduit ». Or c’est Roberto qui, dès le premier soir, conduisait la conversation « à la cantonade » autour de la table d’hôte qu’il présidait avec sa femme. Et, dès le lendemain, Zé Paulo, réunissant chez lui le groupe entier en présence de membres de sa famille, tient à tous un long « discours » de bienvenue et d’analyse « politique ». Ces deux situations, certes extrêmes, cumulaient les contre-exemples de la conduite d’entretien orthodoxe. D’autres, bien plus nombreuses et d’apparence un peu plus orthodoxe, s’inscrivaient néanmoins dans le registre des plaidoyers et des professions de foi militantes comme lors des rencontres avec un chef du syndicat, des senhor d’engenho, des responsables de services municipaux ou les occupants des campements...
L’obstacle linguistique partiellement levé par la constitution de groupes linguistiquement mixtes n’en a pas moins le plus souvent interdit le déroulement « normal » des entretiens : l’obstacle linguistique vouait les uns à des positions infantiles au sens propre du terme et aux apprentissages malhabiles du déchiffrement de sens, tant celui des conversations que celui des situations ; les lusophones appelés à assumer le double rôle de traducteurs et d’enquêteurs ne pouvaient que gérer dans le tâtonnement et l’inconfort le double bind des fonctions cumulées : donner à l’enquêté écoute et intérêt et au francophone le sens de la conversation. Ils devaient enfreindre jusqu’aux « lois de la conversation », ce modèle sous-jacent à l’orthodoxie de l’entretien réussi, et interrompre la conversation, sinon pour traduire, du moins pour résumer. Le malaise, le regret ou l’inquiétude exprimés par certains attestent la prégnance dans les représentations de ce modèle de conduite d’entretien dans un face à face interpersonnel propre à alimenter la « spontanéité » d’un flux conversationnel inspiré de la « conversation quotidienne » et de la confidence, forme intime de la relation de confiance entre deux.
Quant à « l’observation », elle n’a été ni « participante » ni « discrète » : au groupe, à l’évidence, on donnait à voir et à entendre et il n’était jamais l’observateur effacé dont on peut « ignorer la présence ».
Questions pour un bonheur paradoxal
12Le groupe est reparti heureux, heureux de ses pratiques et de ses infractions. Pour avancer quelque peu dans l’analyse de ce bonheur paradoxal, à la liste précédente des bonheurs empilés qui en esquisse la complexité contradictoire, on devrait encore ajouter le bonheur même d’enfreindre et rappeler qu’enfreindre est découvrir et qu’infraction vaut connaissance. Mais un point de vue est à privilégier et la question des méthodes permet d’éclairer quelques aspects décisifs de ce bonheur paradoxal et de ce qui en fut peut-être une des évidences les plus paradoxales. Le groupe — ce fut au moins un groupe pour huit jours — se sépara « enchanté », mais non pas « converti » à « une autre sociologie » et moins encore tenté de « jeter aux orties » le froc de la vocation doublement scientifique et empirique de ses convictions antérieures. Pour filer la métaphore religieuse, prévalait tout au contraire le sentiment que « l’expérience de terrain », l’expérience enchantée, confirmait les « vocations » pour cette sociologie-là, celle de leurs formations et expériences antérieures.
13On doit alors, retournant le bâton, s’interroger non seulement sur les censures que l’orthodoxie dominante impose aux représentations de la bonne méthode « à vocation scientifique et empirique », mais sur ce qui fonde la pertinence sociologique des orthodoxies et sur le statut d’autres méthodes autrement « bonnes » et donc, en ce sens, heureuses. Leur évaluation supposera un détour par l’examen critique de quelques non-dits, tensions et paradoxes de l’orthodoxie dominante.
L’orthodoxie des méthodes : tensions et paradoxes
La servante maîtresse
14Aux racines du malaise méthodologique et au principe des censures, il faudrait rappeler la déjà longue histoire d’une discipline dont la reconnaissance académique est indissociable de sa revendication à un statut scientifique dont la méthodologie est le point d’ancrage : non les méthodes à elles seules, mais l’expérimentation méthodique des thèses et hypothèses et les méthodes d’enquête comme outil privilégié de découverte et vérification. L’histoire serait à parfaire du travail de légitimation de la discipline par transfert de méthodes et de concepts outils importés des sciences expérimentales reconnues (biologie, physique et autres sciences de la nature), de même que celle du statut scientifique des méthodes les plus « quantitatives ». On se bornera ici à rappeler que la structuration des méthodes en noyau dur de la scientificité va de pair avec la définition d’une orthodoxie technicisée et avec l’autonomisation relative de la méthodologie au sein du processus d’élaboration des connaissances : à la fois conditions de différenciation entre l’élaboration scientifique et l’élaboration profane des connaissances et bloc technicisé au service des élaborations conceptuelles ; subordonnées en tant que moyens pour la connaissance et sommées d’en certifier de façon souveraine l’orthodoxie scientifique, elles ont le statut ambigu des servantes maîtresses. Il en résulte une tension récurrente entre visées paradoxales, dont les fluctuations répétées entre le primat de l’élaboration conceptuelle et celui de l’investigation illustrent bien le mouvement récurrent. Et qui n’est étranger ni à l’obligation d’une présentation des méthodes dans le compte-rendu d’une recherche à vocation scientifique ni au primat scientifique des élaborations conceptuelles opérées à partir des matériaux qu’elles ont de façon orthodoxe permis de réunir.
Le paradoxe intime de la connaissance sociologique
15Mais le paradoxe le plus intime de la sociologie est sans doute à chercher dans son rapport à l’élaboration des connaissances et dans une mission paradoxale dont la méthodologie peut être investie de ce fait. La spécificité fondamentale de la sociologie est de poser, comme l’histoire, que toute connaissance procède d’un rapport social : qu’elle varie comme varie l’histoire des sociétés et des groupes sociaux et se spécifie en fonction des trajectoires et des positions occupées en leur sein. La connaissance sociologique ne peut à ce titre esquiver la question de l’élaboration sociale de ses propres représentations. La discipline postule et ne cesse de vérifier le caractère sociocentré (dont l’ethnocentrisme est un cas particulier) des connaissances qu’elle étudie : opinions, cultures, idéologies, croyances et représentations savantes. Elle doit armer ses analyses des représentations les plus légitimes en rompant avec les « illusions éternisantes » et « naturalisantes » dont elle observe qu’elles sont, de façon récurrente, associées aux représentations dominantes. Le paradoxe de la méthode en sociologie est de se trouver soumise à la double contrainte d’avoir à légitimer une vocation d’objectivité scientifique dont le modèle dominant procède de sciences « naturelles » et expérimentales a-historiques et à armer un mode d’objectivation critique qui peut se retourner contre cette vocation même : la sociologie ne serait pas une « science véritable » puisque tributaire, comme elle le reconnaît elle-même, des rapports sociaux dans lesquels elle s’inscrit. Elle se trouve constamment rappelée à la question du sociocentrisme de ses propres productions de connaissance et de la méthode pour les objectiver : elle peut être tentée de la différer, mais ne peut ni l’éluder ni la traiter avec la sereine indifférence des sciences « naturelles ».
Cohérences et adhérences : le sujet au cœur de l’objet
16La question est cruciale lorsque le sociologue s’engage dans une histoire sociale de sa discipline, mais plus encore lorsqu’il interroge sa propre pratique. Ces approches socioanalytiques ouvrent un espace critique d’autant plus redoutable qu’il est en outre miné par les divisions internes à la discipline qui y alimentent les querelles d’école ou de chapelle : la question des méthodes soutient alors bien des argumentaires et les concurrences entretiennent notamment la césure entre méthodes dites quantitatives et qualitatives. Un autre obstacle à l’approche socioanalytique doit peut-être, à l’inverse, être cherché dans la reconnaissance sociale même dont bénéficie la sociologie. Alors que l’anthropologie par exemple a dû, tant bien que mal, faire la critique de sa période coloniale une fois celle-ci révolue, la sociologie, science des sociétés industrielles, n’a pas été sommée de le faire ni de se connaître pour ce qu’elle est : une discipline qui a pour objet privilégié les classes moyennes des sociétés industrielles — dont ses chercheurs le plus souvent procèdent — et leurs relations aux autres classes et aux institutions.
17C’est dans ce rapport sociocentré que la discipline a produit la plupart de ses connaissances et spécifié ses méthodes. Elle ne cesse d’observer « la montée des individualismes » : comment ses chercheurs et ses méthodes ne seraient-ils pas en affinité avec cette émergence ? Un courant sociologique a proclamé la nécessité d’un « individualisme méthodologique » : il s’adresse notamment à la sociologie quantitative dont les méthodes certes supposent le grand nombre, mais dont les développements récents trouvent dans l’étude des réseaux un mode statistique d’approche des « constellations individuelles ». Les avancées les plus récentes et les nouveaux acquis de connaissance en sciences sociales privilégient l’étude de l’interaction au sein des petits groupes et une focalisation sur la question du sujet fut au principe des dernières tentatives d’importation conceptuelle cherchant dans la psychanalyse un renouvellement des approches : elles posèrent alors sans pouvoir y répondre la question de l’adéquation des méthodes sociologiques à cette nouvelle conceptualisation, mais renforcèrent l’attention portée dans le travail de terrain sur les modalités du face à face et de la relation interpersonnelle.
18Ces évolutions confortèrent la place privilégiée accordée au sein des méthodes de terrain à l’entretien semi-directif face à face et aux recommandations de méthode dont les plus élémentaires font la part belle au traitement de la relation interpersonnelle et suggèrent comme modèle d’entretien réussi celui qui, à partir d’une neutralité axiologique du sociologue, évolue vers une forme de conversation « spontanée » entre intimes. Les manuels de psychosociologie sont souvent recommandés aux étudiants sociologues et la situation d’entretien rarement rapportée à l’illusion de neutralité que le sociologue dévoile dans son objectivation des interactions sociales de classe, de genre, de génération...
19S’agissant d’observation, tout se passe alors comme si, à l’intention d’un sociologue déjà familier des situations culturelles qu’il doit observer, les recommandations principales étaient de définir un plan d’observation, de procéder à un enregistrement systématique et de ne pas perturber son objet par sa présence. Lorsqu’une perturbation est souhaitée, c’est exceptionnellement et plutôt à titre pédagogique, pour que l’apprenti sociologue trop familier de son objet prenne conscience en bousculant un ordre établi que ce qui lui semblait aller de soi relève bien d’un ordre au sens contraignant du terme. Mais tout se passe comme si, l’exception confirmant la règle, un même postulat, le plus souvent implicite, traversait ces recommandations : l’observateur idéal, parce qu’il est « invisible » ou « intégré », doit pouvoir observer des rapports sociaux « normaux », « spontanés », « naturels ». Comme si le mode de traitement d’un hôte, d’un étranger, d’un enquêteur ne relevait pas de modes plus généraux de traitement des relations sociales.
20Ainsi, l’orthodoxie de mise en œuvre des méthodes de recherche tend à reproduire comme mode privilégié d’« authenticité » la familiarité des relations interpersonnelles qui est au principe de la relation endogène initiale (native et naturelle en ce sens) unissant le sociologue et son objet et à tenir toute autre relation pour perturbatrice. La sociologie pourtant pose comme incontournable pour sa connaissance la notion de situation, et l’entretien, la conversation, toute prise de parole et plus généralement toute pratique, relèvent à l’évidence de situations sociales. La discipline a combattu les illusions de spontanéité et naturalité en invitant à les lire à partir des savoirs (savoir-faire, savoir-être) antérieurement constitués et actualisés dans une improvisation réglée pour répondre aux situations récurrentes ou nouvelles. Mais, la focalisation récurrente de ses pratiques sur la société dont elle procède et la prégnance sociale des modèles de scientificité sur lesquels elle a dû asseoir sa propre légitimité semblent l’avoir détournée de construire une orthodoxie de méthode arrimée sur ses postulats fondateurs. Le paradoxe n’est pas mince du hiatus entre sa fixation (adhérences ?) sur les relations interindividuelles et le niveau collectif des contraintes qu’elle postule pour rendre compte des représentations et des actions.
Une approche méthodique de l’individu collectif
L’individu sociologique collectif
21Ce rappel est d’autant plus nécessaire qu’une telle pratique a difficilement prise sur une situation d’action collective forte, c’est-à-dire à proprement parler politique au sens où des affrontements ont pour objet une recomposition rapide des alliances et des relations de pouvoir entre groupes, avec mise en scène de provocations publiques et d’infractions réglées aux ordres prévalents.
22À revisiter la mémoire des rencontres et des échanges opérés sur le terrain de Rio Formoso, il se confirme que les « acteurs sociaux » étaient porteurs d’un projet politique collectif défini en ce sens et que les chercheurs étaient pris à témoin de cet enjeu collectif et des intérêts que leurs porte — parole s’attachaient à faire reconnaître et prévaloir contre d’autres intérêts collectifs et d’autres argumentaires (éthiques, économiques, tactiques...). Dans cette conjoncture stratégique où toute initiative, quelle qu’en fût le poids, semblait pouvoir peser sur leurs évolutions, on ne pouvait oublier la dimension collective de toute interaction et même d’un entretien prolongé face à face : derrière l’individu, le groupe, derrière la personne ceux qu’elle personnifie, des individus collectifs en quelque sorte. Aux deux pôles des interactions de recherche s’imposait cette figure collective, non seulement celle des « enquêtés », mais aussi celle de ces témoins venus d’ailleurs, ce collectif d’universitaires et chercheurs introduits par des médiations de confiance elles-mêmes personnalisées et collectives. Favorisant la rencontre d’enjeux et d’intérêts de part et d’autre collectifs, la conjoncture était au principe de la vivacité du désir partagé : pour les uns celui d’apprendre et de comprendre, pour les autres celui d’informer et convaincre ce témoin collectif socialement légitime, potentiellement influent : la situation leur commandait de lui réserver un traitement de choix, de travailler à son « bonheur de chercheur ».
23Aux deux pôles de la relation, c’est bien un « individu collectif » qui était en jeu, en question et en acte. Le postulat d’un individualisme méthodologique n’était acceptable que pour autant que primat soit donné aux dimensions collectives de l’individu, qu’il soit objet ou sujet de la recherche. La plus élémentaire des règles de méthode ajustées à la situation impliquait alors un traitement collectif de relations à ce point définies par des enjeux collectifs.
La construction sociale d’un collectif de recherche
24Ce point acquis — point d’orgue pour l’orthodoxie du cadre de référence et de méthode — l’examen des pratiques du collectif de recherche en situation de travail reste à faire. S’agissant de l’objet, le bonheur de la connaissance était aussi celui de la découverte progressive et conjointe des grands clivages collectifs et de la variabilité de leurs figures. Pour les protagonistes des concurrences engagées pour une mobilisation collective, les enjeux étaient précisément de savoir comment, en pratique, faire prévaloir une de ses modalités possibles plutôt que d’autres, comment composer des alliances sur quelques fronts communs et exercer quelque influence sur leurs ultérieures recompositions. L’approfondissement quotidien des connaissances issues d’entretiens et d’observations concomitants en des espaces sociaux et auprès d’acteurs différents interdisait d’hypostasier les figures polarisées des « collectifs » (paysan versus senhor d’engenho, leader de mouvement versus « simple » paysan ou simple administré, maire versus dirigeant syndical ou senhor d’engenho...). Un retour rétrospectif sur les séquences de la recherche confirme qu’une de ses leçons décisive fut d’illustrer la variabilité et l’évolution constantes des objets mêmes et, de ce fait, celles des représentations, analyses et dispositifs de recherche (approches et méthodes) engagés pour en parfaire la connaissance.
25S’impose tout d’abord la remarque que du point de vue de l’interconnaissance, l’évolution majeure de la recherche fut de passer de relations et de représentations collectives abstraites à des formes plus concrètes. Des rencontres par petits groupes entre « acteurs sociaux » et chercheurs (au café, dans la rue, dans l’école, dans un des espaces différenciés de l’engenho) furent au principe d’une personnalisation des rapports. Les récits détaillés des engagements, positions, espoirs et craintes des uns, les modalités de l’écoute, des questionnements et de l’hexis des autres personnalisent la relation, mais dans le même mouvement font entrer chacun dans une représentation plus finement différenciée du groupe des autres et de sa structuration, le font passer d’une représentation abstraite du collectif à celle, enrichie « de déterminations multiples », de groupes plus concrets.
26Il en fut de même de l’interconnaissance au sein des équipes de recherche. Progressivement, la capacité et le besoin d’autodétermination de chaque équipe progressent : les rencontres, les acquis de la journée écoulée suscitent l’emploi du temps de la suivante. On peut parler en ce sens d’une individualisation des équipes, mais à condition de préciser qu’issu d’une différenciation progressive par rapport au groupe, cet « individu-équipe » se fortifie de solidarités internes et d’une identité collective partagée. Au sein des équipes en effet les relations se structurent dans un double mouvement de personnalisation des relations et de construction d’une identité collective. À cet égard, la coopération pendant l’enquête et les discussions qui s’ensuivent facilitent une mise « à niveau » des moins lusophones et vérifient la valeur de quelques observations de ceux qui sont moins à même de prendre une part active aux entretiens (les hésitations des enquêtés ou leur animation, le passage furtif ou la présence attentive d’un témoin nouveau de l’entretien ou du meeting...). Illustration, si besoin était, du fait qu’une dimension collective repose sur un traitement social d’inégalités — et de hiérarchies — qu’il n’annule pas pour autant.
27La dimension hétérogène d’une construction collective fut autrement illustrée par les réunions quotidiennes de synthèse organisées par Lygia Sigaud et Benoît de L’Estoile : elles constituaient le dispositif méthodologique central ajusté à la prise en charge collective de la recherche, tant à l’accumulation des savoirs quotidiennement enrichis par chaque équipe qu’à leur examen critique collectif. Sa pertinence fut une des conditions décisives de la fécondité de la recherche, de son bonheur donc en un sens qui n’est pas dissociable de l’enchantement précédemment évoqué. Son déroulement eut toutefois à compter avec quelques impatiences : elles n’eurent pas pour origine quelque tension entre les équipes, mais une difficulté plus générale à produire les éléments d’une socioanalyse renvoyant à l’expérience de terrain de l’individu-chercheur et de son équipe. Même si elle ne les épuise pas, une des explications de cette impatience ou réticence est à chercher dans une résistance à rendre publique une composante de la dynamique privée de l’individu-équipe. En ce sens elle est coextensive à la construction d’une identité collective d’équipe et, s’agissant de l’identité collective d’ensemble du groupe des chercheurs, elle rappelle à quel point une identité collective se structure à partir de — avec et contre — la coexistence de niveaux et de formes d’identités collectives à quelque égard premières.
28S’agissant de socioanalyse, c’est-à-dire de regard introspectif sur le paradoxe majeur de l’objectivation et du sociocentrisme en sociologie, l’expérience des réunions plénières quotidiennes mérite un développement particulier.
Une construction collective sous contrôle croisé
La demande de contrôle socioanalytique
29À ce titre, les réunions plénières sont à comparer à d’autres injonctions de méthode récemment renforcées pour rappeler l’exigence d’un regard rétrospectif (évaluateur, distanciateur, critique, bref socioanalytique) sur le déroulement de la recherche. On peut à cet égard saluer comme un progrès important pour la connaissance des pratiques de recherche l’élévation du journal de terrain (journal de bord, notes de recherche,...) au rang de méthode incontournable (orthodoxie de premier rang) et le fait que son analyse puisse être considérée une composante nécessaire de la publication scientifique des comptes-rendus de recherche à vocation scientifique. Cette orthodoxie renforcée, dette de la sociologie à l’ethnographie, fait pendant et contrepoids à un état plus ancien de l’orthodoxie et atténue la prépondérance, déjà évoquée, accordée par certains manuels à la situation d’entretien face à face. Mais autant l’objectif visé par l’injonction de tenir un journal de terrain est concret (chronique et non histoire, récit aussi complet que possible de ce qu’on voit, pense, ressent, projette ou regrette), autant sont souvent vagues et abstraites les recommandations sur la manière de le tenir et de l’exploiter : dans la plupart des cas, elles rappellent qu’il faut « tout noter et le plus fréquemment possible » et proposent des principes de classement (de type « pour mémoire » versus « pour action ») qui, certes utiles pour l’enregistrement et pour la relecture, n’en demeurent pas moins de portée limitée : une chronique en acte de la recherche de terrain peut-elle avoir des règles de méthode ? Le journal de terrain du chercheur est-il bien la pièce maîtresse d’une analyse des pratiques et de leur socioanalyse ? C’est le deuxième aspect que nous traiterons d’abord en observant ce que fut l’évolution des pratiques dans ce « journal de terrain collectif » que chaque soir établirent oralement les réunions où les diverses équipes exposaient et discutaient le bilan — présentation, analyse, synthèse... — de leurs activités du jour.
Au principe de l’objectivation collective
30Un premier constat s’impose : la recherche en groupe transformait l’exigence de méthode.
31D’abord, le temps consacré au journal personnel, qu’il soit prise de notes sur le vif ou retour rapide sur mémoire (au terme d’un entretien, d’une observation ou d’une séquence plus longue), s’intégrait à celui du journal collectif ; une diversification des éclairages et des modes d’appropriation procédait de ces rythmes alternés d’un ensemble de notations et analyses auxquels participaient aussi les échanges oraux internes aux équipes.
32L’espace de collaboration ouvert par ces diverses modalités de mise en commun des expériences fut aussi celui de la confrontation pratique des sociocentrismes. Certains furent parfois signalés, avec courtoisie ou de manière plus acérée ; certains — des européocentrismes par exemple — furent « corrigés » par le rappel des différences (historiques, institutionnelles, culturelles...). Mais tous furent d’une manière ou d’une autre « travaillés », car l’essentiel des leçons à tirer procéda de la confrontation des attentes, approches et pratiques « scientifiques » issues de chaque trajectoire de recherche. Qu’il s’agisse de la propension d’un chercheur confirmé à persévérer sur son aire, ses hypothèses et ses mises en perspective ou de l’impatience plus radicale d’un chercheur néophyte, les « sociocentrismes » faisaient pour l’essentiel corps avec des orientations de recherche. Et le principal travail d’objectivation procéda des décentrements induits par leur confrontation dans une perspective commune de recherches partagées. La nature collective du projet donna sens et consistance au dispositif de diversification et de multiplication des modes d’analyse et des formes de sensibilité : il joua un rôle d’autant plus important qu’il portait sur des situations de recherche concrètes développées dans une perspective commune.
33S’agissant des bilans collectifs quotidiens, nous avons évoqué la réticence parfois embarrassée des chercheurs (des jeunes chercheurs notamment) à satisfaire à la demande de présentation et analyse de leur « relation enquêteur-enquêté ». Elle s’exprimait par des détours dont, nous l’avons souligné, ne suffisent à rendre compte ni l’hypothèse d’une défense de « l’esprit d’équipe » ni celle d’un « quant à soi » défensif, même si l’on doit admettre que le contexte institutionnel de la demande exposait à l’évaluation du groupe partiellement composé de « supérieurs » et de « juges » passés, actuels ou futurs. L’hypothèse la plus forte est qu’elle confrontait le chercheur aux exigences « scientifiquement légitimes » d’une objectivation jamais aboutie de ses affects ou catégories d’analyse et de l’improvisation plus ou moins obscurément réglée de la partie vive de ses interactions en situation de recherche, c’est-à-dire au paradoxe intime de sa discipline : en prendre acte est une des leçons de l’expérience. Mais l’autre est à chercher dans l’examen des cas où, à la même demande des organisateurs, ont répondu des évocations « enthousiastes ». Ce furent plutôt celles de traitements collectifs dont avait été l’objet le chercheur (individu-chercheur et équipe de recherche) et celles de sa participation à un événement collectif.
34Pour s’en tenir à deux cas, on citera celui de la première visite d’équipe à l’un des campements et celui d’un jeune chercheur qui, assistant avec son équipe à un match de football sur le terrain du village, fut choisi pour remettre la coupe à l’équipe gagnante. Les deux événements certes relevaient de circonstances exceptionnelles qui, en tant que telles, pouvaient expliquer le « plaisir » pris à les communiquer. Mais on soulignera aussi que ce plaisir partagé n’est autre qu’un plaisir d’équipe dont la communication au groupe prolonge le moment et élargit l’audience d’autant plus aisément qu’il procède, dans l’un et l’autre cas, d’un événement collectif. On évoquait un peu plus haut, les décentrements opérés pour le développement de perspectives communes ; ces deux exemples signalent la dynamique spécifique ouverte par l’évocation des événements d’exception dont la nouveauté même crée chez le chercheur une attente, un désir de confronter son regard à d’autres points de vue, une demande objectivable de diversifier le réseau de significations possibles. La dimension triplement collective de l’équipe, du groupe et de l’événement facilitait ainsi la mise en œuvre d’une des exigences fondamentales du dispositif de méthode (diversifier les éclairages) et le développement de la tension féconde qu’elle installe entre significations plurielles et mise en ordre théorique au sein d’un espace critique de représentations sociales objectivables.
35Ainsi, à l’exigence d’auto-analyse et d’objectivation des pratiques peut s’ouvrir une voie de méthode qui passe par l’observation des formes les plus collectives d’interaction « sur le terrain » et « entre pairs » et qui, à la différence d’autres voies ouvertes pour l’auto-analyse, procède des prémisses mêmes d’une discipline qui fait du social sa matière, du collectif le principe des contraintes qu’il exerce et de l’objectivation des pratiques une arme contre les prénotions.
Bref
36Observer les pratiques de recherche pour les soumettre à analyse a d’abord pour enjeu la possibilité d’objectiver des manières de faire que leur écart même à un certain état de l’orthodoxie des méthodes risque de vouer à la méconnaissance. Ce n’est pas un hasard si un sentiment d’infraction aux règles de méthode nous a conduit à interroger la tension souterraine et les états de quasi-équilibre d’une orthodoxie arbitrant entre les exigences contradictoires de « règles de méthode » investies à la fois d’une fonction de légitimation scientifique « à la manière » des sciences naturelles et d’une fonction spécifique d’objectivation du caractère sociocentré de modes de connaissance dont la connaissance scientifique est une forme savante.
37La manifestation de ces tensions et la mise en question de cet équilibre procédèrent de la conduite quasi expérimentale d’un groupe de recherche hétérogène sous plusieurs rapports (disciplinaire, linguistique, de genre et de génération...), réuni pour travailler huit jours de rang sur un terrain où la plupart des chercheurs se rendaient pour la première fois alors que l’ampleur comme la rapidité des transformations sociales qui s’y jouaient étaient nouvelles pour ceux-là mêmes qui l’avaient depuis longtemps investi. L’urgence, l’hétérogénéité relative du groupe et la nouveauté de la situation participèrent avec la résidence partagée et la régularité des réunions de travail à l’émergence d’une dynamique collective dont l’improvisation réglée alimenta en même temps les découvertes heureuses et les sentiments de malaise et d’infraction aux règles de méthode. Or, le temps passant, les premières ont été approfondies, les seconds tendent à glisser dans l’oubli.
38La première leçon à tirer de ce contraste concerne donc l’attention qu’il convient d’accorder, lors de l’enregistrement sur le vif des pratiques et des questions qu’elles font naître, à celles qui se laissent le plus difficilement inscrire dans le compte-rendu orthodoxe que l’on pourrait en faire.
39La seconde suggère une lecture exigeante et sans doute renouvelée d’une règle parfois traitée a minima : mettre en œuvre des dispositifs de diversification des éclairages, une « triangulation des méthodes ». La même vigilance doit être apportée à la diversification des éclairages quand il s’agit de l’objectivation raisonnée des formes et niveaux d’appartenance des groupes étudiés, des modalités d’actualisation de leurs ressources, notamment identitaires, et de la genèse de leurs représentations et quand il s’agit de ceux et celles du chercheur. Dans cette optique, l’objectivation engage une définition des rapports sociaux d’enquête dans lesquels il est « pris ». Observateur observé, sujet objet agissant et agi, le chercheur est, à l’instar de ceux qu’il étudie, un individu collectif dont les représentations évoluent dans leur interaction avec celles des sujets-objets de son étude. Ces évolutions sont à analyser en tant que produits de négociations du sens ouvertes par les pratiques de terrain et engagées avec des représentations savantes tenues pour « orthodoxes » : la recherche en groupe a donné l’opportunité d’observer une forme personnalisée des variations possibles de ces orthodoxies dans lesquelles le chercheur est collectivement pris et partie prenante et d’analyser leur traitement collectif à travers ajustements, tensions et représentations négociées. Ce double éclairage prend place dans un dispositif plus vaste de diversification et de confrontation des points de vue (que pensent, par exemple, les « enquêtés » des points de vue du chercheur ?) et donne relief aux voies par lesquelles les pratiques de recherche, ces méthodes en acte, fonctionnent comme autant de grilles de lecture à pas variable, porteuses de significations négociées, élaborées en situation et invitant à revisiter « l’état de la question ».
40Ce qui n’est pas sans rappeler un des « bonheurs » du colloque qui, à Rio, avait précédé le départ au terrain : quelle qu’ait été la diversité des thèmes, des terrains et dispositifs de méthode de chacun, s’était alors imposée l’évidence d’un enjeu commun, l’analyse des processus sociaux de construction des représentations et des identités.
Notes de bas de page
1 Ce texte a originellement été publié dans la revue Cahiers du Brésil contemporain, no 43-44, 2001, p. 181-198. Nous remercions Afrânio Garcia Jr. d’avoir accepté que ce texte soit republié dans ce volume.
2 Pour une présentation du contexte institutionnel de cette expérience de recherche, voir l’introduction de ce numéro.
Auteur
Après une khâgne à Bordeaux, où il noue une amitié durable avec Michel Pialoux, Jean-Claude Combessie (1937-2010) intègre l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm en 1959 et obtient son agrégation en lettres en 1962. Avec des condisciples à l’ENS (Chamboredon, Lewandowski), il prend connaissance des enquêtes novatrices menées par Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu, et participe aux travaux pratiques de la chaire de sociologie auprès de Raymond Aron en 1964-1965. La publication du Métier de Sociologue en 1968 bénéficie de cette expérience collective. Combessie est nommé assistant, puis maître de conférence à Paris-V jusqu’en 1981.
Il s’engage dans une longue enquête de terrain sur la paysannerie des régions irriguées en Andalousie qui sera la base de sa thèse d’État sous la direction de Georges Balandier, publiée en 1989 sous le titre Au sud de Despenaperros. Pour une économie politique du travail [éditions de la MSH].
En 1981, il est nommé professeur de sociologie à Amiens, et de 1984 à 1996, il est codirecteur du CSEC (Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, EHESS/CNRS) avec Monique de Saint Martin. En 1989, il est nommé professeur de sociologie à l’université Paris-VIII et assure la direction de l’IRESCO. Nombreux sont les travaux de thèse sous sa direction et il était connu pour l’accompagnement professionnel et amical de ses anciens étudiants. Il a voué une attention particulière à la coopération scientifique avec l’Amérique latine, notamment avec la Colombie, le Brésil et l’Argentine.
Outre sa thèse d’État et d’importants articles, il a publié La Méthode en sociologie [La Découverte, 1996], qui reste un ouvrage de référence.
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