Chapitre 4. Médiateurs et configurations sociales des usages de Bourdieu en Argentine
p. 86-110
Note de l’auteur
Cet article a été publié en 2021 dans une version originale en espagnol sous le titre « Mediadores y configuraciones sociales de los usos de Bourdieu en la Argentina » dans le volume 21 de la revue Políticas de la Memoria. Nous remercions la revue d’avoir autorisé la publication en français de ce texte.
Texte intégral
1En Argentine, dans la pratique des sciences humaines et sociales (SHS), Pierre Bourdieu est un des auteurs les plus cités. Depuis la fin des années 1970, les appropriations de son œuvre sont variées. Elles se sont multipliées de manière exponentielle vers la fin du xxe siècle. Aujourd’hui, des idées bourdieusiennes sont diluées dans divers scénarios de production symbolique1. Pour comprendre comment sa figure a pénétré les champs intellectuels des pays hispanophones, il convient d’examiner deux séries de faits entrelacés. D’un côté, on remarque les appropriations faites par des spécialistes des SHS reconnus pour leur usage de Bourdieu et d’autre part, celles des publics universitaires, de la presse et du marché du livre. La traduction en castillan de la plupart de son œuvre fait l’objet d’une vive dispute entre des éditeurs argentins (Siglo XXI), mexicains (Fondo de Cultura Económica) et espagnols (Anagrama). La longueur d’un chapitre ne permet pas d’aborder toutes les dimensions qui me semblent nécessaires pour analyser pleinement les parcours de ces réceptions. Malgré cela, la diversité des données que nous exposons dans ce travail nous permet de comprendre Bourdieu comme un cas efficace pour objectiver le dynamisme de l’espace culturel argentin. Son champ académique est central à l’échelle ibéro-américaine, comme en témoigne la diversité des spécialistes de différentes disciplines dont les essais et les recherches se nourrissent des questions et des modèles d’analyse proposés par l’auteur français.
2Après avoir décrit certains moments significatifs de l’importation de Bourdieu en Argentine, je me concentrerai ensuite sur l’analyse des trajectoires d’Alicia Gutiérrez, de Denis Baranger et d’Ana Teresa Martínez, sociologues identifiés comme « bourdieusiens argentins » en raison des ouvrages, articles, cours et conférences qu’ils ont consacrés à « la pensée de Bourdieu ». Le constat peut être confirmé par une simple observation statistique extraite de leurs curricula. Dans le CV de 70 pages de Gutiérrez, le nom de Bourdieu apparaît 196 fois – c’est-à-dire 2,8 fois par page –, dans celui de Baranger, il figure 1,66 fois par page, enfin, chez Martínez, 0,97 fois par page. Cette fréquence est bien plus élevée que celle de n’importe quel autre collègue argentin de leur génération ou plus jeune, et constitue un indice clair de la reconnaissance en tant que « bourdieusiens argentins » que leur attribuent leurs collègues hispano-américains. Ce travail privilégie une histoire sociale des agents, ce qui constitue une perspective efficace pour délimiter les aspects génétiques et les médiations de leurs liens avec l’œuvre de Bourdieu et ce parcours nous permet également d’esquisser des dimensions structurelles et de processus du champ des SHS dans la région. Chaque cas configure différents espaces transnationaux qui ont dynamisé l’évolution de leurs positions en tant que chercheurs. Si, par exemple, dans le cas de Gutiérrez, il existe un lien étroit avec le Centre de sociologie européenne (CSE) et le Centre européen de sociologie et sciences politiques (CESSP) (espaces institutionnels eux-mêmes différenciés, avec leurs propres transformations historiques), on ne peut pas en dire autant de Baranger et de Martínez. À l’échelle nationale, il est fondamental de souligner qu’ils travaillent dans des universités de province, ce qui est en soi un symptôme de la position relativement « non centrale » que Bourdieu observe en Argentine, si l’on considère la structure hypercentralisée d’un pays où Buenos Aires représente 80 % du marché de l’édition et où se concentre plus de 60 % de la population des chercheurs et des universitaires.
3Baranger et Martínez ont également étudié la réception de Bourdieu en Argentine et ont abordé quelques dimensions comparatistes avec d’autres cas nationaux. Leurs principales contributions sur le sujet seront citées plus loin. Le présent chapitre aspire, d’une part, à enrichir le travail collectif d’objectivation progressive. Par exemple, aucune des contributions de Baranger ne mentionne de données sur sa propre trajectoire, c’est une lacune qu’il faudrait combler. D’autre part, parmi tous les facteurs abordés dans ces travaux, rien n’est dit sur la place accordée à la dimension intranationale mentionnée plus haut ni sur d’autres plans d’interprétation tels que les différentes matrices de reconnaissance des bourdieusiens argentins en Amérique latine et dans d’autres espaces extérieurs tels que le Brésil et la France, en particulier au sein du CES-CESSP2.
Antécédents et contexte
4Dans les années 1970, certains chercheurs argentins ont abordé Bourdieu de trois manières distinctes.
Au début de la décennie, le premier point de rayonnement se trouvait au Museu Nacional de Rio de Janeiro. Parmi les cinq Argentins qui y ont réalisé leur master en anthropologie sociale, Beatriz Alasia de Heredia, Luís Gatti et Roberto Ringuelet faisaient partie de l’équipe de chercheurs formée par Moacir Palmeira. Cette équipe comprenait Lygia Sigaud, Afrânio Garcia, Marie-France Garcia Parpet et José Sergio Leite Lopes3. La formation en troisième cycle dans des centres d’excellence internationale a également dynamisé la réception de Bourdieu en Argentine grâce à l’intérêt qu’il a suscité chez d’autres professionnels, tels que Ricardo Costa et Néstor García Canclini. Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’EPHE obtenu en 1975, Ricardo Costa a occupé à son retour la chaire d’anthropologie culturelle de l’École d’histoire de l’université nationale de Córdoba (UNC), puis la chaire de sociologie de l’École de philosophie. Ses cours comprenaient des traductions inédites de chapitres choisis d’Esquisse d’une théorie de la pratique. Alicia Gutiérrez, dont nous parlerons plus loin, a été formée sous sa direction. Docteur en philosophie formé à l’université nationale de La Plata (1975), Néstor García Canclini (1939) a poursuivi ses études à Paris grâce à une bourse du Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET). En 1978, il obtient un autre doctorat en philosophie à l’université de Paris X-Nanterre, avec une thèse sur Merleau-Ponty dirigée par Paul Ricœur. Dans les années 1980, installé au Mexique, il a fréquemment utilisé Bourdieu dans ses « études culturelles » des groupes populaires4.
Au cours de la dernière dictature militaire (1976-1983), beaucoup de professionnels des SHS ont dû s’exiler à l’étranger et en ont profité pour faire des doctorats. C’est pendant son exil en Colombie (puis au Mexique) qu’Emilio Tenti Fanfani (né en 1945) a commencé à appliquer Bourdieu pour étudier le système scolaire en Argentine et en Amérique latine. À la même période, Ricardo Sidicaro (né aussi en 1945) s’est exilé en France où il a obtenu un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Professeur titulaire de la licence en sociologie de l’université de Buenos Aires (UBA), il est reconnu à Buenos Aires en tant qu’enseignant et chercheur « bourdieusien ».
Face à la violence militaire envers les sciences sociales, beaucoup des chercheurs qui sont restés dans le pays ont fait leur possible pour mener à bien leurs projets avec le soutien d’ONG et du marché éditorial. Ce fut le cas de Beatriz Sarlo et de Carlos Altamirano, militants maoïstes et critiques littéraires et culturels qui, de retour d’un voyage à Paris, avaient rapporté des ouvrages de Bourdieu et plusieurs numéros de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS). En 1975, Sarlo encouragea l’édition argentine de Le métier de sociologue publié par la prestigieuse maison d’édition Siglo XXI ; il s’agit du titre de Bourdieu le plus lu dans les universités jusqu’à la fin du siècle dernier. Dès 1978, Sarlo et Altamirano, aux côtés de Ricardo Piglia, Hugo Vezzetti et Adrián Gorelik, lancent la revue Punto de Vista. Revista de Cultura (Point de vue. Revue de culture) qui a marqué l’époque et a perduré jusqu’en 2008, et dans laquelle Bourdieu, ainsi que E. P. Thompson, Richard Hoggart, Raymond Williams ou Walter Benjamin, étaient des références constantes. Dans plusieurs de leurs études de l’histoire culturelle argentine, Sarlo et Altamirano ont cherché à mettre en application la notion de champ intellectuel afin de comprendre de manière originale les problèmes fondamentaux du système littéraire et des relations entre les intellectuels et la politique [Altamirano & Sarlo, 1983].
5Malgré la présence de Bourdieu dans les années 1970, sa place reste marginale. Avec le retour de la démocratie amorcé en décembre 1983, la plupart des exilés sont rentrés au pays. Beaucoup d’entre eux ont retrouvé leur place dans les universités, d’autres ont fondé des ONG et des instituts de recherche privés, certains ont collaboré à la planification des politiques gouvernementales. Les approches historiques et sociologiques de la politique ont retrouvé la place privilégiée qu’elles avaient dans les années 1950 et 1960. Si la grande question d’autrefois était de comprendre le péronisme5, celle d’aujourd’hui était d’expliquer la dictature, de promouvoir les droits humains, de tenter de mettre en place une nouvelle démocratie. Dans les années 1970, la réception de Bourdieu en Argentine ne parvient pas à supplanter la prééminence de la théorie de la dépendance et de la sociologie du développement, où la référence internationale par excellence était Alain Touraine6. Dans les années 1980, les schémas de Bourdieu ne parvenaient pas à s’articuler avec ceux qui dominaient les tentatives de recentrer les grands débats intellectuels autour des rénovations du marxisme, comme en témoigne un groupe d’exilés célèbres à leur retour du Mexique, lesdits « gramsciens argentins » [Burgos, 2004], parmi lesquels José Aricó et Juan Carlos Portantiero qui ont marqué les programmes universitaires. Fondateurs du « Club de Cultura Socialista » dont font également partie Sarlo et Altamirano, et d’autres agents centraux de l’intelligentsia, ils ont conseillé le président social-démocrate Raúl Alfonsín.
6Dans les années 1980, malgré les projets de l’État visant à reconstruire le système universitaire et scientifique, les institutions publiques d’enseignement et de recherche subissent une grave crise de financement en raison des restrictions brutales liées à la dette extérieure, à l’inflation et à la dévaluation incessante de la monnaie. Dans les années 1990, les deux gouvernements présidés par le péroniste Carlos Menem ont mis en place des politiques ultralibérales. Dans les universités, la crise de financement a persisté, tandis qu’au CONICET, il a été fortement réduit. Face à la contraction du marché du travail, beaucoup de diplômés ont commencé à émigrer et sont partis faire des études de troisième cycle grâce à des bourses d’organismes étrangers ou supranationaux.
7Dans la seconde moitié de la décennie, une loi d’éducation supérieure visant à développer les études de troisième cycle et à exiger progressivement un doctorat pour intégrer le CONICET en tant que chercheur, ainsi que pour occuper les principales charges du système universitaire, a été promulguée. Elle a eu des effets multiples. D’une part, la nouvelle génération de docteurs formés à l’étranger a constitué le principal contingent de professeurs à l’intérieur d’un système qui s’est propagé rapidement pendant la période de croissance économique entre 2003 et 2011. D’autre part, afin de maintenir leur statut, beaucoup de professeurs et chercheurs de la génération précédente ont cherché à obtenir le diplôme le plus élevé dans les cursus nationaux de troisième cycle. Une nouvelle période de crise du système scientifique pendant le gouvernement du président Mauricio Macri (2015-2019) qui a stoppé le financement du CONICET et des universités et qui a replongé le pays dans un endettement colossal, n’a pas empêché l’inertie d’un espace académique qui avait pourtant atteint les standards d’autonomie.
8S’il est vrai qu’au milieu des années 1990, Bourdieu était une voix critique de l’ordre néolibéral très appréciée, comme en témoigne la prolifération de notes le concernant dans les mass media nationaux (en particulier dans les journaux Clarín et Página/12), dans le domaine de la production académique, cette appropriation a commencé à faire l’objet de critiques qui perdurent et qui pointent son adaptation problématique aux singularités des sociétés et des cultures nationales de l’Amérique latine7. L’ébauche de ce processus historique ne peut transcender un caractère abstrait qu’à la lumière des trajectoires d’agents spécifiques que je considère significatifs pour observer et comprendre la dynamique entre les événements et les structures présentés dans cette introduction générale8.
Alicia Gutiérrez
9Alicia Gutiérrez (Córdoba, 1957) est titulaire d’une licence d’histoire (1985) de l’université nationale de Córdoba (UNC)9. À cette époque, il n’y avait pas de système de troisième cycle en Argentine et la grande majorité des professeurs et chercheurs n’étaient pas tenus d’être détenteurs de ce type de diplôme pour travailler. Au CONICET, la place réservée aux SHS était marginale. La majorité des diplômés qui se consacraient à la recherche le faisaient dans le cadre universitaire et disposaient de ressources modestes. Gutiérrez a commencé à enseigner en tant qu’assistante de la chaire de sociologie de l’École de philosophie de l’UNC dont Ricardo Costa était titulaire10.
10La reconnaissance de Gutiérrez en tant qu’interprète de Bourdieu est associée au lancement de son premier livre Las prácticas sociales. Una introducción a Pierre Bourdieu (Les pratiques sociales. Une introduction à Pierre Bourdieu), publié en 1994 par le Centro Editor de América Latina (CEAL). La chercheuse reconnaît que son écriture a été motivée par l’effort déployé dans son premier projet pour surmonter un usage superficiel de Bourdieu. À l’occasion d’un entretien, elle explique [Gutiérrez, 2012] :
« En 1989, je demande une bourse CONICOR pour étudier les stratégies de vie des familles défavorisées. Le projet était light. Comme j’avais déjà lu quelques textes de Bourdieu, j’ai décidé d’introduire dans le cadre théorique son concept d’habitus. Depuis, dans chacun des nombreux cours que je donne, c’est justement ce que je conseille d’éviter de faire. J’ai obtenu la bourse et dès la première année, je me suis plongée dans l’œuvre de Bourdieu afin de proposer une approche conceptuelle de son travail. »
11Les expressions en italique sont de moi et cherchent à souligner trois aspects : la sacralité du « cadre théorique » (marco teórico) en Argentine, la place de Gutiérrez comme enseignante principale de Bourdieu et la nature interprétative de son premier livre. Le titre même souligne le caractère bref (un peu plus de cent pages) d’« introduction » aux concepts fondamentaux11. Comme si un ample segment du public lecteur de SHS en Amérique latine attendait un livre avec ces caractéristiques, Alicia est sollicitée par des collègues de nombreux centres universitaires pour donner des cours sur Bourdieu. La demande persiste encore aujourd’hui, trente ans après. En Argentine, elle a donné des cours de troisième cycle sur Bourdieu en 43 occasions, dans 19 universités nationales différentes (sur un total de 57). Elle a également été invitée à donner des cours sur Bourdieu au Chili, au Mexique, en Colombie, en Uruguay, en Espagne et en Italie. Des 48 conférences ou exposés dans des centres universitaires à l’étranger, 25 étaient consacrés à l’œuvre de Bourdieu, parmi lesquels huit en Espagne, huit en Colombie et cinq au Mexique. Las prácticas sociales a été édité par le CEAL, grande maison d’édition de Buenos Aires qui, comme son nom l’indique, jouissait d’un rayonnement continental, mais peu de temps après la parution de livre, son cycle influent d’intervention culturelle et politique s’est achevé12.
12Pour répondre à la demande d’invitations, Gutiérrez produit de nouvelles éditions. À ce jour, le livre a été réédité cinq fois dont quatre par des maisons d’édition argentines et une par les éditions espagnoles Tierradenadie. Sans que Gutiérrez ne le sache, Ana Correa, collègue de l’UNC et amie personnelle, a adressé un exemplaire de Las prácticas sociales à Bourdieu par l’intermédiaire d’Alain Lipietz, un économiste qui se rendait régulièrement à Córdoba. Le 16 septembre 1994, Bourdieu adresse une lettre à Gutiérrez qui témoigne de la sincère appréciation de son livre, de son intention de l’inclure à son réseau international et de sa capacité à s’exprimer en espagnol dans un style aimable et affectueux, indissociable de son pouvoir intellectuel.
13Bourdieu invite Gutiérrez au CSE en janvier 1998. C’est à cette occasion qu’elle noue des liens avec d’autres chercheurs parmi lesquels Jean-Claude Combessie et Franck Poupeau. Elle se rend à nouveau au centre en 1999 et en mai 2000. À cette époque, Gutiérrez avait déjà commencé son doctorat en anthropologie à l’université de Buenos Aires (dans le Département de sciences anthropologiques de la Faculté de lettres et philosophie, Carlos Herrán était son directeur) et en cotutelle avec l’EHESS (avec pour tuteur Jean-Claude Combessie). Le sujet de sa thèse prolongeait son intérêt pour les stratégies de reproduction sociale dans des contextes de pauvreté urbaine dans la périphérie de la ville argentine de Córdoba [Gutiérrez, 2004]. Bourdieu a été invité à la soutenance, mais il est décédé en janvier 2002. La cérémonie de remise de diplôme a eu lieu à Buenos Aires en avril 2002, en pleine et brutale crise sociale et politique. Afrânio Garcia était membre du jury en qualité de représentant de l’EHESS13.
14En plus de ses propres projets de recherche, l’œuvre de Bourdieu en espagnol est fortement associée au travail de Gutiérrez dans le domaine éditorial, un marché pour lequel elle a construit des œuvres singulières et a traduit une quantité considérable de livres et de compilations. À la fin des années 1990, elle travaille avec lui à la préparation d’un livre très original intitulé Intellectuels, politique et pouvoir qu’elle propose à la maison d’édition de Buenos Aires. Ainsi qu’il le faisait habituellement avec une grande partie de la diffusion internationale de son œuvre, Bourdieu demande à Gutiérrez d’en assurer la traduction. En 1999, Alicia reçoit par l’intermédiaire de Franck Poupeau une demande de traduction en 48 heures d’une téléconférence que Bourdieu doit prononcer en espagnol pour la Universidad Nacional Autónoma de México. L’expérience se répétera avec une autre téléconférence de Bourdieu conjointement organisée par les universités de Córdoba, Buenos Aires et du Chili prononcée le 28 juin 200014. S’il est vrai que des maisons d’édition espagnoles et argentines se sont toujours disputé la traduction des travaux de Bourdieu, au fil du temps, la majeure partie des traductions sont apparues en Amérique du Sud en raison du grand dynamisme de la succursale de Siglo XXI à Buenos Aires, ainsi que la rigueur d’universitaires et intellectuels tels que Sarlo et Gutiérrez. Le lien étroit d’Alicia avec le Centre de sociologie européenne (CSE), dont elle est correspondante étrangère depuis 2004, explique que malgré les énormes disparités de pouvoir entre les maisons d’édition espagnoles et argentines, Jérôme Bourdieu, Franck Poupeau et les principaux médiateurs aient choisi de diffuser à l’échelle internationale l’œuvre bourdieusienne traduite par Gutiérrez, ou sous sa direction, chez Siglo XXI (succursale argentine).
15Parmi la dizaine de livres dont elle a la charge, on remarque des œuvres vastes et complexes telles que La noblesse d’État. Alors que j’écris ces lignes, je prends connaissance du lancement de Cours de sociologie générale 2, traduit par Alicia. Grâce aux liens qu’elle a tissés et à la présence parallèle d’autres Argentins qui avaient entamé des relations personnelles avec Bourdieu ou avec des membres du CSE, ce dernier prépara un voyage en Argentine qui devait faire suite à celui qu’il avait prévu de faire au Brésil. Malheureusement, aucun de ces voyages ne se concrétisa en raison de la disparition de Bourdieu en janvier 2002.
Denis Baranger
16Denis Baranger est l’auteur du livre Epistemología y Metodología en la obra de Pierre Bourdieu publié en 2005 par les éditions Prometeo (Buenos Aires). L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat en sciences sociales défendue deux ans auparavant à l’université de Buenos Aires (UBA). Il est également l’auteur de plus d’une douzaine de publications sur l’œuvre de Bourdieu et sa réception en Argentine et en Amérique latine. Au cours d’un entretien, Baranger a signalé que ce livre était un de ses apports les plus importants. Entre autres articles, il remarque aussi « The Reception of Bourdieu in Latin America and Argentina », publié en 2008 dans la revue italienne Sociologica, et parmi les chapitres, les quatre entrées (« Analíse fatorial » ; « Béarn » ; « Construtivismo » ; « Epistemologia ») qu’il a rédigées pour Vocabulário Bourdieu [Baranger, 2020], un dictionnaire édité par Afrânio Catani et publié à Belo Horizonte (Brésil) par les éditions Autêntica en 2017.
17L’axe d’analyse du livre de Baranger gravite autour de deux pôles : la désarticulation de l’argument proposé par Bourdieu et Passeron dans Le métier de sociologue et la construction d’objet réalisée dans La distinction, lorsque « Bourdieu produit une véritable rupture méthodologique en préconisant l’utilisation d’une technique statistique qu’il considérait particulièrement adaptée à son système théorique : l’analyse de correspondances » [Baranger, 2005, p. 5].
18Avec cette opération, Baranger émet une forte critique envers l’utilisation essentiellement théorique et superficielle de Le métier de sociologue et envers la banalisation d’une œuvre complexe qu’il conviendrait d’aborder par le biais des meilleures analyses empiriques, comme celles déployées dans La distinction. S’il est indispensable de connaître l’œuvre intellectuelle de Baranger, il n’est pas moins nécessaire, de mon point de vue, d’examiner sa trajectoire dont la dimension historique et sociale nous permet de mieux comprendre ses projets. Denis Baranger est né à Buenos Aires en 1948, mais il est de nationalité franco-argentine. Ses parents, Willy Baranger et Madeleine Coldefy, se sont connus en 1943 à l’université de Toulouse. Cette dernière obtient une licence de lettres classiques, tandis que son père passe l’agrégation de philosophie en 1945 devant un jury composé, entre autres, par Gaston Bachelard. Après une brève période d’enseignement secondaire et en raison des perspectives incertaines liées à la fin de la guerre, les Baranger émigrent en Argentine où Willy devient membre de « la mission universitaire » de l’Institut français d’études supérieures de Buenos Aires. Dans cette ville, sous la supervision d’Enrique Pichon Rivière et de Marie Langer, Baranger et Coldefy se forment en psychanalyse, discipline dans laquelle ils acquièrent une renommée professionnelle importante15. Après une scolarité primaire et secondaire au Lycée français de Montevideo, Denis s’inscrit en licence de sociologie à l’UBA en 1967. Le climat de violence politique qui règne alors est accentué par la dictature militaire (1966-1973). Les chaires de la faculté de lettres et philosophie étaient cataloguées comme « marxistes » et « nationales ». La préférence de Denis se portait sur les premières. Alors que dans les universités on encourageait les essais philosophiques et d’interprétation politique, la recherche empirique s’était déplacée vers des centres privés tels que l’Institut Di Tella. C’est là que Baranger se forme en méthodologie, expérience qui lui permet de trouver un premier emploi à l’Instituto Nacional de Estadísticas y Censos (Institut national de statistiques et recensements) au début des années 1970. Dès l’obtention de leur diplôme, lui et sa première épouse cherchent du travail à l’intérieur du pays. Ils atterrissent dans la ville de Posadas16 où quelques-uns de leurs professeurs et collègues tels que Carlos Okada, Marta Palomares et Mario Boleda avaient fondé un pôle de sciences sociales qui attirait les jeunes enseignants. Comme la chaire de méthodologie était occupée par Palomares, Baranger prit en charge celle de sociologie rurale, un domaine qu’il avait exploré à la suite d’un cours de Miguel Murmis au Centro de Investigaciones en Ciencias Sociales (CISCO-Centre de recherches en sciences sociales).
19Baranger a connu Le Métier de sociologue très tôt puisque ses parents lui avaient offert le livre au début des années 1970. Mais son appréciation de Bourdieu s’approfondit avec l’arrivée de l’anthropologue Luís M. Gatti à Posadas en 1975. Tout comme Beatriz Alasia de Heredia, ce dernier a étudié l’histoire à l’université de Córdoba (UNC) et a émigré à Rio de Janeiro au début des années 1970 où il s’est inscrit en maîtrise d’anthropologie sociale au Musée national.
20Dans les bagages de Gatti à son arrivée à Misiones « la superbe édition originale de Esquisse d’une théorie de la pratique et Un art moyen ». Avec Gatti, la naissance d’une société « bourdieusienne » prometteuse voyait le jour. Pourtant, il doit s’exiler au Mexique à partir de 1976. Pendant la période violente de la dernière dictature, Okada est fait prisonnier et plusieurs enseignants ont été surveillés et/ou ont dû quitter leur postes. Bien que Baranger ait réussi à surmonter le changement de conjoncture, il trouve dans ce dernier le prétexte pour émigrer et part au Mexique en 1978 pour y faire une maîtrise en sciences sociales à la FLACSO de Mexico. Il y reste jusqu’à l’obtention de son diplôme en 1980 et soutient un mémoire dirigé par Emilio De Ípola17 intitulé « El trabajo productivo y la pequeña burguesía en Marx » (Le travail productif et la petite bourgeoisie chez Marx). Rédigée à la manière des intellectuels de cette mouvance, il s’agissait d’« une thèse totalement théorique sur les classes moyennes et la petite bourgeoisie dans laquelle Bourdieu n’était même pas mentionné. […] Moi aussi, je commençais à remettre en cause le marxisme ». Les bonnes conditions matérielles lui ont permis de retourner à Paris où il se procura La Distinction et Le Sens pratique, qui venaient d’être publiés : « En lisant La Distinction, j’ai commencé à m’interroger sur les diagrammes de Bourdieu. Je m’étais spécialisé en techniques quantitatives, mais de quoi s’agissait-il au juste ? Comment réaliser une analyse factorielle avec des données qui ne sont pas quantitatives ? » À son retour du Mexique, Baranger tente de résoudre ces questionnements. Il occupe d’abord une chaire de méthodologie. Il devient vice-recteur de l’université nationale de Misiones (UNAM) au milieu des années 1980, période pendant laquelle son expertise en méthodologie lui ouvre de nouveaux horizons et le mène à collaborer avec Christophe Albaladejo, géographe français spécialiste de la région de Misiones. C’est par son intermédiaire que les analyses de correspondances, ainsi que d’autres variantes de L’analyse de données ont été introduites dans les bibliographies. Motivé par le recours à cette méthode, Baranger se rend à Paris pour prendre un cours avec « l’autre apôtre de Benzécri », Jean-Pierre Fénelon. Toutes les connaissances acquises dans ce domaine le mèneront à écrire Construcción y análisis de datos. Introducción al uso de técnicas cuantitativas en la investigación social (Construction et analyse de données. Introduction à l’usage de techniques quantitatives dans la recherche en sciences sociales) publié par les presses de son université en 1992. Ce « manuel » lui valut une grande reconnaissance au niveau national.
21Dans les années 1990, Baranger mène des recherches sur divers aspects du monde rural de la région de Misiones, thème sur lequel il a dirigé plusieurs projets et travaux. Mais sa carrière est affectée par une politique universitaire qui provoque une crise dans le modèle « intellectuel » qui prédominait chez les chercheurs en SHS qui travaillaient en Argentine depuis les années 1960 : l’exigence progressive d’un doctorat. Tout comme Gutiérrez, Martínez et presque tous leurs collègues de génération, Baranger n’avait pas de doctorat qui lui permettait d’enseigner à ce niveau. Cet obstacle l’orientera vers le doctorat en sciences sociales de l’université de Buenos Aires, récemment mis en place. De Ípola y donnait cours et accepta volontiers de diriger sa thèse. Baranger se saisit de l’occasion « pour expliquer Bourdieu ». De Ípola l’encourage à se rendre en France pour l’interviewer. Il lui adresse une lettre, mais l’auteur français disparaît peu de temps après. Il traverse alors l’Atlantique pour rencontrer Jean-Claude Passeron18, Ludovic Lebart et pour prendre contact avec d’autres anciens collaborateurs de Bourdieu comme Monique de Saint Martin. Il rencontre également Luc Boltanski avec qui il prend un cours au Centre franco-argentin de la UBA en 2001. Entre autres choses, Baranger n’appréciait pas qu’à cette époque Bourdieu soit fêté comme une réincarnation de Sartre en raison de ses prises de position intellectuelles en pleine ère néolibérale. Ce qui, toujours d’après Baranger, n’était pas perçu en Argentine et dans l’Amérique hispanique, c’était la « rupture méthodologique » de La distinction.
22Les malentendus encouragèrent son projet de doctorat dans lequel il se proposait de faire la lumière sur la rupture décisive quant à la méthodologie et à l’épistémologie de Bourdieu à propos desquelles les universitaires hispano-américains ne parvenaient pas à se mettre d’accord : « Ma thèse doctorale est une thèse de lecteur. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un travail de recherche empirique, qui est plus enrichissant et qui est ce qu’il faudrait essayer de faire en réalité. Je crois malgré tout qu’il s’agit d’un apport assez intéressant. » Il est actuellement professeur émérite de la UNAM, membre de la Commission de sociologie, communication et démographie pour l’admission à la carrière de chercheur au CONICET et il participe à des projets de recherche dirigés par Fernanda Beigel, collègue basée dans la province de Mendoza et qui a, elle aussi, contribué à la diffusion de Bourdieu.
Ana Teresa Martínez
23Ana Teresa Martínez est l’autrice de Pierre Bourdieu. Razones y lecciones de una práctica sociológica (Pierre Bourdieu. Raisons et leçons d’une pratique sociologique). Ce livre paru aux éditions Manantial [Buenos Aires, 2007] provient de la thèse soutenue quelques mois après celle de Baranger, en vue de l’obtention du même doctorat – ce dernier sera l’un des membres du jury19. La trajectoire d’Ana Teresa Martínez, née à Bahía Blanca en 1958, est marquée par une migration constante. Ce n’est que vers l’âge de quarante ans qu’elle débute une carrière universitaire à Santiago del Estero où elle devient enseignante-chercheuse du CONICET. Son père avait fait des études secondaires en expertise commerciale et avait entamé une carrière d’employé de bureau à la banque Nación. Sa mère n’était allée qu’à l’école primaire et avait travaillé comme femme au foyer. Les deux familles provenaient de l’immigration européenne. Ana et ses deux frères sont la première génération de professionnels. Dans chaque endroit où la famille a vécu, les enfants prennent des cours d’anglais. Malgré un niveau scolaire peu avancé, la mère était « une femme qui lisait beaucoup, était très curieuse et restait marquée par le regret de ne pas avoir pu aller à l’école secondaire ». C’est grâce à elle qu’Ana découvre sa passion précoce pour la littérature et s’inscrit en licence de lettres (4 ans) à La Plata en 1976. Le premier volet de sa formation se déroule pendant la dictature. Cette période ne lui donne pas la possibilité d’exprimer sa fibre sociale dans des organisations politiques, mais elle trouve un mode d’expression dans une congrégation de la paroisse Del Valle animée par le père Cirotti, défenseur des principes de la théologie de la libération : « C’est là que je me suis engagée corps et âme, comme je le fais avec tout ce qui me touche. » Elle y découvre aussi la ferveur des sœurs dominicaines. L’expérience est si intense qu’elle décide de se former auprès d’elles, dans leur ordre de Tucumán où elle vivra pendant les années 1980.
24Au couvent, il y avait une imposante bibliothèque dans laquelle Martínez a pu lire les œuvres complètes de Saint Thomas d’Aquin et les « intellectuels mystiques » de Sainte Thérèse d’Avila à Simone Weil. Dans l’univers préservé de la congrégation, l’idée de « faire carrière » n’avait pas sa place. Personne n’exerçait de pression sur elle. Elle était fascinée par la lecture, l’écriture, le « travail intellectuel conçu comme un travail : horaires étendus et discipline stricte » et elle avait une forte sensibilité envers les problématiques sociales. À la fin des années 1980, une de ses compagnes de congrégation rapporte avec enthousiasme l’expérience qu’elle a réalisée au Centre Bartolomé de las Casas (CBC) à Cusco au Pérou.
25Il s’agissait d’une institution de caractère séculier qui attirait beaucoup d’adeptes de la théologie de la libération. Ce collège andin offrait des cours de troisième cycle et possédait la meilleure bibliothèque de SHS du sud du Pérou. Martínez s’y inscrivit pour suivre une formation brève qui se transforma en « un voyage initiatique […], une immersion dans les Andes ». Lorsqu’il réalisa la solidité de la formation, Guido Delrán, le directeur de la CBC lui proposa d’y travailler en tant que secrétaire. Martínez retourne à Tucumán pour en demander la permission à la congrégation, mais avant de repartir au Pérou, elle écrit et défend son mémoire de licence intitulé « El sentido común en Tomás de Aquino : una aproximación al saber popular » (Le sens commun chez Thomas d’Aquin : une approche du savoir populaire). Cusco reste, entre autres choses, le lieu où a commencé « le mouvement vers les sciences sociales ». Comme ailleurs en Amérique latine, les lectures dominantes concernaient la philosophie sociale : Habermas, Giddens et le débat modernité-postmodernité. À partir de ces références, elle lit Durkheim et Weber, et pour le travail empirique sur les « rondas campesinas20 », des débats d’anthropologie juridique.
26Le CBC était souvent un point de départ vers d’autres centres universitaires. Un professeur français de passage propose à Martínez une bourse pour continuer ses études à l’Institut catholique de Paris (ICP). Une fois encore, elle peut compter sur le soutien des sœurs dominicaines et s’envole pour la France en 1996. Elle avait étudié le français dans des écoles secondaires de province, mais avait une solide formation en latin et avait pris des cours pendant six mois à l’Alliance française de Cusco avant de partir à Paris. Jacky Ducatez a été son directeur de thèse. Normalien, il avait été l’élève de Bourdieu à l’époque de Les Héritiers et il avait collaboré à quelques travaux du Centre de sociologie européen (CSE). Il était le seul bourdieusien de l’Institut. Dès leur première rencontre, il demande à Martínez de lire Raisons pratiques [1994]. L’Institut catholique avait des accords avec l’EHESS et la Sorbonne. Ana Teresa anima un cours sur la violence avec Emmanuel Terray et un autre sur l’Amérique latine avec Yvon Le Bot, un disciple de Touraine, jusqu’à ce qu’elle sollicite finalement l’autorisation d’assister au séminaire de Bourdieu à l’EHESS en 1996-1997. Avant de conclure la lecture de Raisons pratiques, elle ressentit l’envie de travailler sur l’auteur, pas tant en raison d’une attirance théorique, mais plutôt pour sentir que
« Sa réflexion était étroitement liée à une histoire personnelle. Une question m’obsédait et me poursuit encore aujourd’hui sur les connaissances des personnes qui ne vont pas à l’université, sur les connaissances populaires [...]. J’ai continué à lire Bourdieu et j’ai commencé à voir l’autre côté : le Bourdieu qui était fils de paysans, les questions sur la validité de l’université dans Homo Academicus, sur qui évalue les évaluateurs. Puis Leçon sur la leçon : impressionnant ! Il répondait à des questions qui n’avaient rien à voir avec les études, des questions intellectuelles, mais qui répondaient à mes interrogations les plus vitales [...]. Tout s’est mis en place. L’habitus de Bourdieu était une affaire beaucoup moins intellectuelle que l’habitus de Thomas d’Aquin. »
27Son mémoire pour le Diplôme d’études approfondies (DEA) défendu en juin 1997 était intitulé « De la pesanteur de l’air : l’habitus chez Pierre Bourdieu ». Ducatez a poussé Martínez à envoyer le texte à Bourdieu. Dans une première réponse manuscrite, ce dernier en fait l’éloge et recommande de revoir certaines expressions grecques et latines. Dans une seconde lettre datée du 24 avril 1999, il évalue très positivement la thèse qu’il considère comme une « remarquable introduction interprétative ». À son retour en Argentine, elle est attirée par la vie pastorale développée par ses sœurs dans la ville de Termas de Río Hondo : vie de quartier et travail avec les pauvres aux côtés d’autres sœurs irlandaises. Au bout de six mois, elle décide de s’établir dans cette ville et commence à travailler avec les sœurs et à l’université catholique de Santiago del Estero (UCSE). Dans cette institution, Martínez a, entre autres, effectué des recherches sur Émile et Duncan Wagner, deux archéologues français qui, en 1934, ont publié La civilisation chaco-santiagueña et ses corrélations avec le Vieux et le Nouveau Monde. Il s’agit d’une œuvre monumentale et polémique, saluée par Alfred Métraux et d’autres américanistes de renom, et attaquée par la Societé argentine d’anthropologie de Buenos Aires [Martínez et al., 2011].
28Comme on l’a vu avec les cas de Gutiérrez et de Baranger, à cette époque-là, le système universitaire argentin commençait à exiger une formation doctorale. Après son refus de continuer à travailler pour l’Institut catholique de Paris (ICP), une bourse doctorale de l’université de Louvain est proposée à Martínez par un conseil de lecteurs qui lui suggère d’ajouter un chapitre à sa dissertation de DEA et de soutenir directement sa thèse. En parallèle à sa recherche sur les Wagner, Martínez étend son analyse interne à l’autre pôle conceptuel de l’œuvre de Bourdieu : la théorie des champs. Alors qu’elle se prépare pour partir en Belgique, une tourmente politique et économique s’abat sur l’Argentine en 2001. De nouveau, elle « opte pour les pauvres » et reste en Amérique latine où elle partage son temps entre la mission de sa congrégation et son travail à l’UCSE.
29Pour répondre à l’impératif de formation doctorale, elle contacte Fortunato Malimacci, sociologue de l’université de Buenos Aires (UBA), formé en France auprès d’Alain Touraine et spécialiste en religion. Martínez le rencontre et souhaite lui demander de diriger sa thèse. Tout comme les collègues européens, la thèse de Martínez sur Bourdieu le surprend et il lui fait la même proposition : ajouter quelques chapitres et soutenir. L’analyse « théorique » sur le concept de champ était déjà écrite en français. Mais elle ajoute également une section finale dans laquelle elle développe une analyse de « lectures et lecteurs » de Pierre Bourdieu en Argentine, en France, aux États-Unis, et propose de « remettre les pieds sur terre pour réfléchir sur le clientélisme politique », thème sur lequel elle entretient un dialogue avec Javier Auyero, Argentin qui travaille à l’université du Texas (Austin) et est considéré comme bourdieusien21. Comme un reflet de « ce qui intéresse l’Argentine », lorsque la thèse est éditée, la troisième partie sur la réception et l’analyse du clientélisme politique est supprimée. Après son doctorat, Malimacci invite Martínez à participer à un projet pour la construction d’un atlas des croyances religieuses en Argentine. C’est à partir de cette expérience qu’elle s’incorpore au réseau très actif des sciences sociales de la religion dans le Cône Sud22. Ses centres d’intérêt et ses recherches ne se limitent pas à cette spécialité : la production culturelle dans des contextes périphériques et les conflits politiques sont des dimensions transversales de son solide travail empirique et, comme nous l’avons souligné plus haut, ils sont directement liés à sa « facette la plus vitale ». C’est au cours de ces années-là que Martínez entre à l’université nationale de Santiago del Estero (UNSE) et au CONICET dans la catégorie intermédiaire de chercheuse indépendante.
30À la différence de ses collègues plus jeunes, elle s’oppose à l’idée de « faire carrière », comme le prouve le nombre relativement restreint de publications, la plupart d’entre elles ayant une circulation limitée à des espaces régionaux. Sa contribution à la compréhension de Bourdieu a provoqué une forte demande de cours portant sur cet auteur que tous voulaient connaître, ainsi que le désir d’élargir les publications. Plusieurs articles étendent la réflexion sur l’œuvre de Bourdieu et s’entremêlent avec des préoccupations empiriques. Quelques-uns de ses excellents travaux sont publiés dans des revues du nord du pays à la diffusion limitée et au prestige relatif [Martínez, 2003]. En revanche, la section consacrée aux lecteurs et lectures en Argentine a attiré l’attention de Carlos Altamirano qui, en 2007, l’a choisie comme premier article de la revue Prismas. Revista de historia intelectual, qui jouit d’un grand prestige en Amérique latine.
31Dans ce texte, Martínez met en évidence que, depuis la fin des années 1970, Altamirano et Sarlo ont été des pionniers dans l’utilisation originale de la théorie des champs de Bourdieu pour comprendre l’histoire littéraire nationale. Pour le dire autrement, ils l’ont appliquée de manière critique et l’ont adaptée aux singularités de pays périphériques comme l’Argentine [Martínez, 2007]. Comme s’il s’agissait d’une histoire des épistémologies du sud, thème qui actuellement suscite chez Martínez l’intérêt pour des auteurs tels qu’Anibal Quijano, on remarque dans sa trajectoire des indices qui montrent un certain rejet pour les normes académiques du Nord. Elle n’a jamais publié dans une autre langue que l’espagnol et n’a jamais plus cultivé de liens avec ses homologues universitaires métropolitains.
32Alors qu’elle intensifie son travail de recherche au CONICET, elle renonce à l’ordre religieux et investit une grande partie de ses efforts dans la direction du premier Institut de sciences sociales de la UNSE. Alors qu’elle approche de la retraite, elle participe à un atelier de littérature qui la renvoie aux origines de ses passions culturelles.
Contrastes et variations
33En plus des origines sociales, des formations éducatives, des migrations et des expériences professionnelles dans les trajectoires de Gutiérrez, Baranger et Martínez, j’ai choisi de mettre en lumière les médiations particulières au travers desquelles ils ont éprouvé une affinité profonde avec Pierre Bourdieu. De telles médiations décrivent le réseau des relations qu’ils ont tissé, en tant que sociologues, avec des collègues de leur pays, avec d’autres institutions en Amérique latine et en France. S’il est vrai qu’ils ont tous trois réalisé de remarquables recherches empiriques, leurs livres théorico-épistémologiques « sur Bourdieu » représentent le noyau de leur renommée en Amérique latine et constituent le sommet de leurs projets créatifs.
34Lorsque l’on parle de Bourdieu qui, de même que Durkheim, ne peut être compris qu’à travers une entreprise de connaissance collective, certaines innovations éditoriales (Minuit, ARSS, Liber, Raisons d’Agir) et un réseau international de recherche, je pense qu’il faut a minima comprendre dans quelle mesure le Centre de sociologie européenne (CSE) et le Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) ont joué dans la reconnaissance des pairs considérés comme des alliés de l’extérieur. Des trois cas analysés, seule Gutiérrez a tissé un lien étroit avec les institutions parisiennes en question. Après la disparition de Combessie, les liens de Gutiérrez avec Franck Poupeau et Jérôme Bourdieu se sont resserrés grâce à son travail de médiatrice éditoriale et de traductrice.
35Pour marquer le contraste entre ces caractéristiques et d’autres dans les carrières universitaires de Gutiérrez, Baranger et Martínez, nous pouvons considérer la trajectoire de Fernanda Beigel ou même mon propre parcours et mon positionnement. Sur le plan des similitudes, nous travaillons tous deux en province : Beigel à Mendoza, moi, à Córdoba. Voyons maintenant quelques différences. F. Beigel, née à Buenos Aires en 1970, a obtenu son doctorat en sociologie à l’université nationale de Cuyo (UNCu) en 2001 en soutenant une thèse dirigée par Arturo Roig. Dès lors, elle a travaillé sur le thème classique de la relation entre les intellectuels et la politique dans différents pays de la région. Depuis 2004, ses projets se concentrent sur l’étude de la dépendance académique en Amérique latine, thème qui l’a menée à fonder un programme de recherche qui, au fil du temps, a gagné une réputation internationale [Beigel, 2013]. Cette année-là, elle est devenue chercheuse associée à l’EHESS et au CESSP où Gisèle Sapiro a dirigé son post-doctorat. Parmi ses relations, on compte Franck Poupeau, Yves Dezalay, Afrânio Garcia et Fréderic Lebaron qui a séjourné à Mendoza en 2014 pour donner un cours sur l’analyse des correspondances multiples (ACM), utilisée par Bourdieu dans ses études de champs. Elle est actuellement chercheuse principale du CONICET et professeure titulaire de la chaire de sociologie de l’UNCu.
36En ce qui me concerne (né à La Plata en 1966), la relation avec Bourdieu et le CSE a débuté au milieu des années 1990 depuis le Museu Nacional de Rio de Janeiro où mon mémoire de master et ma thèse de doctorat ont été dirigées par A. Garcia. Je suis resté dix ans au Brésil et je suis rentré en Argentine en mars 2001. À une époque où, toutes disciplines confondues, le CONICET n’admettait que peu de chercheurs chaque année, j’ai pu l’intégrer, en bonne partie grâce aux lettres de recommandation de Bourdieu et de Roger Chartier avec lesquels j’étais en relation depuis le milieu des années 199023.
37Mon travail en tant que chercheur rattaché au CSE, dont je suis « correspondant étranger » depuis 2010, se prolonge jusqu’à aujourd’hui, en particulier à partir de projets sur la circulation internationale des idées. J’ai noué une relation particulière avec Gisèle Sapiro qui m’a invité en 2011 à coordonner une équipe qui travaille sur le projet Interco-SSH. Mon travail avec A. Garcia n’a jamais cessé depuis mon doctorat au Museu Nacional et à l’EHESS. Il me semble important d’ajouter que depuis 2014, avec l’historien Diego García, nous dirigeons la collection « Entreculturas » des éditions de l’université de Villa María (Eduvim) pour laquelle nous avons édité des livres de recherche du réseau bourdieusien qui, jusqu’à récemment, n’étaient pas disponibles en espagnol24. Ni Beigel ni moi n’avons écrit « sur Bourdieu », ce qui crée un contraste avec Gutiérrez, Baranger et Martínez et explique dans une certaine mesure pourquoi, en Argentine et dans une bonne partie de l’Amérique latine, nous ne sommes pas considérés comme des bourdieusiens dans la même proportion qu’ils le sont.
38Cependant, notre lien avec le CES et le CESSP est ancien et constant, ce qui équivaut à interagir avec un système d’agents étroitement reliés à Bourdieu au sein d’institutions qu’il a dirigées25. Ni le premier cas (livres sur Bourdieu) ni le second (relations stables avec le CES et le CESSP et d’autres centres d’importance du réseau de collaborateurs de Bourdieu) ne peuvent être observés dans les trajectoires de Ricardo Sidicaro et de Lucas Rubinich, les deux sociologues qui, à Buenos Aires, font l’objet de la plus grande reconnaissance en tant que bourdieusiens26. Comme le démontre ce type d’évidences, que Bourdieu soit l’auteur de SHS le plus lu en Argentine n’implique pas que son programme intellectuel soit dominant. Comme il l’explique dans sa science des œuvres, un auteur du passé ne peut être présent qu’à partir du lieu où il est mis en jeu. Le fait qu’en Argentine sa position relative soit plus significative en marge de cette culture nationale – dimension spatiale que je tiens à souligner dans la mesure où les autres travaux sur sa réception ne la relèvent pas – nous permet d’éviter la tentation de considérer l’Argentine comme un espace homogène.
39La circulation transnationale des principaux contributeurs du réseau développé par Bourdieu lui-même a un impact important sur la présence de Bourdieu à l’étranger. Outre les voyages de collègues français en Argentine, dont beaucoup sont mentionnés dans ce travail, la manière dont la médiation brésilienne continue d’être active par le biais de différents canaux est très significative. Il s’agit véritablement d’un cas exceptionnel et est important de souligner l’ensemble des variations et des facteurs qui expliquent les manières dont Bourdieu est arrivé en Argentine et continue d’être présent en tant qu’auteur reconnu qui a fait naturellement l’objet de différentes matrices de réception. Depuis 2007, Carlos Altamirano et Sergio Miceli (Centre d’histoire intellectuelle de l’université de Quilmes et département de sociologie de l’université de Sao Paulo) se sont associés pour diriger une monumentale Histoire des intellectuels en Amérique latine, pour laquelle ils ont réuni 56 universitaires de tout le continent27. Grâce à ce lien et aux recherches comparatives sur les avant-garde artistiques et littéraires au Brésil et en Argentine, Miceli a, au cours de ce siècle, continue à jouer un rôle prépondérant dans la réactivation des perspectives sociologiques d’inspiration bourdieusienne pour le débat sur la production symbolique en Argentine.
40Les variations, les hypothèses et les conclusions que referme ce travail ont tenté de déployer un faisceau de facteurs (sociaux et éditoriaux, économiques et politiques, nationaux et étrangers) qui interviennent de manière hiérarchique dans les projets des différents médiateurs. Plus le spectre de possibilités est diversifié, plus les controverses au sujet de la réception d’un auteur sont dynamiques, ce qui constitue une preuve significative de la différenciation des SHS sur un marché singulier de biens symboliques. Malgré les crises répétées, ces caractéristiques sont bien présentes dans le domaine des SHS en Argentine. Comment expliquer autrement pourquoi ce pays lointain est finalement devenu, au cours de ces quarante dernières années, un centre névralgique de la pensée de Bourdieu dans toute l’Ibéro-Amérique ?
Bibliographie
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10.1007/978-3-319-73299-2 :Notes de bas de page
1 Au fil des années, Bourdieu est devenu ce que Foucault [1969] a appelé un « fondateur de discursivités », comme en témoigne la naturalisation de l’utilisation de concepts tels que violence symbolique, capital social ou habitus dans la presse, lors d’événements politiques et surtout dans le monde universitaire. La maison d’édition Tres Puntos a par exemple été rebaptisée en octobre 1999 Capital Intelectual.
2 Pour comprendre les faits et les processus décrits dans ce chapitre, il faut nécessairement prendre en compte les structures du système scientifique et culturel argentin. Dans notre utilisation des travaux de réception de Baranger, nous considérons certains aspects de ces structures. Mais face à l’impossibilité de considérer ces dernières de manière exhaustive, nous renvoyons aux faits exposés dans les publications de Baranger et dans d’autres travaux tels que ceux que nous avons réalisés avec Beigel et avec Blanco dans le cadre du projet Interco-SSH dirigé par Gisèle Sapiro : Beigel & Sorá [2018]. Voir aussi Sorá & Blanco [2018]. L’examen des données historiques et sociales présentées dans chaque section de ce chapitre fait inévitablement apparaître certains plans de ces structures.
3 Sur le Brésil et Moacir Palmeira, le premier chercheur « importateur » de Bourdieu en Amérique latine, voir Leite Lopes [2013] et Garcia Jr [2020].
4 Depuis la parution de Culturas Híbridas. Estrategias para entrar y salir de la modernidad, le livre qui a fait de lui un auteur consacré à l’international, García Canclini [1992] a multiplié ses critiques à l’égard de Bourdieu et s’est attaché à démontrer le caractère singulier des industries et des marchés culturels latino-américains, non compréhensibles à travers les modèles théoriques appliqués aux cultures métropolitaines.
5 Voir Neiburg [1998]. Une thèse doctorale dirigée par José Sergio Leite Lopes et défendue au Museu Nacional de Rio de Janeiro en 1994 est à l’origine de ce livre. Sa clé d’analyse est nettement bourdieusienne. En 2004, Neiburg et Plotkin publient dans ARSS l’article « Internationalisation et développement. Les “Di Tella” et la nouvelle économie en Argentine » [Neiburg & Plotkin, 2004].
6 L’influence de Touraine en Amérique latine débute dans les années 1960 lorsqu’il participe à une mission française et collabore aux débuts de la FLACSO chilienne. Sa proximité avec le pouvoir en Amérique latine était palpable dans des campus universitaires. Il a même joué un rôle de conseiller principal auprès de nombreux dirigeants de la région. Voir Garcia Jr [2005], Beigel [2009], ainsi que le chapitre sur le Chili de Beigel et Morales dans ce livre.
7 Ainsi que je le souligne dans la note 3, García Canclini et d’autres auteurs que la postérité considérera comme représentants de « la pensée décoloniale » et des « épistémologies du Sud » ont encouragé les prises de position critiques et de distanciation vis-à-vis des auteurs des centres académiques métropolitains. Ils dénoncent le déséquilibre entre les modèles théoriques des sociétés avancées et les modèles spécifiques aux « réalités latino-américaines ». Je considère qu’une telle opposition entre modèles « européens » et/ou « nord-américains » et les modèles construits depuis les pays périphériques constitue sans aucun doute un rejet de toute tentative de proposer des théories à la validité universelle.
8 En plus de la systématisation et de la lecture des travaux d’auteurs, j’ai réalisé, pour ce travail, 15 heures d’entretiens avec Gutiérrez, Baranger et Martínez. J’ai également consulté des matériaux inédits, tels que des thèses, des curricula et des correspondances de Bourdieu. J’ai par ailleurs entamé un dialogue épistolaire avec Lucas Rubinich. Je les remercie tous pour le temps précieux qu’ils m’ont accordé et la confiance qu’ils m’ont témoignée en évoquant leurs souvenirs et en partageant des documents personnels.
9 Le père d’Alicia était médecin et sa mère, dentiste. Les deux familles sont issues de l’immigration européenne et tous les descendants passés et actuels ont étudié à l’université. Le grand-père paternel était anarchiste, le père socialiste. Le mariage des parents d’Alicia n’a pas été célébré à l’église, leurs enfants n’ont pas été baptisés, autant de traits qui caractérisent les classes moyennes qui, dans l’Argentine du milieu du xxe siècle, représentaient déjà un segment dynamique du champ culturel. Aux yeux de ces familles, l’éducation publique gratuite à tous les niveaux était un mandat suprême, le capital par excellence de leur reproduction sociale.
10 Depuis sa création en 2015, Gutiérrez dirige l’Instituto de Humanidades, unité scientifique sous la double tutelle du CONICET et de la UNC.
11 Le livre de Gutiérrez compte quatre chapitres : « Concepts et thèmes majeurs » ; « Les structures sociales externes où le social fait chose » ; « Les structures sociales internalisées ou le social fait corps » ; « Quelques aspects relatifs aux problématiques de classes ».
12 Pour une réflexion sur quelques caractéristiques de ces entreprises culturelles à la lumière des dimensions historiques et sociologiques de l’édition en Amérique latine, voir Sorá [2021].
13 Par l’intermédiaire de Gutiérrez, Combessie a visité l’UNC à plusieurs reprises. Il en est de même pour Afrânio García, Monique de Saint Martin, Gisèle Sapiro, Joseph Jurt, Sergio Miceli, entre autres chercheurs en lien avec le CSE grâce à l’intervention de Sorá. Ainsi la renommée de Córdoba comme pôle latino-américain de dynamisation des projets académiques et scientifiques inspirés par les travaux de Bourdieu s’est-elle confirmée.
14 Cette seconde téléconférence en espagnol a fait l’objet d’une édition. Voir Bourdieu [2000].
15 Dans les histoires de psychanalyse en Argentine, les parents de Denis sont décrits comme des professionnels reconnus, gestionnaires institutionnels et auteurs d’articles et de livres innovateurs publiés en cinq langues. La bibliothèque de l’Association argentine de psychanalyse, fondée en 1942, porte le nom de Willy Baranger. Certaines sources font référence aux « concepts barangériens ». Avec une participation professionnelle active en Europe, Coldefy et Baranger doivent être considérés comme des passeurs de la psychanalyse dans le sens Sud-Nord. Voir Dagfal [2009].
16 Posadas est la capitale de la Province de Misiones, région du nord-est, limitrophe du Brésil et du Paraguay.
17 Emilio De Ípola était un des sociologues qui faisaient partie d’un important contingent d’intellectuels argentins exilés dans la capitale du Mexique. Voir Casco [2008].
18 Le long entretien avec Passeron a été publié en deux parties : la première en 2004 par la Revista Mexicana de Sociología [vol. 65, nº 2, p. 369-403], la seconde en 2005 par Avá. Revista de Antropología [vol. 6, p. 19-35].
19 Si reconnaître Gutiérrez, Baranger et Martínez comme « les bourdieusiens argentins » provient dans une large mesure des livres que chacun d’entre eux a consacrés à « la pensée » de l’auteur français, il est important de souligner les différences profondes entre ces trois livres. Comme mentionné plus haut, celui de Gutiérrez a été édité à cinq occasions. Il fut le premier paru, le plus bref et dont la lecture était la plus accessible pour le public. Celui de Martínez se trouvait à l’opposé : il est composé de 360 pages et exige des compétences spécialisées en philosophie et en sociologie, ainsi qu’en histoire intellectuelle et philologie. C’est probablement pour cela qu’il n’a pas été réédité.
20 Système collectif d’autodéfense né dans un contexte de violence extrême face au siège de la guérilla Sendero Luminoso (Sentier lumineux) et d’un autoritarisme d’État, au moment où le président Alberto Fujimori dissout le Congrès national.
21 En 2005, Javier Auyero a publié dans ARSS, « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives ».
22 C’est dans ce contexte que Martínez a organisé le livre de Pierre Bourdieu, La eficacia simbólica : religión y política [Bourdieu, 2009] qui inclut la traduction réalisée par Alicia Gutiérrez de « Genèse et structure du champ religieux » et de celle de « La sainte famille », un article de Bourdieu et de De Saint Martin, traduit par Martínez. Le volume débute par une étude vaste et minutieuse de Martínez intitulée « Religión y creencias en el trabajo sociológico de Pierre Bourdieu » (Religion et croyances dans le travail sociologique de Pierre Bourdieu).
23 Je suis l’auteur de deux articles dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales [no 126-127, 1999 ; no 145, 2002], ainsi que d’un autre dans la revue « Liber » [no 34, 1998], cité par Bourdieu dans « Une révolution conservatrice dans l’édition », l’article qui ouvre le no 126-127 de ARSS [p. 22]. J’ai également publié de nombreux articles et chapitres de livres dans des revues et publications soutenues par le CSE ou par des collègues comme Sapiro, Garcia ou Miceli.
24 Jusqu’à présent, nous avons édité des titres de Joseph Jurt, de Gisèle Sapiro, d’Yves Dezalay (avec Bryant Garth), de Sophie Noël et d’Anne Catherine Wagner. Le plan de publication 2024-2025 comprend des titres de Johan Heilbron, Sergio Miceli et Afrânio Garcia (avec Sorá et Vassili Rivron).
25 Tout cela est également visible dans la quantité de mentions à Bourdieu qui apparaissent dans nos CV. Dans celui de Beigel, il n’apparait que deux fois ; dans mon CV, dix-sept fois ; alors que dans celui d’Afrânio Garcia, il est mentionné à quatorze reprises ; chez Gisèle Sapiro, douze fois ; chez Johan Heilbron, six ; chez Joseph Jurt, quatre ; chez Monique de Saint Martin, deux, etc.
26 La plupart des projets de Lucas Rubinich se sont concentrés sur la création et la direction de la revue Apuntes de Investigación del SECyP, clairement inspirée de Actes de la recherche en sciences sociales. À propos de cette expérience, voir Rubinich [2018]. Sidicaro, Rubinich et Gutiérrez ont été les promoteurs de la vidéoconférence du 28 juin 2000 de Bourdieu avec ses collègues argentins et chiliens. Les trois collègues « de l'intérieur »privilégiés dans mon travail, ainsi que Javier Auyero, Mariana Cerviño, Ricardo Sidicaro et Loïc Wacquant, ont été invités par Rubinich à écrire sur Bourdieu dans un livre hommage pour célébrer le 90e anniversaire de sa naissance [Rubinich et al., 2021].
27 Le premier volume a été publié à Buenos Aires par les éditions Katz en 2008 et compte 540 pages. Le second a été publié en 2010 et atteint les 850 pages.
Auteurs
Gustavo Sorá est titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale du Museu Nacional de l’université fédérale de Rio de Janeiro. Ses domaines de recherche sont la culture écrite, le monde imprimé et le champ intellectuel. Il est actuellement professeur titulaire à l’université nationale de Córdoba et chercheur au CONICET (Consejo de Investigaciones Científicas de Argentina). Ses derniers ouvrages sont Editar desde la izquierda en América Latina. La agitada historia del Fondo de Cultura Económica y de Siglo XXI [Siglo XXI, 2017] et A History of Book Publishing in Contemporary Latin America [Routledge, 2021].
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