Chapitre 10. En pays de connaissance
p. 219-240
Texte intégral
Introduction
1Pour aborder cette imposante question de « l’internationale scientifique », j’ai choisi de revenir au plus près d’une expérience personnelle d’échanges avec des collègues brésiliens, qui couvre les années 1970-1980 au Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, fondé et dirigé par Pierre Bourdieu à l’EHESS. Elle a été l’occasion de partager une exigeante formation à la recherche au sein des séminaires et groupes de travail du centre, et de construire un dialogue scientifique sur des thématiques et des intérêts communs. Elle m’a également permis de mener une enquête sur une secte proche de Brasilia avec l’aide de chercheurs brésiliens.
Affinités d’outsiders
2Après avoir participé à toutes les étapes de l’enquête sur le public des musées dirigée par Pierre Bourdieu de 1964 à 1966 [Bourdieu, 1966], je m’étais moi-même orientée vers l’africanisme aux côtés de Georges Balandier. C’est à l’automne 1973 que je suis revenue au Centre de sociologie de l’éducation et de la culture dirigé par Bourdieu, où j’ai engagé des recherches sur le terrain français. Au milieu des années 1970, comme nos collègues brésiliens, j’étais donc d’une certaine façon « nouvelle » au sein de ce collectif et je faisais la découverte d’un « nouveau » centre installé boulevard Raspail, bien différent de celui que je connaissais rue Monsieur-le-Prince, où s’était déroulée l’enquête sur les musées et qui était dirigé alors par Raymond Aron. La « nouveauté » tenait aussi pour nous tous, collègues français et étrangers, à la mise en route imminente d’une revue, Actes de la recherche en sciences sociales, dont le premier numéro paraîtra en janvier 1975 et qui aimantera bientôt les recherches des uns, des unes et des autres, créant de l’émulation, parfois de la crispation, et renforçant le travail collectif. Les cinq premières années après sa création, Actes était produit de façon artisanale, chacun y faisant l’expérience de différents métiers de l’édition : relectures, résumés, traductions, mises en page, illustrations, corrections. Nous avions même appris le maniement du banc photo que nous possédions…
3Cette situation partagée d’un processus à la fois d’intégration et de formation à la recherche dans un collectif scientifique ayant déjà une longue histoire, ces tâtonnements et les sentiments d’illégitimité qui sont souvent le lot des « nouveaux venus », surtout dans les groupes très soudés, cette participation commune aux séminaires de formation à la recherche animés par Bourdieu à l’École des hautes études en sciences sociales et avec Jean-Claude Chamboredon à l’École normale supérieure, où nous présentions nos projets ou nos recherches « en acte » avec une certaine angoisse, ont fait que je me suis sentie particulièrement collègue avec nos amis brésiliens invités au centre. Comme me l’avait écrit Abdelmalek Sayad [1991] dans sa dédicace de L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, « N’est-on pas toujours immigré quelque part ou l’immigré de quelque autre ? »
4Mais les affinités tenaient également à des intérêts partagés pour la sociologie du corps et de ses maladies, la sociologie de la famille, des rapports entre générations et de la transmission, les processus sociaux de la construction du genre et, plus largement, les relations entre sociologie, anthropologie et psychologie. L’une des références centrales que nous partagions à l’époque et qui faisait pour nous office de « boussole » était Le Sens pratique publié par Bourdieu en 1980, mais dont nous avions tous déjà lu une étape antérieure, parue quelques années auparavant, l’Esquisse d’une théorie de la pratique [Bourdieu, 1972].
5Avec Sergio Miceli, Afrânio Garcia, Marie-France Garcia Parpet, Maria Andréa Loyola et Arakcy Martins-Rodrigues, nous avons donc été pris ensemble dans un processus de formation à la recherche largement fondé sur l’exposition risquée et la mise à l’épreuve, devant les collègues plus ou moins aguerris et sous l’œil de Bourdieu, de nos hypothèses, de nos constructions, de notre matériel même, dans les séminaires et les groupes de travail du centre, obéissant tous et toutes à ce que Bourdieu désigne dans l’Esquisse pour une auto-analyse comme « la logique rigoureuse et modeste du travail collectif » [Bourdieu, 2004, p. 32].
6Pour moi, qui venais de quitter l’africanisme, mais qui avais une expérience de recherche de six mois au Rwanda auprès de la première génération de missionnaires catholiques et de catéchistes indigènes, les expériences de terrain brésiliennes présentées par nos collègues avaient un air de familiarité.
7Cette période m’apparaît avec le recul comme une période de formation partagée, notamment grâce aux séminaires de Pierre Bourdieu. Dans un entretien aux Inrockuptibles donné en 1997 à l’occasion de la publication de Méditations pascaliennes, Bourdieu livre sa vision de la transmission de la sociologie [Bourmeau, 1997] :
« La sociologie procure des savoirs sur le monde social, mais aussi sur soi-même. L’acquisition de ce savoir sur soi est la condition de l’acquisition active — en tant que chercheur — du savoir sur le monde social. C’est ce qui fait qu’il y a une dimension initiatique dans l’enseignement de la sociologie. On me présente parfois comme un gourou qui ne peut travailler qu’avec un petit cercle de fidèles. En fait, ce sont des gens qui sont convertis, non à ma personne, mais à une vision du monde social […]. La sociologie, quand on la vit vraiment, donne, à proprement parler, de nouveaux yeux. »
8Convertis à une certaine vision du monde social, c’est cette expérience même qui nous unissait. Et si, parmi les collègues étrangers venus au centre, je cite plus particulièrement ces chercheurs brésiliens qui sont devenus des amis, c’est parce que leurs travaux sont ceux qui m’ont le plus « parlé ». Je vais rapidement tenter de dire pourquoi par rapport à mes propres recherches, et j’évoquerai dans un second temps une enquête que j’ai menée à Brasilia en 1984 avec la regrettée Arakcy Martins-Rodrigues, décédée en 2000, et qui témoigne de cette communauté de pensée.
Des intérêts partagés
9Sergio Miceli est le premier dont j’ai fait la connaissance au Centre. J’ai retrouvé mes notes d’un séminaire de Bourdieu à l’EHESS où il avait présenté, en avril 1975, sa recherche sur les trajectoires de deux écrivains brésiliens, Erico Verissimo et Graciliano Ramos. Il nous avait donné un tableau chronologique des années 1889-1930, qui retraçait les événements politiques, économiques et littéraires ainsi que les courants, conflits et débats dans les champs académique et intellectuel. C’était une manière à la fois de nous instruire de l’histoire brésilienne et de construire le champ littéraire national dans sa relation aux autres champs, et donc les logiques de son autonomisation. Dès 1975, une partie de cette recherche est publiée dans Actes [Miceli, 1975] puis la totalité fera l’objet d’un ouvrage [Miceli, 1981]. Comme source d’inspiration pour une approche clinique des trajectoires sociales familiales que j’avais moi-même mises à profit dans ma recherche sur les instituteurs [Muel-Dreyfus, 1977], j’ai souvent conseillé la lecture de ses travaux à des étudiantes et étudiants qui s’intéressaient à la construction des identités sexuelles. Je leur disais toujours : « Il faut lire les Anatoliens au Brésil ! », oubliant de donner la référence complète tant ce travail m’était devenu familier… J’en recommandais la lecture en même temps que celle de Charles Suaud qui avait publié dans Actes une partie de sa recherche sur les conditions sociales familiales de la « vocation » des prêtres [Suaud, 1976].
10Quand j’ai travaillé sur la vocation d’instituteur avant la guerre de 14, j’ai retrouvé ce trait mis en lumière par Sergio Miceli : l’insistance sur un défaut physique, une faiblesse du corps qui vous fait différents des autres et vous engage – ne pourrait-on dire aussi vous enferme ? – dans la voie des livres. Avec le recul, ce qui me semble avoir également été partagé, c’est l’intérêt pour une sociologie des commencements et des fondations institutionnelles, qui contribue au dévoilement des fonctions sociales des institutions et des raisons socio-logiques de leurs créations : les commencements où le social et les luttes de classes « parlent à ciel ouvert », disait Bourdieu [Muel-Dreyfus, 2020]. Mon travail sur « l’invention de l’enfance anormale » [Muel-Dreyfus, 1975] m’avait déjà mis sur cette piste, et nous pouvions l’explorer avec plus d’évidence que lorsque l’autonomisation du champ est achevée et que les justifications techniques des créations institutionnelles se sont figées.
11Enfin, les analyses très riches de Sergio Miceli sur l’opposition entre régions féminines et masculines de la classe dirigeante, sur l’intériorisation de qualités telles que la « sensibilité » acquise au cours du processus de relégation dû à la maladie ou encore sur le rôle de la mère et du stigmate corporel (bégaiement, « laideur »), tous ces éléments centraux dans cette acquisition de l’identité d’écrivain, ont été stimulantes pour beaucoup de chercheuses et chercheurs du Centre.
12Nous nous sommes connus avec Afrânio Garcia et Marie-France Garcia Parpet au début des années 1980. Alors qu’ils travaillaient au département d’anthropologie du Museu Nacional de Rio entre 1976 et 1982, ils avaient mené ensemble une série d’enquêtes dans le Nordeste sur la paysannerie, les plantations et les reconversions des dominants et des dominés à partir du déclin du commerce sucrier dans les années 1950.
13Toutes ces références font bien apparaître la réalité et les contours de ce qu’on peut désigner comme une communauté scientifique internationale autour de la revue fondée et dirigée par Pierre Bourdieu. Si ces recherches brésiliennes ont trouvé leur place dans les débuts de la revue, c’est notamment parce qu’elles faisaient la part belle au matériel empirique et répondaient ainsi au souci maintes fois exprimé de Pierre Bourdieu de ne pas séparer théorie, méthodologie et terrain.
14Afrânio Garcia a développé une analyse des catégories de « libres » et « assujettis » dans la société rurale du nord-est qui met l’accent sur la maîtrise ou la dépossession de l’usage de son corps, sur la division du travail et sur la place de la violence physique dans le travail de domination [Garcia, 1986, 1989]. Se référant au Sens pratique, il a montré comment les frontières spatiales et sociales du domaine de la plantation sont aussi inscrites dans les cerveaux et dans les corps. Cette socio-anthropologie du corps faisait écho à mes recherches sur l’apprentissage par corps dans les écoles normales du début du xxe siècle, au terme duquel l’identité d’instituteur était devenue comme une « seconde nature », à tel point qu’on aurait pu parler d’un « habitus instituteur », disait Bourdieu. Afrânio apportait à son tour une analyse très forte des oppositions masculin/féminin dans la plantation : l’opposition « homme »/» cabras » (chèvres) renvoie à « l’opposition entre ceux qui participent de plein droit à la vie sociale et ceux qui en sont exclus, rejetés du côté de la vie domestique » [Garcia, 1989], et donc dans l’univers symbolique féminin. Le pouvoir des senhores de engenho, ces propriétaires tout-puissants de la plantation, se signifie comme pouvoir sexuel sur toutes les femmes du domaine. Ma collaboration avec Afrânio Garcia se poursuivra dans l’encadrement de la thèse innovante de Valeria Ribeiro Corossacz [Ribeiro Corossacz, 2004] qui met au jour les relations entre nationalisme, politique démographique et racisme pour analyser à son tour l’ordre des corps comme une dimension centrale de l’ordre politique.
15Dans cette région du Nordeste, Marie-France Garcia Parpet avait mené des recherches sur les marchés paysans où elle analysait la position ambiguë des veuves et des femmes abandonnées qui, contraintes à la vente, affrontaient un conflit de légitimité puisque les « véritables » vendeurs autorisés étaient toujours des hommes [Garcia Parpet, 1983]. Son analyse nous avait été très utile quand nous avions tenté, avec Arakcy Martins-Rodrigues, de construire l’objet « secte de Brasilia », dont la fondatrice-prophétesse était veuve et avait exercé un métier d’homme, chauffeur de camion.
16À cette évocation des échanges avec les collègues brésiliens dans les années 1975-1980, il faut associer le souvenir de Jean-Claude Combessie, Michael Pollak et Abdelmalek Sayad qui ont été très investis dans ce dialogue et ces échanges intellectuels tant en France qu’au Brésil.
17Avec la recherche d’Andréa Loyola sur l’offre de soins du corps et de l’âme dans une banlieue populaire de Rio [Loyola, 1982, 1983], j’avais retrouvé des intérêts forgés dans mon parcours africaniste. Georges Balandier s’intéressait aux messianismes, aux millénarismes et aux offres thérapeutiques de ces mouvements à composante politique. J’avais moi-même publié en 1967 un travail sur le séparatisme religieux et ses effets politiques en Afrique du Sud du début du xixe siècle aux années 1950, à partir de l’étude de mouvements religieux parfois marqués par des suicides collectifs [Muel-Dreyfus, 1967]. J’avais également lu les livres de Roger Bastide sur les religions africaines au Brésil et le candomblé de Bahia. J’étais donc un peu en pays de connaissance.
Un terrain à Brasilia
18Je partageais avec Arakcy Martins-Rodrigues, psychologue sociale du travail à l’université de Sao Paulo et à la fondation Getúlio Vargas, une formation de psychologue clinicienne et un intérêt personnel pour la psychanalyse, ce qui faisait de nous des sociologues un peu métissées et prédisposées à s’entendre et se comprendre. Nous nous intéressions aussi de près à la domination masculine. Nous avions noué une amitié et une complicité qui nous permirent d’envisager un travail commun quand je me rendis au Brésil à l’automne 1984, invitée par Sergio Miceli à l’Instituto de estudos econômicos, sociais e politicos (Idesp) et par l’université de Sao Paulo.
19Avant de partir, j’avais lu, dans un numéro d’Autrement je crois, un article sur des sectes brésiliennes qui présentait l’une d’entre elles, particulièrement intéressante pour ses emprunts syncrétiques et ses innovations, le Vale do Amanhecer situé dans la périphérie de Brasilia, et j’avais commencé à réfléchir à la façon de pouvoir m’y rendre. Dans le brouhaha de la réunion annuelle de l’Association nationale de post-graduation et de recherche en sciences sociales (Anpocs) où j’avais fait une conférence sur les travaux de sociologie politique du Centre, j’ai pris contact avec la professeure Lia Machado qui enseignait à l’université de Brasilia et je lui ai parlé de mon projet. Elle connaissait la secte et surtout un de ses membres qui travaillait dans son département, Vicente.
20À Sao Paulo, nous devions avec Arakcy visiter un musée, fermé ce jour-là pour je ne sais quelle raison, et nous nous sommes retrouvées à bavarder dans un square. Je lui ai alors proposé de venir avec moi à Brasilia à la rencontre de Vicente et de la secte. Arakcy était intéressée, car elle avait mené une recherche sur cette catégorie de petits fonctionnaires publics à Sao Paulo [Martins-Rodrigues, 1988]. Elle a accepté de partager ce travail d’exploration. En peu de jours à Brasilia, nous avons fait quelques entretiens, dont un avec Vicente, cadre du mouvement, et un avec le cofondateur de la secte, Mario Sassi, et collecté une documentation assez importante de publications internes au mouvement et d’études universitaires signalées le professeur Roque de Barros Laraia qui nous avait reçues à l’université de Brasilia. Sur le site de la secte, nous avons pris des photos, observé puis ébauché des hypothèses à partir de ces premiers contacts et de nos lectures. De retour à Paris, j’ai commencé à rédiger un article en échangeant avec Arakcy par courrier.
21Dans cet article [Muel-Dreyfus & Martins-Rodrigues, 1986] qui était un travail programmatique plus qu’une recherche achevée, l’analyse des carrières des fondateurs et des trajectoires sociales des membres est centrée autour des thèmes suivants : le système d’oppositions masculin/féminin, le rapport au savoir, la négociation du passé, le travail sur l’histoire des origines, qui permet de dépasser les effets déstructurants des ruptures géographiques, sociales et familiales qu’ont affrontées ces migrants de l’intérieur embauchés sur le chantier de Brasilia et restés là une fois celui-ci achevé, leurs liens étant rompus avec la région et la famille d’origine. Sur tous ces aspects, la secte a développé des trouvailles tant dans le rituel et la doctrine que dans ses fonctions thérapeutiques et sa philosophie de la remise en ordre du monde.
22Je n’aborderai dans ce texte que le premier point : la redéfinition stricte du partage sexuel du monde social visible au premier coup d’œil par les vêtements que les adeptes revêtent dès qu’ils entrent dans l’univers physique de la secte. Après s’être changés dès leur arrivée au Vale, les hommes revêtent le costume masculin des « jaguars », pantalon marron, chemise noire, gilet blanc orné des insignes de leur grade et, lors des cérémonies, une ample cape au col rigide et majestueux. Les femmes portent de magnifiques robes longues, qu’elles enfilent après être passées aux salons de coiffure et de maquillage.
23Ce partage sexuel est théorisé dans la doctrine et les rituels, dans des inventions frappantes concernant les fonctions diagnostiques et thérapeutiques des hommes et des femmes. Il se retrouve enfin dans le mythe de fondation de la secte, dont la réussite est présentée comme le fruit de l’intégration de « qualités masculines » et de « qualités féminines ». Cette retraduction religieuse des rôles sociaux et professionnels traditionnels des hommes et des femmes constitue aussi une théorisation originale de la division sexuelle du travail intellectuel entre prophètes féminins et masculins.
24Une des originalités de ce mouvement est la division sexuelle du travail rituel des membres qui travaillent toujours en couples lors des cérémonies. Les médiums « apara » sont quasiment toujours des femmes et sont du côté de l’intuition, du corps, des forces de la lune. Les médiums « doutrinador » sont des hommes et sont du côté de la raison, de la parole, des forces du soleil. Ils sont à la tête du mouvement. La seule leader féminine est la fondatrice dotée de pouvoirs extra-ordinaires qui en font un être « à part », échappant aux lois ordinaires du monde social.
25Dans le temple, le travail de cure se fait toujours en couple. Au pupitre d’une sorte de bureau semblable à celui des classes primaires d’autrefois, la femme médium « apara » est assise à côté du patient ou de la patiente dont elle tient les mains afin d’absorber, dans un état de demi-conscience, les « charges magnétiques » de la personne souffrante. Derrière elle, debout, l’homme médium « doutrinador » observe le phénomène avec distance, et travaille avec sa raison pour juger de la pertinence et de la légitimité de la communication établie. Points de doctrine et actes rituels invitent à tout instant à la formation du couple idéal, condamnant une médiumnité « d’avant », obscurantiste et débraillée comme celles qu’ils stigmatisent dans les terreiros d’umbanda, ces cultes d’origine africaine où la possession par les esprits peut s’exprimer de manière bruyante et émotionnelle, dont ils veulent se démarquer. La revendication de rationalité est ici revendication de « distinction ». Le rejet de l’umbanda tient sans doute aussi au fait que l’homosexualité y est tolérée, alors que le Vale fait de l’opposition masculin/féminin un des axes principaux de sa réorganisation du monde tant psychique que social.
26Si le Vale fonctionne comme un marché matrimonial dominé par les hommes, c’est également parce que le couple formé par ses fondateurs offre un exemple de « couple idéal » dans lequel le potentiel émotionnel, visionnaire et prophétique, « désordonné », peut-on dire, de Tia Neiva, le personnage sacré, a pu être canalisé par celui qui deviendra son mentor intellectuel, Mario Sassi, ancien conseiller en relations publiques de l’université de Brasilia. Leurs carrières antérieures respectives montrent bien ce qu’a pu apporter à chacun d’entre eux ce retour à une séparation ferme et fermement théorisée du partage sexuel du monde social. En écho à cette réaffirmation des rôles masculin et féminin dans le couple des fondateurs, les adeptes du Vale vont à leur tour revendiquer dans leurs rencontres intimes et dans leurs vies privées des statuts masculins et féminins bien définis, hiérarchisés, capables de remettre de l’ordre dans ce qu’ils présentent comme des désordres antérieurs de leurs vies amoureuses. De ces désordres, les hommes rendent responsables les femmes « d’autrefois », celles de leurs vies d’avant, stigmatisées pour leur « cupidité » et leur « égoïsme ».
À l’origine de la secte, l’histoire d’une rencontre
Veuve à 24 ans, avec quatre jeunes enfants, Tia Neiva s’est mise à travailler comme chauffeuse de camion, métier masculin. À l’âge de 33 ans, alors qu’elle a été embauchée sur le chantier de Brasilia, elle commence à avoir des visions au volant de son camion, se croit folle et décide de consulter un psychiatre. Dans son cabinet, elle lui dit avoir une vision, celle d’un homme âgé « nommé Juca qui était votre père, mort depuis 62 jours ». Le médecin, frappé de la justesse de sa description, lui dit alors que son cas échappait à la psychiatrie. Furieuse d’entendre confirmer ainsi sa médiumnité, Neiva mettra un an à accepter ce « diagnostic » qui la révolte avant de se mettre en quête d’un enseignement spirite. Elle fondera ensuite une petite communauté dans un faubourg misérable de Brasilia entourée de gens simples qui lui demandent d’alléger leurs souffrances. C’est là que son futur compagnon la rencontrera1.
Mario Sassi, élevé dans le quartier italien de Sao Paulo par une famille d’immigrants, fera une carrière dans les « relations publiques », notamment au rectorat de l’université de Brasilia. Marié à une sociologue, une femme « compliquée » nous dit-il, et père de quatre enfants, il décrit sa vie « d’avant » comme une quête existentielle incessante. Quand il rencontre Neiva, il a décidé de fuir en Europe, une sorte de « suicide symbolique », et de rompre toutes ses attaches, ne supportant plus une vie « artificielle » hantée par le regard des autres : « Je voulais sortir de mon identité », écrira-t-il plus tard [Sassi, 1974].
Mario Sassi ne retient de sa trajectoire sociale en ascension rapide que les éléments destructurants et destructeurs. Il partage avec Neiva l’expérience de conflits sociaux et psychologiques liés à l’occupation d’une position sociale ambiguë et contradictoire : pour lui, appartenir à l’université sans en faire vraiment partie – il avait sans succès suivi plusieurs cours du soir en philosophie et sciences sociales – ; pour elle, subir son statut ambigu de veuve qui travaille et exerce de surcroît un métier d’homme, deux sources de stigmatisation sociale.
Neiva trouvera en Mario Sassi le théoricien de son histoire, celui qui classe, nomme et ordonne les phénomènes extraordinaires, « canalisant ses dons », construisant la doctrine, inventant les rituels et institutionnalisant à son côté le mouvement. Et elle lui permettra à lui, selon ses propres mots, « cette chose la plus simple du monde, se rencontrer soi-même religieusement ». C’est à partir de cette double reconnaissance que le mouvement va prendre véritablement sa dimension d’entreprise indépendante de salut. Le Vale est leur création commune, et la remise en ordre de la division sexuelle du monde et des rituels, un de ses principaux fondements.
27Deux raisons m’ont poussée à insister sur ce point. La première est la violence du retour en force au Brésil, sous un gouvernement d’extrême droite, de la condamnation de la notion de « genre », c’est-à-dire le rejet et le déni des analyses portant sur les déterminations sociohistoriques de la structure hiérarchique masculin/féminin. La seconde est que j’ai mené une longue recherche sur le régime dit de « Vichy » en France (1940-1944) qui a porté principalement sur les enjeux politiques d’un retour à « l’éternel féminin » dans le cadre d’un régime autoritaire, conservateur et raciste [Muel-Dreyfus, 1996]. Cette recherche n’est pas sans résonnances avec ce que nous avions pu étudier au Vale do Amanhecer et avec le retour au mythe de l’éternel féminin qui semble à l’ordre du jour dans le Brésil du président Bolsonaro. On ne peut qu’être frappé des affinités existantes entre ces représentations du système d’opposition masculin/féminin qui envahissent tout l’espace physique et religieux de la secte et les théorisations des évangélistes qui ont soutenu massivement le président Bolsonaro et contribué à son élection en 2018 : en témoignent leurs discours en faveur de la « famille traditionnelle », leur position anti-mariage gay ou leur proximité idéologique avec le mouvement conservateur « L’École sans parti » qui s’en est pris aux études de « genre ».
Conclusion
28Dans la même perspective, on peut mentionner, les attaques du gouvernement de Bolsonaro contre les facultés de sociologie et philosophie, et les mobilisations très importantes de l’Union nationale des étudiants et de nombreux citoyens qui s’y sont opposés. « Marée humaine » titrait Le Monde du 15 mai 2019. Dans cette guerre idéologique, où le gouvernement accuse les universités de répandre un « marxisme culturel », le « genre » n’est-il pas devenu une notion sulfureuse que beaucoup veulent anéantir [Garcia Parpet, 2019] ? On peut s’interroger aussi sur la part de la défense de la « famille traditionnelle » et de l’« éternel » partage masculin/féminin du monde social – « les filles en rose et les garçons en bleu » est un des mantras de la ministre de la Femme et de la famille du gouvernement Bolsonaro, par ailleurs cadre évangélique – dans les logiques d’adhésion quasi « préréflexives » au programme politique de ce président. Ces moments de crises ou de bouleversements rappellent combien l’ordre des corps est une dimension centrale de l’ordre politique : le retour à un ordre « naturel » du monde basé sur l’opposition et la complémentarité « éternelles » des sexes est mobilisé comme un facteur de stabilité. La montée en puissance des sectes évangéliques doit sans doute une part de sa réussite à cette idéologie, et la victoire de Bolsonaro à sa défense. Encore une fois et avec des effets redoutables, l’idée que « le privé est politique » manifeste sa force sociale d’entraînement et sa puissance de régression.
29L’idéologie de « l’éternel féminin » est une puissante arme politique et un énorme défi attend le gouvernement Lula sur ces questions. La montée en puissance du mouvement évangélique n’est pas terminée et la détermination de ses adeptes à poursuivre leur soutien à « leur » candidat Bolsonaro non plus. Comment maintenant s’allier à des Évangéliques ? Comment battre en brèche cette défense de droite de la famille ? On peut poser l’hypothèse que la condamnation par Rome de la théologie de la libération a laissé depuis longtemps le champ libre à ces églises évangéliques qui ont développé de multiples actions sociales et caritatives auprès des populations les plus pauvres. Il s’agit donc de se réapproprier politiquement la défense de la femme et de la famille. Cela passe sans doute par une politique de protection sociale déterminée qui permettrait d’opposer à la droite une politique familiale d’aide aux plus démunis encore plus puissante. On le voit, l’étude d’une secte périphérique amène à des questions politiques d’importance nationale.
Bibliographie
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SASSI Mario, 2000, A conjunçao de dois planos, Brasilia, Vale do Amanhecer, 1974.
SAYAD Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Éditions, 1991.
SUAUD Charles, « Splendeur et misère d’un petit séminaire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 4, 1976, p. 66-90. DOI : 10.3406/arss.1976.3466.
10.3406/arss.1976.3466 :Notes de bas de page
1 La construction des informations sur l’histoire de Neiva est soumise à la logique hagiographique. La vie du personnage sacré est d’abord l’histoire d’une élection dont on consigne les temps forts laissant dans l’ombre la vie profane. Les sources utilisées ici sont l’entretien avec Mario Sassi et son ouvrage, les fascicules édités par le Vale et la thèse d’A. L. Galinkin soutenue en 1977 à l’université de Brasilia « A cura no Vale do Amanhecer ».
Auteur
Francine Muel-Dreyfus est directrice d’études honoraire à l’EHESS où elle a dirigé le séminaire « Processus sociaux de construction de l’identité » de 1990 à 2012. Francine Muel-Dreyfus a mené ses recherches à partir de 1973 au sein du Centre fondé et dirigé par Pierre Bourdieu, après une formation en africanisme auprès de George Balandier. Sur les terrains de l’enfance « inadaptée », du travail social, de l’École, de la médecine et de la construction politique du « genre », elle a privilégié une approche de sociologie historique et de sociologie clinique. Elle a participé également à la recherche collective La Misère du monde [Seuil, 1993]. Ses travaux portent actuellement sur les mises en perspectives de la sociologie et de la psychanalyse, et ont fait l’objet de plusieurs notices dans le Dictionnaire international Bourdieu [sous la direction de Gisèle Sapiro, CNRS Editions, 2020].
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