Conclusion
p. 335-347
Texte intégral
1Que nous apprennent les trajectoires et expériences locales, nationales et internationales des paysan·nes colombien·nes ? Plutôt que d’apporter des résultats en termes de « succès » ou d’« échecs » des mobilisations paysannes, celles-ci nous renseignent sur les processus de politisation, de mobilisation et de construction d’alternatives depuis les campagnes. La perspective comparée permet de resituer les singularités du cas d’étude et d’en retirer des enseignements plus généraux. De plus, l’adoption d’un regard global autorise à sortir la Colombie de son « exceptionnalité » : certes, le conflit armé et la violence politique rendent les mobilisations dans les zones rurales plus difficiles, mais on retient du cas colombien des clés plus générales pour saisir les transformations globales des économies agraires des Suds. Les études rurales, à l’image des habitant·es des campagnes, n’appartiennent pas qu’au passé et ouvrent de nouvelles questions de recherche.
Perspectives comparées sur les luttes pour le territoire dans les campagnes des Suds
2Les dynamiques analysées dans ce livre sont-elles spécifiques à la Colombie ? La centralité des questions foncières dans la construction du pays, dans les évolutions du conflit armé ainsi que dans l’histoire des territoires donne une tonalité particulière aux processus de mobilisations observés dans et depuis les campagnes colombiennes. De plus, les hauts niveaux de violences en contexte démocratique ont poussé les militant·es à se tourner vers des soutiens extérieurs dans des situations de grande précarité, sans qu’elles et ils ne bénéficient des mêmes appuis apportés aux exilé·es du Cône Sud. La Colombie est un cas d’étude pertinent pour appréhender les actions collectives en situation de contrainte, car elle conjugue une situation démocratique avec une configuration autoritaire, voire de terreur, selon les territoires et les époques. La Colombie est aussi un cas intéressant pour comprendre les transformations de l’action publique pendant le conflit et au cours du « post-conflit ». Mais la violence politique et le contexte de conflit armé ne doivent pas réduire la Colombie à son éternelle « spécificité ». Identifier les particularités colombiennes tout en se départant d’une spécificité de la Colombie a constitué un réel défi. La comparaison entre deux organisations paysannes distinctes et avec d’autres mobilisations sociales sur le continent et au-delà de l’Amérique latine a permis de dégager des résultats quant à la lutte contemporaine pour le territoire dans les campagnes des Suds. La comparaison à partir du cas colombien a un double usage. Classiquement, la comparaison en sciences sociales permet d’avancer des hypothèses, de construire le raisonnement, puis de renforcer la solidité des résultats obtenus par la confrontation avec d’autres analyses. Bien que menée de manière moins systématique1, la comparaison avec d’autres contestations rurales latino-américaines et du « Sud global » a accompagné mon travail d’enquête, me permettant de singulariser et de dénaturaliser le cas colombien. De plus, en identifiant des résultats similaires (et non identiques) dans d’autres contextes, c’est le processus global qui est mis en exergue. Ce changement d’échelle permet de saisir des dynamiques comme l’accaparement des terres, la globalisation des marchés agricoles, la marchandisation des ressources ainsi que leurs effets sur les mondes ruraux. Par ailleurs, ce regard global est un outil pour les militant·es qui entrent en réseaux, partagent leurs situations et cherchent dans ces échanges des ressources concrètes pour agir à différents niveaux.
3À partir du cas colombien, deux éléments se dégagent de ce regard comparatif : la construction d’un nouveau rapport des paysan·nes à l’État et la transformation du rapport au politique des individus et des collectifs. En cela, la résistance territoriale est transformatrice.
Des paysan·nes contre, avec et dans l’État
4Les différentes formes de contestation sociale des paysan·nes dans l’histoire colombienne du xxe siècle ont oscillé entre une opposition à l’État, perçue comme l’incarnation de la défense des intérêts des grands propriétaires terriens, des entreprises agro-industrielles, puis du capital étranger, et une volonté de s’extraire du contrôle par l’État des modes de vie et de production dans les campagnes. Cela s’est traduit par une multitude de mobilisations sociales le plus souvent localisées et sectorielles, et par la construction d’alternatives populaires et de formes d’autogestion locales. Les mouvements agraires colombiens ont effectué une rupture vis-à-vis des options révolutionnaires portées un temps par les guérillas qui souhaitaient renverser l’État pour transformer la société ou développer des zones autonomes de l’État pour créer une nouvelle société. Cette rupture avec la voie armée et l’option révolutionnaire « classique » est loin d’être anecdotique dans le contexte colombien. Le recours à l’international au cours de la décennie des années 1990 a marqué un autre tournant pour les luttes rurales en transformant le rapport des organisations paysannes à l’État.
5Pour les paysan·nes colombien·nes, l’internationalisation a constitué un atout pour faire face aux multiples violations des droits humains et à l’incapacité de l’État colombien à les protéger, mais aussi un réel défi qui a profondément transformé les collectifs. Fortes d’un soutien international, les organisations paysannes ont fait évoluer leurs relations à l’État colombien. C’est finalement dans la relation des paysan·nes avec les actrices et acteurs internationaux que l’on découvre leur attachement à l’État de droit et à une solution nationale. Les mouvements contemporains ne croient plus (ou pas) en une alliance transnationale qui ferait pression de l’extérieur sur l’État colombien pour le transformer. Leur objectif est de modifier l’État depuis l’intérieur — en intégrant les administrations et en participant à l’élaboration des politiques publiques —, et de l’extérieur — en soutenant des candidat·es et des partis politiques, en influençant la mise en œuvre des programmes ruraux sur leurs territoires et en menant des actions collectives. Pour ce faire, les mouvements paysans ont créé des alliances multiples, avec des urbains, des ONG, différentes associations de défense des droits humains, des minorités et de l’environnement, en fonction des causes à défendre et des meilleures façons de faire entendre leur voix. Nonobstant l’isolement et la précarité des campagnes, les paysan·nes colombien·nes sont parvenu·es à faire émerger certains problèmes publics et à tisser des liens forts avec des secteurs institutionnels colombiens via les stratégies d’entrisme de long terme au sein des institutions. Ainsi les organisations paysannes ont-elles progressivement renforcé leurs liens avec des fonctionnaires et des acteurs institutionnels sur les questions de réparation des victimes du conflit et sur les questions foncières tout en maintenant un discours critique à l’égard de l’action de l’État. Elles ont trouvé des allié·es au sein de l’État, quand elles n’ont pas placé certain·es des leurs directement au sein de ces institutions. De cette manière, les militant·es ont appris le fonctionnement de l’État, les procédés juridiques pour protéger les droits et alerter sur les menaces qui pèsent sur les leadeuses et leaders sociaux locaux. L’entrisme institutionnel, le multipositionnement des militant·es, l’évolution des causes et des formes de militantisme ainsi que les relations particulières qu’entretiennent les mouvements locaux avec les financements de la coopération internationale sont observables dans d’autres contextes. Par exemple, au Venezuela, des militant·es ont investi les administrations publiques [Bracho, 2020], et en Argentine, des activistes issu·es des associations de quartier se sont retrouvé·es à mettre en place des politiques sociales [Vommaro, 2019].
6L’arrivée de la gauche au pouvoir en Colombie peut laisser penser que ces relations institutionnelles seront encore plus déterminantes. En juin 2022, le premier président de gauche de l’histoire du pays, Gustavo Petro, est élu. Malgré une absence de majorité au Congrès, ce changement majeur pour la vie politique colombienne laisse présager des évolutions institutionnelles importantes. Cette victoire de la gauche doit beaucoup aux mobilisations sociales de grande ampleur ces dernières années, auxquelles les paysan·nes colombien·nes ont largement participé. Plusieurs mouvements populaires locaux ont rejoint la dynamique du Pacte historique (alliance politique de Gustavo Petro pour la campagne présidentielle de 2022), et parmi ceux-ci, les organisations paysannes. Le mouvement paysan a mis à l’agenda différents enjeux, comme la reconnaissance des victimes des zones rurales, les investissements dans les petites économies paysannes ou la nécessaire protection de l’environnement. Tout au long de la campagne de Gustavo Petro, l’accent a été mis sur la question des inégalités, la prise en compte de la diversité des identités colombiennes ainsi que la valorisation des « gens de rien » (los nadies) pour reprendre l’expression de la vice-présidente Francia Marquez, jeune femme afrodescendante, féministe et défenseuse de l’environnement. C’est donc plus largement le rapport au politique des paysan·nes qui se trouve transformé par la résistance territoriale. En ce sens, les campagnes sont un excellent point d’observation pour analyser les évolutions politiques des sociétés.
La résistance territoriale transforme le rapport au politique des individus et des collectifs
7La résistance pour le territoire a des effets à plusieurs niveaux : individuel, sur les trajectoires des personnes militantes ou non militantes, et collectif, avec la transformation du rapport au politique des paysan·nes et des organisations sociales. Les années de mobilisation sociale en contexte de contrainte ont profondément marqué les individus dans leur être, leur identité et leur manière de concevoir leur avenir dans les campagnes. Les personnes rencontrées, qu’elles fassent ou non partie des organisations sociales, ont été meurtries par les importantes transformations des mondes ruraux, par le déplacement forcé, par les violences et par les difficultés à stabiliser des projets de vie sur les terres qu’elles occupent. Cette incertitude permanente et la peur constante que j’ai pu observer ont été canalisées par les associations et transformées comme autant de motifs de lutte quotidienne. Si le día a día (le quotidien) des habitant·es a peu évolué, la perspective qu’elles et ils ont sur leur avenir a changé. Rester sur le territoire, refuser de partir vers les villes, de travailler dans les grandes exploitations agro-industrielles ou de rejoindre les grandes entreprises extractives sont des choix qui ont pris un tout autre sens. Les habitant·es ont appris à faire avec le contexte qui est le leur et à profiter de chaque interstice pour regagner des parts de liberté et d’indépendance dès que cela est possible : planter des espèces d’arbres qui ont disparu avec la déforestation massive, cultiver les jardins communautaires, ériger une petite maison de la mémoire, transmettre, même le temps d’une soirée, des récits de résistance des « ancien·nes » ou cuire à feu doux, quand cela est possible, un petit morceau de viande que l’on partagera en famille. Par certains aspects, les petites résistances paysannes analysées en Colombie sont plus proches des engagements en situation de contrainte [Pommerolle & Vairel, 2009] observés en contexte autoritaire comme à Cuba [Geoffray, 2012], au Maroc et au Cameroun [Bayart, 1979 ; Bennabi Chraïbi, 1994 ; Bennabi Chraïbi & Fillieule, 2002 ; Siméant 2013] ou post-autoritaire, comme en Tunisie, où l’héritage des stratégies de « contrôle » des agriculteurs pèse sur les modalités d’organisation collective [Rebaï, 2022]. Ces « petites résistances », presque invisibles, à l’échelle des bouleversements des individus, changent la perspective que les personnes ont d’elles-mêmes. Cette transformation des individus est identifiable grâce à l’adoption d’un regard qui privilégie l’expérience des personnes et le sens qu’elles octroient à leurs propres pratiques et actions.
8Ces changements cognitifs sont surtout perceptibles auprès des plus jeunes générations, moins empreintes de la peur et de la réserve de leurs aîné·es et davantage connectées aux autres mobilisations sociales du pays. Mais le changement le plus important réside dans l’attitude et la place des femmes. Depuis la décennie 2010, les femmes paysannes exigent une transformation des structures patriarcales du milieu paysan. La sensibilisation aux rapports de pouvoir sur le territoire, l’ouverture d’espace de prise de parole publique ainsi que les échanges constants avec d’autres femmes, expertes, jeunes et urbaines, ont fait germer des envies de questionner les rapports femmes-hommes dans les campagnes. En adoptant les lunettes de l’analyse de genre, que je n’avais pas au début de mes recherches, j’ai redécouvert ces processus d’affirmation. Je repense à Doris, ma voisine de Camélias (Bas Atrato) d’une soixantaine d’années, qui paraissait suivre son mari et s’occuper uniquement des tâches domestiques, mais qui m’avait confié avoir insisté pour rester dans la zone humanitaire, alors que son mari souhaitait partir. Je pense à Mary, chez qui j’ai été hébergée de nombreuses fois à Bijao Onofre (Bas Atrato) et qui vivait seule sur sa terre avec ses fils, car elle « n’avait pas besoin de mari pour vivre sa vie », comme elle aimait le répéter. Je pense à Irene de Puerto Matilde (Cimitarra), discrète et calme, qui assimilait la violence contre les femmes à la violence contre la terre. Elle trouvait dans le soin apporté au potager collectif une manière de se connecter à cette terre et n’hésitait pas à rappeler en réunion, toujours sur un ton très calme, que l’alimentation des familles ne devait pas seulement être une tâche féminine ; que si les compañeros (camarades) attachés à la lutte insistaient sur la souveraineté alimentaire, alors il fallait qu’ils mettent la main au jardin et qu’évolue la répartition des tâches au sein des foyers. Les paysannes affirment progressivement leur indépendance et font le lien entre souveraineté sur leur territoire et souveraineté sur leurs vies. Elles lient aussi libération du territoire et émancipation de leurs corps des violences des hommes et des pollutions. En relisant mes notes de terrain, en réécoutant les entretiens, puis en poursuivant mes échanges avec ces femmes, je me suis rendu compte que certaines étaient déjà engagées contre les violences familiales et que c’était l’une des premières choses qu’elles mettaient en avant comme élément clé de leur engagement politique. Sur ce point, une action réalisée par les femmes de l’ACVC dans les locaux de Barrancabermeja n’avait pas retenu mon attention lors de mes premières analyses. Dans l’entrée des bureaux de l’association, un groupe de femmes paysannes avait dessiné une longue fresque en papier représentant la nature, avec des arbres, des rivières et des forêts, et y avait placé leurs portraits avec, au-dessus, des citations de Simone de Beauvoir et d’Angela Davis, par exemple, selon les deux photos que j’ai retrouvées dans mes archives. Elles avaient aussi rédigé une déclaration à l’attention de leurs collègues masculins pour qu’ils prennent conscience des violences faites aux femmes et de l’importance d’articuler la lutte politique pour la terre avec le respect des droits des femmes. La déclaration était joliment décorée de papier mâché, et en grandes lettres, on pouvait lire « Nous comptons sur ton message », avec une petite boîte aux lettres pour que les personnes déposent leurs réflexions. Sur cette boîte aux lettres, on pouvait voir la tortue, emblème de l’ACVC, parée d’une petite fleur rose. Les militantes paysannes invitaient ainsi à la réflexion et interpellaient leurs camarades pour qu’ils modifient leurs comportements à leur égard, en insistant sur la cohérence entre le refus de la domination capitaliste sur le territoire et le refus d’une domination patriarcale sur leurs corps. Sans brusquer leurs amis militants, en utilisant les mêmes armes qu’ils mobilisent pour convaincre lors des formations politiques, elles affirment leurs voix, leurs places et leurs revendications.
9La résistance territoriale transforme aussi les collectifs, travaillés de l’intérieur par l’évolution du militantisme et par l’entrée en contact avec les actrices et acteurs internationaux. Les organisations paysannes agissent tels des catalyseurs dans la mise en politique des doléances et des injustices perçues. Les épisodes de violence et de déplacement sont traduits en processus d’accaparement des terres et de destruction des alternatives populaires. La défense de la terre, ressentie comme légitime et essentielle pour la survie économique, est reformulée en un droit au territoire, en incluant le besoin de reconnaissance des identités locales, paysannes, indigènes ou afrodescendantes au sein de la citoyenneté colombienne. La relation particulière qu’entretiennent les paysan·nes des campagnes à la nature est transformée en défense de l’environnement et en préservation de la biodiversité. Les collectifs sont sortis consolidés par la lutte et par les échanges constants avec les OI et ONGI. Les injonctions contradictoires imposées aux organisations paysannes par la logique des aides au développement, celles d’être « authentiques » tout en étant expertes, les ont finalement renforcées. Elles se sont posé des questions, elles ont réaffirmé leurs identités et se sont formées à plusieurs questions dites techniques. Elles sont aussi entrées en contact avec des actrices et acteurs très divers·es, situé·es à différentes échelles, et ont appris à interagir avec les institutions publiques ainsi qu’avec d’autres organisations sociales dans le pays. Elles ont adapté leur langage et leur militantisme à ces différents espaces d’interaction et sont de plus en plus aptes à saisir ce qui se joue à différentes échelles, vis-à-vis de l’État colombien et du jeu politique national comme vis-à-vis des principaux bailleurs internationaux de l’aide au développement. Ces changements de cadrage des causes et d’échelles ainsi que les évolutions des compétences militantes sont communs aux organisations paysannes des Suds, qui se sont constituées en réseaux tout en apprenant à s’adresser à leur État [Grajales & Allain, 2020].
10Tous ces processus de renforcement des capacités amènent les collectifs à questionner les « solutions » de développement des campagnes, qui se résument souvent à les intégrer au marché, à leur proposer des alliances avec des entreprises agro-industrielles ou à leur imposer des issues « techniques » qui viendraient pallier leur manque de productivité. Les organisations ont appris à s’opposer aux diagnostics formulés par les États pour améliorer les conditions de développement économique des campagnes, et à inverser le stigmate d’une population rurale improductive et arriérée pour valoriser les traditions locales, le patrimoine culturel et les capacités des paysan·nes à nourrir le pays. Elles ne se sont pas pour autant ralliées aux propositions de développement formulées par les organismes de coopération internationale et considèrent que ces solutions sont des palliatifs du manque d’investissement public et des aides ponctuelles qui ne remettent pas en cause les conditions d’appauvrissement historique et structurelles des campagnes. Face aux supposés « manques » de développement des campagnes et à l’injonction à l’intégration des économies paysannes dans le marché (sous-entendu international et compétitif à l’exportation), les collectifs réaffirment leurs droits à choisir le type de développement qu’ils souhaitent. Les actrices et acteurs ruraux participent aux réflexions globales sur la croissante marchandisation des ressources naturelles et sur l’internationalisation des marchés agricoles au détriment de la souveraineté alimentaire. À ce sujet, les regards croisés Sud-Sud, et notamment Amérique latine-Afrique, sont féconds et méritent d’être poursuivis [Allain & Rebaï, 2022].
(Re)légitimer les études rurales à l’aune de l’enjeu environnemental
11Face aux bouleversements de la scène internationale et à la prégnance des enjeux alimentaires et énergétiques, l’étude des dynamiques politiques et sociales des sociétés rurales des Suds n’est ni anecdotique ni désuète. Pour les appréhender, il faut d’abord rompre avec l’imaginaire d’un monde traditionnel archaïque, rêvé ou perdu. Le rapport à la terre reste central pour des sociétés latino-américaines qui se sont urbanisées très rapidement au long du xxe siècle (ce qui n’est pas nécessairement, dans les Suds, un synonyme d’industrialisation), mais dont les racines rurales sont la base de nombreux référents culturels et identitaires. De plus, l’inégale répartition de la terre structure toujours les inégalités sociales et économiques des sociétés, que les réformes agraires aient eu lieu — violemment et rapidement — ou non, comme en Colombie. Enfin, les habitant·es des campagnes ne sont pas éloigné·es des dynamiques nationales et internationales : les paysan·nes étudié·es sont très connecté·es et globalisé·es. On trouve dans les zones rurales des initiatives concrètes pour résorber les inégalités socioéconomiques, des discussions sur les modèles de développement, sur le partage démocratique des ressources, sur les rapports de pouvoir, sur la pluralité des identités rurales ainsi que sur l’insertion des pays des Suds dans les économies mondialisées. Pour toutes ces raisons, il me semble nécessaire de poursuivre l’étude des mondes ruraux des Suds.
12Au cours de la dernière décennie, la question environnementale est devenue plus prégnante pour les actrices et acteurs ruraux. En Amérique latine, les contestations face aux mégaprojets industriels, d’infrastructure et d’extraction se sont multipliées, et les habitant·es pointent du doigt l’ampleur des pollutions, la destruction de leurs environnements et la progressive disparition de leurs liens avec la terre et la production agricole [Allain & Maillet, 2021]. Les politiques de développement ont également connu cette mue vers un verdissement des objectifs et des programmes de coopération, mêlant protection de la biodiversité, préservation des forêts et lutte contre le changement climatique. Ces évolutions ne sont pas sans effet sur les études rurales, qui ont (ré)intégré l’environnement au cœur des questions de recherche, interrogeant les relations entre capitalisme et nature. Ces débats ont notamment été menés au sein des critical agrarian studies, sous l’influence grandissante de l’écologie politique dans ses différentes composantes, political ecology et ecología política latinoamericana. L’un des principaux acquis est d’avoir intégré la finitude des ressources dans une pensée marxiste matérialiste attachée au « progrès » et d’avoir écologisé les différentes approches des mondes ruraux [Borras et al., 2022]. Face à cette environnementalisation concomitante, mais pas nécessairement consensuelle, des revendications sociales et des enjeux de développement, plusieurs pistes de recherche s’avèrent aussi nécessaires que stimulantes.
Que signifie « défendre l’environnement » au Sud ?
13La première de ces pistes consiste à s’intéresser à la pluralité des expressions de « la défense de l’environnement » qui revêt un sens différent selon le positionnement social des actrices et acteurs, selon leurs histoires militantes et leur lieu de mobilisation. Sur ce point, deux voies de réflexion me semblent intéressantes. D’une part, il est nécessaire de poursuivre des études fines capables de décrire et d’analyser les expressions de l’environnementalisme et/ou de l’écologisme dans les Suds, afin d’éviter de plaquer trop rapidement des raisonnements issus d’un militantisme écologiste et de conceptions de l’écologie politique des Nords. Par exemple, le mouvement climat a pris de l’ampleur ces dernières années en Europe parmi les jeunes générations, tandis que les mouvements environnementaux des Suds se mobilisent davantage contre des atteintes environnementales (et sociales) dues aux projets d’investissements sur des territoires précis. Dans les zones rurales, les mouvements latino-américains se présentent souvent comme socioterritoriaux ou socioenvironnementaux [Allain, 2019a ; Maillet et al., 2021]. Les articulations entre causes climatiques et causes environnementales méritent d’être plus étudiées pour prendre en compte la spécificité des classes sociales mobilisées autour de ces enjeux, leurs lieux d’expression et les types d’actions collectives menées. L’intégration des enjeux environnementaux dans les revendications rurales ne peut être interprétée comme un engouement récent pour la « nature », mais doit être comprise comme un processus de (re)formulation d’un rapport social au territoire et aux formes de vie et de travail. Ces nouveaux cadrages sont le résultat de la visibilité grandissante des enjeux environnementaux sur la scène internationale, mais aussi (et surtout) des effets croissants des pollutions des eaux et des terres sur la santé. Dans le Curvaradó (Bas Atrato), les effets de la production agro-industrielle de la banane se font sentir sur le long terme : les pesticides qui imprègnent l’air, la terre et les cours d’eau génèrent des maladies de peau chez les jeunes enfants des communautés afrodescendantes, et la pollution des eaux par les sacs de plastique qui emballent les bananes destinées à l’exportation entraîne une contamination des poissons et une baisse des revenus de la pêche artisanale. Dans la rivière Cimitarra (Magdalena Medio), les pollutions au mercure contaminent lentement les habitant·es, les cultures agricoles, la faune et la flore locales. Les causes des pollutions sont difficiles à identifier pour les habitant·es, et il est d’autant plus ardu de les politiser. Dans les Suds et particulièrement en Amérique latine, l’institutionnalisation des questions écologistes ou environnementales passe par des chemins très différents en comparaison aux contextes européens, où des partis verts ou écologistes ont été créés. De nombreux gouvernements progressistes latino-américains des années 2000 ont fait face à différentes oppositions en faveur de la défense de l’environnement : provenant de citoyen·nes de classe moyenne supérieure, de la part des mouvements indigènes ou encore d’habitant·es touché·es par des projets d’investissement sur leurs territoires. L’intégration des questions environnementales par les gauches latino-américaines mérite une attention particulière. La comparaison entre dynamiques des Nords et des Suds peut être féconde sur ce point et beaucoup de travail reste à faire pour saisir les particularités de cet écologisme/environnementalisme hors des pays des Nords.
14D’autre part, il faut se donner les moyens de saisir les processus de « politisation lente » ou « à bas bruit » des questions environnementales, ainsi que les espaces où cela n’est pas le cas. Les paysan·nes du Cimitarra continuent d’utiliser du mercure dans leurs activités minières artisanales, bien qu’elles et ils soient sensibles aux effets sur leur santé et leur agriculture. Dans le Bas Atrato, les habitant·es travaillent au sein des entreprises agro-industrielles, même si celles-ci polluent leur environnement et affectent leur santé. Dans les deux cas, ce sont des contextes économiques et sociaux de très grande précarité, dans lesquels la transformation des pratiques agricoles et minières est très lente. L’étude des enjeux environnementaux et des dynamiques rurales ne doit pas faire l’impasse sur l’analyse des puissants mécanismes de domination à l’œuvre dans les campagnes des Suds. Toute mobilisation populaire des habitant·es ruraux n’est pas l’expression d’un environnementalisme/écologisme des pauvres, pour reprendre la formule proposée par Joan Martinez-Alier. Il est nécessaire de penser la pluralité des rapports à l’environnement sans angélisme, de se donner la possibilité de comprendre les mécanismes d’adhésion aux discours des gouvernements, des organisations internationales et des entreprises, et d’appréhender les mobilisations sociales « pro-mines » ou « pro-investissements » dans des configurations d’inégalités structurelles, d’absence de partage du pouvoir et d’accès aux savoirs. Ces dernières années, les recherches en études rurales ont mis l’accent sur le formidable bouillonnement social des campagnes des Suds, permettant de rendre visibles ces enjeux, de fournir des outils concrets pour la lutte et de politiser davantage les revendications. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que les habitant·es des zones rurales sont aussi pris·es dans des mécanismes de domination quotidienne, qui sont le produit d’un ancrage historique des entreprises agro-industrielles et extractives, des projets de développement et d’exploitation des ressources des sols et des sous-sols, ainsi que d’un renouveau des discours sur le développement des zones rurales transformées en Eldorado vert.
Des politiques climatiques contre l’environnement ?
15La deuxième piste de recherche vise à porter un regard critique sur les tentatives de climatisation des politiques de développement rural, dont certaines se font au détriment des questions agricoles, foncières et environnementales. L’essor des discours « d’adaptation », de « mitigation » du changement climatique et des pratiques dites « climate-smart », « bas carbone » ou de « résilience » sont souvent des solutions techniques qui passent par le marché. Elles sont présentées comme des « alternatives vertes » pour les campagnes et les paysan·nes par différents types d’actrices et d’acteurs à des échelles diverses : par les gouvernements nationaux et locaux attirés par l’idée d’un regain d’activités des campagnes et par la demande mondiale en terres et en ressources, par les institutions internationales engagées en faveur d’un « développement durable » dépolitisé, et par les entreprises privées converties très rapidement au respect du climat et de l’environnement afin de poursuivre leurs activités, pourtant incompatibles avec la sauvegarde des ressources et des territoires. La climatisation des politiques publiques mérite donc que l’on s’intéresse aux discours et aux pratiques des différent·es actrices et acteurs comme au déploiement de projets pour la transition énergétique des Nords (nouvelles mines, production d’énergie renouvelable, etc.) qui affectent déjà l’environnement des Suds. Par exemple, de nombreuses « solutions » pour la transition énergétique en Europe ont un impact matériel réel sur les sols et sous-sols des campagnes des Suds. Les territoires des Suds ne peuvent (re)devenir le « patio trasero » des économies capitalistes « verdies ». Enfin, les enjeux de production agricole et de propriété de la terre disparaissent progressivement des programmes de développement des campagnes. Or, la question du territoire — de ce qui s’y produit, pour qui, comment et par quels circuits — et de la propriété et de la répartition de la terre continue d’être centrale. Toutes ces questions invitent à repenser les études rurales à l’aune de la question environnementale sans pour autant se départir des questions « traditionnelles » que sont la terre et l’agriculture. Plusieurs défis, militants et scientifiques, sont à relever pour permettre une articulation féconde entre mouvements ruraux et mouvements pour la justice climatique et environnementale. Les campagnes des Suds continueront sans aucun doute d’être des points d’observation et d’analyse privilégiés pour saisir ces dynamiques.
Notes de bas de page
1 La comparaison avec d’autres mouvements sociaux ruraux dans les Suds a été menée tout au long de l’analyse grâce aux échanges avec de nombreux·euses collègues, sans pour autant qu’elle ne fasse l’objet d’un dispositif d’enquête, comme ce fut le cas avec la comparaison entre les deux organisations paysannes au cœur de cet ouvrage.
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