Chapitre v. Revendiquer : cadrer la cause paysanne
p. 239-277
Texte intégral
1Les organisations paysannes poursuivent plusieurs objectifs : exprimer des revendications compréhensibles pour différent·es interlocutrices et interlocuteurs, rallier de nouvelles personnes mobilisées et consolider leur base sociale. Analyser les revendications des paysan·nes permet d’appréhender l’évolution de leurs doléances, la manière dont elles et ils mettent en mots leur situation et leur façon de généraliser leurs luttes locales tout en s’appropriant des causes globales. On distingue schématiquement deux types de discours, ceux produits par et pour l’organisation locale et sa base sociale, et ceux destinés à un auditoire extérieur national ou international. Les organisations sociales souhaitent mettre en avant des revendications qui font sens pour les membres de l’organisation et être comprises par leurs interlocutrices et interlocuteurs pour obtenir un changement de leur situation ou créer des alliances avec d’autres organisations sociales. Cela induit des phénomènes d’appropriation, de récupération et de transformation des causes. Les revendications changent en fonction de l’échelle d’énonciation et des destinataires ainsi qu’en fonction de l’évolution du contexte et des organisations sociales. Ce chapitre porte sur les différents cadrages des causes paysannes et s’intéresse aux effets de ces évolutions des revendications sur les collectifs paysans.
Tableau 9. La multidimensionnalité et l’évolution des causes paysannes depuis les années 1990
Échelle de revendication. Causes portées par | Formulation Jigua/Curva années 1990 | Formulation ACVC années 1990 | Formulation Jigua/Curva depuis 2010 | Formulations ACVC depuis 2010 |
Les leadeuses et leaders au niveau local | - Protection/Sécurité - Respect pour la vie - Récupération des terres | - Protection/ Sécurité - Respect pour la vie - Meilleures conditions de vie dans les zones rurales - Propriété de la terre | - Droit à la vie et au territoire - Réparation en tant que victimes | - Droit à la vie et au territoire - Respect des paysan·nes et des droits humains - Reconnaissance de la part de l’État |
Les leadeuses et leaders au niveau national | - Droits humains - Respect de la vie - Droit international humanitaire | - Droits humains - Respect de la vie et droits sur la terre - Droit international humanitaire | - Respect de la loi 70 de 1993 sur les territoires collectifs des afrodescendant·es - Réparation et reconnaissance des victimes - Justice sociale protection de l’environnement - Remise en cause du modèle de développement | - Droits économiques et sociaux, protection de l’environnement - Remise en cause du modèle de développement |
Les leadeuses et leaders vers l’international | - Droit international humanitaire - Droits humains | - Droit international humanitaire - Droits humains | - Droits humains/droit des populations déplacées/de la population civile - Droit au territoire - Droits des « peuples autochtones » et respect de l’environnement | - Droits humains - Droit au territoire - Remise en cause du modèle de développement - Justice sociale et respect de l’environnement |
2Ce tableau sous-entend différents cadrages des causes pour changer d’échelle de revendication et une évolution dans le temps. Comment avoir le bon cadrage ? Adapter, cadrer un discours suppose des capitaux militants et une certaine socialisation adaptée aux différents espaces de revendication. L’analyse en termes de cadres d’interprétation permet d’appréhender les rapports cognitif, stratégique et discursif qu’entretiennent les organisations avec leurs revendications. Selon Erving Goffman, les cadres sont des « schèmes d’interprétation » qui permettent aux individus de « localiser, percevoir, identifier, étiqueter » des situations [Goffman, 1974, p. 21]. Transposés à l’action collective par William Gamson [Gamson, 1992], ces cadres permettent de penser des situations sociales et de réinterpréter des situations perçues comme injustes. Les cadres doivent faire sens pour les actrices et acteurs mobilisé·es, mais ils doivent aussi être suffisamment larges pour rallier de potentiels soutiens. Dans la perspective goffmanienne, les cadres d’interprétation ne sont ni toujours cohérents ni démunis de contradictions [Mathieu, 2002]. Ils permettent de saisir les débats internes qui animent les organisations et les différentes interprétations que font les actrices et acteurs sociaux d’une situation. Ainsi, l’analyse des cadrages de l’action collective n’est pas uniquement une étude des stratégies organisationnelles [Mathieu, 2002 ; Johnston, 1995], puisque les paysan·nes sont également engagé·es dans une lutte de sens et dans une volonté de partager et de revendiquer une certaine vision du monde rural.
3Les revendications sont construites au gré de l’évolution du contexte, des interactions entre actrices et acteurs locaux et d’autres interlocutrices et interlocuteurs. Ce chapitre s’intéresse à ces processus interactifs de construction des causes, c’est-à-dire à la manière dont les cadres sont construits, discutés, transformés, adaptés, traduits, remplacés, etc. La comparaison entre les discours internes — analysés à travers les observations au sein des réunions, des entretiens et à travers les journaux internes — et les discours externes — à destination d’une échelle nationale/internationale, observables dans les différents espaces où se joue « l’international » décrits dans les chapitres 2 et 3 — est l’une des manières d’appréhender ces processus. Les leadeuses et leaders paysan·nes tentent de se positionner à différents niveaux et de faire comprendre leur vision du monde, en important des cadres extérieurs construits dans d’autres contextes, nationaux ou internationaux, et en exportant leurs propres cadres d’interprétation produits par l’organisation. C’est ce que Doug McAdam et Sidney Tarrow appellent des processus d’internalisation et de généralisation ou de globalisation de la cause (global framing) [McAdam & Tarrow, 2005, p. 122]. Cependant, les organisations paysannes étudiées reprennent des cadres internationaux sans participer à un mouvement plus transnational. En effet, la réappropriation de discours produits ailleurs et la valorisation de discours produits localement marquent plutôt l’enracinement d’une stratégie nationale des organisations paysannes colombiennes.
Porter les revendications paysannes à différents niveaux
4Se faire comprendre est un enjeu crucial pour les groupes mobilisés qui cherchent à sensibiliser sur les injustices ressenties tout en construisant l’identité du groupe. Selon Jan Willem Duyvendak et Christian Bröer, les discours sont des processus d’apprentissage en plusieurs étapes, qui évoluent en fonction des buts poursuivis par les actrices et acteurs et qui peuvent contenir des contradictions [Duyvendak & Bröer, 2012]. Premièrement, le processus de « focusing » permet aux collectifs de mettre l’accent sur une cause précise, en tenant compte des expériences passées et des enjeux du contexte. Le but est de cadrer la cause sur des sujets qui vont faire sens pour un ensemble d’actrices et d’acteurs potentiellement mobilisables et intéresser divers·es interlocutrices et interlocuteurs. Au sein des deux organisations, la mémoire collective permet de construire un récit commun de luttes au niveau local et est une première étape pour passer du ressenti individuel au cadre collectif. Deuxièmement, les actrices et acteurs sont ensuite amené·es à internaliser (internalizing) de nouveaux cadrages, notamment internationaux, et à les intégrer dans leurs débats internes et dans leurs pratiques. L’ACVC s’est par exemple servie de la valorisation de l’agriculture familiale par la FAO pour mettre en avant les bienfaits de l’agriculture paysanne, tandis que les communautés afrodescendantes ont insisté sur un cadrage victimaire pour capter l’attention internationale. Enfin, les actrices et acteurs « personnalisent » (converting) des discours venus d’ailleurs pour que les revendications défendues continuent à faire sens pour le collectif et en particulier pour les paysan·nes des différents villages considéré·es comme la « base sociale ». Les enjeux locaux sont omniprésents même lorsque les paysan·nes « adoptent » un langage international, et le niveau international est loin d’être absent lorsque les paysan·nes s’adressent à leur propre base sociale locale. Revendications « locales » et « globales » sont ainsi imbriquées.
Se souvenir pour dénoncer : le travail de mémoire comme première étape de revendication
5À partir des représentations collectives, les organisations paysannes construisent une identité commune et formulent des doléances en identifiant les besoins et les ressentis locaux. La construction d’un récit commun, dans lequel une majorité d’individus se retrouve, permet de passer des doléances individuelles aux revendications collectives. Les organisations paysannes contribuent à construire les récits des violences passées, à mettre en mot les doléances ressenties, mais parfois non formulées, à les rendre cohérentes et à donner des arguments aux habitant·es pour qu’elles et ils puissent dénoncer les exactions et les injustices subies.
6La construction d’un « nous » permet l’identification des responsables des violences et des éventuel·les destinataires des revendications. Les nombreuses études sur la violence en Colombie1, produites par des chercheuses et chercheurs colombien·nes comme étranger·ères, mettent en avant un phénomène de violence généralisée [Sánchez, 1985 ; Sánchez & Peñaranda, 1987 ; Camacho & Guzmán, 1990 ; Uribe & Vásquez, 1995 ; Pizarro, 1996]. Daniel Pécaut défend une « vision kaléidoscopique » de la violence2 : celle-ci serait perçue comme omniprésente et généralisée à toutes les sphères de la société [Pécaut, 1997]. Or, pour avoir prise sur leur passé et leur futur, les actrices et acteurs locaux ont besoin d’identifier clairement les auteurs de ces violences ainsi que les causes structurelles qui ont mené à leur déplacement forcé et/ou à leur marginalisation socioéconomique. Les organisations paysannes cherchent à s’émanciper d’un sentiment de peur et de fatalisme en effectuant un travail sur le passé, sur le contexte de leur région et sur les diverses difficultés formulées par les paysan·nes. En dénonçant ces injustices, elles réaffirment leur statut de sujets politiques porteurs de droit et non victimes d’une violence « aveugle ». Elles généralisent la situation des paysan·nes du Bas Atrato ou du Magdalena Medio en montrant que les enjeux sont politiques et se résolvent à l’échelle nationale.
7Le passé raconté dans les entretiens, les récits collectifs entretenus lors des veillées, les mises en scènes lors de représentations artistiques, et les lieux de mémoire situés dans les villages servent à « faire communauté » et à mettre en avant des revendications. Dans des contextes sécuritaires risqués, les récits communs permettent aux individus de donner un sens à leur histoire particulière et aux collectifs de se (re)constituer [Agier, 2006]. C’est en mettant en exergue un passé partagé que les organisations façonnent une base sociale avec des revendications. Les nombreuses activités de mémoire auxquelles j’ai pu assister ne servent pas seulement à se souvenir pour guérir des traumatismes vécus, mais sont utilisées pour construire les dénonciations, revendiquer la non-répétition de ces exactions et la transformation du contexte ayant permis celles-ci. Les familles de la communauté « La Madre » dans le bassin de La Larga Tumarado (voisins du bassin du Curvaradó dans le Bas Atrato) ont par exemple effectué un long travail collectif d’identification des faits et des responsables, puis ont livré leur témoignage à des avocat·es d’ONG de défense des droits humains dans le but de dénoncer. Ce processus a suivi différentes étapes, d’abord un moment de partage et de mise en commun, puis un temps de construction des dénonciations.
16 octobre 20143. Reconstruction de la mémoire collective avec une psychologue de l’ONG CIJYP. Communauté La Madre (bassin de la Larga Tumarado), Chocó.
Les membres de cette communauté, récemment retourné·es sur leurs terres (elles et ils vivent encore dans des camps de fortune), se sont réuni·es pour mettre en commun « l’histoire de la communauté ». Elles et ils prennent la parole chacun·e leur tour, pour se rappeler les cultures et les pratiques agricoles avant le déplacement, les habitudes de la communauté et l’organisation communautaire qui prévalait. Beaucoup insistent sur les liens qui unissaient la communauté à la forêt vierge, qu’on aperçoit au loin, en grande partie déboisée. Guidé·es par la psychologue de l’ONG, les habitant·es font en quelque sorte une catharsis de cette expérience douloureuse du déplacement, en parlant librement de leurs peurs, de leurs ressentis, de leurs souvenirs communs et des projets qu’elles et ils aimeraient mettre en place. Elles et ils évoquent les maisons à reconstruire et les cultures à replanter. C’est un moment émouvant, les regards se perdent parfois au loin et beaucoup d’habitant·es ont les larmes aux yeux.
30 octobre 20144
Je retourne dans la communauté La Madre, mais cette fois-ci avec l’avocat en charge de la défense de ce cas.
La communauté s’est réunie religieusement autour de l’avocat et écoute avec attention ce qu’il dit. Il explique aux habitant·es qu’il est important pour chacun·e et pour leur communauté d’effectuer ce travail collectif de mémoire, mais qu’en tant qu’avocat, il a avant tout besoin de données précises pour identifier les habitant·es présent·es avant le déplacement, les signes avant-coureurs du déplacement, les histoires de chacun·e pendant cette fuite, et surtout tous les éléments pouvant permettre d’identifier les responsables. Il donne quelques conseils aux habitant·es pour se souvenir des menaces reçues en 1996 et 1997, des auteurs de ces menaces ainsi que de tous les détails qui peuvent permettre de comprendre le déplacement massif de ces populations et l’occupation quasi systématique de leurs terres après la fuite. Il donne également des orientations pour constituer un témoignage clair et cohérent pour le procès en cours contre les entreprises. Il est avant tout pragmatique lors de cette visite et il insiste sur la portée juridique du témoignage. Dans l’échange qui suit, les habitant·es de La Larga, très heureux·ses de voir ce jeune avocat s’intéresser à leur cause, se précipitent pour expliquer leurs cas particuliers (proches disparu·es, vente de terre sous pression au moment du déplacement, personnes sans titre de propriété, contentieux fonciers, etc.). L’avocat insiste de nouveau sur le fait que le procès est collectif, tout comme le titre de propriété, et qu’il est donc important que les témoignages proviennent de la « communauté ». Enfin, il met en garde contre les risques que comportent ces témoignages, à savoir que plus le procès avance à Bogota, plus le risque de menace est important pour la communauté de La Madre, puisque les responsables des violences peuvent chercher à faire pression sur certain·es membres.
8Ces deux épisodes de collectivisation des expériences permettent de saisir le rôle que ces histoires collectives revêtent pour la construction de la communauté, au-delà de la portée thérapeutique du témoignage. Les habitant·es sont invité·es à penser ce qui est commun pour pouvoir construire des revendications, dans le cadre d’un procès qui est accompagné d’actions collectives pour rendre visible le cas des habitant·es de La Madre. Pour produire des revendications communes, les récits individuels sont transposés au niveau de l’organisation, les dates et événements clés qui reviennent dans les témoignages donnent un sens à une trajectoire plus globale et collective. La communauté La Madre se servira de ces événements identifiés comme communs pour forger symboliquement un récit collectif, pour elle-même et pour les autres. Ces témoignages permettent de redonner du sens, de dénoncer et de construire des revendications et par conséquent la mobilisation. L’ONG CIJYP qui accompagne ces communautés permet de mettre en mot ces doléances individuelles et d’en faire des récits collectifs. La psychologue et l’avocat se relaient pour faire émerger les récits de violence, et pour les transformer ensuite en outils pour dénoncer. À partir de ce vécu commun, l’avocat fait naître la plainte et pousse les communautés à revendiquer leurs terres et leur situation de victimes en termes de droits [Gaïti & Israël, 2003].
9Le processus de cadrage des revendications paysannes débute ainsi par les récits locaux et les doléances exprimées par les habitant·es que les organisations sociales s’attachent à mettre en commun pour les transformer en revendications. Cependant, les collectifs étudiés ne se mobilisent pas seulement à l’échelle locale et sont perméables aux cadrages des causes venues d’ailleurs.
Appropriation et utilisation de discours venus d’ailleurs
10Les paysan·nes de l’ACVC et les communautés afrodescendantes de Jiguamiandó et de Curvaradó ont modifié leurs manières de se présenter et d’exposer leurs causes au gré des contacts et de leur socialisation auprès d’actrices et d’acteurs internationaux. Elles et ils utilisent des cadres d’interprétation dits dominants (master frames) [Snow & Benford, 2000], car partagés et compris au niveau international, aussi appelés « global issues » [Diani, 2005] pour porter des revendications moins consensuelles. Deux cadres d’interprétation permettent de rendre compte des différents jeux des leadeuses et leaders paysan·nes pour porter leurs causes. L’ACVC a par exemple appris à jouer sur les formulations pour obtenir le financement de certains projets locaux. Elle s’est servi de la valorisation par la FAO en 2014 de l’agriculture familiale pour insister sur la protection des économies paysannes locales [Allain & Beuf, 2014]. Un projet comportant le terme « agriculture familiale » sera plus pris en compte par des coopérant·es de l’international que si le langage local avait été transposé directement. « Résistance territoriale », « souveraineté sur le territoire » ou « lutte anti-impérialiste » ne sont pas des mots employés par leurs interlocutrices et interlocuteurs principaux. Les communautés afrodescendantes utilisent le registre de la protection des « victimes » pour rendre compte de leur situation et pour mettre en avant les enjeux culturels et territoriaux. Le cadre est considéré comme une ressource linguistique (un terme particulier) et comme une présentation de soi (autour d’une figure précise).
11En 2014, le concept d’agriculture familiale est présenté par la FAO comme une « solution » pour faire face aux déséquilibres agricoles mondiaux et à la faim dans le monde5. Ce cadrage des enjeux agricoles et alimentaires mondiaux apparaît comme suffisamment flexible et inclusif pour qu’une majorité de paysan·nes se sentent concerné·es. Le pouvoir politique et normatif de la FAO permet à cette interprétation de devenir un cadre dominant (master frame). L’ambition de l’organisation est d’encourager la promotion de ces agricultures souvent dévalorisées, de soutenir financièrement et techniquement les structures familiales ainsi que de reconnaître leur rôle dans l’approvisionnement alimentaire des pays en développement. Au niveau des États, la FAO valorise pendant toute l’année 2014 diverses initiatives locales de promotion des petites agricultures et incite au renforcement de politiques publiques agricoles déjà existantes dans ce domaine [Sabourin et al., 2014]. Cet engouement international a été suivi par le gouvernement colombien qui a profité de l’année 2014 pour lancer son programme d’agriculture familiale6. Entre la proposition de la FAO, celle du gouvernement colombien et celle des organisations paysannes colombiennes, on assiste à un consensus apparent autour d’une « solution » peu définie et qui convient à tout un ensemble d’actrices et d’acteurs tout en laissant la place à de très nombreuses interprétations. Les organisations paysannes colombiennes, et en particulier l’ACVC, n’ont pas d’affinités particulières avec la FAO et ne partagent pas le même diagnostic sur les causes structurelles de la faim et de la pauvreté des paysan·nes dans le monde. La promotion de l’agriculture familiale par la FAO ne s’accompagne pas, selon l’ACVC, d’une réflexion sur les difficultés structurelles que rencontrent ces agricultures dans un contexte d’ouverture des marchés agricoles. Les propositions de la FAO se concentrent plutôt sur des enjeux techniques et microlocaux, comme l’articulation des unités productives aux marchés locaux, sans questionner les contextes politiques et socioéconomiques qui rendent difficiles ces accès (infrastructures locales défaillantes, déplacement des paysan·nes, pauvreté des sols, notamment en raison des cultures intensives ou des fumigations aériennes, insécurité sur les routes, peu d’accès à la propriété foncière et aux crédits et aux intrants pour développer les unités productives, etc.). L’ACVC reprend pourtant la valorisation de l’agriculture « familiale » pour se référer à l’agriculture « paysanne ». Pour l’ACVC, le paysannat, el campesinado, renvoie à une dimension historique de lutte pour la redistribution des terres et pour la reconnaissance politique au-delà de la dimension productive de l’agriculture. L’ACVC s’approprie les éléments de langage qui accompagnent l’argumentaire de la FAO comme la valorisation de la famille, des petites unités de travail, de la production d’aliments pour subvenir aux besoins de l’unité productive, et le rôle des paysan·nes dans l’alimentation nationale pour positionner ses propres revendications. La proximité sémantique entre agriculture « familiale » et agriculture « paysanne » permet à l’ACVC de se servir de l’opportunité d’un cadrage international de ces enjeux pour être visible tout en repolitisant ces questions au niveau national, puisque le terme « paysan·ne » s’inscrit dans l’histoire particulière des luttes sociales du continent et du pays. Ainsi, le cadre d’interprétation de l’agriculture familiale permet à l’ACVC d’aborder les questions foncières, de souveraineté alimentaire, la place du paysannat dans le post-conflit et les questions relatives au modèle de développement économique et en particulier les tensions entre politiques agricoles et minières, et entre promotion des investissements nationaux et étrangers.
12Ces décalages de définition de l’agriculture familiale reflètent les débats intenses entre différent·es actrices et acteurs concernant le développement des campagnes colombiennes. C’est ce que j’ai pu observer lors d’un séminaire de plusieurs jours organisé en octobre 2013 dans le département du Cauca (sud-ouest du pays) par la FAO et l’INCODER auquel participaient des représentant·es de plusieurs zones de réserve paysannes, dont l’ACVC7. La FAO et l’INCODER souhaitaient aborder plusieurs enjeux liés au développement agricole dans les zones de réserve paysanne, tandis que les associations paysannes souhaitaient créer une plateforme d’échange des pratiques agroécologiques entre les différentes zones de réserve paysanne. De prime abord, aucun conflit discursif n’apparaît. Les représentant·es du gouvernement colombien et de la FAO mettent l’accent sur l’unité productive de la famille en prévision de l’année internationale de l’agriculture familiale de la FAO, ce qui fait sens pour les paysan·nes réuni·es qui travaillent en famille sur leurs petites exploitations. Cependant, les débats d’interprétation sont apparus au fur et à mesure des activités. Par exemple, l’un des ateliers portait sur la réalisation d’un diagnostic d’une exploitation agricole familiale de la région du Cauca. Réuni·es en groupes, les paysan·nes du Cauca décrivaient leurs activités et leurs difficultés aux paysan·nes d’autres régions, et elles et ils devaient réfléchir ensemble à des solutions pour améliorer la production, la productivité de l’exploitation et les revenus familiaux. Les différents groupes constitués ont mis en évidence plusieurs problèmes, comme le manque d’accès à l’eau, la pauvreté des sols, la présence de nuisibles pour les cultures, la pauvreté de l’alimentation pour les volailles et l’existence d’un conflit territorial. Ce dernier élément est celui qui a suscité le plus de débats. Les animatrices et animateurs de la FAO recommandaient de ne pas faire apparaître cette problématique dans le compte rendu, justifiant que le but de l’exercice était de pouvoir aider les paysan·nes à améliorer leur production par des conseils techniques, de manière individuelle et à l’échelle locale. De nombreux groupes ont insisté pour faire apparaître ce problème qu’ils jugeaient central. Au cours de ces débats très animés, les représentant·es de la FAO étaient plutôt mal à l’aise et essayaient de ramener le débat sur les solutions techniques à apporter. Cependant, la prévalence d’un conflit territorial dans le Cauca a amené d’autres membres de ZRC à insister davantage sur le problème foncier à l’échelle nationale. Les groupes ont formulé celui-ci de diverses manières : « conflit territorial », « manque de sécurité sur la terre », « titre de propriété », « problème de permanence sur le territoire ». Ils ont insisté sur le fait que sans sécurité foncière, ils ne pouvaient penser aux autres problèmes identifiés. À un moment, certain·es paysan·nes ont proposé comme solution la grève générale pour exiger de meilleures conditions de production et une manifestation des différents secteurs agricoles. L’atelier a parfois échappé aux animatrices et animateurs de la FAO qui n’avaient prévu ni ce diagnostic plus politique ni cette « solution ».
13Malgré un consensus pour la valorisation de l’agriculture familiale, l’accès à la terre et les conflits territoriaux sont omniprésents pour les communautés paysannes locales du Cauca et du reste de la Colombie. Ces ateliers et les débats suscités montrent que les cadres d’interprétation ne sont pas seulement l’apanage de leurs concepteurs (ici la FAO), mais que les leadeuses et leaders locaux les utilisent aussi pour rendre visibles leurs revendications. Les organisations paysannes internalisent (internalizing) ainsi des cadrages plus globaux venus d’ailleurs en se les réappropriant [Thivet, 2012]. Elles ne prennent pas directement le contre-pied de la FAO, mais tirent parti de la résonance d’une formulation et de l’aura internationale qu’elle apporte pour faire passer leur message. Les échanges entre les actrices et acteurs de la FAO et les paysan·nes lors du séminaire dans le Cauca montrent qu’il existe un accord de principe autour de l’agriculture familiale, mais laissent apparaître un réel conflit dans les solutions à apporter. Alors que la FAO et son partenaire institutionnel colombien, l’INCODER, proposent des solutions productives à la famille et à l’unité agricole familiale, les paysan·nes de diverses régions insistent sur la nécessité de politiques foncières et agricoles nationales.
14Les communautés afrodescendantes de Jiguamiandó et de Curvaradó cadrent leurs revendications différemment et font un autre usage des cadres d’interprétation disponibles pour rendre compte de leur situation. Elles ont été amenées, dans l’urgence, à revendiquer très tôt leur identité de victime civile du conflit armé afin d’obtenir une protection. Cependant, si la figure de la victime leur permet d’être visibles et d’obtenir des soutiens rapides, il devient plus difficile pour les habitant·es de positionner ensuite d’autres revendications face à leurs interlocutrices et interlocuteurs. Les communautés se sont transformées, malgré elles, en cas d’école des violations des droits humains au niveau national et en cas d’étude pour comprendre l’ampleur des exactions en Colombie au niveau international. L’adoption de la loi des victimes (loi 1448) en 2011 fait exister une nouvelle catégorie et crée un statut national de « victime », qui apparaît comme très protecteur pour ces populations. En tant qu’afrodescendant·es, victimes du conflit et bénéficiaires d’une procédure particulière de restitution, les appuis juridiques sont nombreux. Les communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó se saisissent de ce statut pour revendiquer une identité de victime [Pedrot, 2014 ; Ostriitchouk Zazulya, 2009]. Mettre en avant une identité victimaire relève d’une stratégie de survie pour rappeler aux autorités que leur situation ne s’améliore pas. De plus, beaucoup d’habitant·es n’ont pas encore fait le deuil des traumatismes des événements violents, et le terme de victime permet à certain·es d’entamer un processus plus personnel de réparation. Les membres des zones humanitaires adoptent progressivement une manière très particulière de raconter, de dire les violences dans des documents destinés à « l’extérieur », faisant usage du témoignage comme forme de revendication. Elles et ils se servent ainsi de toutes les ressources octroyées par la portée symbolique de ce terme sur la scène internationale. Les communautés savent ce qu’elles doivent raconter, omettre, comment le dire et comment se présenter. La construction de « maison de la mémoire » dans chacune des zones humanitaires rend compte de ce travail.
15Sur la maison de la mémoire de Nueva Esperanza, on peut lire : « Maison de la mémoire. 1996-1997 déplacement massif forcé et massacre par la stratégie paramilitaire de l’État. Justice pour les victimes. » Les leadeuses et leaders des communautés utilisent les espaces de mémoire pour dénoncer et cadrer les revendications locales en insistant sur la responsabilité de l’État associé, dans leurs dénonciations, à l’action des paramilitaires. Cependant, elles et ils confient au cours des entretiens leur scepticisme vis-à-vis des politiques de réparation. Leur situation sociale les pousse à accepter des réparations financières, mais les délais sont très longs, et ce type de réparation ne résout pas les problématiques quotidiennes des habitant·es. Un membre d’un conseil communautaire de Jiguamiandó explique les longues procédures qu’il a entreprises pour obtenir une réparation auprès de l’Unité des victimes :
« Une Unité des victimes est apparue, ils m’ont fait aller d’ici à Apartadó, et personnellement, jusqu’à maintenant, ils ne m’ont rien donné. L’autre jour, ils m’ont envoyé à Bajira, je lui ai dit [au responsable de l’unité des victimes] : “Je viens, mais je vais vous dire un truc. Je ne suis pas en train de vous demander quelque chose. Si vous me dites que vous allez me donner quelque chose, donnez-le moi, et sinon, ne me faites pas dépenser ce qui est à moi pour venir jusqu’ici.” […] Je suis parti à Apartadó avec la Commission de justice et paix [CIJYP], on est arrivés là-bas et rien. Ensuite, ils m’ont donné rendez-vous deux mois après. Apparemment, ils avaient des ressources, et je ne sais plus quoi d’autre. Je suis revenu ici, puis je suis allé encore là-bas, et le monsieur n’était pas là. L’autre jour à Bajira, je leur ai dit : “Je viens, mais pour discuter, parce que je ne demande pas l’aumône. Dieu m’a donné la possibilité d’avoir une ferme, de pouvoir travailler et d’avoir à manger, mais ne venez pas me mentir comme on ment à un petit chien parce que le gouvernement s’habitue à nous mener en bateau quand il le veut. Moi, je ne suis pas là pour ça8.” »
16Si le cadrage victimaire permet aux membres des communautés de bénéficier d’une visibilité et d’une protection juridique, elles et ils obtiennent rarement une réparation ne serait-ce que financière. Les leadeuses et leaders de Jiguamiandó et de Curvaradó ne veulent pas être considéré·es comme des victimes « en attente ». Cette situation d’attente les rabaisse (« Je ne demande pas l’aumône ») en tant que paysan·nes habitué·es à être autonomes sur leur terre (« Dieu m’a donné la possibilité d’avoir une ferme, de pouvoir travailler »). Elles et ils ne souhaitent pas être perçu·es comme les victimes collatérales d’un conflit, mais comme les principales cibles d’une politique d’État et de projets économiques visant à les expulser de leurs terres. Par ce recadrage du discours victimaire, elles et ils tentent d’élargir le statut de victime pour aborder les enjeux territoriaux, mais cette extension de cadre est difficile. À cela s’ajoute la peur de perdre le statut de victime (une fois que la victime est indemnisée) et de perdre l’opportunité de mener des recherches sur les faits, de comprendre les violences et de dénoncer.
17Le cadrage victimaire est difficile à manier. D’un côté, l’internationalisation des communautés les pousse à se positionner sur un « marché victimaire » [Nicolas, 1992] sur lequel les victimes doivent assurer une certaine « cote victimaire » pour glaner des soutiens. Les coopérant·es humanitaires insistent sur la figure des victimes passives et déconnectées des contextes politiques pour obtenir davantage de soutiens [Pouligny, 2001, p. 101]. D’un autre côté, si les ressources militantes sont suffisantes, l’identité de victime, plus qu’un statut administratif, peut être utilisée pour porter des revendications [Latté, 2008 ; Lefranc & Mathieu, 2009]. Les communautés afrodescendantes du Curvaradó et du Jiguamiandó sont ainsi dans un entre-deux discursif. Elles entreprennent un lissage du discours revendicatif et politique pour faire valoir une image de population civile en danger et continuer à faire appel à une aide humanitaire, sans cesser de valoriser leur identité de victime pour dénoncer l’injustice qu’elles subissent et pour politiser leur situation. Le discours des leadeuses et leaders est parfois ambigu puisqu’elles et ils exigent des protections nationales de l’État colombien et continuent à dénoncer le rôle de l’État dans les violences passées et actuelles. Ces dernier·ères font des choix difficiles en adaptant leurs postures au gré des interactions avec leurs partenaires aux niveaux international et national.
18En s’appropriant des termes plus consensuels, comme ceux de victime et d’agriculture familiale, plus facilement compréhensibles par leurs interlocutrices et interlocuteurs, les organisations paysannes amplifient les cadrages et leur donnent une autre valeur pour exprimer leurs revendications.
Parler des causes paysannes aux paysan·nes
19Les jeux de cadrage de la cause paysanne nécessitent une maîtrise des différents niveaux de revendication et des capacités pour adapter la parole à différent·es interlocutrices et interlocuteurs. Les organisations paysannes disposent pour cela de plusieurs ressources militantes et de leadeuses et leaders capables de naviguer dans ces différents univers sociaux et de se faire comprendre (chapitre 4). Cependant, ces compétences ne sont pas partagées par tou·tes les membres des organisations sociales. Ces dernières ont le souci de traduire ces revendications au niveau local et de rendre compte des différentes évolutions des causes vis-à-vis de leur base sociale. Comment les organisations transmettent-elles ces processus et l’évolution des revendications à leur base sociale au niveau local ? C’est l’un des aspects les moins étudiés des mouvements sociaux et tout particulièrement des dynamiques de transnationalisation de l’action collective. Les réunions internes entre l’ACVC et les habitant·es des villages du Cimitarra rendent compte de ce travail de « traduction » de la cause paysanne aux paysan·nes (converting).
20L’usage répété de cadrages internationaux comporte un risque d’éloignement avec les paysan·nes dans les villages qui n’ont pas toujours connaissance des divers jeux de formulation effectués par l’association. De plus, ces dernier·ères méconnaissent souvent les relations qu’entretient celle-ci au niveau international. Comment garder une cohérence entre les revendications présentées à des actrices et acteurs internationaux et les doléances particulières ressenties au niveau local ? Comment conserver la légitimité nécessaire pour continuer à parler « au nom de » ? Les leadeuses et leaders paysan·nes effectuent une opération de « traduction », aussi appelée de « socialisation », qui consiste à expliquer les termes du débat national et international au niveau des villages. Les militant·es articulent ainsi exercice de politisation et fonction pédagogique. Ce rôle de traductrice ou de traducteur est parfois assumé comme tel, comme le confie Alvaro au cours d’une réunion paysanne. Selon lui, il faut « parler paysan9 » aux gens. Il s’agit de traduire les débats internes de l’ACVC avec des mots que les paysan·nes comprennent. Ces cadrages sont une manière de réaffirmer la culture paysanne, en valorisant des termes locaux et les situations que vivent les paysan·nes au quotidien. C’est aussi une façon de rappeler l’authenticité et la simplicité (assimilée ici à la sincérité) de la parole paysanne, qui ne se cacherait pas derrière des mots grandiloquents. Enfin, « parler paysan » consiste à se rapprocher socialement de la base sociale. C’est en suivant Alvaro dans plusieurs réunions dans les villages que j’ai saisi ces différents processus discursifs de l’ACVC. Alvaro ne se présente jamais comme un porte-parole dans les assemblées et insiste au contraire sur son identité paysanne, en ponctuant ses phrases de « nous, les paysans ». Il prend toujours la parole sans aucune note, parle simplement, utilise et reprend les mots avec lesquels les paysan·nes s’expriment. Il s’adapte également à chaque situation locale et traduit la cause selon les particularités de chaque village. En 2014 lors d’une réunion à Remedios, Alvaro présente les avancées des dialogues de paix10. L’objectif de l’ACVC, qui est investie au niveau national pour porter le sujet des zones de réserve paysanne, est de montrer aux paysan·nes que les dialogues de paix sont l’occasion de revendiquer leurs droits. Dans des zones de conflit éloignées des centres urbains, comme à Remedios, les dialogues à la Havane apparaissent déconnectés des réalités des populations locales. Patiemment, Alvaro reprend chaque point des négociations et explique les enjeux de chaque discussion au cours de la réunion. Au sujet de la thématique agraire, il montre que les paysan·nes de Remedios sont concerné·es et prend pour exemple un cas très concret que les paysan·nes de cette région connaissent bien, celui des obstacles à la titularisation des terres enregistrées comme des zones forestières11 (dont une grande partie des villages de Remedios). Il essaie de stimuler son public, en montrant certaines contradictions : les paysan·nes n’ont pas le droit à la terre au nom de la conservation de la forêt, mais ces mêmes terres sont octroyées en concession à des entreprises pétrolières et minières, ce qui fait réagir son public. Il montre que même au niveau local, les paysan·nes jouent un rôle dans les négociations de paix et insiste sur le fait que la proposition de reconnaître les zones de réserve paysanne, présentée à la Havane par les FARC, a été formulée par les organisations paysannes. Derrière cette proposition, dit-il, il y a des heures de réunions comme celle à laquelle les paysan·nes assistent à Remedios. Il leur rappelle que leurs propositions « remontent » et vont même jusqu’à la Havane. Lors d’une autre réunion, cette fois-ci à Cantagallo en août 201412, Javier, le leader de la section, explique à l’audience les enjeux d’une prochaine rencontre nationale des zones de réserve paysanne en lisant un dépliant imprimé par l’association. Dès les premières phrases, Alvaro, plus âgé que lui, l’interpelle et rappelle qu’« il faut leur parler en termes paysans ». Il se charge alors de cette « traduction ». Par exemple, lorsque Javier lit « promotion de l’interculturalité », Alvaro explique que l’interculturalité désigne les relations entre les afrodescendant·es, les indigènes et les paysan·nes.
21Pour porter leurs revendications dans différents espaces de mobilisation, les paysan·nes de l’ACVC et des communautés afrodescendantes ont recours à divers processus de cadrage. Tout d’abord, elles et ils doivent se focaliser sur des enjeux précis qui font sens au niveau local, puis s’approprier des discours venus d’ailleurs au gré de l’évolution du contexte et des organisations sociales qu’elles et ils s’efforcent ensuite de traduire et de rendre cohérentes vis-à-vis de leur base sociale. Les paysan·nes sont capables de jouer avec différents cadres d’interprétation pour glaner des soutiens, pour accéder à de nouvelles arènes d’expression, mais surtout pour mettre en avant leurs propres revendications. Elles et ils font ainsi un usage original des références internationales pour proposer leur vision du monde et s’imposer comme des actrices et acteurs incontournables sur la scène politique nationale. L’usage de ces ressources internationales, comme l’agriculture familiale ou la figure de victime civile, sert plus souvent à intervenir et peser dans le débat national colombien qu’à avoir accès à une mobilisation au niveau international. L’ACVC semble maîtriser le cadrage de sa cause en usant des références internationales et en ayant à cœur de traduire ces débats jusqu’au niveau local. Ses leadeuses et leaders agissent comme des traductrices et traducteurs qui permettent de maintenir une certaine cohérence de la cause paysanne. Au contraire, les communautés afrodescendantes n’ont pas eu ce même choix vis-à-vis du cadre victimaire, elles l’utilisent, mais ont du mal à s’en détacher pour mettre en avant leurs propres revendications. Dans tous les cas, le cadrage des revendications a des répercussions sur les collectifs, notamment dans un contexte où les associations locales sont incitées à se présenter selon des catégories identitaires.
Les effets des revendications identitaires sur les collectifs
22Les organisations sociales cadrent leurs revendications pour rallier d’autres soutiens et continuer à mobiliser celles et ceux qui le sont déjà. Les divers processus de mise en discours des revendications façonnent et sont façonnés par les identités collectives des organisations [Samouth & Serrano, 2015, p. 8]. Dans une perspective constructiviste et relationnelle des identités, les cadres permettent d’appréhender l’identité de l’organisation ainsi que ses évolutions. En analysant l’identité à travers des pratiques [Avanza & Laferté, 2005], on peut distinguer l’identité ressentie au niveau local qui représenterait les différentes appartenances de celle que se font les différent·es interlocutrices et interlocuteurs des organisations paysannes, c’est-à-dire les manières dont elles sont identifiées par les autres et dont découle leur image sociale. Dès lors, des écarts peuvent apparaître entre le langage employé pour rendre compte de la réalité des paysan·nes et la représentation de la réalité que se font les actrices et acteurs d’elles·eux-mêmes [Charaudeau, 2009]. Les actrices et acteurs locaux sont « à la fois des consommateurs de significations culturelles existantes et des producteurs de nouvelles significations », selon Sidney Tarrow [Tarrow, 1992, p. 189], et la manière de présenter les revendications en interne au niveau local n’est pas toujours la même que celle qui prévaut lors des grandes mobilisations nationales ou lors d’échanges avec des actrices et acteurs internationaux. Les manières de « dire la cause » influent sur les façons dont les paysan·nes sont perçu·es et défini·es. Si ces images sociales véhiculées aux niveaux national et international ont permis de mobiliser, elles entrent parfois en inadéquation avec les systèmes d’appartenance locaux. Ainsi, les cadrages travaillent les collectifs qui tentent de maintenir un groupe uni dans des contextes sociopolitiques difficiles.
23Dans un contexte global de reconnaissance des peuples autochtones et d’émergence des mobilisations indigènes en Amérique latine [Gros & Dumoulin, 2012], les actrices et acteurs mobilisé·es ont mis en avant des revendications tournées vers la reconnaissance des identités [Alvarez et al., 1998]. Celles-ci ont en partie débouché sur des politiques publiques multiculturelles. Après l’année internationale des peuples autochtones du monde en 1993 aux Nations unies, c’est la décennie 1995-2004 qui est consacrée aux peuples autochtones. La création d’un forum permanent à l’ONU sur ces questions puis la déclaration sur les droits des peuples autochtones en 2007 confirment la volonté des Nations unies de donner une visibilité à ces actrices et acteurs. Dans le contexte colombien, la Constitution de 1991 reconnaît le multiculturalisme et des droits spécifiques pour les populations indigènes et afrodescendantes. Après une première étape de recherche consacrée à l’essor du multiculturalisme et aux opportunités que représentent ces nouveaux droits culturels en Amérique latine pour des populations historiquement marginalisées [Van Cott, 2000], d’autres travaux se sont intéressés aux questionnements que suscite la valorisation institutionnelle et juridique de certaines populations [Chaves Chamorro & Zambrano Escobar, 2009]. En effet, le texte constitutionnel conditionne l’accès à la terre à la valorisation de particularismes ethniques, ce qui oblige certains groupes sociaux, notamment les communautés du Pacifique, à se définir en fonction de certaines catégories prédéfinies et exclut d’autres populations rurales, comme les paysan·nes dit·es métis·ses, d’un droit au territoire.
24Depuis les années 1970 et 1980, les mobilisations indigènes se sont réappropriées une forme d’aménagement territorial qui remonte à la colonisation, le resguardo (réserve), pour en faire le cheval de bataille de la reconnaissance territoriale et identitaire des populations indigènes [Gros, 1991]. Elles ont, de cette façon, ajouté des revendications d’ordre culturel et identitaire aux demandes plus classiques de redistribution des terres. À mesure que le mouvement indigène a pris de l’ampleur, le CRIC a valorisé les traditions et particularités indigènes pour obtenir des droits territoriaux et plusieurs organisations indigènes ont joué un rôle clé dans la reconnaissance du multiculturalisme en 1991. Bien qu’il inscrive dans la Constitution des avancées majeures, le multiculturalisme « à la colombienne » n’est pas sans effets sur les demandes à caractère plus universel. En effet, la reconnaissance de spécificités à certains groupes sociaux se fait en partie au détriment de mesures visant à assurer une répartition des terres pour tou·tes [Bocarejo & Restrepo, 2011 ; Chaves, 2011 ; Chaves & Hoyos García, 2021]. Caractérisée de multiculturalisme « ethnique » ou « ethniciste » [Bocarejo & Restrepo, 2011, p. 8], la Constitution colombienne pousse les actrices et acteurs sociaux à valoriser certains « sujets ethniques » autour d’une « indianité » attendue dans son rapport aux traditions, à « l’ancestral » ou encore à la nature, et invisibilise d’autres sujets de droit non ethniques [Chaves, 2011, p. 10], niant d’autres formes de liens particuliers entre des populations et un territoire [Chaves, 2011, p. 16]. Ces dispositions juridiques et conceptions de l’ethnicité ne sont pas « exemptes de conflit, et en certaines occasions de recours à la violence entre ceux qui, il y a quelques décennies, ne percevaient pas ce type de différences dans les termes que positionne et prescrit à présent le “multiculturalisme ethniciste” » [Bocarejo & Restrepo, 2011, p. 10].
25À partir de la décennie 1990, on observe ainsi un double mouvement d’ethnicisation. D’un côté, par mimétisme, les populations « non ethniques » sont amenées à valoriser leurs identités pour obtenir des ressources, des territoires et des droits. D’un autre côté, après une phase de dé-indigénisation forcée, les mouvements indigènes sont contraints, par ces dispositions juridiques, à valoriser certains attributs culturels et à exacerber leur altérité [Bocarejo & Restrepo, 2011 ; Chaves Chamorro & Zambrano Escobar, 2006]. Pour Margarita Chaves, ce processus de (re)ethnicisation des collectifs s’observe au sein de plusieurs groupes sociaux dans différentes régions de Colombie, où la revendication ethnique se confond parfois avec un processus d’indigénisation des populations, voire de racialisation des questions ethniques [Chaves, 2011, p. 12]. Le processus d’ethnicisation des demandes sociales n’est pas sans susciter des conflits entre communautés rurales, indigènes, afrodescendantes et paysannes, et au sein même de ces dernières concernant la définition de leur identité et de leurs causes.
26Malgré l’essor de nouveaux droits, les politiques multiculturelles colombiennes sont allées de pair avec des politiques économiques reproduisant les inégalités historiques et n’ont pas permis une plus grande inclusion sociale de ces populations ni davantage de justice redistributive [Chaves Chamorro & Zambrano Escobar, 2006]. De plus, la majeure partie des territoires octroyés aux minorités ethniques sont des terres difficiles d’accès, occupées par différents acteurs armés, au cœur de conflits entre plusieurs bandes criminelles ou déclarées comme des zones de protection environnementale, où les activités agricoles sont restreintes. Enfin, la Constitution de 1991 acte dans le même temps le renoncement à toute réforme agraire [Peña Huertas et al., 2014] et une perspective redistributive pour les habitant·es ruraux « non ethniques » en reconnaissant l’inviolabilité de la propriété privée.
27Dans ce contexte, les organisations paysannes étudiées tentent d’utiliser ces processus d’ethnicisation des droits à leur profit en valorisant leur attachement au territoire en raison de leur identité particulière, même si les sentiments d’appartenance sont bien plus complexes au niveau local. Les enjeux sont distincts selon les groupes sociaux. La valorisation de l’afrodescendance a permis aux communautés du Jiguamiandó et du Curvaradó d’obtenir des titres collectifs (loi 70 de 1993) et des protections spécifiques de la part de l’État colombien. Les populations du Bas Atrato, reconnues comme afrodescendantes, tentent de valoriser leur authenticité identitaire pour conserver leurs droits territoriaux tout en cherchant à mettre en avant l’importance du métissage local sur lequel certaines communautés se sont (re)construites. « Être afrodescendant·e » et se présenter comme tel·le dans les actions collectives n’est pas sans susciter des conflits internes aux communautés et entre villages. Les organisations paysannes tentent elles aussi de mettre en avant leur identité paysanne spécifique dans un contexte où l’accès à la terre est conditionné à la reconnaissance d’identités particulières. Elles insistent en particulier sur la figure des zones de réserve paysanne comme forme de protection de la culture paysanne colombienne. Les populations paysannes de l’ACVC, considérées comme métisses, car non indigènes et non afrodescendantes, utilisent les mêmes outils que les indigènes et les afrodescendant·es pour insister sur leurs liens avec le territoire (proximité avec la nature, culture locale particulière, manières de vivres en collectif, etc.). Cependant, le cadrage identitaire est difficile à tenir pour une association comme l’ACVC qui s’est construite sur des revendications « de classe » qui rejettent l’affiliation à une identité ethnique et sur une volonté d’union des paysan·nes pour le territoire au niveau national. Dans un contexte global de reconnaissance des identités et de mise en place de politiques multiculturelles néolibérales, l’essor des cadrages identitaires interroge les possibilités d’union entre paysan·nes, indigènes et afrodescendant·es au niveau national.
Afrodescendant·es ou paysan·nes ? Émergence de débats identitaires au sein des communautés du Bas Atrato
28La loi 70 de 1993, qui reconnaît des titres collectifs aux « communautés noires rurales riveraines du Pacifique » et qui ne concerne pas toutes les populations noires de Colombie, représente une opportunité pour ces collectifs de défendre leur territoire et de pouvoir retourner sur leurs terres dans un contexte de violence. Ce cadre juridique devenu cadre d’interprétation des revendications est protecteur, mais a des effets sur les représentations locales, notamment pour des communautés comme celles de Jiguamiandó et Curvaradó qui ne se sont pas mobilisées pour une reconnaissance de l’afrodescendance et ont construit l’appartenance au groupe sur d’autres enjeux. De plus, dans un contexte sécuritaire tendu, l’afrodescendance est instrumentalisée par divers·es actrices et acteurs cherchant à prendre le pouvoir de la représentation légale de ces bassins, organe gardien des décisions d’investissement sur ces territoires.
29Dans un premier temps, ce cadre protecteur pousse les communautés des deux bassins à valoriser leur identité afrodescendante tout comme le cadre victimaire leur avait permis de protéger les zones humanitaires. Elles n’ont cependant pas choisi ce cadre d’interprétation de leur cause et ont dû apprendre la législation sur les titres collectifs ainsi que les critères déterminants l’afrodescendance. Les communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó n’ont pas fait partie des processus de mobilisations des populations noires, raizal ou palenqueros que l’on retrouve dans le Pacifique colombien [Wabgou et al., 2012]. Elles n’ont pas participé aux discussions qui ont mené à la Constitution de 1991 et aux premières revendications ethniques en 1993 autour de la loi 70. En effet, les mobilisations ethniques pour la reconnaissance de l’identité noire sont d’abord portées par des groupes politisés et des intellectuels d’origine urbaine qui exigent le respect de leurs droits civiques face au dénuement et à la discrimination des populations noires des quartiers pauvres des villes du Pacifique. Les mouvements noirs sont plus importants dans le sud du Pacifique, notamment dans le département du Cauca, et sont le fait de militant·es politiques, de travailleuses et travailleurs et d’habitant·es urbain·es qui revendiquent le droit d’être intégré·es pleinement à la nation colombienne, ce qui sous-entend un accès plus égalitaire à l’éducation, à la santé et à la terre [Agier & Hoffmann, 1999]. Dans le Bas Atrato, la mobilisation en termes ethniques est plus tardive. Il faut attendre 1995, date à laquelle le décret est promulgué, pour que les populations des bassins de Jiguamiandó et de Curvaradó s’intéressent au mécanisme de titres collectifs. Certaines communautés en font la demande, mais d’autres pas. Le processus d’identification est long. Il suppose de compiler les histoires de peuplement, de faire un inventaire des titres de propriété et de tous les documents administratifs en possession des habitant·es. Ce n’est qu’entre 1997 et 2000 que les communautés du Bas Atrato obtiennent les titres collectifs, période à laquelle elles sont forcées de fuir en raison des violences militaires et paramilitaires. Interrogés à ce sujet, les membres de l’ONG CIJYP, qui ont vécu ces processus de reconnaissance territoriale aux côtés des habitant·es, expliquent qu’il a été très difficile de définir les territoires collectifs. Il fallait, dans un contexte de violence, relever les coordonnées topographiques des terrains qui n’apparaissaient sur aucune carte et aller dans les montagnes pour récolter les coordonnées GPS ou en pleine jungle pour identifier les « frontières » de ces titres collectifs avec l’aide des membres des communautés des bassins et des communautés indigènes voisines qui avaient fait des demandes de reconnaissance de leurs resguardos. Lorsque les communautés sont retournées sur leurs terres au début des années 2000, il a ensuite fallu retrouver les personnes qui étaient présentes lors de la titularisation. En raison des violences et de l’occupation territoriale par différents groupes armés, aucun fonctionnaire n’est venu mesurer et vérifier les limites de ces titres collectifs. Par conséquent, les membres de l’ONG confient que les coordonnées GPS retenues ne correspondent pas toujours à la réalité du terrain (ce qui est le cas pour plusieurs zones rurales colombiennes). Ceci implique de futurs conflits pour la délimitation des terrains dans une zone où la restitution des terres est extrêmement complexe. Carlos Agudelo observe le même processus concernant la région du Guapi dans le Pacifique central-sud et souligne que l’arrivée de ressources économiques importantes pour des organisations sans expérience en la matière et dans un contexte de précarité comme celui de la région du Chocó a généré plusieurs conflits, notamment parce que certaines organisations ont cherché à centraliser le processus et à restreindre la participation d’autres actrices et acteurs [Agudelo, 2005]. Les habitant·es se sont petit à petit formé·es aux exigences de la loi 70 de 1993 sur les titres collectifs. Mais le cadre juridique qui définit l’afrodescendance et induit un lien entre afrodescendance et territoire collectif n’est pas évident pour tou·tes. La culture et l’identité noires ne sont pas des enjeux de revendication pour les communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó qui n’investissent pas dans ce cadre identitaire à leur retour sur leurs terres. Ce n’est que progressivement, en apprenant les mécanismes juridiques dans des ateliers organisés par des ONG et l’Église, qu’elles perçoivent alors les territoires collectifs et l’afrodescendance comme un rempart pour protéger le territoire.
30Ce cadre les pousse à réaffirmer leur attachement à une identité ou une culture, bien que celle-ci soit beaucoup plus sujette à accommodements en interne [Avanza & Laferté, 2005]. À la différence des mobilisations indigènes qui ont participé à l’élaboration de la loi, c’est la loi qui fait exister l’afrodescendance comme une identité [Hoffmann, 2004 ; Corredor, 2015]. Les principaux référents culturels dont se revendiquent aujourd’hui les afrodescendant·es ont été « produits » au cours des années 1940 par des chercheuses et chercheurs qui ont contribué à forger des images fortes qu’Odile Hoffmann énumère : « communautés rurales dispersées, capacités d’adaptation à des environnements écologiques et socioéconomiques adverses, organisation sociale fondée sur les rapports de parenté, pratiques productives traditionnelles, traits culturels spécifiques » (danses, musique et gestuelle) [Hoffmann, 2000, p. 38]. Le débat académique et politique colombien portant sur l’ethnicité s’est déroulé dans une invisibilité historique de la population noire en Colombie13, invisibilité renforcée par une focalisation sur les populations indigènes. Les critères établis par les anthropologues ont par la suite influencé la mise en place d’un cadre législatif calqué sur le modèle indigène, notamment en ce qui concerne les normes collectives d’usage des terres. Les législateurs de la loi 70 ont assimilé l’absence partielle de titres de propriété individuels « à l’existence de normes collectives d’usage. De “collectives” on est passé à “communautaires”, la dérive impliquant logiquement l’existence d’instances sociales plus ou moins formalisées chargées de faire respecter ces normes : les Conseils communautaires faisaient naturellement leur apparition dans le discours » [Hoffmann, 2001, p.10]. La Constitution de 1991 rend rapidement « visible » cette population afrodescendante14 avec les premières statistiques d’auto-identification ethnique en 199315. Or, même le DANE (Département administratif national des statistiques) note, dans la conclusion d’un recensement, toute la difficulté à identifier la population noire [DANE, 2000, p. 1916] :
« Il y a eu un biais [dans les premières statistiques] vis-à-vis des indigènes, influencé par les changements constitutionnels et sociopolitiques récents, lesquels ont mis l’accent sur le besoin de reconnaissance. […] La façon dont la première question a été formulée et codifiée n’a pas permis de faire la différence entre les noirs et les indigènes. De nombreux noirs ne se considèrent pas comme un groupe ethnique. »
31Ce n’est que plus récemment que la diversité des sociétés afrodescendantes du Pacifique est étudiée [Losonczy, 1997]. Mais « la flexibilité des pratiques est ainsi gommée au profit d’une construction intellectuelle cohérente et proche des schémas d’organisation sociale déjà connus, plus facile à faire passer auprès du public et des décideurs » [Hoffmann, 2000, p. 37]. Dès lors, l’enjeu de la loi 70 est de faire concorder territoire et identité. Pourtant, les communautés afrodescendantes de Curvaradó et Jiguamiandó se sont construites à partir de multiples processus de métissages [Restrepo, 2008]. À l’arrivée des métis·ses que les noir·es appellent les chilapos/chilapas [Corredor, 2014], les habitant·es du Chocó (les chocoanos/chocoanas17) les ont accueilli·es, et de nombreux mariages ont mené à une intégration des chilapos/chilapas au sein des communautés noires du Chocó. Elles et ils partagent des habitudes alimentaires, des musiques et des danses, et ont aussi intégré les manières de vivre des chocoanos/chocoanas comme l’explique ce leader :
« Par le biais de la loi 70, nous nous sommes organisés en conseils communautaires avec pour objectif d’avoir le titre collectif pour le territoire pour que cela rentre dans le cadre de la loi 70. La loi 70 aujourd’hui et jusqu’à maintenant protège les terres des communautés noires du fleuve Curvaradó, et nous, nous faisons partie de ces communautés noires du fleuve Curvaradó. Pourquoi ? Parce que justement quand nous sommes arrivés, en 1975, d’autres dans les années 1980, nous avons été reçus par les communautés noires et acceptés par les communautés noires, et nous avons accepté les normes, la culture, tout. Nous avons partagé tout ce que la communauté faisait ici. Nous sommes devenus des membres de la communauté noire18. »
32Il existe une tension entre les critères « officiels » de l’afrodescendance retenus par la loi 70 et les critères locaux qui définissent l’appartenance à l’afrodescendance [Corredor, 2014]. L’afrodescendance telle que définie par les habitant·es de ces deux bassins est plutôt basée sur un processus de métissage « par le bas » [Chaves Chamorro & Zambrano Escobar, 2006]19. L’identité locale afrodescendante dans les bassins de Curvaradó et Jiguamiandó est le produit d’un processus d’échange et d’acceptation de normes et de pratiques culturelles locales partagées par différents individus. Les zones humanitaires et les zones de biodiversité correspondent davantage au cadre de revendication du territoire collectif qu’à l’identité afrodescendante qui s’y rapporte légalement. La dimension collective et l’appartenance au territoire se traduisent par une envie de partager un projet et un futur, plutôt que par l’attachement à des traits identitaires, par ailleurs très peu définis.
33Le cadrage identitaire des luttes réduit les organisations à ce qu’elles sont (leur identité) au détriment de ce qu’elles disent (leurs revendications territoriales), puisque pour qu’un groupe social soit protégé et prioritaire pour la restitution des terres, il doit être labellisé. Ces dynamiques s’apparentent à des mises en patrimoine20 du territoire, où la reconnaissance d’une identité ou d’une culture particulière donne accès à une protection. Ces formes de patrimonialisation contribuent à figer les identités des habitant·es de ces territoires qui, pour conserver leurs droits, doivent rester « authentiques ». Cette authenticité passe parfois par une assimilation de l’ethnicité à la protection de la biodiversité qui est considérée comme une responsabilité des habitant·es de ces territoires [Ojeda, 2012 ; Revet, 2020]. Ainsi, les revendications sociales et économiques des groupes sociaux sont délaissées au profit de ce qu’elles et ils représentent en termes de patrimoine national historique à préserver.
34Enfin, le processus de représentation légale, qui définit les représentant·es des communautés qui disposent d’un pouvoir de contrôle sur la gestion du territoire collectif, est au cœur de rapports de pouvoir. Le bassin du Jiguamiandó a obtenu son titre collectif et une représentation légale, mais ce processus est fortement instrumentalisé dans le bassin du Curvaradó, où des habitant·es ayant des liens avec les grandes entreprises installées sur le territoire ont évincé les leadeuses et leaders, considéré·es comme métis·ses, candidat·es à la représentation légale (voir chapitre 1). La Cour constitutionnelle colombienne, via le décret 299 et à la suite de la décision du 18 mai de la CIDH, a mis en place une procédure de restitution des terres spécifiques pour ces deux bassins et a établi une définition de l’afrodescendance sur la base de critères établis par des anthropologues et des juristes sollicité·es par l’État colombien. Au moment de leur visite, ces dernier·ères ont été très critiqué·es par les populations du Curvaradó et du Jiguamiandó qui s’opposent par principe au fait que des personnalités extérieures à la communauté viennent définir leurs droits sur le territoire. Étant donné le métissage complexe de la zone et les différentes perceptions de ces identifications selon les individus (au vu de leur passé, de leur tradition, de leurs liens d’appartenance à la communauté), cette procédure n’est pas dénuée de risques. Au nom de la protection des communautés légitimes, ces processus donnent lieu à une surenchère des critères et des spécificités pour définir l’afrodescendance. Sollicitée pour repréciser ces critères, la Cour constitutionnelle a d’ailleurs invité les actrices et acteurs à « interpréter » ces derniers. Le caractère métissé de l’identité afrodescendante locale (entre chilapos/chilapas et noir·es, mais aussi entre chilapos/chilapas, noir·es et indigènes) est plus difficile à valoriser parce qu’il induit des frontières floues que la loi, puis la procédure de restitution des terres, ne permettent pas. Face à l’accusation portée contre les communautés du Curvaradó de ne pas être afrodescendantes, celles-ci tentent de revendiquer une conception plus large de l’identité afrodescendante.
35L’usage d’un cadre parfois imposé, négocié ou réinterprété, suscite des questionnements quant à l’identité interne de l’organisation. Les communautés afrodescendantes ont saisi les opportunités pour réaffirmer leurs revendications territoriales en insistant sur leur identité. Cependant, le cadrage identitaire, imposé par les dispositions juridiques, comporte de nombreux risques pour des communautés qui ne se sont pas construites autour de ces critères.
El campesinado, identité ou sujet politique ?
36La Constitution colombienne saluée pour sa reconnaissance du multiculturalisme acte dans le même temps l’impossibilité d’une réforme agraire et exclut les paysan·nes des droits spécifiques d’accès au territoire [Peña Huertas et al., 2014]. La majorité des habitant·es de la ruralité, les populations paysannes non indigènes et non afrodescendantes sont exclues des droits territoriaux au motif qu’elles ne disposent pas de caractères ethniques particuliers. Selon l’anthropologue Margarita Chaves, les politiques multiculturelles ont « instauré de nouvelles frontières physiques et symboliques entre groupes régionaux de population, [ce qui tend] à favoriser les habitants identifiés par une territorialité et une appartenance à des catégories ethno-raciales différentielles et à porter préjudice aux paysans non indigènes et non noirs, qui fuient le contrôle paramilitaire et qui n’ont aucune protection territoriale » [Chaves, 2011, p. 17]. En conséquence, les organisations paysannes tentent de valoriser une identité paysanne pour protéger leurs territoires et leurs modes de vie.
37La valorisation d’une identité paysanne n’est pas totalement nouvelle pour les organisations rurales, mais la défense d’une culture particulière a historiquement été reliée à des revendications d’ordre socioéconomiques. Dans les années 1990, les mobilisations paysannes organisées dans les zones rurales marginalisées du pays, comme les plaines à l’ouest des Andes ou le département du Tolima au sud de Bogota, avaient déjà mis l’accent sur la préservation des identités et des cultures rurales. Les mobilisations des cocaleros/cocaleras (producteurs et productrices de la feuille de coca) de 1996 insistaient sur leur identité paysanne en valorisant revendications socioéconomiques et enjeux de reconnaissance politique des populations rurales. Par la suite, dans le contexte d’ethnicisation des droits, les collectifs paysans sont poussés à valoriser leur identité pour être protégés, bien qu’ils tentent d’articuler celle-ci à leurs revendications plus classiques en termes de droits socioéconomiques. Les revendications territoriales qui émergent dans les années 2000 formulent une critique du modèle agricole colombien qui appauvrit les populations rurales et transforment les paysan·nes en ouvrier·ères agricoles. En effet, les organisations paysannes considèrent que leur identité paysanne est menacée par le déplacement des populations et par la réduction des terres agricoles pour la production vivrière en raison d’un manque d’accès à la propriété et d’une réduction des opportunités économiques dans les campagnes. Elles cherchent à défendre leur territoire via la promotion de leur mode de vie et de leur culture, et exigent de l’État de participer aux décisions qui affectent leurs territoires. Les paysan·nes s’appuient ainsi sur le registre du particulier, sur une identité, pour accéder à une revendication de portée plus générale : la citoyenneté. Mais ce cadrage plus identitaire rompt avec une longue tradition politique de certaines organisations paysannes colombiennes, ce qui n’est pas sans susciter des conflits et des tensions au sein des collectifs.
38L’ACVC considère le paysannat, el campesinado, comme une classe opprimée par des intérêts économiques défendus par l’État et la grande bourgeoisie colombienne. L’association tente progressivement d’articuler cet héritage marxiste avec la prise en compte des identités. Par exemple, l’ACVC tente une fusion entre le respect du multiculturalisme et une volonté de maintenir une certaine culture de classe qui permet de rallier plusieurs secteurs « opprimés ». Elle continue de valoriser le travail de la terre tout en mettant en valeur des savoir-faire paysans et des manières de vivre constitutifs d’une culture « traditionnelle » (valorisation de récits et coutumes dits « traditionnels »). Comme ailleurs, les leadeuses et leaders colombien·nes se sont approprié les cadres de mobilisation des indigènes et des afrodescendant·es et insistent à leur tour sur les capacités des paysan·nes à préserver l’environnement.
39Cette demande de reconnaissance s’est exprimée au niveau national par le rejet, de la part de plusieurs secteurs paysans, du troisième recensement agricole national organisé par le gouvernement colombien en 2014. Cet exercice statistique, qui a pour but d’évaluer la situation sociale et économique dans les campagnes, n’avait pas été réalisé depuis quarante-quatre ans dans le pays. Le recensement n’utilise pas la catégorie de « paysan » et parle de « producteurs agricoles », ce qui est perçu par les associations paysannes comme une négation du paysannat en tant que « sujet politique » qui disposerait des droits spécifiques, au même titre que les indigènes et les afrodescendant·es. Pour l’ACVC, le recensement du gouvernement n’est pas considéré comme une méthode pour connaître les besoins réels des paysan·nes, c’est une façon de rendre légitime sa politique de développement en réduisant la paysanne et le paysan à leur rôle de producteur·rice niant leur attachement territorial. Au-delà d’un débat de vocabulaire autour des termes « paysan·ne » ou « producteur·rice agricole », l’enjeu de l’opposition est le besoin de reconnaissance d’une territorialité paysanne, à l’image des territoires collectifs et des réserves indigènes. Les zones de réserve paysanne (ZRC) pourraient exercer cette fonction de valorisation et de protection des petites économies paysannes et d’une culture spécifique des paysan·nes. Même si la figure juridique des ZRC n’est pas prévue pour des droits collectifs de propriété, beaucoup de paysan·nes y voient le seul chemin légal vers l’obtention d’une protection similaire à celle des communautés indigènes et afrodescendantes. Issue d’une disposition légale introduite dans la loi 160 de 1994, les zones de réserve paysanne ont au départ été conçues pour réguler les terres domaniales (les Baldíos de la Nación) et limiter l’expansion de la frontière agraire. Les législateurs de 1996 comprennent qu’il est important d’éviter les formes de colonisations autonomes des terres. À cela, ils ajoutent d’autres objectifs, comme celui d’encourager la création d’entreprises rurales perçue comme une manière de sortir les paysan·nes de la pauvreté et de leur permettre de créer des alliances avec des grands propriétaires terriens et les entreprises agro-industrielles qui leur faciliteraient l’accès aux marchés. Plusieurs actrices et acteurs s’opposent sur les objectifs des ZRC. Pour les propriétaires terriens, c’est une manière de limiter l’expansion anarchique des terres agricoles, tandis que pour les organisations paysannes, c’est une voie légale pour favoriser la redistribution de la terre [Mondragón, 2002]. Le décret de 1996 précise la portée des ZRC : elles doivent être mises en place dans des zones de conflit et ont un objectif de paix, de préservation et de développement des économies paysannes [Décret 1777 de 1996, art 1]. Les organisations paysannes vont se saisir de ce décret comme une opportunité pour constituer des territoires davantage protégés et reconnus. Les premières ZRC sont d’ailleurs constituées dans des zones rurales marginalisées comme l’Amazonie (zone du Pato Balsillas) ou dans les Andes (comme celle de Cabrera, une zone historique de luttes paysannes). Celle de l’ACVC est constituée en 1996 et l’association s’investit par la suite dans la création de l’association paysanne des zones de réserve paysanne (ANZORC) qui fait la promotion de ce modèle d’aménagement territorial [Méndez Blanco, 2013]. Grâce à cette forme juridique, les associations font la promotion de cultures locales spécifiques et mettent en avant l’importance de préserver l’identité paysanne.
40Le développement d’un lexique identitaire par l’ACVC comme par les communautés afrodescendantes a pour objectif de sécuriser le territoire. À partir de ces particularités locales, les organisations cherchent à relier leurs lieux de vie au reste de la Nation. Pour Teodora Hurtado et Fernando Urrea, « la réinvention du territoire, associé à un nouveau statut sociopolitique, constitue le pilier de l’exercice de mobilisation et la méthode à travers laquelle cette population, dans ses conditions d’exclusion économique et de marginalité sociale, prétend accéder à la citoyenneté » [Hurtado & Urrea, 2004, p. 361]. Mais parce qu’ils incitent à mettre en avant des identités et des particularismes régionaux, ces nouveaux cadrages des luttes interrogent les alliances possibles au niveau national entre plusieurs secteurs ruraux.
L’union des causes paysannes est-elle possible au-delà des particularismes identitaires ?
41Qu’elles et ils se définissent comme paysan·nes métis·ses, indigènes ou afrodescendant·es, les habitant·es des campagnes font un usage politique de leurs identités [Bayart, 1996] dans un contexte de pression foncière importante. Les logiques particularistes des luttes peuvent cependant aller à l’encontre des tentatives d’union des paysan·nes au niveau national [Chaves, 2011] en tant qu’habitant·es des zones rurales partageant des revendications territoriales similaires. Plusieurs tentatives d’alliances tentent d’être maintenues, mais les conflits territoriaux entre groupes ethniques sont nombreux.
42Les logiques de parcellisations identitaires induites par les politiques agraires créent des conflits au niveau local entre différentes communautés. C’est notamment le cas dans le département du Cauca où les demandes d’extension des réserves indigènes se heurtent aux revendications des paysan·nes installé·es sur des terres limitrophes. La reconnaissance du multiculturalisme intervient dans ce département dans un contexte de pauvreté et d’exclusion sociale qui exacerbe les tensions autour des espaces de représentation et de l’accès à ces droits différenciés. Selon Carlos Duarte, ce n’est pas l’autonomie territoriale et les droits des populations indigènes et afrodescendantes en tant que tels qui créent les conflits interethniques, mais la structure de la répartition de la terre [Duarte, 2015]. Par exemple, les terres les plus riches ont été consacrées au développement de monocultures dans des latifundios, alors que les minifundios rassemblent l’essentiel des paysan·nes, indigènes et afrodescendant·es, et sont des terres moins productives21.
43Au niveau national, plusieurs tentatives d’union ont été mises en place pour tenter de dépasser ces clivages territoriaux locaux qui ne permettent pas de mener des actions collectives de grande ampleur. La création de plateformes de rassemblement qui ont été au cœur du mouvement social colombien en 2013-2014, tels que la Marche patriotique, le Congrès des peuples ou le Sommet national agraire réunissant toute la diversité du monde rural — que je détaillerai dans le prochain chapitre consacré à l’action collective nationale — vont dans ce sens. Cependant, au niveau local, chaque organisation tente de défendre son espace de vie et de production en exacerbant les différences identitaires. Les organisations paysannes étudiées continuent par exemple de revendiquer une protection spécifique (zones de réserve paysanne/titres collectifs), tout en dénonçant une économie agricole et des choix politiques qui les excluent de leur territoire. Tout l’enjeu est de parvenir à repolitiser les questions agraires et de développement et de dépolitiser l’identité. Des tentatives locales d’alliances ont par exemple eu lieu lors de la « rencontre interethnique » organisée par CONPAZ (« Communautés qui construisent la paix dans les territoires »). Cette organisation réunit 113 organisations locales de tout le pays, dont les communautés afrodescendantes du Bas Atrato, et est accompagnée par l’ONG CIJYP22 qui, grâce à ses liens avec divers collectifs locaux, permet de rassembler. En octobre 2014, plusieurs organisations locales indigènes, afrodescendantes et métisses se sont réunies dans un village du bassin de Jiguamiandó pour mettre en commun leurs expériences de mobilisation et pour réaffirmer les initiatives de paix qui se construisent dans les différentes régions. L’objectif des organisatrices et organisateurs était aussi de favoriser les échanges entre leadeuses et leaders de différentes communautés pour apaiser les conflits locaux et mettre en commun un agenda national. Des ateliers de réflexions sur la politique agricole et environnementale ont été organisés d’abord entre groupes d’« appartenance ethnique », puis en groupes « mélangés ». Lors des échanges, les communautés indigènes et afrodescendantes ont mis l’accent sur les divers obstacles à la consultation préalable23 pour les projets d’exploitation des ressources sur leurs territoires, et les paysan·nes métis·ses leur ont rappelé qu’elles et ils ne disposent pas de la possibilité d’objection culturelle. Les communautés indigènes et afrodescendantes ont pu partager avec les paysan·nes métis·ses d’autres stratégies d’action collective pour s’opposer aux projets prévus sur leurs territoires, et les paysan·nes se sont rendu compte des limites de la reconnaissance identitaire pour la protection du territoire. Après plusieurs débats, l’organisation de CONPAZ conclut qu’il est nécessaire de repolitiser le débat pour éviter « la division entre les peuples » et de mettre en place des mécanismes de « résistances territoriales ». Lors d’un échange devant l’ensemble des participant·es, l’un des leaders de CONPAZ s’exprime ainsi :
« Ils veulent nous diviser en donnant un nom différent à chaque communauté. Ici, il n’y a pas d’indigène, de paysan, de métis ou de noir, mais le peuple colombien. Ce sont les mêmes paysans qui travaillent dans ces entreprises qui nous déplacent24. »
44Par le biais de ce type d’événements, plusieurs intermédiaires, comme des ONG colombiennes ou des associations nationales comme ANZORC, tentent de fédérer le monde rural colombien derrière des revendications territoriales communes en insistant sur les causes structurelles de la marginalisation et de la pauvreté des habitant·es des campagnes colombiennes. L’identité apparaît alors comme un outil à double tranchant, qui permet d’avoir accès à des droits territoriaux spécifiques, mais qui suscite des conflits entre groupes sociaux et ethniques ainsi qu’au sein même des communautés. La reconnaissance du multiculturalisme et la visibilité internationale poussent les associations paysannes à valoriser une identité paysanne ou afrodescendante particulière tout en maintenant des revendications politiques et socioéconomiques. Mais lorsque l’identité devient le seul cadre protecteur, les alliances nationales autour d’un cadrage d’injustice sont plus difficiles à construire et émaillées par les conflits locaux.
*
45Ce chapitre s’est intéressé aux évolutions des revendications paysannes depuis les années 1990 à travers une étude des cadrages de leurs causes. Les organisations paysannes portent leurs revendications à différents niveaux, transforment et retranscrivent celles-ci au gré des contextes, des interlocutrices et des interlocuteurs. La mise en mot des doléances est un enjeu central pour les collectifs qui cherchent à saisir les opportunités discursives pour rendre compte de leurs causes tout en maintenant une cohérence interne. Ces processus multiples de cadrage ont des effets en retour sur les collectifs notamment dans un contexte d’émergence des revendications identitaires et des catégories de droits pour une certaine partie des habitant·es des campagnes.
46Les communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó sont poussées à valoriser leur afrodescendance pour obtenir des droits sur leurs territoires, alors même que les sentiments d’appartenance à l’afrodescendance sont plus complexes que ne le suggèrent les catégories juridiques. Elles craignent de se perdre dans ces débats identitaires qui ne leur permettent pas de valoriser leurs revendications politiques et socioéconomiques. Les paysan·nes de l’ACVC tentent également de valoriser la culture paysanne, l’identité campesina, qu’il faudrait préserver pour protéger le territoire. C’est un réel défi pour une organisation qui s’est construite comme représentante d’une classe paysanne opprimée.
47À l’échelle nationale, plusieurs conflits dits « interethniques » sont apparus depuis 1991 autour des frontières territoriales entre réserves indigènes, ZRC et territoires afrodescendants. Ce sont des terres situées dans des régions en conflit, en recrudescence de violence et où les populations rurales, qu’elles s’identifient comme paysannes, afrodescendantes ou indigènes, sont en situation de pauvreté. La reconnaissance du multiculturalisme a certes permis l’octroi de droits à des populations historiquement marginalisées, mais elle entraîne des mises en patrimoine des identités et des terres, qui poussent les collectifs dans la course aux particularismes et les dépossèdent de leurs revendications en tant que citoyen·nes. Pour de nombreuses organisations paysannes, le risque de l’essor des particularismes identitaires est aussi de mettre à mal les tentatives d’alliances nationales, transsectorielles, transrégionales et transidentitaires.
Notes de bas de page
1 Les violentologues désignent un groupe d’intellectuels des années 1980 qui a travaillé très longuement sur l’étude de la violence colombienne. Parmi eux, on peut nommer Gonzalo Sánchez, Carlos Eduardo Jaramillo, Alvaro Camacho et Eduardo Pizarro Léon-Gomez. Ils ont rédigé, pour le président Vigilio Barco (1986-1990), le rapport de la Commission d’études sur la violence composé d’analyses et de recommandations qui ont été très peu suivies. Ils ont notamment mis en avant la typologie suivante : violence organisée et négociable/violence non organisée et non négociable. Aujourd’hui, ils reconnaissent que leurs analyses étaient trop focalisées sur les causes objectives de la violence oubliant les approches plus subjectives du phénomène.
2 Il défend cette idée à la fin des années 1990. Dans un autre article plus récent, il insiste sur le brouillage de la dichotomie ami/ennemi dans l’explication de la violence colombienne [Pécaut, 2012].
3 Retranscription à partir des notes du journal de terrain, 16 octobre 2014, communauté de La Madre (bassin de La Larga Tumarado), Chocó.
4 Retranscription à partir des notes du journal de terrain, 30 octobre 2014, communauté de La Madre (bassin de La Larga Tumarado), Chocó.
5 Une partie de ce chapitre a été publié sous une autre forme dans Allain [2019b].
6 La résolution 267 de 2014 crée le programme Agriculture familiale considérant que celle-ci concerne les familles dont 75 % des revenus proviennent des activités agricoles et dont la main d’œuvre est presque exclusivement familiale.
7 J’ai été invitée à ce séminaire par l’organisation paysanne d’Inzá-Tierradentro (ACIT). L’ACIT reçoit les délégations de paysan·nes de tout le pays, des zones de réserve paysannes constituées et en cours de constitution, ainsi que des membres de l’INCODER, de l’ANZORC et de la FAO. Ce séminaire d’une semaine est ponctué par des ateliers divers, des conférences et des rencontres avec les paysan·nes de la région. Observations participantes, Inzá, Cauca, octobre 2013.
8 Entretien avec un membre du bassin de Jiguamiandó, novembre 2013, zone humanitaire de Camélias (Curvaradó).
9 En espagnol, « hablarles campesino ». Observation participante, Cimitarra, octobre 2014.
10 Observation participante, juillet 2014, Remedios.
11 Une partie du territoire de la zone de réserve paysanne ne peut pas être octroyée sous forme de titres de propriété pour les paysan·nes, car c’est une zone protégée de forêt, selon la loi no 2 de 1959 qui définit des « zones de forêts » sur le territoire national. Officiellement, ce territoire est considéré comme « vide » de population et l’exploitation du bois y est interdite.
12 Observation participante, août 2014, Cantagallo.
13 Les pionnier·ères des études afrocolombiennes, Nina de Friedemann et Jaime Arocha, mettent en avant l’absence de la question noire dans les sphères juridique, politique et jusque dans la production statistique [De Friedemann, 1984].
14 Le qualificatif retenu est celui d’ « afrodescendant », mais on trouve d’autres termes mobilisés à la fois par les scientifiques et par les organisations comme populations noires, communautés noires, afrocolombiens, etc.
15 La question posée est alors la suivante : « Appartenez-vous à une ethnie, groupe indigène ou communauté noire ? 1. Oui. Laquelle ? 2. Non », Formulaire Censal 1, DANE [1993]. Le même recensement contient un formulaire particulier pour les indigènes en zone rurale, considérant que la caractéristique ethnique ne s’applique qu’aux indigènes dans les zones rurales. En Colombie, ce n’est que dans les années 1950, avec la naissance de l’anthropologie nationale, que des recensements de la population indigène sont réalisés.
16 Voir aussi Barbary & Urrea [2004]
17 En Colombie, le terme « métis·se » fait référence au métissage entre « blanc » et « indigène », et le terme « mulâtre » désigne alors le métissage entre « noir » et « blanc », « noir » et « métis », « noir » et « indigène ». Ces classifications arbitraires connaissent des variantes régionales, les chilapos/chilapas seraient des personnes avec un parent métis et autre noir, et les chocoanos/chocoanas seraient des personnes noires originaires du Chocó.
18 Entretien avec un leader du Curvaradó, novembre 2013.
19 À l’inverse d’un processus de métissage imposé « par le haut », utilisé par les gouvernements colombiens pour valoriser la nación mestiza, assimilée à une période de blanchiment et de dé-indigénisation de la nation colombienne [Chaves Chamorro & Zambrano Escobar, 2006].
20 Les approches critiques du patrimoine mettent notamment en avant l’importance d’un modèle de patrimoine conçu dans les pays occidentaux et basé sur une certaine forme de préservation. Or derrière cette prétendue universalité, il existe une grande diversité de pratiques locales de patrimoine [Bondaz et al., 2014, p. 11 ; Bondaz et al., 2012].
21 Sur les conflits territoriaux dans le Cauca, voir aussi Rincón Garcia [2009].
22 Cette organisation rassemble une grande partie des processus locaux d’organisation collective que l’ONG accompagne juridiquement et physiquement. L’ONG pousse à aborder les questions de coopération interethniques.
23 Le mécanisme de consultation préalable qui oblige à consulter les populations pour tout projet affectant leurs territoires est très rarement appliqué en Colombie. En effet, la consultation se résume souvent à une question sur la réalisation ou non du projet, et s’accompagne régulièrement de menaces visant à faire pression pour que les communautés acceptent le projet. Le pouvoir de décision des communautés est extrêmement réduit, puisqu’elles ne peuvent décider ni des projets, ni de la manière dont l’entreprise ou l’État pourrait inclure la communauté, ni des conditions environnementales de ces derniers. Selon plusieurs associations, ces consultations se résument à un acte administratif de légitimation des entreprises sur leurs territoires.
24 Propos tenus par un leader de CONPAZ en octobre 2014. Observation participante, transcription du journal de terrain.
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