Chapitre vi. Se mobiliser et résister : actions collectives et construction d’alternatives locales
p. 279-333
Texte intégral
1Les paysan·nes colombien·nes se mobilisent dans un contexte difficile, puisqu’elles et ils font face à différents types de contraintes politiques — répression de différents ordres et stigmatisation — et socioéconomiques — difficultés matérielles pour se mobiliser dans des espaces isolés. Par conséquent, la lecture de leurs actions invite à porter l’attention sur d’autres formes de résistances et de pratiques en complément d’une étude, plus classique, des mobilisations sociales. Différentes approches permettent de saisir la mise en politique des mots et des pratiques quotidiennes, comme les travaux portant sur la « politique par le bas » [Bayart et al., 1992], sur les rapports ordinaires au politique [Martin, 2002 ; Le Gall et al., 2012 ; Buton et al., 2016], sur les formes quotidiennes de résistance [Scott, 1985 ; Bayat, 2013] ainsi que sur les actions collectives en situation de contrainte [Combes & Fillieule, 2011 ; Pommerolle, 2007 ; Geoffray, 2015]. L’imbrication de ces formes d’action est au cœur de ce chapitre dont l’objectif est de penser ensemble actions collectives et pratiques de résistances ancrées dans le quotidien des villages colombiens. Je m’inscris dans un refus d’une dichotomie analytique qui pousse à analyser les grands mouvements sociaux en démocratie à l’aune de la sociologie des mouvements sociaux et à reléguer l’étude des résistances populaires aux situations autoritaires [Siméant, 2013]. Mon analyse prend en compte toutes les activités de résistance allant du rapport ordinaire au politique à la mobilisation sociale plus visible sans les séparer a priori, et interroge ces pratiques de mobilisation et de résistance comme un continuum [Bennani-Chraïbi & Fillieule, 2002]. Les travaux sur les mouvements sociaux en situation de contrainte s’intéressent plus spécifiquement aux militant·es et montrent que dans des contextes de répression, ces dernier·ères se replient sur des pratiques clandestines et des actes plus anodins. Les organisations sociales peuvent ponctuellement mettre en sommeil leur militantisme et s’adapter au contexte pour faire face à la répression. Des actes individuels, des attitudes, des gestes, des mots peuvent constituer des manifestations d’opposition, voire de résistance à l’ordre établi. L’analyse des formes de résistance populaire s’intéresse à des dynamiques plus larges d’expression des classes dominées dans différents contextes, autoritaires ou non, et amène à se pencher sur diverses situations de domination, qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou culturelles. James Scott, l’un des premiers à parler de « résistances quotidiennes » [Scott, 1985], réfute l’idée selon laquelle il y aurait d’un côté une résistance « réelle » et organisée, qui interrogerait la domination et serait basée sur des principes, et d’un autre côté, une résistance accidentelle et relevant de l’épiphénomène qui induirait des formes de complaisance vis-à-vis du système1. Dans le prolongement de cette approche, en étudiant les « processus de réappropriation sans bruit », Asef Bayat considère que l’expression quotidienne et répétée d’actes d’individus dispersés peut avoir des effets durables sur la société et constituer une ressource possible pour une mobilisation de plus grande ampleur selon les évolutions des contextes politiques [Bayat, 2013]. Il définit ces résistances comme « la lutte silencieuse, patiente, longue et systématique de ces gens ordinaires, contre les puissants et les propriétaires nantis, pour survivre à la misère et améliorer leurs conditions de vie » [Bayat, 1997, p. 46]2. L’étude des différentes formes de résistance revient ainsi à étudier l’univers des possibles laissés à l’expression politique, en saisissant les effets de la répression et en s’interrogeant sur les relations entre non-mobilisation et mobilisation, plus que sur les passages à l’action. Cette lecture, articulée à une grille d’analyse plus classique sur les mouvements sociaux, permet de lier les dimensions matérielles de survie des classes populaires et la remise en cause, qu’elle soit intentionnelle ou non, individuelle ou non, d’un ordre établi et garanti par des élites politiques et/ou économiques. La domination vécue par un groupe peut mener à un sentiment d’appartenance, voire à un processus de politisation d’une situation ou d’une injustice [Lagroye, 2003].
2En Colombie, plusieurs chercheuses et chercheurs parlent d’actions collectives « à haut risque »3 pour analyser les risques encourus par les citoyen·nes qui vivent dans des zones occupées par un ou plusieurs acteurs armés, notamment en milieu rural. Ces recherches mettent en exergue les difficultés matérielles des paysan·nes et le fait que leur situation de subsistance quotidienne est un obstacle à l’organisation de formes de résistance plus coordonnées. La violence mène parfois à des stratégies d’évitement (son paroxysme étant le déplacement forcé) et au délitement des collectifs (avec la suppression des organisations sociales par l’élimination de ses membres), mais aussi au renforcement d’identités collectives qui deviennent constituantes de modes de résistance à la pression des divers acteurs armés4. Dans les campagnes se développent différentes stratégies « d’accommodements » des actrices et acteurs locaux dans des situations où les acteurs armés peuvent changer (groupes paramilitaires, différentes guérillas, réseaux de narcotrafiquants, armée ou police colombienne) [Garcia, 2005 ; Bautista Bautista, 2012]. Les habitant·es sont amené·es à « jouer le jeu » de l’acteur armé dominant du moment tout en résistant à l’assimilation totale à un acteur spécifique. L’action collective rurale comprend ainsi un large éventail d’attitudes possibles allant de moments d’accommodement au paternalisme de l’acteur armé dominant à des options que Mauricio Garcia qualifie d’« héroïques », adoptées par exemple par les défenseuses et défenseurs des droits humains très menacé·es [Garcia, 2005]. Le cas colombien met en exergue différentes situations : de grandes mobilisations, des résistances ponctuelles et quotidiennes en fonction des lieux, des temporalités et des configurations locales.
3Ces différentes formes de politisation s’observent à travers plusieurs échelles de mobilisation et à travers plusieurs pratiques. J’expose tout d’abord les actions et pratiques développées par les organisations paysannes pour exister sur la scène nationale colombienne en renouant avec l’État et en s’engageant au sein de mouvements politiques. Puis, j’analyse la mobilisation nationale de 2013, aussi appelée grève agraire, qui a marqué un tournant pour le mouvement paysan national. Enfin, je termine par l’étude des pratiques quotidiennes de résistance dans les campagnes colombiennes qui visent à occuper l’espace, créer des mécanismes participatifs locaux et construire des alternatives locales pour défendre le territoire. Ces différents aspects de la mobilisation et de la résistance paysanne sont menés conjointement à différentes échelles locale et nationale.
Exister sur la scène nationale colombienne
4Pour les organisations paysannes étudiées, les actions collectives menées visent à exister sur la scène nationale colombienne, puisqu’elles souhaitent la reconnaissance de leurs territoires et un accès aux services publics, tels que la santé, l’éducation, les infrastructures, etc. Aux côtés des mobilisations sociales, comme celle de 1998 qui a vu naître l’ACVC, et des actions juridiques menées comme celles des victimes du Bas Atrato, les paysan·nes tentent de renouer avec les différentes institutions de l’État et se rapprochent, non sans hésitations et difficultés, des mouvements politiques susceptibles de porter leurs voix au niveau national.
Faire exister l’État dans les campagnes colombiennes
5Les communautés afrodescendantes et l’ACVC se caractérisent, dans leurs revendications, par leurs critiques de l’action armée de l’État en Colombie et de son inaction face à la situation des campagnes colombiennes. Cependant, mes observations mettent en avant une grande diversité de pratiques et de relations non conflictuelles entre l’État (ses fonctionnaires, ses institutions, son armée) et les organisations paysannes. Les leadeuses et leaders paysan·nes agissent souvent comme des intermédiaires entre l’État et les habitant·es des zones rurales, et entretiennent des relations durables avec des fonctionnaires dans différentes administrations. « L’action paradoxale de l’État », entre répression et promotion des droits humains, a en effet créé des opportunités de mobilisation pour les organisations locales qui radicalisent leur rapport à l’État tout en adoptant de nouvelles pratiques institutionnelles [Celis, 2013]. Les leadeuses et leaders de l’ACVC réitèrent leur opposition à l’État colombien tout en renforçant leurs liens avec des fonctionnaires de diverses institutions locales. Les communautés afrodescendantes se mobilisent devant la base militaire installée sur leurs territoires, mais bénéficient à Bogota de solides allié·es au sein des institutions gouvernementales de défense des droits humains. Il existe ainsi de multiples espaces d’interactions entre les fonctionnaires colombien·nes et les organisations paysannes, fruit d’interactions répétées au cours desquelles les paysan·nes ont démontré leur connaissance du territoire et fait connaître leurs revendications auprès des fonctionnaires. Par divers aspects, les organisations paysannes rendent aussi possible l’action publique au niveau local, en expliquant leurs droits aux paysan·nes et en permettant l’accès de l’État à « leur » territoire et aux administré·es. Ces relations de long terme ont permis l’identification d’allié·es au sein de certaines administrations, celles liées aux enjeux fonciers, comme l’INCODER, pour l’ACVC et aux droits humains, comme l’Unité des victimes, l’Unité de protection ou le Secrétariat aux droits humains de la présidence de la République pour les communautés du Bas Atrato. Les expériences des deux organisations diffèrent cependant. Les communautés afrodescendantes entretiennent peu de liens avec les administrations locales et leur rapport à l’État reste très conflictuel lorsque les échanges ont lieu dans le Bas Atrato. Au niveau national, elles peuvent compter, grâce aux relais de diverses ONG, de liens privilégiés avec certaines administrations à Bogota. Les paysan·nes de l’ACVC entretiennent une multitude de relations peu conflictuelles avec les administrations nationales au sein desquelles elles et ils disposent d’allié·es et tentent de sortir des relations paternalistes instaurées par les administrations locales. Dans les deux cas, les organisations paysannes médiatrices et relais pour les pouvoirs publics cherchent à reconfigurer cette présence étatique et à orienter les fonctionnaires vers les doléances des paysan·nes.
6Les organisations paysannes constituent des relais clés pour que l’État puisse accéder à certaines portions de territoire. Les agent·es de l’État les sollicitent pour avoir accès aux territoires et aux populations qu’elles et ils méconnaissent. Par exemple, en août 2014, Miguel, un représentant de l’Institut de géographie Agustin Codazzi (IGAC), chargé de réaliser les cartes officielles du pays, prend contact avec Alvaro de l’ACVC pour que ce dernier l’aide à accéder à certaines parties du territoire, restées inaccessibles aux fonctionnaires en raison des combats et de la présence des guérillas, et à obtenir les coordonnées exactes des différents terrains. La région étant « plus calme », le fonctionnaire admet qu’il a besoin des habitant·es locaux pour se repérer dans l’espace et cartographier le territoire. L’ACVC pense qu’il est nécessaire d’effectuer ce travail pour commencer un processus de restitution des terres, mais cet inventaire des ressources du territoire peut aussi être un risque, car elle ouvre la possibilité de mettre en place plusieurs projets économiques en contradiction avec le plan de développement de la zone de réserve paysanne. Néanmoins, Miguel et Alvaro ont déjà travaillé ensemble et les deux hommes se font confiance. Pour Miguel, il est essentiel de faire appel à l’ACVC, car il ne s’aventurerait pas sur ce terrain sans être accompagné des paysan·nes de l’association. Pour Alvaro, le fait d’être sollicité renforce la légitimité de l’association en tant qu’acteur crédible et disposant de bonnes connaissances de son territoire.
7Cette fonction de relais de l’État rencontre cependant des limites lorsque les intermédiaires doivent interagir avec des institutions locales corrompues et des représentant·es politiques du niveau local qui les obligent à entrer dans des relations clientélistes délicates. Les relations entre l’État et les communautés afrodescendantes du Bas Atrato se réalisent souvent avec l’intermédiaire de l’ONG CIJYP qui préfère dialoguer avec les autorités situées à Bogota qu’avec les fonctionnaires du Chocó davantage pris dans des relations locales d’allégeances aux groupes armés et aux acteurs économiques. Les échanges avec les communautés afrodescendantes se font par téléphone et rarement physiquement. Par exemple, la plupart des rendez-vous qui devaient avoir lieu entre les familles nouvellement arrivées de La Larga et l’Unité des victimes chargée d’enregistrer leur situation ont été annulés par l’administration au motif que les conditions de sécurité pour le voyage des fonctionnaires dans la zone n’étaient pas réunies. Un autre exemple de ce rapport difficile aux institutions a pu être observé en novembre 2014, lorsqu’un avocat de l’ONG fut envoyé de Bogota dans le Bas Atrato pour suivre le procès d’un jeune d’une communauté de Curvaradó, accusé de délit de rébellion5 et en attente de jugement depuis plusieurs années. Arrivés6 à Riosucio pour l’audience, la cour de justice est vide, le prévenu n’ayant pas été transféré de son centre de détention jusqu’au tribunal. Le tribunal de Riosucio et la prison d’Apartadó ne sont pas parvenus à trouver un accord concernant l’institution en charge de financer le déplacement du détenu. La déception est grande pour la famille, qui est une nouvelle fois confrontée aux dysfonctionnements administratifs dans ces zones très éloignées de la capitale. L’ONG CIJYP permet, dans ces cas, d’alerter sur les difficultés administratives des populations locales et d’apporter un soutien pour des citoyen·nes qui attendent une réponse de la justice colombienne.
8Les organisations sociales agissent parfois comme des pédagogues pour expliquer l’action de l’État aux paysan·nes et les informer de leurs droits, en orientant les doléances ressenties vers les institutions les plus pertinentes. L’ONG CIJYP permet physiquement de rapprocher les communautés des institutions en faisant « remonter » les situations d’urgence. Les rencontres entre l’ONG et les leadeuses et leaders des communautés servent aussi à dispenser des formations civiques pour expliquer le fonctionnement de l’État et pour contextualiser les luttes locales dans la dynamique nationale. L’ONG suit les avancées législatives qui pourraient menacer les communautés et s’informe des autres luttes paysannes et afrodescendantes qui pourraient les aider.
9Au cours des quelques rencontres entre « l’État » et les habitant·es du Cimitarra et du Bas Atrato, des contacts se nouent, les fonctionnaires apprennent à comprendre les réalités locales de ces territoires, et les paysan·nes à appréhender les différentes facettes de l’État.
Créer de nouveaux mécanismes participatifs au niveau local
10Le développement de « mécanismes participatifs » constitue une étape supplémentaire dans la densification des interactions entre État et populations rurales. Les organisations paysannes souhaitent participer davantage au niveau local et redéfinir l’action de l’État sur leurs territoires. L’ACVC a mis en place des « tables communales pour la vie digne » (mesas comunales por la vida digna), des bureaux dans les centres urbains permettant de conseiller les paysan·nes dans leurs démarches et de rassembler leurs doléances pour les adresser à la mairie. Les communautés afrodescendantes se sont liées à une organisation réunissant plusieurs collectifs locaux, nommée CONPAZ (« communautés qui construisent la paix dans les territoires »), déjà évoquée. Cette plateforme est un espace de réflexion pour s’informer et formuler des revendications communes avec d’autres organisations sociales situées sur des territoires isolés. Les organisations paysannes parlent d’espaces de « participation » reprenant ici en partie une terminologie internationale [Mazeaud et al., 2016] et poursuivent plusieurs buts. Tout d’abord, ces mécanismes permettent de construire de nouveaux espaces de dialogue et d’échange entre les populations locales, leurs leadeuses et leaders et les autorités. Ensuite, ils servent de formation aux paysan·nes qui peuvent ainsi mieux comprendre le fonctionnement des administrations et connaître leurs droits. Enfin, ces initiatives servent à rassembler des paysan·nes au-delà de la base sociale des organisations paysannes et au-delà de leur espace local. Les tables communales et CONPAZ diffèrent cependant dans leur genèse et leur portée. Alors que les tables communales pour la vie digne ont été mises en place directement par l’ACVC, la plateforme CONPAZ est une initiative de l’ONG CIJYP qui rassemble plusieurs processus d’organisation en Colombie. CONPAZ s’organise autour des questions relatives au post-conflit et au rôle des communautés rurales dans la paix, tandis que les tables communales se présentent comme des interlocutrices et interlocuteurs privilégié·es entre la mairie et les paysan·nes au niveau local. CONPAZ est un rassemblement d’alternatives locales, dont l’objectif est de faire des propositions pour la paix depuis les territoires. Les tables communales sont un mécanisme permettant aux paysan·nes d’avoir accès aux administrations locales.
11Les tables communales ont été conçues par l’ACVC comme une alternative locale aux relations clientélistes qu’entretiennent les élu·es locaux avec leurs électrices et électeurs, et comme une manière de redéfinir les rapports entre les mairies et les administré·es. Cette initiative naît en 2005, suite au refus de plusieurs villages de suivre les canaux classiques de participation instaurés par les autorités municipales à travers la structure associative d’Asojuntas. Chargée d’assurer le lien avec les administrations municipales, Asojuntas a très vite été contrôlée par les élites locales. Les dates de réunions, les ordres du jour et les lieux de rencontres avec l’administration municipale sont déterminés par les mairies, laissant peu de possibilités pour que de nouvelles problématiques émergent. De plus, Asojuntas met en place un système individualisé des demandes : chaque conseil d’action communale présente ses problématiques au conseil municipal, ce qui a pour effet de fragmenter les alliances entre villages qui connaissent les mêmes enjeux. Enfin, les espaces de discussions existant laissent la place aux notables locaux et les prises de parole des fonctionnaires ne favorisent pas réellement la participation des paysan·nes qui disposent de peu de capitaux sociaux et culturels et de compétences politiques moins élevées. Par conséquent, ce sont des espaces où la violence symbolique exerce une pression importante sur les paysan·nes qui s’y étaient investi·es et qui se sont progressivement désengagé·es de ces espaces de « participation »7. Un espace de discussion plus démocratique pour rassembler les villages, échanger et se former était nécessaire selon l’association paysanne.
12Pour l’ACVC, la constitution des tables communales permet d’investir des espaces officiels d’interaction avec l’État. La participation aux tables communales est à la fois une manière de renforcer les compétences publiques des habitant·es et une opportunité pour l’ACVC de continuer à diffuser ses idées politiques. L’association a ouvert des bureaux dans les centres urbains des villes principales de la zone de réserve paysanne, Cantagallo, Yondó, Remedios et San Pablo, et tient des permanences pour recueillir les doléances des citoyen·nes, les informer sur les procédures et organiser des réunions pour mettre en commun leurs avis sur des projets municipaux. L’association met en relation plusieurs paysan·nes provenant de différents villages (qui ne se connaissent pas toujours), puis tente d’instaurer un nouveau dialogue entre paysan·nes et fonctionnaires. Les leadeuses et leaders paysan·nes parient sur le fait qu’en rapprochant les fonctionnaires et les paysan·nes, ces dernier·ères seront plus à même de défendre leurs intérêts. Des équipes de l’ACVC sont directement déléguées pour s’occuper des tables communales et pour aller à la rencontre de tous les villages, afin d’expliquer l’intérêt de ce mécanisme participatif. L’ACVC coordonne également les assemblées de la table communale qui réunit tous les conseils d’action communale pour mettre en commun les doléances locales et formuler des exigences auprès de la mairie. Pour les membres de l’ACVC, il ne s’agit pas de créer une plateforme pour demander des services publics à des notables, mais d’exiger l’accomplissement du plan de développement décidé par les communautés rurales. Les tables communales doivent permettre de penser sur le long terme une stratégie de politique publique rurale et inverser le rapport de force entre administration et administré·es, pour que les paysan·nes n’espèrent plus de « faveurs » de la part de la mairie, mais l’application de leurs droits. Le premier objectif des tables communales pour la vie digne est de rompre avec les logiques électoralistes qui poussent les conseils d’action communale à trouver des alliances précaires avec différent·es candidat·es à chaque élection pour espérer faire avancer leurs projets. L’ACVC a ainsi créé des commissions au sein de chaque table communale pour suivre les différents projets des municipalités. Par exemple, une commission chargée du contrôle des travaux publics surveille la bonne mise en œuvre des principaux chantiers annoncés pendant les élections par les candidat·es8, comme la construction d’hôpitaux, d’écoles et de bâtiments administratifs. Ces commissions peuvent ensuite demander à consulter le budget de la mairie, et les équipes de suivi peuvent évaluer les travaux réalisés. Le deuxième objectif affiché par l’ACVC est, à terme, de pouvoir soumettre tou·tes les candidat·es aux élections municipales à l’approbation du plan de développement territorial. D’une force de mobilisation, l’ACVC entend transformer « sa » base rurale en électrices et électeurs « conscientisé·es », qui donneront leur vote aux candidat·es respectueux du plan de développement, assurant la continuité des projets au-delà des exigences électorales. Enfin, le troisième objectif de l’ACVC est de faire émerger un agenda territorial commun au sein de la ZRC, ce qui représente un long travail de mise en commun et de priorisation des doléances que j’ai pu observer lors de l’assemblée de la table communale de Remedios.
Encadré 11. L’assemblée générale de la table communale de Remedios9
Déroulement de l’assemblée :
- Bilan du contexte politique en Colombie ;
- Explication de ce qu’est un « acte d’engagement », une lettre que devra signer la mairie en s’engageant auprès des paysan·nes sur un certain nombre de projets ;
- Discussion des problèmes par petit groupe : infrastructures, politique agricole, éducation ;
- Identification des priorités des conseils d’action communale. La priorité retenue : infrastructures ;
- Lecture de l’acte d’engagement qui reprend les propositions des paysan·nes ;
- Présentation de l’acte à la mairie et rencontre avec les membres du conseil municipal.
Objectifs de l’ACVC, annoncés lors de la réunion interne de préparation, la veille de l’assemblée :
- Expliquer le contexte politique aux paysan·nes de Remedios (Remedios est, pour des raisons historiques et géographiques, une zone de moindre influence de l’ACVC) ;
- Expliquer aux paysan·nes l’intérêt de la table communale pour la vie digne (qui vient d’être créée à Remedios) ;
- Présenter le plan de développement de la ZRC et expliquer aux paysan·nes ce qu’est la ZRC ;
- Entreprendre des relations avec la mairie et le conseil municipal.
13Lors des réunions, les paysan·nes sont réparti·es par groupe de travail, et les délégué·es paysan·nes en charge d’identifier les problématiques des infrastructures insistent unanimement sur le manque de routes et de ponts pour aller de leurs villages jusqu’à Remedios. Un membre de l’ACVC explique alors qu’il est important de prioriser les routes et les ponts à construire et de penser aussi aux infrastructures routières reliant les villages entre eux. Concernant les demandes pour la construction des postes de santé, il incite les paysan·nes à réfléchir à leur emplacement : si tous les villages demandent un centre de santé, il est peu probable que la mairie de Remedios investisse partout. Au contraire, si les paysan·nes s’accordent sur la construction de quelques centres de santé, idéalement situé·es entre plusieurs villages, les membres de la table communale pourront plus facilement exiger de l’administration la construction de ce centre.
14CONPAZ constitue un autre exemple d’espace de participation et de mise en commun des revendications davantage orienté vers un objectif de participation des populations rurales à la construction d’un agenda national pour la paix. Ce réseau des « communautés qui construisent la paix dans les territoires » est une initiative de rassemblement de 113 organisations locales, dont la majorité est accompagnée par l’ONG CIJYP. Créée en 2000, cette plateforme rassemble une grande diversité de collectifs, indigènes, afrodescendants et métis dans tout le pays. Ils ne font pas partie d’un mouvement national et leur combat s’illustre par un ancrage territorial fort ainsi que par une volonté d’autonomie locale. Au sein de CONPAZ, quatre types d’organisations sociales cohabitent. Premièrement, on trouve des rassemblements de nature « humanitaire », des zones humanitaires comme celles de Curvaradó et de Jiguamiandó, des espaces humanitaires en ville (comme à Buenaventura où les habitant·es se sont organisé·es en quartier humanitaire interdisant l’entrée aux acteurs armés), des lieux de refuge, des réserves humanitaires, etc. Ces différentes initiatives sont pour la plupart issues de processus de résistance civile au milieu du conflit qui, comme les zones humanitaires du Bas Atrato, ont conduit à l’adoption d’une figure juridique de droit international humanitaire pour obtenir une protection spécifique. Deuxièmement, on retrouve des collectifs réunis autour d’un combat particulier contre l’implantation d’un projet passé ou futur. Ces collectifs rassemblent une diversité d’actrices et acteurs, opposé·es aux projets de barrages hydroélectriques, d’exploitation minière, pétrolière ou aux effets des traités de libre commerce. Une troisième catégorie d’actrices et acteurs rassemble les réserves indigènes et les gouvernements autonomes indigènes (les « cabildos ») non issus des groupes indigènes majoritaires du pays et qui vivent dans des zones reculées, souvent en cohabitation avec des conseils communautaires afrodescendants ou avec des communautés de paysan·nes. Enfin, un dernier groupe peut être identifié autour des petites associations de victimes, constituées par des familles après la perte d’un proche, ou des associations de femmes veuves déplacées qui s’organisent autour de petits projets de commercialisation. On note également la présence au sein de CONPAZ de deux autres ONG, le Movice, le Mouvement des victimes de crimes d’État, et la Fondation comité de solidarité avec les prisonniers politiques.
15Ce rassemblement a pour objectifs de renforcer ces dynamiques organisationnelles locales qui pourraient être isolées et de mettre en commun des expériences de lutte. C’est en ce sens que les actrices et acteurs locaux à l’initiative de cette plateforme parlent de « participation ». Pour ces collectifs locaux, participer signifie avant tout être en contact avec d’autres, puis formuler progressivement des propositions communes. Cette plateforme ressemble plus à une mise en réseau d’initiatives de défense du territoire qu’à une organisation en tant que telle. Les communautés du Bas Atrato, notamment les membres de Cacarica, des zones humanitaires de Jiguamiandó et de Curvaradó, sont très présentes dans la préparation et l’animation des rencontres, une présence en partie due à la forte mobilisation de l’ONG CIJYP dans cette partie du pays10. L’ONG est engagée dans un processus de politisation de ces initiatives, comme ce fut le cas lors de la rencontre interethnique organisée dans le bassin de Jiguamiandó en octobre 2014, que j’ai déjà évoquée.
Encadré 12. Faire participer les populations de CONPAZ à l’agenda de la paix. Rencontre interethnique dans le Jiguamiandó11
Au cours de la rencontre interethnique organisée par CONPAZ dans le bassin de Jiguamiandó, l’ONG CIJYP joue un rôle majeur en insistant sur les enjeux de la participation des populations locales et en montrant l’intérêt de « faire remonter » les initiatives locales pour construire un agenda national pour la paix.
12 octobre 2014 : réunir les communautés CONPAZ, un enjeu logistique
Arrivée des délégations à Pueblo Nuevo : certaines ont fait plus de deux jours de trajet. Plus de cent personnes sont présentes, des tentes de fortune ont été montées pour l’occasion, et tout le village est mobilisé pour organiser les repas. L’ambiance est joyeuse, les participant·es des différentes communautés rurales réunies ont peu l’occasion de se retrouver et en profitent donc pour échanger au bord du fleuve en soirée.
13 octobre 2014 : différentes manières de participer
- Introduction des principaux thèmes de la rencontre : la consultation préalable, la loi 70 et le code des mines. Présentation de chaque délégation (une demi-journée) : chaque groupe se présente et explique ce qu’il attend de la rencontre ;
- Conférence d’une membre de CIJYP sur « le droit comme instrument de lutte pour le territoire » ;
- Conférence d’une autre membre de CIJYP sur « le concept de développement et l’hégémonie » ;
- Débats sur la consultation préalable et échanges d’expériences. De nombreuses communautés posent des questions aux autres participant·es : « Comment arrêter un projet déjà en cours ? Comment décider de la question qui doit être posée lors de la consultation préalable ? Peut-on participer et se prononcer contre la construction de bases militaires ? »
14 octobre 2014 : formuler des propositions concrètes
Ateliers sur les propositions que peut faire CONPAZ pour renforcer la protection des territoires.
Réunion interne de CIJYP sur les cohabitations interethniques, les enjeux de la représentation légale dans certains territoires et la possibilité de territoires interethniques
La CIJYP fait partie d’une plateforme qui rassemble 85 organisations de défense des droits humains en charge d’apporter des réflexions aux dialogues de paix à la Havane. L’ONG a également créé des commissions de vérité pour compiler les nombreuses données sur les violations des droits humains dans le pays. Elle souhaite mettre en place une commission nationale de la vérité.
Présentation des négociations de paix par l’ONG
Danilo Rueda, cofondateur et responsable de l’ONG, contextualise les dialogues de paix et explique les enjeux. Il montre ensuite une vidéo d’une victime qui est allée à La Havane pour témoigner. Il explique le lien entre les ateliers que réalisent les habitant·es au niveau local et les discussions à La Havane. Il expose l’intérêt de la participation des populations locales. Puis, il présente les propositions des FARC, en montrant que ce sont des points qui ont été proposés par les communautés : « Les FARC, depuis quand sont-elles des défenseuses de l’environnement ? C’est qu’en fait, de nombreuses organisations sociales ont envoyé leurs propositions, et tout ça, ils [les membres des FARC] y ont réfléchi, ils n’avaient jamais parlé de ça avant. »
Plénière d’échange
Débat sur les dialogues de paix qui évolue vers un débat sur la représentation politique. L’idée de créer des listes autonomes des partis avec des représentant·es des communautés émerge car, selon plusieurs participant·es, la paix se jouera dans les mairies et pas à La Havane.
16Tout au long de cette rencontre, la CIJYP facilite les échanges entre les communautés et espère faire naître des synergies communes en insistant sur le modèle économique qui touche uniformément les communautés rurales, sur les instruments juridiques existants ainsi qu’en sensibilisant les actrices et acteurs locaux sur les différents enjeux autour de la paix et de leurs territoires. De cette manière, l’ONG politise des situations ressenties comme injustes au niveau local. Elle tente de créer un espace de débats pour dépasser la résistance locale et pour que les communautés choisissent de mener un combat au-delà de leurs territoires. La rencontre d’octobre 2014 a constitué l’un des moments prometteurs de cette plateforme, puisqu’entre 2014 et 2016, CONPAZ est progressivement devenu un espace de proposition pour les dialogues de paix. La plateforme s’est constituée en interlocutrice représentant la société civile pour envoyer des propositions à La Havane12. En 2016, l’organisation de CONPAZ a envoyé une lettre aux délégations des FARC et du gouvernement à Cuba intitulée « Des initiatives humanitaires aux initiatives territoriales de paix13 ». Dans cette lettre, CONPAZ met en avant son expérience dans la construction d’alternatives de paix et des expériences locales qui pourraient être transposées, au niveau national, pour la construction de la paix dans le pays.
17Ces deux initiatives locales, bien que différentes, rendent compte d’une évolution de l’action collective dans les deux zones étudiées et d’une volonté plus affirmée de faire le lien entre le niveau local et le niveau national. Chacune contribue à redéfinir les enjeux de la participation locale et le lien entre les territoires et l’État. Tout d’abord, les organisations paysannes locales cherchent à peser plus directement sur les politiques publiques, les tables communales deviennent des interlocutrices privilégiées des mairies et les communautés de CONPAZ formulent des propositions concrètes pour les négociations de paix. Les deux mécanismes cherchent à influencer les administrations locales en exigeant le respect des plans locaux alternatifs élaborés par les organisations paysannes, des chartes éthiques et des licences pour les exploitations des ressources naturelles locales. Les communautés afrodescendantes au sein de CONPAZ insistent sur la systématisation de la consultation préalable et les paysan·nes de l’ACVC cherchent à lier les mairies au respect du plan de développement de la zone de réserve paysanne. Ensuite, au-delà de l’aspect revendicatif, ces actrices et acteurs intermédiaires réussissent progressivement à transformer ces espaces de discussion en espaces de propositions. Les tables communales pour la vie digne mettent en avant les plans de développement locaux, tandis que les communautés de CONPAZ veulent devenir des modèles d’initiatives pour la paix. Enfin, les deux processus témoignent d’une volonté des organisations locales de passer à une autre échelle de revendication. CONPAZ part d’initiatives locales de résistance pour construire des propositions autour de grands thèmes, tels que la mémoire. L’ACVC débute une stratégie de délégation de ses compétences locales aux tables communales, pour se concentrer plus amplement sur ses visées nationales. Dans les deux cas, ce sont des espaces au sein desquels les leadeuses et leaders forment les paysan·nes sur ce qu’est la participation. Pour l’ACVC, ces formations s’accompagnent d’une éducation politique (expliquer aux populations qu’elles sont légitimes pour s’exprimer) et d’un accompagnement à la mobilisation (conseils sur les répertoires d’action collective et sur les manières de formuler les demandes). Pour les communautés afrodescendantes, les formations de CONPAZ permettent de sensibiliser les paysan·nes sur leurs droits à la participation et sur la légalité de leur présence sur leurs territoires.
Quelle représentation politique pour les organisations paysannes locales ?
18Pour faire valoir leurs revendications sur la scène nationale colombienne, les organisations paysannes se sont rapprochées de structures partisanes ou de mouvements politiques. Elles cherchent d’autres façons de peser sur le jeu politique colombien et de faire reconnaître leurs droits territoriaux. Il convient tout d’abord de comprendre le rapport qu’entretiennent les paysan·nes aux partis politiques pour appréhender les différentes stratégies de rapprochements et les hésitations des organisations sociales à considérer cette voie pour faire passer leurs messages en complément d’autres actions collectives.
19Les organisations sociales se sont inspirées de la gauche colombienne, mais les logiques électoralistes dans les campagnes ne reflètent pas toujours ces filiations. Le parti communiste colombien (PCC) puis l’Union patriotique (UP) ont contribué dans les années 1980 à diffuser une éducation politique, comme en témoignent certaines trajectoires de membres de l’ACVC. Ces longues relations d’échange ont permis aux partis d’afficher un soutien populaire et de se réclamer des luttes sociales du pays. En retour, la présence de militant·es politiques au cœur des mouvements paysans leur a permis de projeter leurs luttes au niveau national. Cependant, cette affinité entre mouvements sociaux et partis politiques ne se traduit pas dans les résultats électoraux, en témoigne le peu de votes pour les partis de gauche en Colombie dans ces zones d’activisme social et l’importance de l’abstention. Selon Mauricio Archila Neira, les actrices et acteurs sociaux reviennent paradoxalement aux réflexes d’un vote bipartisan (libéral ou conservateur) au moment des élections, alors que la gauche est implantée localement dans les discours des organisations sociales [Archila Neira, 2003]. Les « secteurs subalternes », selon l’expression de l’historien colombien, ont ainsi différents niveaux de lecture, qui ne doivent pas être considérés comme contradictoires [Archila Neira, 2003, p. 330] :
« Les mouvements sociaux ont repensé cette séparation [entre les sphères sociales et politiques] et ont provoqué la fluidité entre l’une et l’autre. […] Dans des conditions difficiles, d’une autonomie précaire vis-à-vis des acteurs politiques, et surtout des acteurs armés, ils ont réussi à rompre l’isolement et à avancer vers une repolitisation de leur action, en lui donnant de nouvelles dimensions au-delà d’une seule détermination économique. »
20La constitution de mouvements politiques hybrides, à mi-chemin entre l’organisation de mouvement social et le parti politique, comme c’est le cas de la Marche patriotique (La Marcha Patriótica), à laquelle l’ACVC s’est associée, illustre une nouvelle manière pour les paysan·nes d’envisager une représentation politique. La Marche patriotique naît à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance de la Colombie, le 20 juillet 2010, d’une initiative de plusieurs secteurs sociaux (syndicats, associations de victimes, ex-militant·es de l’Union patriotique, organisations paysannes, etc.). Elle se mobilise pour une « deuxième et définitive indépendance »14 et rassemble autour d’un discours contre le néolibéralisme. On peut noter la présence de nombreux collectifs paysans dans la construction de ce mouvement, comme l’ANZORC, l’ACVC, la CONAP (Coordination nationale des organisations agraires et populaires — Coordinación Nacional de Organizaciones Agrarias y Populares), la Fensuagro (Fédération nationale syndicale unitaire agricole — Federación Nacional Sindical Unitaria Agropecuaria) et celle du parti communiste colombien. Pour l’ACVC, qui s’est toujours présentée comme une organisation paysanne politique, cette participation est une autre opportunité de peser sur la scène nationale colombienne. Les locaux de l’ACVC sont un bon indicateur de la croissante politisation de l’association. Alors qu’en 2012, il y avait peu d’affiches du mouvement de la Marche patriotique, celles-ci recouvrent les locaux du siège à Barrancabermeja en 2014. Cette proximité avec le mouvement politique s’observe également dans l’organisation logistique des actions collectives. Par exemple, en 2014, une rencontre culturelle dans l’Urabá est coorganisée par l’ACVC et la Marche patriotique. Les jeunes danseuses et chanteurs, venu·es pour représenter les différentes cultures du Magdalena Medio, sont à la fois issu·es de l’ACVC et des groupes de jeunes militant·es du mouvement politique. L’organisation paysanne revendique d’ailleurs son rôle dans la construction de la Marche patriotique : elle a participé aux nombreux débats sur sa création, à la définition des lignes directrices et des perspectives. La structure interne du mouvement est similaire à celle de l’ACVC, alliant verticalité et décentralisation territoriale lui permettant de rallier un plus grand nombre de militant·es. Beaucoup de délégué·es de l’organisation paysanne font partie des instances décisives du mouvement politique, comme Andres Gil, l’un des leaders de l’ACVC, qui est aussi l’un des porte-parole du mouvement politique au niveau national. Un autre militant de l’ACVC, Mauricio, me donne rendez-vous au siège de la Marche patriotique à Bogota. Il se définit lui-même comme étant « détaché de l’ACVC auprès de la Marche patriotique » et m’explique la manière dont il perçoit la progressive politisation des campagnes colombiennes :
« _ Et alors, maintenant, vous pensez que les conditions sont réunies pour politiser davantage… ce qui concerne les campagnes ?
_ Il y a quelque chose qui a réussi, c’est la politisation du paysannat, et pas seulement le paysannat, parce qu’au fond… oui, le paysannat parce que la majorité de la population de la ville vient des campagnes, déplacée par la violence et la situation économique. Mais si tu regardes, aujourd’hui […], il y a une population politisée, avec une opinion politique. Ce n’est pas la majorité, mais oui, il y a au moins un choix de résistance aux politiques, même si les gens ne savent pas l’expliquer. Les gens ne disent pas “je suis contre le néolibéralisme”, ils disent “je ne veux pas payer mes charges parce que c’est très cher”. Et au fond, c’est une protestation face au modèle actuel. Ils le disent à leur manière, pas comme on aimerait l’entendre, mais oui, ils s’expriment à partir d’une réalité concrète. Il y a une opinion publique, un peuple, surtout dans les campagnes, il y a un bon niveau de politisation, de compréhension… qu’à partir de maintenant, il faut débattre des modèles de développement et du modèle actuel qui [nous] excluent. Ça, c’est une des grandes réussites de tout ce processus. Il y a un niveau de formation politique, et même s’il y a beaucoup de dirigeants, il y a une nouvelle génération de leaders qui se sont investis avec beaucoup de responsabilité face à l’enjeu de construire des processus organisationnels qui cherchent un changement profond dans la société colombienne. Et je voulais aussi compléter à propos de notre politisation, sur notre saut qualitatif dans la lutte politique. Dans le cadre des journées du bicentenaire [de l’indépendance], nous, en tant qu’ACVC, avec d’autres organisations dans le pays, on a fait la proposition d’une alternative politique en Colombie, et depuis 2009, on essaie de stimuler une nouvelle expérience ; c’est-à-dire comment passer du revendicatif au politique ? Avant, nous étions dans une lutte de résistance, une lutte revendicative, encore dans la dénonciation, nous n’avions pas de propositions pour disputer le pouvoir politique. Et à partir de 2009, on s’est dit, on commence à faire ce pari.
_ Avec la Marche patriotique ?
_ Et alors l’idée fait son apparition que… au début, nous, on ne parlait pas de Marche patriotique. [On s’est dit] : “Cherchons d’abord un mécanisme, quelque chose qui nous unit nationalement”, parce que justement, il y avait une dispersion de la lutte, comme je te le disais, et on ne trouvait pas de solution à ça. Alors, on a fait la première expérience en 2007. On a convoqué une grève nationale agraire en 2007, on a tenu, mais il n’y avait pas d’articulation nationale. Cette expérience est une des raisons… il y avait eu les initiatives de 2005, de 1995-1999, on pensait à cette idée. Mais l’expérience de 2007 nous a montré que si on mettait en place un mécanisme d’articulation national, ça allait rester… et on allait [en] sortir renforcés15. »
21Au cours de cet entretien, Mauricio parle d’un « saut politique qualitatif » qui, selon lui, passe par un changement d’échelle de mobilisation, puisque l’ACVC se mobilise plus régulièrement au niveau national, notamment grâce à son affiliation à la Marche patriotique. L’affiliation à ce mouvement politique lui permet également de concrétiser ses alliances avec d’autres secteurs de la société civile colombienne, comme des syndicats étudiants, ouvriers, du personnel hospitalier, des collectifs de défense de l’environnement, etc. Cependant, la position du mouvement, située en dehors du jeu politique partisan, ne permet pas de réduire le risque sécuritaire de ses membres, puisque les menaces des paramilitaires à l’encontre du mouvement n’ont pas cessé depuis sa création.
22Les communautés du Curvaradó s’interrogent aussi sur l’opportunité d’autres voies, plus politiques, pour protéger leurs territoires collectifs. Deux options de représentation s’offrent à elles : d’une part, la représentation légale pour avoir des garanties sur les droits territoriaux et les projets de développement, et d’autre part, la représentation politique, c’est-à-dire l’engagement dans les élections locales pour espérer avoir plus de protections. Au cours de deux assemblées des communautés du bassin de Curvaradó, qui ont eu lieu à un an d’intervalle, j’ai pu analyser l’évolution du discours des leadeuses et leaders du Curvaradó sur ce sujet et les débats suscités par ces différentes options. Durant l’assemblée de Caño Manso, déjà évoquée dans cet ouvrage, la question de la représentation légale du Curvaradó est au centre de tous les discours. Un an après, l’assemblée de No Hay Como Dios laisse émerger une autre alternative pour protéger le territoire, qui est celle de présenter des candidat·es à l’élection municipale. Le contexte de l’assemblée du bassin du Curvaradó organisée à No Hay Como Dios est très différent de la précédente. Tout d’abord, l’ONG CIJYP n’est pas conviée à cette assemblée16, alors qu’elle avait été centrale à Caño Manso un an plus tôt et que ses membres avaient longuement détaillé la procédure juridique des élections au conseil communautaire. Mais un an après Caño Manso, les communautés du Curvaradó n’ont toujours pas de représentant·e légal·e et la procédure est bloquée. À No Hay Como Dios, les différent·es leadeuses et leaders font valoir leurs avis sur la marche à suivre. Wilson, très affecté par l’exil forcé de César en Europe, est le dernier membre, au sein du G8 (le comité pilote en charge de la procédure de restitution), à être resté éloigné de l’influence des entreprises. Dès le début de l’assemblée, il explique que si les métis·ses ont le droit de voter aux élections municipales, elles et ils doivent logiquement avoir le droit de voter pour leur représentant·e dans les territoires collectifs. Selon Hector, un jeune leader de la zone humanitaire de Caracoli, les communautés doivent avoir plus de relations avec la mairie pour protéger le territoire et la représentation des communautés. Certain·es dans l’assemblée s’y opposent, argumentant que les candidat·es aux élections ne cherchent pas à comprendre les problématiques des communautés, mais « à faire leurs discours de campagne ». Hector insiste et rappelle que les communautés peuvent aussi définir l’ordre du jour d’une réunion avec les représentant·es de la mairie et leur dire clairement : « Nous ne sommes pas venu·es parler de politique, mais de territoire. » Pour Wilson, il est nécessaire d’« expliquer aux gens comment participer politiquement ». Il faut donc « quelqu’un pour la représentation légale et quelqu’un pour la mairie ». S’ensuit un long débat sur la représentation politique et l’opportunité pour les communautés de présenter un·e candidat·e aux élections municipales tout en maintenant leur lutte pour la représentation légale du bassin. Le nom de Hector semble s’imposer au cours des discussions. Maria, leadeuse de Camélias, explique que « s’il monte, c’est pour nous, et comme on l’a fait monter, on peut aussi le faire redescendre ». Hector explique ensuite son intention de créer un plan de « gouvernement participatif » construit à la suite des réunions qui auront lieu avec chaque communauté. Il pense que chaque bassin devrait avoir ses conseiller·ères pour conformer un « comité politique » à l’échelle du territoire. Un habitant d’une zone humanitaire pose alors la question de l’affiliation partisane et interroge Hector qui répond qu’il ne suivra aucun parti, mais que tou·tes les candidat·es lui ont déjà fait des propositions. Il répète que le parti politique importe peu, mais qu’il veut être le « candidat des communautés ». Sur ces paroles enthousiastes, une pause déjeuner est décidée par l’assemblée. Pendant que l’assemblée se disperse pour partir se restaurer, Hector, Maria, Wilson et d’autres leadeuses et leaders abordent le plan des élections, évoquant une stratégie conjointe entre Curvaradó et Jiguamiandó pour proposer des conseiller·ères issu·es des communautés. Certain·es indigènes de Jiguamiandó ont répondu favorablement ainsi que plusieurs membres des zones humanitaires de Jiguamiandó rencontrés à Pueblo Nuevo lors de la rencontre interethnique de CONPAZ. Elles et ils discutent ensemble de la pertinence d’avancer sur les deux fronts : avoir un·e candidat·e à la mairie et accélérer le processus de représentation légale du Curvaradó. Pour Maria, Hector doit se lancer dans les élections municipales et il faut assumer un candidat métis à la représentation légale pour affirmer la position anti-raciale du Curvaradó. Après cette assemblée, Wilson me confie que les gens de la région « ont peur de la politique », qu’il n’y a aucun moyen pour mener une campagne et qu’il est donc dangereux de se lancer dans cette aventure politique sans avoir de garanties sur la représentation légale de la communauté. Il explique, amer, que peu de leadeuses et leaders sont mobilisé·es autour de cette initiative et qu’il est très difficile de maintenir l’attention des habitant·es du Curvaradó sur ces sujets. Le degré d’adhésion n’est pas le même dans toutes les communautés : les zones humanitaires et de biodiversité sont des « centres » névralgiques de défense du territoire, mais ils ne rassemblent pas la majorité des votant·es des bassins. Cette discussion fait également apparaître quelques dissensions internes. Certain·es leadeuses et leaders préfèrent s’assurer d’avoir une représentation légale de la communauté du Curvaradó et encouragent une procédure plus orientée vers un répertoire de défense juridique, qui revendique la « légalité » des populations sur leur territoire. D’autres souhaitent entreprendre une démarche de représentation politique au sein de la mairie pour mettre en avant leur « légitimité » sur ces terres. Certain·es s’opposent à la « politisation » des communautés, alors que pour d’autres, c’est le seul moyen de faire pression sur le système politique et d’avoir une réelle reconnaissance de leurs territoires. La deuxième option n’est pas sans risque pour les communautés. La corruption des élites locales est aussi importante que leur proximité avec des organisations paramilitaires locales. Ainsi, être candidat·e dans cette région représente un danger pour le·a candidat·e et sa famille. De plus, la cartographie administrative ne correspond pas toujours à la logique de l’organisation collective des communautés, puisqu’une partie du titre collectif du Curvaradó dépend de la mairie de Carmen Del Darién, à laquelle Hector est candidat, tandis que la majorité des soutiens à cette candidature sont dans le Jiguamiandó qui dépend d’une circonscription voisine, celle de Riosucio. La stratégie la plus pertinente pour protéger le territoire est difficile à définir et à mener, mais cet élan politique des communautés marque une évolution importante du processus organisationnel17.
23L’ACVC et les communautés de Jiguamiandó et Curvaradó tentent d’exister sur la scène nationale colombienne en créant de nouvelles relations avec les institutions étatiques et en permettant à l’État d’avoir accès à ses administré·es. Les deux organisations paysannes opèrent des rapprochements avec des structures partisanes et des mouvements politiques afin de faire valoir leurs voix en dehors de leurs territoires. L’ACVC s’est investie au sein du mouvement de la Marche patriotique, tandis que les communautés tentent d’agir en présentant des candidat·es aux élections municipales. Ces initiatives rendent compte de la pluralité des actions menées par ces collectifs, qui cherchent différentes voies pour exister, valoriser leurs territoires et leurs droits en tant que citoyen·nes. Cette croissante politisation des organisations locales, ainsi que les débats internes sur leur participation à l’élaboration de politiques publiques locales et nationales, ont en partie permis de déboucher sur la grève nationale agraire de 2013.
Se mobiliser : la grève agraire de 2013, tournant du mouvement paysan
24De mars à septembre 2013, plusieurs milliers de paysan·nes convergent vers les grandes villes du pays. Les campagnes invisibles apparaissent sur les places et dans les rues, dans ce qui constitue un épisode majeur de l’histoire des mobilisations rurales colombiennes. Les alliances régionales et sectorielles sont rares dans l’histoire des mobilisations rurales en Colombie, en raison de la diversité des paysanneries, des particularités régionales et des types d’agriculture, mais également parce que se mobiliser demande des ressources importantes. Les épisodes de contestation sont souvent davantage localisés au niveau d’une région et se déroulent rarement simultanément. De plus, face aux mobilisations, les gouvernements successifs ont allié répression des manifestations, stigmatisation des manifestant·es accusé·es d’être infiltré·es par les guérillas et non-respect des accords conclus à la suite des épisodes de protestation, ce qui entrave les possibilités de mobilisation des habitant·es des campagnes. Le mouvement national de 2013 a été rendu possible grâce à de nouvelles convergences entre plusieurs organisations paysannes locales au niveau national et à des plateformes communes de négociation créées pour dialoguer avec le gouvernement colombien. La grève nationale agraire est donc inédite par son ampleur, sa durée dans le temps, la diversité des actrices et acteurs du monde rural colombien mobilisé·es, ainsi que par son ancrage important dans les villes. De plus, elle se déroule dans un contexte de négociations de paix à La Havane entre le gouvernement et les FARC, dont le premier point de l’agenda est la question agraire. Deux types d’alliances ont vu le jour au cours de l’année 2013. D’un côté, des alliances sectorielles se mettent en place, résultat de dialogues entre différents types de paysannerie en Colombie. D’un autre côté, la grève a fait émerger des alliances politiques nouvelles. Le contexte des dialogues de paix a en effet favorisé le rapprochement de plusieurs secteurs sociaux, à la fois enthousiastes face aux perspectives de paix et inquiets pour leurs territoires. Ce mouvement inaugure des processus de mise en commun des doléances entre secteurs ruraux et urbains, et des expériences utiles pour les futures mobilisations sociales de grande ampleur de 2019, 2020 et 2021. Je reviens sur cette alliance nationale inédite de différents secteurs, puis mets l’accent sur le rôle des villes et des mouvements politiques comme relais de la grève agraire.
Une alliance nationale inédite
25Les mobilisations de 2013 sont le résultat d’une décennie de mobilisations locales conduites par différentes organisations paysannes, dont une grande partie a émergé au cours des années 1990. Des organisations historiquement très divisées et dispersées territorialement se sont alliées pour une mobilisation d’ampleur nationale.
26Dans les années 1970, les organisations paysannes se rattachaient traditionnellement aux différents syndicats ouvriers lors des mobilisations régionales ou locales. Par la suite, la création de l’ANUC a permis de rallier plusieurs secteurs paysans. Cette association, qui avait l’avantage de l’envergure nationale, n’a pas échappé aux divisions multiples propres à la gauche colombienne et à la diversité des revendications paysannes, et plusieurs scissions de l’ANUC sont apparues. La grande diversité géographique du pays et par conséquent des paysan·nes colombien·nes ne permet pas toujours aux organisations locales de partager les mêmes problématiques (diversité des cultures, des traditions et importance des revendications précises autour d’un projet, d’une loi, d’un terrain, etc.). Lorsque les organisations locales considèrent l’échelle nationale, elles font également face à des obstacles pratiques liés à la distance entre les zones rurales, à l’isolement des campagnes et à la faiblesse des moyens matériels pour entrer en contact entre elles. Il est très coûteux pour les paysan·nes de se déplacer vers les villes pour y organiser des manifestations sur la durée. Cela sous-entend des moyens financiers et logistiques et de laisser leurs exploitations agricoles pendant plusieurs jours. À ces difficultés s’ajoute la complexité des alliances identitaires et ethniques (indigènes, afrodescendant·es, paysan·nes, métis·ses, etc.), qui constitue parfois des obstacles pour une convergence des secteurs ruraux. Enfin, il existe peu de moments de coopération entre les paysan·nes et les autres secteurs populaires dans l’histoire du pays. Les liens entre les villes (appelés par les chercheuses et chercheurs colombien·nes les mouvements « citoyens » ou « civiques ») et les campagnes ont rarement perduré. Pourtant, au cours de la grève agraire de 2013, plusieurs actrices et acteurs convergent lors des manifestations, coordonnent des blocages d’axes routiers. Des actions culturelles de soutien à la grève sont organisées dans les universités et plusieurs organisations sociales occupent les places des grandes villes. Si une série de conflits locaux a déclenché la mobilisation, le rôle de certain·es intermédiaires est central dans la concrétisation de ces alliances.
27Plusieurs conflits locaux et types de revendications convergent en 2013. Les productrices et producteurs de café sont parmi les premier·ères à se mobiliser au mois de mars 2013 contre la détérioration croissante de leur secteur en crise depuis plusieurs années. Elles et ils ne parviennent plus à vendre leurs produits sur les marchés locaux et nationaux, et la concurrence internationale pénalise les petites exploitations. Autrefois protégé·es, les petit·es productrices et producteurs de café colombien ont vu le prix de leur production chuter au cours des années 1990 et 2000. À l’avant-garde de ces mobilisations, ces dernier·ères ont une expérience d’organisation et de mobilisation plus importante que le reste du mouvement paysan. Cependant, la majorité des accords signés avec le gouvernement durant ces périodes de mobilisation n’ont pas été respectés par les autorités. Puis, c’est au tour des paysan·nes de la région du Catatumbo (nord du département de Santander) d’organiser des actions collectives d’abord localisées. L’ASCAMCAT (Association paysanne du Catatumbo), proche de l’ACVC, réclame depuis plusieurs années la reconnaissance de la zone de réserve paysanne, mais celle-ci n’est toujours pas reconnue par le gouvernement colombien. Les paysan·nes du Catatumbo espèrent peser sur le processus de paix et faire reconnaître cette forme d’aménagement du territoire comme une option pour la paix et pour préserver les petites économies paysannes dans les zones de frontière agricole. Enfin, d’autres collectifs paysans se sont constitués en opposition à la signature des traités de libre-échange avec les États-Unis (en mai 2012) et avec l’Union européenne (en août 2013) qui mettent directement en concurrence les paysan·nes colombien·nes, faiblement équipé·es et non subventionné·es, avec les secteurs subventionnés de l’agrobusiness nord-américain et européen [Garay Salamanca et al., 2010]. Ils contestent notamment certaines dispositions des traités qui interdisent aux paysan·nes de semer les graines issues des récoltes et les obligent à obtenir de coûteuses certifications pour leurs propres semences. En termes discursifs, les revendications agricoles pour des revenus décents pour les productrices et les producteurs s’articulent aux revendications foncières pour l’accès à la terre et aux garanties territoriales. En pratique, les organisations paysannes s’accordent pour se mobiliser en même temps et orientent leurs actions collectives vers les villes. Les campagnes s’organisent pour collecter des moyens financiers et prévoir le transport des paysan·nes vers les centres urbains. Par exemple, l’ACVC coordonne l’envoi de « délégations » de paysan·nes, ravitaillé·es régulièrement par les villages qui consacrent une partie de leur production agricole à l’alimentation des manifestant·es.
28Trois processus d’alliances sectorielles sont identifiables et correspondent aux différents types de paysanneries colombiennes. L’une des premières coalitions se réunit sous la plateforme de la MIA, la Table nationale agricole et populaire d’interlocution et d’accord (Mesa Nacional Agropecuaria y Popular de Interlocución y Acuerdo). La MIA regroupe différentes organisations et associations paysannes d’envergure nationale et locale, dont certains collectifs appartiennent à la Fédération nationale syndicale unitaire agraire Fensuagro. La MIA représente les intérêts des paysan·nes « colons » que l’on retrouve dans les zones de frontière agricole comme la vallée de la rivière Cimitarra. Pour ces organisations, les questions de la formalisation des terres et de l’investissement public dans les campagnes reculées sont essentielles, puisqu’elles regroupent les paysan·nes les plus marginalisé·es du pays. Les zones de réserve paysanne constituent une alternative majeure à la précarité des campagnes et au conflit armé pour ces collectifs. Une deuxième coalition s’est rassemblée autour du CNA, le Coordinateur national agraire (Coordinador Nacional Agrario), et est composée d’organisations locales et régionales de petit·es propriétaires productrices et producteurs agricoles, de petit·es mineuses et mineurs artisanaux, de petit·es propriétaires de bétails, ainsi que de petit·es productrices et producteurs de café. Ces paysan·nes sont généralement propriétaires de leurs terres, mais n’ont pas toujours les capacités économiques pour s’intégrer dans les marchés régionaux et nationaux et dépendent de la main-d’œuvre familiale. Le CNA est influencé par les luttes des productrices et producteurs de café du département du Tolima et des régions caféières mobilisées au cours des années 1990 et 2000. Aux côtés des enjeux de la grève nationale agraire — les traités de libre-échange et les difficultés économiques des campagnes — ces deux plateformes, MIA et CNA, pointent du doigt la structure foncière du pays, les choix de développement des gouvernements colombiens successifs et la non-reconnaissance de la paysanne/du paysan en tant que sujet politique. Enfin, un troisième groupe intitulé « Dignité agraire » s’est constitué. Ce mouvement puise également son origine dans le mouvement des productrices et producteurs de café, divisé entre la Fédération nationale des caféiers en bon terme avec le gouvernement, et le mouvement Dignité caféière (Dignidad Cafetera) qui se mobilise pour des conditions de commercialisation plus justes [Ramirez Bacca, 2001]. Ces paysan·nes, plus établi·es et propriétaires de leurs terres, demandent l’exclusion de leurs produits des traités de libre échange pour protéger la production nationale. Elles et ils souhaitent obtenir des subventions pour la production et la baisse des prix des intrants. Suite à la mobilisation de la Dignité caféière, d’autres mouvements de « dignité » ont suivi : les productrices et producteurs de pommes de terre de la région du Boyacá réuni·es autour du comité Dignidad Papera, puis les productrices et producteurs d’oignons (Dignidad cebollera), les productrices et producteurs de lait (Dignidad lechera), et enfin les productrices et producteurs de panela (produit dérivé de la canne à sucre) du département du Valle del Cauca (Dignidad panelera). Les productrices et producteurs de pommes de terre de la région du Boyacá ont été très visibles parce qu’en bloquant toutes les routes d’accès à Bogota, elles et ils ont réussi à créer des pénuries alimentaires dans la capitale pendant quelques jours.
29Ces différents secteurs du paysannat colombien se sont mobilisés entre mars et septembre 2013, avec un pic de la mobilisation en août 2013. Dès le début de la grève, chaque secteur a entamé des négociations avec le gouvernement, tout en continuant la mobilisation par le blocus des principaux axes routiers du pays et par des manifestations dans les grandes villes et villes moyennes du pays. Certaines régions se sont caractérisées par la présence plus importante de l’une de ces alliances en raison des traditions agricoles. La présence des mouvements de Dignités a été importante dans les régions du Boyacá (production de pommes de terre et d’oignon dans les Andes), du Huila (région de production de riz) et dans les zones tempérées productrices de café. Les paysan·nes de la MIA sont davantage présent·es dans les zones de colonisation agricole au pied de la cordillère orientale et dans les zones rurales autour de Bogota. Enfin, on retrouve les organisations paysannes du CNA dans les plaines des cordillères centrales et occidentales, et dans le Cauca et le Nariño au sud du pays.
30Face à l’ampleur des manifestations, le gouvernement colombien a allié, comme ses prédécesseurs face aux mobilisé·es, plusieurs stratégies : la stigmatisation et la répression des mobilisations ainsi que la mise en place de négociations régionales, locales, voire sectorielles, pour tenter de diviser les organisations sociales. Le gouvernement colombien a d’abord nié l’existence d’une mobilisation agraire en 2013 lors d’une allocution télévisée qui a eu pour effet d’encourager les manifestant·es. Puis, il a soutenu que les mobilisations étaient infiltrées par les guérillas ou dirigées et financées par ces dernières. Enfin, il a réprimé les manifestations en déployant les escadrons mobiles antiémeutes (ESMAD), qui dépendent du ministère de la Défense, et l’armée dans certaines zones rurales. En comparaison, les manifestations dans les grandes villes ont été moins réprimées que dans les petites villes et les campagnes. Ce sont les blocages de routes qui ont surtout été visés par les forces de l’ordre, ce répertoire d’action collective étant considéré par les autorités colombiennes comme « subversifs » ou hors du cadre de la mobilisation « pacifique ». Après ces tentatives de délégitimation et de criminalisation de l’action collective, le gouvernement colombien a finalement décidé de négocier avec les différentes organisations paysannes, en tentant de multiplier les espaces et les modalités de négociation pour affaiblir le mouvement paysan.
31Trois processus distincts de négociation ont été entamés avec le gouvernement colombien. Les deux premières plateformes, CNA et MIA, ont demandé à mener des négociations au niveau national avec le gouvernement. Après une phase de forte répression sociale contre les paysan·nes, le gouvernement a accepté des négociations départementales, niant les revendications de caractère national de ces deux alliances paysannes. La mobilisation s’est transformée, puisqu’au lieu de bloquer les routes, les paysan·nes se sont installé·es dans des campements aux abords des villes pour faire pression sur les négociations. La MIA a obtenu des négociations à l’échelle nationale et le CNA a créé des tables régionales de discussion et de négociation avec les autorités publiques le 6 septembre 2013. Le 8 septembre 2013, des accords nationaux sont signés à Popayán par la MIA, qui mettent fin aux blocus et instaurent une commission nationale pour aborder les différents points des revendications. La plateforme MIA obtient l’accompagnement de l’ONU, ce qui constitue une victoire importante pour les paysan·nes qui craignent que le gouvernement ne respecte pas ses engagements. Le mouvement Dignité agraire a signé un accord avec le gouvernement colombien dans plusieurs régions et a mis fin aux manifestations le 7 septembre 2013. L’accord avec les différentes dignités prévoit que le gouvernement s’engage à protéger les produits des petites et moyennes entreprises agricoles des effets des traités de libre-échange. Le gouvernement colombien a cependant discuté à la marge la question des subventions aux petites agricultures paysannes et n’a pas remis en question le choix de l’ouverture économique via la signature des accords de libre-échange.
32Malgré ces accords ponctuels conclus en septembre 2013, l’opposition entre mobilisé·es et gouvernement colombien se poursuit, car les orientations des un·es et des autres semblent irréconciliables. En effet, le 12 septembre, le gouvernement signe le « Grand pacte agraire » (« Gran Pacto Agrario ») avec des productrices et producteurs de grandes et moyennes exploitations pour favoriser les synergies entre ces actrices et acteurs de la ruralité et les politiques gouvernementales. Les choix gouvernementaux d’un développement des campagnes basé sur l’ouverture commerciale, l’exportation de ressources naturelles et l’alliance des petit·es productrices et producteurs aux entreprises agro-industrielles apparaissent, pour les paysan·nes, comme contradictoires avec les opportunités promises par la paix concernant l’accès à la terre, aux crédits agricoles et aux services publics dans ces zones marginalisées. De leur côté, le CNA et la MIA convoquent les paysan·nes à un Sommet agraire, paysan, ethnique et populaire (Cumbre Agraria Campesina, Étnica y Popular), dont l’intitulé témoigne d’une volonté de rassembler une grande diversité d’actrices et acteurs, au-delà de mobilisations ponctuelles, pour réfléchir à un agenda commun du monde rural. La Cumbre acte aussi les alliances entre organisations paysannes et indigènes. Ces dernières ont été très présentes pendant la grève agraire, notamment dans le sud-ouest du pays (départements du Cauca et Valle del Cauca). Dans une moindre mesure, le mouvement des communautés afrodescendantes qui, pour certaines, sont réunies autour du Processus de communautés noires (PCN, Proceso de Comunidades Negras) auquel n’adhère pas les communautés du Bas Atrato étudiées, a aussi rejoint la grève agraire. Le Sommet agraire s’est réuni pendant plusieurs mois en 2013 et a établi des exigences précises autour de huit grands thèmes18 : 1) terre, territoire et aménagement territorial, 2) économie propre contre les modèles de dépossession, 3) mines, énergies et ruralité, 4) cultures de coca, marijuana et pavot, 5) droits politiques, garanties, victimes et justice, 6) droits sociaux, 7) relations entre les campagnes et les villes, 8) paix, justice sociale et solution politique du conflit. Ces thématiques inaugurent un programme de réflexions communes et institutionnalisent ces alliances.
Tableau 10. La diversité des paysan·nes mobilisé·es pendant la grève agraire de 201319
Types d’agriculture familiale [FAO-BID, 2007] | Agriculture familiale de subsistance | Agriculture familiale de transition | Agriculture familiale consolidée |
Types d’agricultures/ de paysan·nes en Colombie | Paysan·nes sans terre. Petit·es colons. Informalité des titres de propriété. Peu de liens avec les marchés agricoles nationaux. Présence dans les zones de colonisation historique du pays, comme les ZRC. | Petit·es productrices et producteurs, petit·es mineuses et mineurs artisanaux, et petit·es propriétaires de bétail. Propriété formalisée, mais difficultés à se lier aux marchés régionaux et nationaux. Dépend de la main-d’œuvre familiale. | Réuni·es en corporation régionale et sectorielle. Productrices et producteurs de café de petite et moyenne taille, de pommes de terre, d’oignons, de panela, de riz et secteurs de la mine artisanale de taille moyenne. Meilleures conditions de production et d’accès à la terre et aux infrastructures. Quelques capacités d’exportation, mais surtout orientées vers les marchés nationaux. |
Organisation | Plateforme MIA Table d’interlocution et d’accord | Plateforme CNA Coordinateur national agraire | « Dignités agraires » déclinées par secteurs |
Négociations avec le gouvernement | Accords nationaux à Popayán | Accords régionaux | Accords par secteurs |
Affiliation politique | Mouvement de la Marche patriotique | Congrès des peuples | Polo Democrático |
Union sectorielle | Sommet agraire, paysan, ethnique et populaire | Le mouvement des dignités est une union de différents secteurs. |
33En 2014, de nouvelles mobilisations paysannes ont eu lieu, de moindres ampleurs que celles de 2013, mais ont permis de maintenir la pression, alors que devaient être mis en place des accords signés avec le gouvernement. En mai 2016, les mêmes alliances se reconstruisent et le Sommet agraire national rejoint la Minga nationale20, un mouvement social des organisations indigènes. En une semaine, les paysan·nes et les indigènes parviennent à bloquer de nouveau plusieurs villes du pays, notamment dans le sud de la Colombie. Les exigences de 2016 sont similaires à celles de 2013, puisque le gouvernement n’a pas respecté les accords conclus. Les manifestations de 2016 interviennent dans un contexte où les accords de paix auraient dû être signés fin mars de cette même année et ne le sont qu’en juin. En se mobilisant de nouveau, les paysan·nes rappellent qu’elles et ils ne souhaitent pas que la paix se limite à la fin du conflit armé et qu’elles et ils aspirent à une transformation structurelle des campagnes.
Le rôle des villes et des mouvements politiques dans la grève agraire de 2013
34La grève agraire s’est aussi déroulée dans les villes vers lesquelles se sont rendues les organisations paysannes. Les villes ont ainsi été le réceptacle des doléances du monde rural paysan, et les mouvements urbains ont épaulé logistiquement les organisations paysannes. L’observation des lieux des manifestations organisées à Bogota au cours de cette période permet d’entrevoir plusieurs alliances. Tout d’abord, celles des urbains et des ruraux, puis celles des mouvements politiques comme la Marche patriotique et le Congrès des peuples.
35Sur la place principale de Bogota, la place Bolivar, au centre de laquelle trône la statue du libérateur, on trouve les différents pouvoirs : l’Église, le palais de Justice, la mairie de Bogota et le Parlement, et un peu plus loin, la maison présidentielle, ce qui en fait un lieu privilégié de rencontre pour toute manifestation dans la capitale. Les rapports de force s’y expriment visuellement : alors que le palais de justice et le Parlement se barricadent de policiers et de renforts militaires, la mairie, « placée » entre ces deux pouvoirs, installe une banderole de soutien aux paysan·nes et une scène avec des micros au centre de la place. Gustavo Petro, un ancien guérillero du M19 appartenant au parti de gauche le Polo Democrático (le Pôle démocratique) et alors maire de Bogota, soutient activement la grève agraire et l’arrivée des paysan·nes dans la capitale en facilitant par exemple leur accès à des infrastructures. Plus tard en décembre 2013, à la suite du mouvement paysan, a lieu une manifestation contre la destitution21 de Gustavo Petro. De nombreux·ses citoyen·nes et employé·es de la mairie, notamment le personnel du programme social « Bogota Humaine », se sont réuni·es sur la place et scandent « Petro ne part pas » (« Petro no se va »)22. Lorsque le maire apparaît à la fenêtre de la mairie pour faire son discours, il est accompagné du dirigeant paysan Pachón, leader des Dignités, et plus particulièrement du secteur de la pomme de terre. Ce dernier exprime son soutien au maire de Bogota et appelle à la convergence entre les citoyen·nes des villes et des campagnes.
Encadré 13. Le rôle des villes dans le paro nacional agrario de 2013
Au cœur des cortèges de manifestations, des citoyen·nes urbain·es ou bien « non paysan·nes » ont revêtu la ruana, ce pancho que portent les paysan·nes colombien·nes. Cet attribut, qui a disparu des coutumes vestimentaires urbaines, est progressivement réapproprié par la jeunesse et par les citoyen·nes urbain·es. Au-delà d’une prise de conscience des enjeux alimentaires et de la crise rurale, beaucoup de citoyen·nes témoignent de leur attachement aux campagnes, car elles leur rappellent un peu « l’âme du pays ». Si la grève agraire a pris les villes, en bloquant les voies d’accès et en rationnant certains aliments, les habitant·es de ces grandes villes ont montré leur soutien aux paysan·nes. De nombreuses organisations sociales, de quartiers, d’associations culturelles, d’ONG, d’organisations étudiantes, de collectifs artistiques, mais aussi des citoyen·nes non organisé·es ont grossi les cortèges des marches dans les grandes villes. Puis, par des « cacerolazos » spontanés (pratique qui consiste à taper durant plusieurs minutes, voire des heures, sur des casseroles pour faire du bruit sur les places publiques), ces « urbain·es » ont manifesté leur bruyant désaccord avec les politiques gouvernementales. Ces citoyen·nes ont aussi permis la diffusion des informations et l’organisation pratique des manifestations. En relayant des vidéos sur Internet, ces actrices et acteurs ont alerté sur les violences policières et les stigmatisations à l’encontre des paysan·nes. Les médias, tels que Prensa Rural ou Contagio Radio, ont joué un rôle important. Enfin, ce soutien s’est traduit par une aide logistique aux milliers de paysan·nes venu·es dans les villes : accueil des manifestant·es sur les campus universitaires et les stades sportifs, prêt de salles pour les réunions, aide pour la distribution des repas, etc. Les réseaux militants des ONG et des associations ayant leurs sièges dans les villes ont accompagné les paysan·nes dans cette organisation des mobilisations.
Le 29 août 2013, la mobilisation a atteint son apogée et a été fortement réprimée, faisant plusieurs mort·es et blessé·es parmi les manifestant·es. Le jour suivant, un couvre-feu a été décrété par les autorités et des renforts militaires ont été envoyés dans les rues de la capitale. À partir de cette date, la grève nationale agraire ne concerne plus seulement les paysan·nes, mais touche directement les citoyen·nes des grandes villes.
Ce lien ville-campagne s’est consolidé depuis 2013, notamment à travers le soutien des mouvements paysans aux mouvements citoyens de lutte contre la privatisation d’entreprises publiques23. Les inquiétudes quant à la privatisation des services publics rejoignent en partie les préoccupations des paysan·nes face à l’arrivée des multinationales sur leurs territoires.
36Au cours de la grève agraire, les différentes coalitions nationales se sont rapprochées de mouvements politiques créés au début de la décennie 2010. La coalition de la MIA est affiliée au mouvement de la Marche patriotique, le mouvement du CNA au Congrès des peuples (Congreso de los Pueblos), et enfin le mouvement des Dignités s’est rapproché ponctuellement du Polo Democrático. La Marche patriotique et le Congrès des peuples se présentent à leurs débuts comme des plateformes politiques qui rassemblent divers mouvements sociaux et des secteurs de la gauche révolutionnaire déçus par les partis politiques. Les deux mouvements naissent en même temps, avant l’ouverture des dialogues de paix à la Havane. Le Congrès des peuples est une plateforme d’organisations sociales qui naît à partir des mobilisations de 2008 appelées Minga de résistance sociale. Les organisations sociales qui font partie du Congrès des peuples sont des collectifs étudiants, indigènes, syndicaux et universitaires. Certains mouvements paysans s’y sont également affiliés et revendiquent le fait que la paysanne/le paysan soit reconnu·e comme un « sujet de droit au niveau constitutionnel ». Début 2013, les deux mouvements, Congrès des peuples et Marche patriotique ont démontré leur force sociale par de grands rassemblements à Bogota.
37La Marche patriotique s’est rendue visible au cours d’une grande manifestation organisée à Bogota le 9 avril 2013, date symbolique de l’assassinat du leader libéral Jorge Eliecer Gaitán en 1948. La veille de la mobilisation, plusieurs organisations paysannes et indigènes sont arrivées pour dormir dans le grand stade de Bogota24, et toutes ont revêtu le tee-shirt de la Marche patriotique. L’organisation de la marche démontre une expérience militante de mobilisation, avec des comités de sécurité, des responsables santé, des responsables presse, des responsables droits humains, etc. qui s’identifient tou·tes avec un brassard. En dehors du cortège principal de la Marche patriotique, on trouve une diversité de mouvements : des organisations paysannes, des syndicats, les services de la mairie de Bogota, des organisations politico-religieuses, des défenseurs des animaux, des organisations des droits humains, des associations de déplacé·es, de disparu·es, des organisations indigènes, étudiantes et universitaires, artistiques, des associations LGBT, etc. Si tou·tes ne défilent pas forcément pour la Marche patriotique, l’élan du mouvement politique donne l’occasion à de nombreux·ses citoyen·nes d’affirmer leur volonté de paix et de changement. La manifestation est importante, elle réunit un million de personnes et est retransmise en direct par Canal Capital, la chaîne de télévision de la mairie de Bogota et de son programme Bogota humaine.
38Quelques jours plus tard, c’est au tour du Congrès des peuples de montrer sa force politique. Lors d’une conférence de presse au parlement en avril 201325, le mouvement présente ses alliances politiques à l’étranger : Izquierda Unida d’Espagne, l’association argentine des Madres de Plaza de Mayo, « Pañuelos en Rebeldía », des représentant·es du Parlement andin, une organisation sud-africaine de lutte contre l’apartheid, une représentante du Parlement centraméricain, etc. L’invitation de ces organisations étrangères vise à rappeler l’importance de la participation de la société civile dans les négociations de paix et des soutiens internationaux. Dans la salle sont présents de nombreux médias alternatifs et des responsables d’ONG, comme la CIJYP et le CINEP, les deux courants de l’Église sociale en Colombie. Puis, pendant quatre jours, le Congrès des peuples tient une grande assemblée dans les locaux de l’université nationale de Colombie.
Tableau 11. Comparaison entre la Marche patriotique et le Congrès des peuples26
Marche patriotique | Congrès des peuples |
Plus grande proportion de paysan·nes | Syndicats ouvriers et étudiants très visibles |
Participation indigène moindre | Participation indigène plus visible |
Identification claire des leadeuses et leaders et de la structure (avec direction nationale et bureaux régionaux) | Structure moins hiérarchique et plus participative |
Inspiration courant marxiste-léniniste | Inspiration courant anarchiste et théologie de la libération |
Répertoire privilégié : mobilisations de grande ampleur | Répertoire privilégié : assemblées participatives de plusieurs jours |
Zones rurales de présence historique des FARC | Zones rurales de présence historique de l’ELN |
39Ces deux événements, rassemblement du Congrès des peuples et grande marche de la Marche patriotique, rendent compte de la construction de deux mouvements sociopolitiques qui portent en eux différents héritages des mobilisations rurales colombiennes et des dynamiques d’alliances nationales. Ces plateformes politiques ont largement contribué à rassembler par la suite différents mouvements sociaux autour du Sommet agraire ainsi qu’à élargir les soutiens au-delà du monde paysan. Certaines fractures de la gauche colombienne persistent à travers ces initiatives, mais la perspective de la paix a permis de redynamiser le débat politique et citoyen dans le pays. La volonté d’ancrer le mouvement à une échelle nationale est importante et les mouvements paysans ont cherché à rallier d’autres mobilisé·es parmi les citoyen·nes urbain·es, en puisant dans les ressources militantes des grandes villes.
40La grève agraire de 2013 représente un tournant pour le mouvement paysan colombien par l’ampleur de la mobilisation, la construction d’alliances sectorielles et la création de plateformes susceptibles d’accueillir les débats entre différents types d’agricultures, territoires et groupes sociaux des ruralités colombiennes. La grève agraire rend compte d’une politisation croissante des campagnes colombiennes et du long travail réalisé par les organisations locales pour rendre visibles les enjeux fonciers et agraires au niveau national. Au cours de l’année 2013, les paysan·nes ont pu créer des ponts avec des réseaux militants urbains, des droits humains, de défense de l’environnement, des services publics ou encore des syndicats étudiants. La grève agraire constitue ainsi une expérience de lutte nationale pour des paysan·nes qui, depuis les campagnes, sont parvenu·es à être visibles, à se mobiliser conjointement avec un ensemble d’organisations sociales et à trouver un sens commun entre leurs situations et celle des Colombien·nes urbain·es.
Résister au quotidien
41Aux côtés des militant·es au cœur des organisations sociales, il existe également des actrices et des acteurs moins mobilisé·es et qui ne se décrivent pas comme personnes « engagées ». Une attention portée à un ensemble de pratiques quotidiennes des campagnes colombiennes permet de comprendre dans quelle mesure ces gestes apparemment anodins s’inscrivent dans des résistances silencieuses pour le maintien des paysan·nes sur le territoire. Les récits de vie ainsi que l’observation du quotidien des personnes « non mobilisées »27 rendent compte de situations de résistances face à la domination matérielle, statutaire et idéologique [Scott, 1985]. Elle s’exprime par de petits gestes et des pratiques quotidiennes d’ancrages dans l’espace. Il est parfois difficile de démêler les liens entre mobilisé·es et non mobilisé·es, et on peut s’interroger sur ce qui conditionne les passages à l’action de certain·es, tandis que d’autres optent pour des actes moins visibles et ne se déclarent pas comme des militant·es. Comprendre les dimensions processuelles de ces « non-engagements » [Fillieule, 2001] implique de récolter des informations sur les trajectoires de vie des non mobilisé·es. Or, dans un contexte de répression et de domination socioéconomique, il est difficile de récolter des données personnelles sur les habitant·es, très réticent·es à parler d’eux·elles-mêmes. Se pose la question du rapport des non mobilisé·es à l’activisme. Ces dernier·ères ne sont pas imperméables à l’action collective qui leur permet de rester sur ces territoires comme à d’autres d’y revenir, et dans une certaine mesure, elles et ils permettent aussi à l’action collective d’avoir une assise sociale, même silencieuse. Le contexte de répression à l’encontre de toutes formes de militantisme dans les campagnes pèse tout autant que le poids des conditions matérielles, socioéconomiques et que le niveau d’éducation, qui ne permet pas à certains paysan·nes de se sentir légitime dans leur prise de parole. Dans ces contextes, être là, rester sur sa terre et la cultiver est en soi une forme de résistance à la transformation des agricultures paysannes et aux tentatives des différents groupes armés de générer de la terreur et/ou de l’asservissement. Je montre que les paysan·nes du Bas Atrato et du Magdalena Medio développent des processus de résistance en occupant l’espace et en créant des sentiments d’appartenance à leurs territoires, notamment par la mémoire des défunt·es. Puis je m’intéresse aux pratiques agricoles comme formes de résistances quotidiennes, en montrant que le travail de la terre — choix de production et de commercialisation — est politique dans ce contexte28.
Occuper l’espace et créer des sentiments d’appartenance
42La construction de sentiments d’appartenance est encouragée par les structures organisationnelles, par les leadeuses et leaders des zones humanitaires dans le Bas Atrato et de l’ACVC dans les villages. Elle peut aussi être plus spontanée, mise en place de différentes manières par les habitant·es qui cherchent à se réapproprier un espace de vie. Appropriation de l’espace, construction de lieux de mémoire et activités culturelles sont des pratiques apparemment anodines mais qui, dans des contextes de répression et de précarité, constituent des actes de résistance.
43Doris est une habitante de la zone humanitaire de Camélias. Je l’ai rencontrée lors de mon premier séjour de terrain. Elle habite en face de la maison de l’ONG CIJYP et nous nous saluons tous les jours au lever du soleil. Elle assiste à toutes les réunions durant lesquelles elle coud silencieusement avant de retourner chez elle s’occuper de ses poules, de son linge, de la cuisine et du ménage de sa maison. J’ai plusieurs fois tenté de parler du processus des zones humanitaires et de la résistance du Curvaradó avec elle, mais à chaque fois, elle me souriait sans vraiment entamer la conversation. J’ai ensuite insisté pour réaliser un entretien avec elle, ce qu’elle a accepté à contrecœur, en me disant qu’elle n’avait « pas grand-chose à dire ». Au cours d’un entretien très bref, elle me raconte la vie de sa famille, de son mari, de sa fille et de ses fils, dont l’un d’entre eux vit encore avec elle et son époux, et évoque peu les actions collectives et l’activisme menés par les leadeuses et leaders des zones humanitaires.
« Vous aimez être ici ?
_ Toujours. Moi, je ne loupe pas une réunion. Je vais aux réunions, mais bon, comme je dis, comme je ne sais pas lire, je ne sais pas compter, je ne sais rien de tout cela, c’est pour ça que je n’ai pas travaillé dans tout ça. […] Mais le processus, j’aime beaucoup, parce qu’ils sont en train de faire… le… la restitution du territoire. Même si je ne parle pas dans les réunions, je n’en loupe pas une seule. »
44Doris ne se définit pas comme une militante du processus de constitution des zones humanitaires et elle ne participe pas aux actions collectives les plus visibles. Cependant, lorsqu’il s’agit de préparer les repas pour les mobilisé·es, elle participe à la cuisine collective avec d’autres femmes du village. Elle assiste à toutes les réunions ayant trait à l’organisation communautaire, ce qu’elle met d’ailleurs en avant dans cet entretien. Peu engagée et discrète, Doris permet cependant par sa présence d’occuper l’espace durablement. L’observation de sa maison rend également compte d’un processus d’appropriation du territoire. Malgré la précarité de la présence sur ces terres et l’expérience de multiples déplacements, Doris a aménagé sa maison, en peignant les façades, en plantant des fleurs, des petits arbustes et des arbres fruitiers tout autour. Ces petits gestes ne sont pas anodins dans un contexte où les habitant·es peuvent être amené·es à fuir de nouveau. Silencieusement, elle s’est approprié l’espace à sa manière.
45La construction de monuments de la mémoire est une autre manière d’affirmer un sentiment d’appartenance au territoire. Ces espaces de mémoire servent à accompagner le deuil, à valoriser les luttes passées et à rappeler l’importance de continuer à défendre le territoire. Ces « monuments » ancrés sur le territoire marquent une appropriation de l’espace par les paysan·nes longtemps déterritorialisé·es. Le monument placé au centre du village de Puerto Nuevo Ité, où se trouvait la coopérative communautaire détruite par les paramilitaires dans les années 1990, allie devoir de mémoire et valorisation du passé commun des luttes. La stèle centrale porte l’inscription « Notre histoire de résistance » et est une ode aux habitant·es du village. On peut y lire : « Nous sommes nés pour bâtir les chemins et semer l’espoir de la conscience de la communauté, [celle] qui construit la résistance pour le bonheur de tous ceux qui ont été victimes, et sommes victimes des puissants » ; puis plus loin : « Des cendres de Puerto Nuevo Ité et de l’obstination de ses habitants pour rester sur le territoire, [...] ce port et ses habitants continuent aujourd’hui de résister de manière organisée29. » Aux côtés de cette stèle, on trouve un mur de la mémoire avec les photos des disparu·es et des personnes assassinées. Des dessins peints sur le monument retracent l’histoire du village et les différentes phases des violences : bombardements, reconstruction, bombardements, puis de nouveau reconstruction. Au centre de la peinture représentant le village est dessinée une petite maison sur laquelle est inscrit « ACVC ». Placés au centre du village, ce monument et la stèle sont aussi des lieux de réunion et de rassemblements, où tou·tes les habitant·es se retrouvent pour discuter des futures actions collectives comme des fêtes de villages.
46La construction d’un passé commun et la place de la mémoire servent aussi à inscrire des dates, des noms, des lieux pour être en mesure de savoir témoigner, pour constituer un récit commun, que tou·tes pourront raconter et auquel elles et ils pourront s’identifier. En octobre 2014, plusieurs familles des terres collectives de La Larga Tumarado, bassin riverain de Curvaradó, récemment retournées sur leurs terres, cherchent à reconstruire ce passé commun pour envisager un avenir sur leurs territoires. L’ONG CIJYP leur propose de réaliser un atelier de mémoire pour réunir les différentes familles, un exercice qui sert autant à apaiser qu’à reconstruire un collectif pour une communauté qui a perdu ses repères. L’activité consiste à dessiner sur un bout de tissu la manière dont chaque habitant·e se représente le territoire. Certaines personnes dessinent le territoire tel qu’elles s’en souviennent avant le déplacement, en replaçant leur habitation et leurs cultures ; d’autres le dessinent tel qu’il est dans le présent, en dessinant les campements précaires, tandis que d’autres paysan·nes dessinent le territoire tel qu’elles et ils veulent qu’il soit, en insistant sur la nature, les cultures, les sources d’eau et les fleuves. Chaque habitant·e a ainsi sa propre manière de se représenter ce territoire et une façon d’exprimer son attachement à ces terres30. Par la suite, en cousant entre eux les différents morceaux de tissus qui représentent différentes visions du territoire, les habitant·es forment un grand drap symbolisant un tout composé des visions de chacun. Les paysan·nes de La Larga Tumarado décident ensuite de placer cette œuvre dans une maison de la mémoire, qui sera construite à l’emplacement de la première cabane de fortune, symbole du retour et de l’enracinement des habitant·es après des années de déplacement.
47Les actes culturels constituent une autre forme d’expression de la résistance. La pièce de théâtre écrite et jouée par les habitant·es du conseil communautaire de Nueva Esperanza (Jiguamiandó) en est un exemple31. Ces dernier·ères ont décidé de raconter leur histoire à travers une représentation théâtrale qui sera présentée lors d’une fête de village. La scène représente le territoire et la pièce se divise en trois tableaux. La terre est personnifiée par un habitant et est au centre de l’œuvre. Dans la première partie, l’acteur « terre » est entouré de paysans qui représentent chacun une activité (agriculture, pêche, commerce, etc.), tandis que d’autres représentent les animaux et les plantes. Ce premier temps est relativement long et met en avant l’abondance de la nature et l’harmonie des relations entre les humains et leur environnement. La deuxième partie, celle du déplacement, se fait dans un silence complet. Les acteurs jouent des familles qui partent en courant et sortent de la scène. Le territoire est alors envahi par l’arrivée des entreprises, les paysans imitent une grue et font des bruits qui agressent le personnage qui symbolise la terre. Dans un troisième temps, tous les acteurs reviennent ensuite sur scène vêtus en paysans, se réunissent autour de la terre, l’entourent pour la protéger et forment un cercle uni, symbolisant la communauté. Tant la trame de la pièce que la mise en scène rendent compte des réflexions collectives sur l’histoire commune et sur les manières de la raconter. Comme pour les habitant·es de La Larga Tumarado, on remarque que l’histoire de la communauté est séquencée en trois moments, un avant idyllique, un déplacement douloureux et un retour qui retisse les liens entre les habitant·es autour d’un territoire à protéger. La rupture du lien affectif avec la terre, puis la déterritorialisation des populations afrodescendantes du Bas Atrato ont entraîné une remise en cause des liens spatio-temporels que ces récits communs viennent reconstruire. Cette pièce de théâtre n’a pas vocation à être vue à l’extérieur. Elle est avant tout destinée à la communauté de Jiguamiandó et ne cherche pas à susciter l’action collective. Elle permet cependant de recréer du sens dans une succession d’épisodes traumatiques et d’insister sur l’union entre les habitant·es.
48Ces pratiques de résistance mêlent des dimensions matérielles et symboliques. D’une part, rester sur ces terres est une forme de lutte contre le déplacement et le dénuement qui les attend dans les villes. Rester est la seule manière pour ces habitant·es de continuer à vivre grâce à ce qu’elles et ils savent faire, c’est-à-dire travailler la terre. D’autre part, rester sur ces terres revêt une dimension symbolique forte, car cette action exprime aussi le refus de perdre leur statut de travailleur·euse de la terre et la volonté de conserver le fort lien affectif avec ces territoires. En définitive, la résistance territoriale des paysan·nes et des communautés afrodescendantes est intrinsèquement une lutte pour leur subsistance, pour leur dignité ainsi que pour leur identité de travailleur·euses paysan·nes et, le cas échéant, d’afrodescendant·es [Allain, 2020].
Cultiver la résistance : des pratiques agricoles politiques32
49Les décisions portant sur la production (que produire, comment et pour qui ?) acquièrent, dans ces contextes particuliers, une dimension subversive. Pour ces actrices et acteurs, la culture de la terre et de leurs terres en particulier est une lutte de tous les jours. Elles et ils prennent des risques en se rendant dans leurs champs, et leur quotidien est ponctué par les inquiétudes sur l’état des routes et des infrastructures nécessaires à leur approvisionnement et à la vente des produits agricoles. Le champ devient central dans la résistance à l’image de la rue telle que le décrit Asef Bayat lorsqu’il évoque « la politique de la rue » [Bayat, 2013]. Les différentes formes d’occupation et d’usages détournés du travail agricole rendent compte de différentes formes de contestation laissant percevoir « une politique du champ », ponctuée de petites victoires et de défaites quotidiennes.
50La création des zones de biodiversité dans le Bas Atrato en est une illustration, puisque les habitant·es cherchent à se réapproprier des petites portions de territoire pour cultiver des aliments pour l’autoconsommation, pour la vente et à replanter des espèces natives arrachées par les producteurs de palmiers à huile et de bétails. Chaque espace de production agricole conquis est une petite victoire pour les communautés locales. Cependant, cette défense du territoire demeure une activité à haut risque et les familles qui vivent en dehors des zones humanitaires reçoivent régulièrement des menaces de mort qui ne peuvent qu’être prises au sérieux : deux de mes enquêtés ont été assassinés en 2017 par des groupes paramilitaires alors qu’ils étaient retournés vivre sur leurs parcelles dans des zones de biodiversité. Si la menace est jugée trop élevée, les habitant·es ont pris l’habitude de quitter temporairement ces espaces pour y revenir par la suite lorsqu’elles et ils considèrent la situation plus calme.
51Une autre forme de résistance développée par les habitant·es du Bas Atrato porte sur les circuits de commercialisation, puisque la question de la vente des produits agricoles est éminemment politique dans ce contexte. Les entreprises agro-industrielles produisent des bananes destinées à l’exportation, contrôlent toutes les voies de sorties des marchandises, ont un accès facilité au marché et offrent des emplois journaliers. Les communautés sont parfois contraintes de vendre leur propre production aux entreprises qui occupent illégalement « leurs » terres. De plus, les jeunes habitant·es des zones humanitaires, qui ne trouvent pas facilement de travail dans les champs de leurs voisin·es étant donné l’activité très réduite dans ce contexte, peuvent être contraint·es de travailler en tant qu’ouvrier·ères agricoles journalier·ères au sein de ces entreprises jugées prédatrices. Face à cette situation, les différentes zones humanitaires tentent de s’organiser pour vendre leurs récoltes par le biais d’autres circuits commerciaux et pour éviter que les jeunes générations ne constituent une main-d’œuvre dépendante de ces entreprises. Elles développent ainsi des initiatives pour mettre en commun la production et pour trouver d’autres acheteur·euses dans la région et dans les grandes villes.
52Ces pratiques quotidiennes propres aux paysan·nes — cultiver et commercialiser des produits agricoles — peuvent, à première vue, apparaître comme des stratégies de survie pour des habitant·es vivant dans des lieux enclavés. Cependant, en intégrant le sens que les actrices et acteurs attribuent à cette pratique d’évitement et en replaçant cette action dans le contexte de contrainte que l’on connaît, on perçoit tout le contenu politique de ces routines. Tout en « faisant avec », c’est-à-dire en travaillant pour les entreprises agro-industrielles, en évitant tout conflit frontal avec elles, en repoussant quotidiennement le bétail qui envahit leurs cultures, les habitant·es tentent de développer des alternatives. Ces initiatives de résistance (zones de biodiversité, circuits commerciaux alternatifs) ne sont pas en mesure de perturber l’équilibre économique et politique instauré dans cette région, mais elles permettent aux habitant·es de continuer à vivre difficilement, mais dignement sur leurs territoires, et de réaffirmer chaque jour leur légitimité sur ces terres. En luttant pour quelques mètres de cultures vivrières, elles et ils refusent d’octroyer aux entreprises et aux groupes paramilitaires une forme de légitimité sur ces territoires. Ces pratiques agricoles marquent le refus de participer à cette domination territoriale.
53Il est difficile de savoir dans quelle mesure les actions collectives portées par les organisations paysannes se nourrissent ou stimulent ces actes de résistances plus silencieux, comme les pratiques agricoles, culturelles et mémorielles. La présence de Doris est-elle permise par l’activisme des leadeuses et leaders du Curvaradó ou au contraire est-ce sa présence, le fait d’être là et de rester sur ces terres qui stimule et soutien l’engagement des leadeuses et leaders plus visibles ? L’analyse conjointe des actions collectives (sociologie des mouvements sociaux) et des résistances (sociologie des résistances silencieuses et quotidiennes) est stimulante et invite à penser la diversité, et voire l’alternance et la complémentarité, des attitudes possibles dans des contextes de domination.
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54Au cours de ce chapitre, j’ai montré l’imbrication des niveaux de mobilisation, la diversité des rapports au politique des paysan·nes ainsi que l’enchevêtrement entre différentes formes de résistances. Celles-ci vont de la mobilisation nationale la plus visible à des pratiques quotidiennes, en passant par la construction de nouvelles relations avec l’État. Les organisations paysannes alternent entre la construction d’alternatives locales et des mobilisations collectives nationales de plus grande ampleur. Elles contribuent également à redéfinir les frontières de l’action étatique, en devenant les intermédiaires incontournables de l’État sur leurs territoires et en créant des alternatives de participation.
55Au niveau national, les collectifs paysans cherchent à peser sur les négociations de paix et sur la politique économique du gouvernement, comme lors de la grève nationale agraire de 2013, un mouvement social inédit par son ampleur et sa durée. Les organisations paysannes ont ainsi remis en avant les questions agraires dans un contexte de négociations de paix. Ce passage vers le niveau national s’accompagne d’un autre rapport à la politique, illustré par la constitution de nouveaux mouvements hybrides (entre le parti et le mouvement social) et par la politisation croissante des communautés locales. Elles produisent un dialogue constructif avec l’État au niveau local tout en le confrontant au niveau national. Elles s’investissent politiquement dans les campagnes (affiliation politique et représentation politique) et s’allient avec d’autres organisations au sein de plateformes de convergence au niveau national (MIA, CNA et Dignités agraires). Elles tentent de donner un sens à la diversité de leurs répertoires, se mobilisent à différentes échelles et investissent une multitude d’espaces de contestation. Les organisations paysannes ont en quelque sorte réalisé un « saut qualitatif », pour reprendre les propos d’un leader paysan, depuis les premières mobilisations des années 1990.
Notes de bas de page
1 James Scott va plus loin en considérant que la vie des classes subordonnées peut être conçue comme une lutte quotidienne pour assurer leur subsistance et que même si cette lutte n’est pas formulée comme telle, elle constitue une forme de résistance. Selon lui, le consentement aux règles ne présume pas d’une acceptation des principes qui les régissent. Il remet ainsi en cause les capacités des « dominant·es », qu’ils·elles soient politiques ou économiques, à imposer leurs propres référents de justice jusque dans les consciences des dominé·es.
2 Cité et traduit par Auyero [2005].
3 Équipe de recherche constituée en autres par Gloria Inés Restrepo, Paola García, Sandra Carolina Bautista et Maria Elvira Naranjo.
4 L’étude des contextes « à haut risque » en Colombie s’inspire notamment des travaux sur la violence de Stathis Kalyvas qui montrent que celle-ci s’exerce de différentes manières selon l’occupation du territoire par différents groupes armés dans des contextes de guerre civile [Kalyvas, 2001].
5 De nombreuses personnes n’ayant aucun lien avec la guérilla ont des peines pour délits de rébellion. Dans certaines régions du pays, il est courant de se voir proposer une réduction de peine pour des délits mineurs en échange de se déclarer comme un·e démobilisé·e de la guérilla. Ce système des « faux judiciaires » permet d’augmenter le chiffre de personnes démobilisées ou les chiffres de capture de guérilleras et guérilleros.
6 Je suis chargée par l’ONG d’accompagner l’avocat pendant le procès et dans ses déplacements à Riosucio.
7 De nombreux travaux sur la démocratie participative ont mis en avant les obstacles à la participation des citoyen·nes. Les processus de reproduction des compétences politiques dans l’espace participatif, l’inégalité des citoyen·nes face à la participation ou encore la présence des élu·es dans ces espaces sont également observables dans le cas colombien [Gaxie, 2007 ; Blatrix, 2009].
8 Dans certaines zones, les candidat·es promettent la construction de nouveaux bâtiments à chaque élection, mais aucune de ces constructions ne voient le jour, alors que les fonds ont été versés.
9 Observation participante à Remedios, juillet 2014.
10 L’ONG met constamment en avant l’autonomie de l’organisation de CONPAZ. Or il est indéniable que la majorité des collectifs présents sont des initiatives que l’ONG accompagne dans tout le pays. Si elle respecte l’originalité et l’autonomie de chaque organisation locale, l’ONG cherche aussi à les mettre en relation pour créer des synergies.
11 Observation participante, retranscrite à partir des notes de terrain, octobre 2014.
12 Le processus de paix n’est pas participatif, même si une plateforme avait été ouverte pour que la « société civile » puisse envoyer ses propositions aux négociatrices et négociateurs. Ces propositions ne sont pas contraignantes. De même, de nombreuses organisations sociales ont également envoyé leurs propositions par d’autres canaux alternatifs aux parties en négociation pour exposer leurs visions. Concernant le point de l’agenda des négociations consacré aux victimes, certains collectifs de victimes ont été invités à La Havane pour faire valoir leur point de vue et être entendu par les FARC et le gouvernement. Au total, cinq cycles d’échanges ont eu lieu, chacun de ces cycles permettant jusqu’à douze victimes de s’exprimer devant les négociatrices et négociateurs. Certaines ont présenté des cas personnels, d’autres collectifs, victimes de la guérilla, de l’État, du narcotrafic, des paramilitaires, etc., de différentes régions et de différents secteurs sociaux. Les FARC et le gouvernement avaient établi des critères pour constituer les délégations de victimes afin de garder ces différents équilibres, et le processus de sélection était suivi par un centre de recherche de l’université nationale et le bureau des Nations unies en Colombie. Les témoignages des victimes devaient aider les négociatrices et négociateurs dans leurs discussions. À la suite de cette décision, plusieurs forums de victimes ont été organisés dans tout le pays par des organisations colombiennes afin de créer des espaces de participation des différentes victimes.
13 [En ligne] https://comunidadesconpaz.wordpress.com/2016/03/20/iniciativas-humanitarias-a-iniciativas-territoriales-de-paz/
14 Le logo du mouvement représente le libérateur Bolivar sur un cheval portant un drapeau colombien.
15 Entretien avec Mauricio, décembre 2013, Bogota.
16 Ma présence à No Hay Como Dios tient au fait que Maria, leadeuse de Camélias, l’a sollicitée. Le matin de l’assemblée, elle vient me chercher à l’aube et me demande de l’accompagner. Les accompagnant·es de l’ONG CIJYP sont un peu surpris·es étant donné qu’elles et ils n’ont pas été invité·es à cette assemblée. Maria insiste, et je l’accompagne jusqu’à No Hay Como Dios. Une fois sur place, je demande à assister à cette assemblée, et ma présence est validée par un vote.
17 Le slogan d’Hector pour ces élections était : « Ensemble pour le territoire et la paix dans la justice socioenvironnementale. »
18 Je retranscris les thèmes annoncés au début de l’ouverture du sommet agraire, tels qu’ils ont été formulés par les organisatrices et organisateurs.
19 Ce tableau est inspiré des recherches de l’université Javeriana de Cali et reprend les typologies d’agriculture familiale pour identifier les paysan·nes mobilisé·es en 2013 [Duarte et al., 2013].
20 La Minga fait référence à une ancienne tradition de travail communautaire. Les leadeuses et leaders convoquaient alors à « la minga », et tou·tes les membres des communautés rurales venaient pour réaliser des travaux collectifs.
21 Plusieurs milliers de personnes ont occupé la place Bolivar pour protester contre la destitution et l’inéligibilité pour quinze ans du maire de Bogota. Cette mesure a été prise par le Procureur général de la Nation, Alejandro Ordoñez, connu pour ses positions ultra-conservatrices et son opposition au processus de paix. Il justifie la destitution de Petro par le chaos qu’aurait suscité le changement de gestion du système de ramassage des ordures. Quelques mois auparavant, Petro avait en effet mis fin aux concessions privées et entreprit de transférer ce service à des entreprises publiques, suscitant l’opposition des entreprises privées, provoquant un désordre sanitaire durant trois jours dans la ville de plus de huit millions d’habitant·es. Or, les traités internationaux, signés par Bogota, interdisent ce type de destitution sans la décision préalable d’un juge. Le maire de Bogota a sollicité la Cour interaméricaine des droits humains pour éviter cette procédure, mais la Colombie n’a pas tenu compte des recommandations de cette dernière.
22 Observation participante, décembre 2013, Bogota.
23 Les médias comme Prensa Rural ont notamment relayé les communiqués des manifestant·es contre la privatisation. Le site a également publié des lettres de soutiens des paysan·nes aux organisations mobilisées.
24 Observation participante, avril 2013, Bogota.
25 Observations participantes, avril 2013, Bogota.
26 De janvier à juin 2013, plusieurs manifestations de ces deux mouvements politiques ont eu lieu à Bogota. L’observation de ces différents événements ainsi que des discussions informelles avec des observatrices et observateurs politiques me permettent de caractériser ces deux mouvements.
27 Ce n’est qu’en relisant mon matériel d’enquête plusieurs années plus tard que j’ai mieux saisi ces formes de résistance quotidienne dans les campagnes. Au cours de mes enquêtes, j’ai consigné des observations portant sur les moments d’ennui, de routine, d’attente des mobilisations sociales qui ne viennent pas. En dehors des actions collectives et au cours des journées dans les campagnes, j’ai noté ce qui se passait quand il ne se passait « rien ». Je vivais chez les habitant·es et les accompagnais dans leurs tâches quotidiennes. Je suivais les femmes dans l’exécution des tâches ménagères et agricoles, et les hommes dans les champs ; des activités « normales » qui, sans les replacer dans un contexte particulier, ne sont pas particulièrement pertinentes pour la compréhension de la résistance territoriale. J’ai relu et analysé de nouveau une vingtaine d’entretiens, des récits de vie réalisés avec des habitant·es du Bas Atrato et du Magdalena Medio ainsi que les observations du quotidien de ces personnes.
28 Certains passages de cette partie ont été publiés dans Allain [2020].
29 Traduction personnelle.
30 Les réflexions qui suivent sont extraites des notes du journal de terrain. Octobre 2014, La Larga Tumarado, Chocó.
31 Observations participantes dans le village de Nueva Esperanza, Jiguamiandó, novembre 2013. Retranscription des notes du journal de terrain.
32 Une partie de ces analyses ont été publiées dans Allain [2020].
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