Chapitre iv. (Se) former : savoirs paysans et savoirs experts
p. 193-237
Texte intégral
1Pour poursuivre leurs luttes et s’adapter aux différentes échelles de revendication, les paysan·nes ont fait le constat suivant : elles et ils ont besoin d’être mieux formé·es pour interagir avec d’autres interlocutrices et interlocuteurs comme pour revendiquer leur attachement au territoire. Elles et ils connaissent les carences en éducation dans leurs villages et n’ont cessé de demander un meilleur investissement social dans leurs régions. Ces dernier·ères ont aussi appris, au gré de leur internationalisation, à formuler différemment leurs revendications, à interagir avec différents types d’actrices et d’acteurs, et à travailler avec d’autres formes d’expertise. Ce chapitre porte sur la place des différents savoirs, expert et militant, au sein des deux organisations paysannes étudiées, sur les stratégies de formation mises en œuvre par les collectifs ainsi que sur leurs manières d’incorporer des savoirs experts et de relégitimer des savoirs locaux. La lutte pour le territoire étant également une lutte contre la domination et l’imposition de normes, les paysan·nes cherchent à rester elles·eux-mêmes tout en intégrant des manières de faire des divers·es expert·es pour défendre leurs visions du monde.
2J’appelle alternativement savoir expert, technicien ou savant les savoirs professionnels importés qui constituent soit une profession (avocat·e, agronome, vétérinaire), soit une compétence (en gestion, en communication, etc.), et savoir militant, local ou paysan les compétences des membres de la base sociale, liées aux métiers de la terre, au vécu des habitant·es et à leur connaissance de leur région. Le rôle des savoirs experts et militants dans les mobilisations a été abondamment étudié par la littérature sur le militantisme écologiste et sur les mouvements sociaux dénonçant les scandales sanitaires [Ollitrault,1996, 2001 ; Garcia, 2005 ; Calvez, 2009 ; Lefranc & Mathieu, 2009] qui insiste sur la manière dont des collectifs deviennent experts pour défendre leur cause. L’intégration de l’expertise interroge en retour le sens du militantisme local et l’identité des actrices et acteurs mobilisé·es. Des intermédiaires jouent un rôle dans cette interface, en articulant deux types de savoirs, militant et savant. Plusieurs mouvements sociaux locaux se sont engagés, au début du xxie siècle, dans un processus de production de connaissance pour rendre compte de leur réalité, écrire leur propre histoire et pour se former. Ces « grassroots intelectuals » [Edelman, 2009], ces « intellectuel·les paysan·nes » sont présent·es dans les organisations paysannes colombiennes, parmi les leadeuses et leaders de l’ACVC et les jeunes leadeuses et leaders des communautés afrodescendantes de Jiguamiandó et de Curvaradó. Ces processus rendent compte d’une nouvelle manière de percevoir les savoirs paysans et de les revaloriser, ainsi que des formes d’appropriation particulière des savoirs experts par les organisations sociales, ce qui invite à réfléchir aux capacités d’adaptation et de changement des organisations paysannes. L’organisation, en tant que processus qui organise l’action (la structure organisationnelle) et entité résultat de cette action (une association de personnes aux diverses trajectoires — identité du groupe), reflète les possibles tensions propres à l’action collective. L’expertise acquise par les militant·es — à travers l’autoformation — ou importée par les organisations sociales — l’incorporation de professionnel·les en leur sein — leur a permis d’avoir accès à de nouveaux espaces de revendication nationaux et internationaux et de renforcer les compétences internes [Siméant, 2002].
3Ces évolutions organisationnelles entraînent cependant un nouveau fonctionnement, de nouvelles légitimités et de nouvelles hiérarchies et rapports de pouvoir au sein d’un collectif. Des déséquilibres peuvent apparaître lorsque l’expertise perçue comme un savoir dominateur et déconnecté de la réalité stigmatise les actrices et acteurs locaux ou lorsque ce savoir éloigne les militant·es de base qui ne le maîtriseraient pas. Des conflits peuvent également voir le jour au sein des collectifs lorsque ces derniers évoluent : arrivée d’une nouvelle génération, de femmes aux postes à responsabilité, de membres moins politisés ou encore lors de l’arrivée d’une nouvelle classe sociale dans un espace militant [Péchu, 2006]. Les deux organisations paysannes n’envisagent pas le changement et l’articulation entre les savoirs de la même manière en raison de leur histoire, de la composition des collectifs et de la genèse des structures organisationnelles. « Faire partie » de l’organisation ne revêt pas le même sens pour l’ACVC, une structure associative ouverte à différent·es militant·es que pour les habitant·es du Bas Atrato pour lesquels·les, « faire partie » signifie appartenir à la communauté.
4Le fonctionnement de l’ACVC est vertical (de la direction jusque dans les sections), avec une hiérarchie clairement définie. Il est également territorialisé, car l’association a des équipes de travail permanentes dans différentes villes et villages. Les fonctions de chacun·e et la chaîne de décision sont respectées. La direction de l’association, présente à Barrancabermeja, travaille tous les jours pour coordonner les différentes équipes, décider des orientations et des projets. L’assemblée générale est une grande réunion qui a lieu tous les deux ans et réunit tou·tes les paysan·nes membres de l’association, pour valider, socialiser et partager les grandes orientations de l’ACVC. Le fonctionnement des communautés afrodescendantes dépend en partie du cadre juridique de représentation légale des communautés au sein du bassin, mais chaque communauté a aussi ses propres leadeuses et leaders, qui ne sont pas nécessairement élu·es aux conseils mineurs et majeurs. S’ajoute au fonctionnement légal une autre structure, associative, AFLICOC, qui oscille entre initiatives d’union des différents bassins en dehors des logiques de représentation légale et prémisse de coopérative pour commercialiser les produits agricoles. Les leadeuses et leaders sont soit les habitant·es les plus âgé·es qui disposent d’un charisme particulier, soit de jeunes habitant·es qui ont pu faire des études en dehors des zones humanitaires. Ces différences dans la structure et l’identité des collectifs sont déterminantes pour comprendre comment sont vécues les évolutions militantes. Pour beaucoup, le militantisme opère comme un substitut à l’action scolaire en permettant de compenser les handicaps liés à l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle ou sociale défavorisée et de dépasser le sentiment d’illégitimité pour acquérir des compétences politiques. Alors que l’ACVC a su glaner des soutiens en dehors du monde paysan et s’inspire des formations professionnelles de ses allié·es pour mieux acquérir des compétences, les communautés de Curvaradó et de Jiguamiandó se sont inspirées du travail des missionnaires chrétiens et d’une éthique de la résistance qui a renforcé l’importance de figures charismatiques. Les différents capitaux accumulés par les organisations sociales jouent un rôle important dans la structuration des organisations et dans la constitution des leaderships. Les capitaux étant relationnels — ils se concrétisent à travers des pratiques et s’opérationnalisent dans l’échange social — ils peuvent être utilisés et ressentis de différentes manières selon les actrices et acteurs sociaux, en fonction des contextes et des espaces de mobilisation [Neveu, 2013]. Au sein de l’ACVC, l’enjeu est de former les paysan·nes pour qu’elles et ils puissent avoir davantage de compétences dans un contexte de faiblesse des capitaux scolaires et d’adapter les professionnel·les au monde paysan, de les « paysanniser », pour rendre leur expertise cohérente avec les besoins locaux. Au sein des communautés afrodescendantes de Jiguamiandó et de Curvaradó, l’enjeu est d’allier des leaderships « ancestraux », construits à partir d’une histoire de lutte locale, avec les compétences des jeunes leadeuses et leaders, qui ont acquis un capital scolaire tout en assurant la transmission de la mémoire de la résistance aux nouvelles générations.
Tableau 5. Structures organisationnelles des deux organisations paysannes
ACVC | Communautés de Curvaradó et Jiguamiandó | |
Direction de l’organisation | Direction/coordination de 5-6 personnes avec un·e coordinateur·trice général·e. La direction coordonne l’action des leadeuses et leaders des sections territoriales. | Le conseil majeur du bassin : organe officiel de représentation composé des élu·es des conseils mineurs. |
Répartition territoriale de l’organisation | Les sections territoriales : coordination des équipes de terrain. Les sections territoriales regroupent plusieurs villages, chacune est pilotée par un·e leader·euse. | Les conseils mineurs du bassin : composés des représentant·es élu·es de chaque communauté. |
Différents leaderships au sein de l’organisation | Équipes de terrain : fonction d’exécution et un rapport direct avec la population paysanne. | Les leadeuses et leaders reconnu·es au sein des différents villages : pas de statut légal, mais reconnaissance implicite par les habitant·es. Les plus visibles sont souvent les leadeuses et leaders issu·es des zones humanitaires. |
Rassemblement de tou·tes les militant·es/membres | Assemblée générale de l’Association : rassemble les 120 conseils d’action communale de l’ACVC. | AFLICOC (Association des familles des conseils communautaires de Curvaradó, Jiguamiandó, Pedeguita et Mancilla et Vigia Curvaradó) : union des différents processus de zones humanitaires et de biodiversité, et des communautés souhaitant faire partie du collectif pour la commercialisation alternative de bananes. |
Appartenance à l’organisation | Les membres peuvent venir de l’extérieur, mais doivent faire leurs preuves | Tout membre doit faire partie de la communauté. |
Des réticences au changement | Une identité paysanne forte, réticente aux professionnel·les « de l’extérieur ». Peur de perdre l’identité et les savoirs paysans. | Une identité « ancestrale » forte ; |
Au sein de l’ACVC : diversifier et professionnaliser les membres
5L’ACVC est une organisation hiérarchique qui cherche à consolider une identité paysanne et un lien important avec les différents villages du territoire. L’association a beaucoup évolué depuis sa création en 1998, tant au niveau de ses revendications que de ses interlocutrices et interlocuteurs aux niveaux national et international. Elle a su penser son interaction avec les actrices et acteurs de la coopération en désignant des personnes compétentes pour développer ces relations tout en maintenant une visibilité constante sur la scène nationale colombienne. Ces changements l’ont amenée à adapter son militantisme et à repenser l’identité de l’organisation locale pour pouvoir se mobiliser au-delà de la vallée de la rivière Cimitarra. Certain·es paysan·nes ont également reconverti leur capital politique, juridique ou associatif dans le militantisme paysan [Matonti & Poupeau, 2004]. Après avoir fait appel aux réseaux militants régionaux (juristes, comptables, agronomes, etc.), elle a réfléchi à d’autres stratégies pour incorporer ces compétences au sein de l’organisation. L’ACVC poursuit ainsi deux objectifs : former les paysan·nes qui la composent — ce qui fait partie intégrante des revendications en termes de développement de la classe paysanne — et intégrer des professionnel·les acquis·es à sa cause. Ceci induit d’articuler le besoin de technicité avec celui de maintenir, voire de renforcer, l’identité paysanne. L’association cherche à éviter deux travers : l’éloignement avec la base sociale par une trop grande déconnexion des professionnel·les vis-à-vis des réalités paysannes et le risque d’avoir des membres peu préparé·es à la lutte territoriale qu’elles et ils prétendent mener. Au niveau pratique, cela se traduit par un système de ressources humaines qui vise à former les paysan·nes tout en « paysannisant » les professionnel·les. En favorisant ces échanges entre savoirs, l’ACVC espère pallier les conflits inhérents aux adaptations organisationnelles et promouvoir une égalité entre savoirs experts et paysans. En interne, elle maintient la centralité de l’identité paysanne et le lien avec la base sociale. Vis-à-vis de l’extérieur, la diversité des membres de l’ACVC permet à l’association de répondre à la fois aux critères d’authenticité paysanne et de technicité.
De longs processus de formation : des paysan·nes qui se « technicisent »
6Les leadeuses et leaders de l’ACVC ont une trajectoire politique et militante importante. Elles et ils se sont formé·es tout au long de leur carrière par l’expérience et à travers des formations plus spécifiques. L’organisation est exigeante vis-à-vis des paysan·nes. Elle demande un engagement militant fort, un suivi assidu des formations et une conscience politique. L’intégration au sein de l’ACVC est un long processus d’apprentissage des règles et des revendications de l’association ainsi que de dévouement. Elle se revendique des « principes d’organisation léniniste » : centralisme démocratique, direction collective, critique, autocritique, responsabilité individuelle, planification et contrôle. En pratique, l’organisation fonctionne autour de deux pôles (cf. tableau 5) : la direction à Barrancabermeja composée de leadeuses et leaders historiques de l’association qui coordonnent le travail et prennent les décisions, et des équipes de terrain réparties en trois sections qui mettent en place l’action collective. Les trois sections — nord-est du département d’Antioquia, sud du Bolivar, région centrale de Yondó et Cantagallo — correspondent aux régions d’influence de l’ACVC et plus ou moins aux découpages administratifs. Ces équipes de terrain sont composées de militant·es historiques et de jeunes paysan·nes engagé·es qui sillonnent les différents villages de leur région. Elles représentent l’ACVC au niveau local et assurent le relais entre la direction et les différents villages. Elles sont au plus proche des paysan·nes pour répondre à leurs inquiétudes, organiser les réunions et assurer le suivi des projets. Les conditions d’engagement dans l’organisation sont énoncées clairement aux futur·es militant·es : il n’y a pas de salaire pour les membres qui consacrent l’entièreté de leur temps à l’association, mais il existe un fonctionnement par rétribution. Les membres sont indemnisé·es de leurs déplacements, de leur logement et de leur alimentation. Elles et ils touchent ensuite un supplément selon les finances de l’association. En cas de crise financière de l’association, les équipes contribuent à l’effort collectif en réduisant parfois drastiquement leurs dépenses quotidiennes. Chaque section régionale est évaluée tous les mois selon les activités réalisées (ateliers de formation, réunions, mobilisations, mise en place d’un projet productif, suivi d’un dossier, etc.). L’organisation paysanne met en œuvre un système de rotation des équipes qui permet d’éviter d’éventuels conflits interpersonnels et de garder les membres motivé·es. Les paysan·nes de l’ACVC connaissent ainsi plusieurs villages et problématiques, puisque chaque sous-région a des caractéristiques différentes. Par exemple, l’approche de l’association n’est pas la même dans les villages de la région centrale, une zone relativement proche de Barrancabermeja (quelques heures de transport par le fleuve) qui représente le cœur militant de l’ACVC, que dans celle de la région du sud du Bolivar, très affectée par les cultures de coca, ou encore dans la région de Remedios dans le nord-est, plus difficile d’accès et plus éloignée de la zone d’influence de l’association. La direction générale de l’ACVC, appelée la « coordination », est une direction collective (5 à 6 personnes) composée des principaux·les leadeuses et leaders de l’organisation. Elle suit les grandes orientations prises par l’assemblée générale de l’ACVC, coordonne les différentes équipes de terrain et prend les décisions stratégiques. Elle centralise également toute l’information et répartit le travail des équipes techniques, de gestion, des relais à Bogota et de la communication. Tout passe par la coordination et seule celle-ci est habilitée à prendre des décisions au nom de l’ACVC. Elle est évaluée tous les ans au cours d’un grand bilan des activités qui est un moment important pour tou·tes les membres, qui mesurent le chemin parcouru et discutent du futur de l’ACVC. La discipline est très importante au sein de l’association qui veille à éviter des conduites considérées comme contraires à l’engagement militant (bagarres, consommation excessive d’alcool, violence conjugale, etc.) ou des actions qui ne respectent pas les consignes de sécurité ou les communautés locales. Les écarts sont discutés dans les réunions internes pour décider de la sanction à adopter (sorte de blâme, mesures d’éloignement temporaire ou demande de travail supplémentaire à exposer pendant les réunions). L’engagement au sein de l’association n’est donc pas anodin.
7Les ancien·nes leadeuses et leaders ont une expérience importante qu’elles et ils tentent de transmettre aux plus jeunes. Ces référent·es historiques jouent un rôle clé au niveau local, car elles et ils connaissent les communautés rurales, sont issu·es du monde paysan et bénéficient d’une légitimité auprès des populations. De plus, leur vécu militant, politique et associatif ainsi que la persécution dont elle et ils ont été victimes, notamment en 2007 lorsque plusieurs dirigeants de l’association sont arrêtés, contribuent à cette légitimité. La formation politique est par conséquent centrale et les principes de l’éducation populaire occupent une place importante au sein de l’association qui organise régulièrement des ateliers de « formation politique » en partenariat avec deux « écoles populaires », l’école de formation politique et de leadership Nelsy Cuesta et l’école de formation populaire Sandra Rondon Pinto. Ces cours sont dispensés aux futur·es leadeuses leaders afin qu’elles et ils acquièrent des connaissances sur l’histoire, sur les institutions colombiennes et sur le contexte politique. Ces formations mettent en exergue l’oppression historique de la classe paysanne par la bourgeoisie colombienne. Par exemple, dans l’une des formations dispensées en 2014, le formateur a dessiné une frise chronologique sur un tableau. Il y a placé les dates et faits jugés importants pour l’association : les trajectoires des mouvements guérilleros, l’émergence des mouvements de gauche en Amérique latine et des figures emblématiques de la défense des droits humains (Mandela en Afrique du Sud), l’histoire de la Marche patriotique, les différentes étapes des dialogues de paix entre les FARC et le gouvernement colombien, ainsi que d’autres épisodes de l’histoire politique colombienne (massacre de l’Union patriotique et prise du palais de justice par l’ELN) et internationale (la guerre des Malouines, le 11 septembre 2001, la guerre en Irak ou encore la crise économique de 2007-2008)1. La méthodologie d’apprentissage alterne des ateliers participatifs, des conférences de spécialistes et des activités culturelles. Par le biais du théâtre, les paysan·nes simulent des scènes de négociation avec des responsables du gouvernement au cours desquelles elles et ils apprennent à renforcer leur argumentation. La majorité des formations se réalisent au niveau des conseils d’action communale, c’est-à-dire au plus petit échelon de l’ACVC, et des volontaires parmi les villageois·es sont ensuite désigné·es pour devenir formatrices et formateurs à leur tour. L’objectif de l’association est de transmettre un savoir sans se substituer aux villageois·es et d’avoir des paysan·nes formé·es qui seront des relais efficaces pour les équipes de terrain dans la mise en place des différents projets.
8Malgré l’importance des leadeuses et leaders historiques et des formations politiques dispensées dans les villages, l’ACVC a conscience de la nécessité d’un renouvellement générationnel au sein de la coordination. En 2014, j’assiste à une réunion importante au cours de laquelle Gilberto, dirigeant historique de l’ACVC, annonce l’arrivée à la direction de deux jeunes leaders « formés à l’école de l’ACVC2 » et salue l’ascension des « fils de l’ACVC », symboles de l’arrivée d’une nouvelle génération. Ces deux jeunes leaders ne sont pas de nouveaux militants, ils ont fait partie d’équipes de terrain, puis ont été dirigeants de section avant d’accéder à la direction. L’ascension au sein de l’organisation paysanne prend du temps, car les leadeuses et leaders doivent à la fois être formé·es — connaître les dossiers et les enjeux actuels de l’association — et connaître le terrain — être légitimes dans les villages. Un jeune leader rend compte de cette expérience de formation au sein de l’ACVC :
« C’est un long processus. Il y a des gens de l’extérieur qui nous cultive, mais aussi beaucoup de gens de la région qui nous racontent leur histoire, et puis de la part de mon père aussi qui a toujours été dans ce processus. […] La motivation est venue aussi de l’apprentissage sur les droits humains, [nous avons eu] plein de formation sur les droits humains. Ça, ça motive beaucoup parce que quand tu connais tes droits, alors tu les défends. […] Certaines formations sont dispensées par des personnes de l’extérieur et d’autres par les leaders paysans, des gens des universités… Tout ça, ça nous a beaucoup aidés à nous fortifier. […] Ça aide aussi cette double expérience, celle qu’ils amènent eux [les étudiant·es et universitaires] et celle que l’on a nous. Ce sont des gens de l’association qui ont commencé à travailler avec des groupes de danse, en faisant des activités avec les jeunes des villages, de la ville, et ces activités permettent de se connaître. […] Puis, par la suite, j’ai commencé à faire partie du groupe de jeunes, avec des ateliers plus politiques sur la situation que vit le pays, sur les droits humains, sur la défense du territoire, de la terre. Tout ça m’a servi et quand on concentre toutes ces connaissances, on commence à comprendre, du moins, on comprend cette réalité que nous vivons3. »
9Le renouvellement générationnel, la transformation des missions de l’ACVC ainsi que les nouvelles relations avec des partenaires internationaux amènent l’association à se professionnaliser. Elle doit gérer et rémunérer une structure plus importante (locaux, dirigeant·es, secrétaires, matériels, etc.). Pour Gilberto, c’est un mouvement nécessaire d’intégration et de formation. L’ACVC doit, selon lui, être capable de réunir toutes ces compétences au sein d’un collectif. Un autre leader détaille les étapes de la formation interne :
« On te met en lien avec une équipe, une équipe de travail et on te désigne quelqu’un qui a de l’expérience, c’est un peu comme une école pratique. Dans cette école pratique, nous apprenons [en même temps que] nous aidons à [la] développer. Dans des formations productives par exemple, bref, tout le monde apprend et on apprend de tous. Parfois, celui qui vient d’arriver n’a pas beaucoup d’expérience, de pratique comme les [leaders] historiques. Dans mon cas, par exemple, j’ai eu plusieurs expériences, parce qu’ici la formation est intégrale, il faut apprendre de tout, la communication, les droits humains, savoir mener une réunion de conseil municipal, mener une mobilisation, une manifestation, faire un rapport, faire une action collective, savoir donner un atelier de formation politique, d’organisation, de leadership, il faut savoir s’occuper du bureau dans les démarches administratives. Il y a aussi toutes les expériences de l’ACVC dans la partie productive. Ils nous font tourner pour pouvoir comprendre [ces différentes tâches]4. »
10Aux formations sur les droits humains se sont ajoutées les formations juridiques (sur la loi des zones de réserve paysannes par exemple), sur le renforcement des capacités de leadership (prendre la parole en public, mener à bien une réunion, organiser une action collective, rédiger un compte-rendu), puis celles portant sur de nouveaux enjeux, comme la paix et les questions environnementales. Plus récemment, l’ACVC a développé des ateliers pour réfléchir à la place des femmes dans les villages et à l’intégration croissante des femmes au sein des organes décisionnels des conseils d’action communale et de l’ACVC. Une paysanne confie que ce travail a été important dans une société marquée par le patriarcat. Elle explique que la majorité des membres de l’ACVC étaient auparavant des hommes, puis que progressivement ce sont leurs femmes qui ont repris le flambeau dans les moments les plus critiques de l’organisation, notamment pendant les périodes de persécution et de menaces, et lors de l’arrestation des leaders de l’ACVC en 2007. Elles ont acquis une place au sein des réunions. L’ACVC a soutenu ces initiatives, poussée en interne par le leadership de certaines militantes, en intégrant plus de femmes dans les organes décisionnels de l’association, puis en favorisant l’organisation d’ateliers au niveau local. Sandra, militante locale de l’ACVC devenue formatrice pour l’intégration des femmes, explique ce changement important de perception dans l’association :
« Maintenant, les femmes voient l’ACVC comme un soutien, une aide, une protection, parce que [l’association] a une fonction de conseil, et grâce à cela, à ces formations, la femme a pu grandir en tant que femme paysanne, elles parlent et apportent quelque chose. Quand je suis arrivée [dans les villages], les femmes ne disaient rien, elles ne prenaient pas la parole dans les réunions. Maintenant, elles la demandent et elles participent5. »
11Ces questions, sensibles à aborder dans des sociétés paysannes patriarcales, sont déléguées à des jeunes femmes issues des zones rurales qui, par leur expérience, peuvent plus facilement s’imposer ou dialoguer avec les chefs de villages. Paysanne elle-même, Sandra facilite les relations entre l’association et les femmes paysannes. Elle connaît leur réalité, elle leur ressemble et elle fait le lien avec d’autres intervenant·es pour travailler à une amélioration des conditions et de la participation des femmes dans les campagnes. Pour Sandra, l’ACVC a conscience que le changement doit être progressif, afin de garder ce qui constitue l’identité paysanne et la culture rurale, tout en changeant certaines coutumes, notamment pour parvenir à des collectifs plus égalitaires.
12Cependant, le renouvellement des militant·es et la rotation des postes peuvent aussi entraîner des conflits internes. Les leadeuses et leaders locaux sont plus réticent·es aux changements organisationnels et aux nouveaux chantiers de l’ACVC, tandis que les jeunes sont plus enclin·es à nouer des relations avec des actrices et acteurs de l’extérieur. Les plus ancien·nes reprochent souvent aux jeunes de moins connaître le travail de la terre et — contrairement aux plus jeunes — elles et ils ont vécu les périodes les plus difficiles de la répression des années 1990-2000 et ont construit l’organisation paysanne. À l’inverse, les jeunes peuvent être réticent·es vis-à-vis de la dureté des conditions de vie dans les campagnes et des exigences d’un militantisme quotidien. Leur engagement a des répercussions sur leur vie personnelle, puisqu’il leur est difficile, avec cette discipline de travail, de mener une vie de couple et d’avoir une famille6. Les jeunes militant·es exigent de meilleures conditions pour exercer leur militantisme et font valoir leur droit à la formation et à un équilibre familial.
13La professionnalisation des militant·es paysan·nes est l’une des adaptations majeures de l’ACVC qui dispose ainsi d’équipes permanentes. À cette formation croissante des paysan·nes s’ajoute l’intégration progressive des professionnel·les au cœur de l’association. Il ne s’agit pas uniquement d’intégrer des jeunes formé·es, mais d’en faire des militant·es à part entière.
Des processus d’intégration des non-paysan·nes : la « paysannisation » des technicien·nes
14En choisissant d’intégrer des professionnel·les au sein d’une association dont la base paysanne est l’une des revendications fortes, l’ACVC s’expose à divers conflits internes et à un souci de cohérence. C’est pourquoi elle a mis en place un processus d’intégration particulier de jeunes professionnel·les — qui ont formé progressivement « l’équipe technique » — en les rapprochant le plus possible des campagnes et des paysan·nes. L’organisation paysanne cherche de cette façon à valoriser le·a paysan·ne face à l’expert·e, tout en valorisant l’expertise au sein du militantisme paysan.
15L’ACVC a fait le constat d’un besoin de professionnel·les pour répondre aux appels d’offres internationaux, pour gérer les projets, rechercher des soutiens et assister techniquement les paysan·nes. Agronomes, vétérinaires, juristes, gestionnaires, sociologues, ingénieur·es constituent ainsi l’équipe technique qui travaille directement pour l’ACVC. Karin est l’une des fondatrices de cette équipe. Militante du mouvement étudiant à Barrancabermeja au sein duquel elle animait un groupe de danse, elle rencontre les membres de l’ACVC lors des mobilisations paysannes de 1998. Les leaders paysans de l’époque lui ont alors proposé d’être volontaire dans les campagnes pour connaître leur processus. Elle a commencé par développer des projets culturels qui sont devenus une activité clé pour l’ACVC, puisque ces événements permettent de rassembler dans les villages, de renforcer l’union entre les communautés et de rendre visible l’action de l’association. Karin raconte la genèse de l’équipe technique :
« C’est une initiative qui apparaît en 2005, une proposition de ces jeunes étudiants et professionnels qui étaient sensibles au mouvement social et voulaient participer. L’ACVC a alors dit : “Bon, il y a des gens qui veulent faire leurs travaux de fin d’année, leur stage, venir faire des volontariats, venir apporter quelque chose au processus avec leur connaissance, mais comment va-t-on canaliser tout ça pour renforcer notre processus organisationnel ? Parce que, bon, on a des projets productifs, mais nous avons des limites en termes de capacités professionnelles.” Que ces professionnels viennent dans la région, qu’ils restent et qu’ils se dévouent au processus, là fut la difficulté parce que la région a ses particularités. N’importe qui ne va pas dans une région comme la nôtre : il faut supporter les moustiques et les longues marches, peut-être tomber malade, c’est difficile, c’est un autre monde, c’est différent, et les gens qui viennent de la ville ne vont pas tous s’engager pleinement dans la région. Mais il y avait une motivation, il y avait beaucoup d’étudiants et de collectifs, alors on a eu l’idée de créer une équipe technique propre à l’ACVC7. »
16Lier des non-paysan·nes au sein d’une organisation dont l’identité paysanne est forte n’est pas aisé, puisqu’il s’agit de concilier des personnalités très différentes et des savoirs paysans et techniques. Karin explique ces difficultés :
« Et comment s’est passée la relation entre ces professionnels qui arrivent de la ville et les paysans ? Parce qu’il s’agit de deux types de savoirs, non ?
_ Oui, précisément, ça a été l’une des prémices des hauts et des bas. On sait qu’au sein de l’académie, dans notre langage et dans les dynamiques scolaires, les logiques sont assez égocentriques, non ? Celui qui va à l’université et qui a ces connaissances, c’est celui qui sait, et le paysan, il ne sait rien et il faut lui enseigner des choses… C’est aussi un enjeu, de comment s’adresser à une population dont les niveaux de scolarité [sont] très bas. Oui, on va dire que tout ça a généré certaines difficultés. Mais bon, c’est comme tout, il y a des gens qui ont su gérer cela, et des étudiants et des professionnels qui n’ont jamais pu se faire comprendre de la communauté. Mais comme c’est quelque chose dirigé par l’ACVC, construit par l’ACVC, à l’intérieur de l’ACVC, ça a beaucoup facilité les choses. Il y a une équipe de terrain, une relation directe, les étudiants n’étaient pas livrés à eux-mêmes, ils étaient accompagnés. Et pour l’ACVC, ça a été aussi un apprentissage, celui de diriger une équipe technique. À partir des critiques des paysans, des gens qui ont travaillé sur ce processus et de la part des étudiants eux-mêmes, on a restructuré la chose. Il y a eu des difficultés au niveau du langage, le fait de reconnaître que les paysans n’étaient pas des ignorants, mais qu’ils avaient leurs propres dynamiques. Il fallait comprendre comment se nourrir de ces savoirs, la manière dont ils s’échangent, faire tout un travail d’enseignement. […] Aujourd’hui, l’équipe technique est indispensable et nécessaire pour toute la région. En fait, pendant tous ces hauts et ces bas, on n’a jamais pensé à abandonner ce projet d’équipe technique. Au contraire, on a toujours cherché à l’améliorer. […] Ça nous a aussi aidés à être plus réalistes dans les projets. Maintenant, on s’assoit avec la communauté et on leur demande quels sont les besoins techniques8. »
17Les jeunes de l’équipe technique sont pour la plupart issu·es de milieux populaires ou des classes moyennes, et ont réalisé leurs études dans des universités publiques. Elles et ils proviennent de différentes disciplines, mais l’agronomie reste un domaine très valorisé au sein de l’ACVC parce qu’elle fait écho au savoir de la terre des paysan·nes. Les membres de l’équipe technique sont en général chargé·es d’un projet qui provient de la coopération internationale ou bien d’un partenariat avec une ONG nationale. Cela permet à l’ACVC d’avoir des interlocutrices et interlocuteurs permanent·es avec ces actrices et acteurs extérieur·es, des membres formé·es et qui connaissent les modes d’interaction propres aux villes. Rompu·es au milieu rural et façonné·es à la pensée de l’ACVC, ces jeunes professionnel·les sont des interlocutrices et interlocuteurs idoines pour défendre le territoire.
Tableau 6. Parcours des membres de l’équipe technique
Membre équipe technique | Lieu de formation | Type de formation universitaire | Parcours au sein de l’ACVC |
Karin | Université de Barrancabermeja, puis université pédagogique et technique (UPTC) de Tunja (département de Boyacá) | Licence en Sciences sociales ; Master en gestion de projet | Ex-responsable de l’équipe technique. Est passée par les équipes de terrain (niveau section). En charge des relations de l’ACVC avec la coopération internationale à Bogota au moment de l’enquête. |
Franco | Études à l’université de Bucaramanga, puis doctorat de chimie en Italie. | Docteur en chimie et ingénieur des mines | Coordinateur de l’équipe technique au moment de l’enquête. Spécialiste de la contamination des eaux par l’activité minière. Recherches scientifiques avec l’université de Brescia (Italie) sur ce sujet. Gestion des partenariats universitaires. |
Diana | UPTC Tunja | Licence en agronomie | A connu l’ACVC pendant ses études. Chargée de la coordination d’un projet FAO-ACVC portant sur des jardins communautaires dans les villages du Cimitarra. |
Liliana | UPTC Tunja | Licence en agronomie | A connu l’ACVC pendant ses études. A fait un stage à Barrancabermeja. Fait partie de l’équipe technique et coordonne les projets d’agronomie. |
Juan Camilo | UPTC Tunja | Licence de psychologie | A connu l’ACVC au cours des mobilisations étudiantes. Marié à une militante de la Marche patriotique de l’antenne régionale de Barrancabermeja. A travaillé auprès d’associations de victimes. Tente de développer un petit groupe de psychologues au sein de l’ACVC au moment de l’enquête. |
Juan Carlos | Université Nationale de Bogota | Licence en agronomie, spécialité en agroécologie | A connu l’ACVC au cours d’une formation. Équipe technique de Bogota, aide régulièrement sur des projets et formations en agroécologie. |
Yuly | Université de la paix, Barrancabermeja | Ingénieure environnementale (étudiante au moment de l’enquête, diplômée depuis) | Sa mère est une paysanne de l’ACVC, elle participe ponctuellement aux réunions du groupe des jeunes, puis aux réunions de l’équipe technique. |
18On note que Yuly, une jeune membre de l’équipe technique, provient de Barrancabermeja et d’un milieu paysan. Comme elle, de nombreux jeunes issu·es de la région, filles et fils de leadeuses et leaders paysan·nes ou proches du mouvement, choisissent d’étudier en fonction des besoins de l’ACVC. Au sein de cette nouvelle génération, on retrouve beaucoup d’étudiant·es en sciences de l’ingénieur, vétérinaire, dans le domaine environnemental, de l’eau et de la santé. Ces compétences correspondent aux besoins de l’ACVC dans le suivi des projets collectifs mis en œuvre sur le territoire. Ce sont des technicien·nes très proches du milieu paysan et qui viennent de la région. Tout au long de leurs études, elles et ils viennent ponctuellement aux réunions pour commencer à s’engager dans l’ACVC. L’équipe technique a d’ailleurs signé un accord avec l’université de la paix de Barrancabermeja, au sein de laquelle Yuly étudie, pour faciliter la réalisation de stages. Les fondatrices et fondateurs de l’équipe technique et ses principaux·les membres ne sont pas originaires de la région et ont souvent grandi dans les villes. Si l’engouement des jeunes professionnel·les est important, la direction de l’ACVC tient à rappeler aux technicien·nes la centralité de l’identité paysanne du mouvement. Interrogé sur la création de l’équipe technique et sur les origines paysannes de l’association Alvaro, un leader historique, me répond :
« Et aujourd’hui, la majorité des gens de l’ACVC est d’origine paysanne ?
_ Non… de par l’histoire et de par notre condition, nous sommes paysans. Après, on a des équipes de professionnels qui viennent nous aider, comme c’est le cas de l’équipe technique, ce sont de jeunes universitaires qui viennent faire un stage avec leur université, ils viennent pour connaître le travail et l’expérience. Certains tombent amoureux et restent ici, mais ça, ce n’est pas de notre faute ! [Rires] C’est pas de notre faute ! On pense que pour le futur de ce pays, [c’est important] que les jeunes connaissent ce travail organisationnel. Ils arrivent des bureaux, ils viennent échanger avec les gens, avocats, agronomes, tout ça, et puis ils se disent “allons dans la région”, ils viennent, et les premiers jours, c’est difficile. Mais après, ils montent à cheval, sur les bateaux, sur les pirogues, et puis progressivement, ils veulent continuer à venir, au bout d’un moment, ils arrivent avec leur valise et ils nous disent qu’ils veulent rester [rires].
_ Ah d’accord, donc vous avez des gens de tous horizons…
_ Oui, parce qu’en plus si on regarde l’histoire de la Coordination paysanne et populaire [structure associative qui préexistait à l’ACVC], nous n’avions pas toutes ces garanties, nous n’avions pas cette vision.
_ Et petit à petit…
_ Oui avec de l’expérience. […] Bon, les anciens nous ont dit de nous entourer d’organisations de défenseurs des droits humains, mais au niveau du travail pratique, dans la campagne, on est bons pour dire que telle terre donne du manioc, de la banane plantain, du maïs, mais au niveau technique, on n’a pas de connaissances. Alors, il fallait amener l’aspect technique, pour qu’ils nous disent que ça, ils le font comme ça… Un ingénieur agronome, un vétérinaire, ils nous disent de le faire ainsi. Alors, on a évalué les choses, même en termes comptables, on ne sait même pas tenir des comptes, on sait dépenser l’argent, c’est tout. Parce que ça, rendre des bilans comptables, c’est très complexe, alors maintenant, on a une équipe comptable, une équipe juridique, une équipe technique, et aussi un conseil éthique et moral, tu sais ce que c’est le conseil éthique et moral ?
_ Non.
_ C’est un groupe de 15 à 20 paysans qui ont entre 70, 65, 80 ans et qui ont parcouru le pays. Ils ont des histoires sur comment était le pays depuis leurs grands-parents, aujourd’hui, ils s’en souviennent et sont capables de le raconter9. »
19Plusieurs éléments nous renseignent sur les relations entre l’équipe technique et les paysan·nes dans les propos d’Alvaro. Tout d’abord, il valorise l’arrivée des jeunes technicien·nes et rappelle que l’association a eu besoin d’une expertise sur différents sujets. Cependant, l’équipe technique investit un domaine qui concurrence des savoirs paysans comme la connaissance de la terre. Dans la gestion des projets, deux types de savoirs sont mobilisés, l’un est technique et appris dans les universités, l’autre est local et acquis par l’expérience. Alvaro précise que l’adaptation des technicien·nes n’est pas toujours facile. Avec beaucoup d’humour, il se moque gentiment des jeunes universitaires qui arrivent dans les campagnes et peinent parfois à se faire aux modes de vie. Enfin, il fait remarquer que malgré cet apport technique nécessaire, il existe un conseil éthique et moral, composé d’ancien·nes paysan·nes, qui a pour but de veiller à « l’âme » de l’ACVC et de rappeler l’histoire paysanne du mouvement.
20L’ACVC demande aux technicien·nes qui arrivent d’aller dans les campagnes, d’y rester un moment, pour connaître le mode de vie des paysan·nes et pour comprendre leurs manières d’appréhender leur terre et leur savoir. L’intégration des membres de l’équipe technique suit un long processus, que l’on pourrait qualifier de « paysannisation ». Toute personne souhaitant travailler sur ou avec les paysan·nes est invitée à venir au cœur de la vallée de la rivière Cimitarra pour échanger directement avec les intéressé·es ; y compris l’enquêtrice que je suis. Ce contact prolongé avec les paysan·nes doit permettre aux militant·es professionnel·les de renouveler leur engagement en toute connaissance de cause et de connaître celles et ceux pour qui elles et ils s’engagent. Les jeunes professionnel·les sont ainsi envoyé·es ponctuellement dans des familles paysannes ou pour suivre un projet en vivant dans les villages. Au-delà de l’aspect identitaire, qui est central pour la cohérence interne de l’ACVC, ces méthodes de « paysannisation » des technicien·nes cherchent à réduire les décalages inhérents aux personnes, aux façons de vivre et aux types de savoirs. Pour articuler efficacement ces deux types de savoirs, paysan et technique, il faut avant tout que les personnes se comprennent. Or, la culture paysanne est parfois très ascète comparée au mode de vie des étudiant·es, comme le révèlent certains conflits liés à ces décalages (vie sexuelle, consommation d’alcool et de tabac, langage, etc.). Sur le long terme, les technicien·nes comprennent les manières d’être des paysan·nes pour proposer des solutions adaptées à leurs pratiques et leurs modes de vie, et apprennent à valoriser les savoirs locaux pour mieux transmettre leurs connaissances techniques. Du côté des paysan·nes, cette présence sert aussi à valoriser leur culture et leur savoir, et à mieux connaître personnellement ces jeunes professionnel·les. Néanmoins, cette forme d’« acculturation » et le militantisme au sein de l’ACVC sont loin d’être simples, car c’est une rupture importante dans les parcours de vie de ces jeunes diplômé·es qui choisissent de consacrer leur temps à l’association. Karin évoque ses débuts difficiles :
« Je n’avais jamais imaginé que derrière ce fleuve, il y avait autant de profondeur, de gens, de communautés paysannes et tout cela, tout ce processus organisationnel, et des gens qui souffrent autant de l’abandon étatique et d’autant de choses ; j’ai connu un monde très différent alors même que je vivais à côté. […] C’était un volontariat et après, j’ai dit que je restais ici, que j’allais apporter quelque chose ici. L’ACVC m’assurait l’alimentation, un lieu où dormir dans les villages et le nécessaire de toilette et les besoins de base. Il n’y avait pas de salaire, il n’y avait aucune ressource économique. Les journées de travail normales étaient longues, il fallait marcher des heures, et puis, bon, avec l’alimentation qui arrive jusque dans la région… Ce n’était pas la meilleure alimentation, mais bon, on avait de quoi manger. Tout ça a été un enrichissement personnel aussi, un apprentissage qui m’a aidée à me décider politiquement. Alors voilà, depuis 2005 jusqu’à aujourd’hui, je fais partie de l’association10. »
21Les membres de l’équipe technique sont rémunéré·es selon les projets de coopération, car elles et ils en sont souvent les porteur·euses direct·es, voire les salarié·es contractuel·les de certaines organisations, mais reversent une partie de leur salaire à l’ACVC selon les principes de collectivisation de l’association. Beaucoup expliquent gagner un « salaire » présenté comme « juste », selon leur fonction, leur niveau d’études, leurs besoins et selon l’état des finances de l’association. L’ACVC fait ainsi vivre d’autres membres à d’autres postes sans ressources (comme les équipes de terrain) grâce aux projets que « rapporte » l’équipe technique. Le fonctionnement par projet, en partie imposé par les appels d’offres de la coopération internationale, permet à l’ACVC de lier les jeunes autour d’un objectif précis et de les responsabiliser vis-à-vis des communautés rurales. L’équipe technique s’est progressivement élargie et il existe à présent des équipes dans d’autres régions : à Bogota, à Medellin, à Manizales et à Bucaramanga, qui sont des équipes de soutien dans les villes.
22En incorporant un savoir technique et en revalorisant les savoirs locaux, l’ACVC a en partie redéfini son rapport aux savoirs. Par égard pour ses convictions politiques et son identité paysanne, l’ACVC ne veut pas avoir recours à des expert·es qui ne comprendraient pas sa démarche de mobilisation. Elle remet en cause la domination unilatérale du savoir savant dans les campagnes, mais ne veut pas pour autant se priver d’un savoir expert qui pourrait l’aider dans le développement local. Ainsi, les savoirs sont utilisés comme des outils de résistance et de contre-pouvoir [Mathieu, 2005]. L’ACVC pense la relève générationnelle et l’adaptation de l’organisation au contexte tout en conservant une prégnance de la direction paysanne qui reste centrale dans toutes les décisions. Pour faciliter l’adéquation entre ces différents savoirs et différents types de militant·es, l’ACVC professionnalise les paysan·nes, « paysannisent » les technicien·nes et a même contribué à produire des militant·es hybrides, entre le·a paysan·ne et le·a technicien·ne, se donnant ainsi les moyens humains et techniques de positionner des revendications à d’autres échelles.
Ancestralité et renouvellement générationnel dans le Bas Atrato
23Les évolutions du militantisme et les adaptations organisationnelles se vivent différemment au sein des communautés afrodescendantes de Jiguamiandó et de Curvaradó. Les membres n’ont pas la même histoire et n’évoluent pas dans le même contexte que celui de l’ACVC. Le déplacement forcé de 1997 a opéré telle une rupture dans les habitudes de sociabilité et de vie collective des habitant·es de ces territoires. De plus, les leadeuses et leaders sont régulièrement menacé·es, et prendre la parole en public est très risqué. Par conséquent, l’organisation des communautés s’est resserrée autour d’un collectif d’interconnaissance pour éviter l’intrusion de personnes extérieures au groupe. Dans ce contexte, les leadeuses et leaders ont dû acquérir très rapidement de nombreuses connaissances juridiques pour défendre leur territoire — loi 70 de 1993 sur les territoires collectifs, procédures de restitution des terres et de représentation légale —et sont également devenu·es les garant·es de « l’afrodescendance » qui protège les territoires des habitant·es. Aux côtés de ces leadeuses et leaders ancestraux emblématiques, le renouvellement générationnel est difficile. Les autres générations de leadeuses et leaders n’ont pas connu l’expérience de la résistance au déplacement, mais doivent se nourrir de cette légitimité « ancestrale » tout en étant mieux formées que leurs aîné·es.
Des leadeuses et leaders « charismatiques » incontournables
24Le déplacement forcé a perturbé le fonctionnement des autorités traditionnelles de la région. Par la suite, les zones humanitaires se sont constituées dans l’urgence et la précarité. Les leadeuses et leaders ont compensé le peu de capitaux militants par la valorisation d’un charisme [Weber, 1971, p. 320] et de l’expérience de la résistance, et sont devenu·es légitimes en raison de leur expérience et de leur « aura », renforcée par un contexte où l’action collective et le maintien sur le territoire sont des activités à haut risque.
25Dans le bassin du Bas Atrato, la vie locale s’organise autour des groupes de famille qui sont à l’origine de l’existence de la « communauté ». La colonisation tardive de ces terres permet encore de distinguer les premier·ères habitant·es qui sont arrivé·es en défrichant leur terrain et en construisant des habitations. Ce sont les « ancêtres », les premier·ères à être arrivé·es, l’expression « antiguo de esta región » (« ancien de cette région ») est utilisée comme une marque de respect et de reconnaissance pour celles et ceux qui ont joué un rôle dans la construction matérielle et immatérielle de la communauté. Plusieurs anthropologues ont souligné l’importance des descendant·es des fondatrices et fondateurs, et l’existence de formes de régulation du pouvoir local [Hoffmann, 2007]. À partir d’une étude menée dans la région de Tumaco, au sud de la Colombie, Odile Hoffman montre qu’il existe, au sein de ces communautés, une forme de séparation des pouvoirs entre les personnes chargées des questions quotidiennes, politiques, agricoles ou encore religieuses. L’autorité est régulièrement renégociée, comme une forme de régulation micropolitique [Hoffmann, 2007, p. 129]. Certains de ces principes perdurent. Par exemple, au début de chaque réunion, l’assemblée élit une personne pour modérer et statue collectivement sur la prise de parole et les modalités d’expression de chacun·e. Mais ce fonctionnement particulier de rotation de l’autorité a été en partie bouleversé par l’expérience du déplacement, puisque les habitant·es ont été dispersé·es et que peu de leadeuses et leaders sont revenu·es sur leurs territoires. Ces dernier·ères ont été amené·es à exercer une forme de leadership légale-rationnelle en assumant la représentation légale des communautés dans les années 2000 pendant une période de transition. Elles et ils ont ensuite pris en main le processus de constitution des zones humanitaires, en installant les premiers baraquements de fortune sur leurs propres terres. À la sagesse traditionnelle reconnue aux leadeuses et leaders s’ajoutent, dans le contexte du retour sur le territoire, d’autres éléments qui caractérisent les leadeuses et leaders actuel·les : la mise en récit quasi héroïque de leur expérience du déplacement et leur capacité à réunir les habitant·es dans les moments critiques.
26Au sein de la zone humanitaire de Camélias, c’est Maria11 qui donne le ton. Cette petite femme noire (elle mesure à peine 1m50), dont l’âge reste un mystère (elle aurait près de 80 ans au moment de l’enquête), impose par sa présence. Elle a cédé à la communauté son terrain pour constituer la zone humanitaire de Camélias, qui est centrale pour le bassin du Curvaradó. Une grande partie de sa famille12 fait partie de la zone humanitaire : enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants. Son leadership est un mélange d’autorité maternelle et de figure de résistance, et tou·tes les habitant·es reconnaissent son courage et sa force de caractère. Lors des réunions, elle reste parfois silencieuse dans un coin de la salle, puis soudainement, elle se lève, et d’une voix forte, elle motive les habitant·es. Elle s’adresse aux membres de la zone humanitaire en les appelant « mes gens » et entretient un rapport très familial avec sa communauté. Lors du conflit entre habitant·es noir·es et métis·ses déjà évoqué précédemment, elle a pris ouvertement la défense des métis·ses, les chilapos/chilapas (qui composent une grande partie du Curvaradó) contre certain·es leadeuses et leaders qui voulaient les exclure. Elle considère les chilapos/chilapas comme faisant partie de « sa » communauté, ce qui lui vaut d’être très appréciée. Interrogée sur son leadership au sein de la communauté elle me répond :
« Tu sais, il y a des moments où on naît avec un esprit et avec ce que tu vois, ce qui t’arrive, l’esprit se développe et alors, tu comprends ce que tu entends, ce que tu vois. Et puis la nature de chacun fait qu’on naît avec une force. Avoir de l’énergie, du courage, des connaissances sur les choses, tout ça te donne de la force13. »
27Ces qualités « naturelles » sont considérées par certain·es comme des caractéristiques « ancestrales » des habitant·es du Chocó, une image combative largement renforcée par la légitimité acquise par l’expérience de résistance. Ce charisme est en effet cultivé par l’expérience du déplacement qui est souvent rappelée lors des discussions collectives. Maria fait partie des « résistant·es » qui n’ont pas quitté le territoire et se sont réfugié·es dans la forêt pendant la période du déplacement forcé, en l’occurrence pour Maria avec son mari et ses enfants. Elle raconte, non sans émotion, la peur qui la tenaillait lorsqu’elle attendait pendant des heures dans la forêt avec ses enfants en bas âge. Elle confie qu’elle les cachait entre ses jupes pour les protéger de la pluie et tentait de leur faire oublier la faim. Le charisme de Maria est la rencontre de qualités individuelles (capacités à prendre la parole, à analyser la situation, à convaincre et à rassembler) avec des attentes collectives dues au contexte précis des zones humanitaires. Ce leadership et cette visibilité ont un coût dans le contexte sécuritaire du Bas Atrato, puisque Maria a été menacée à plusieurs reprises. Dans les années 2000, elle a été accusée par la justice colombienne de faire partie de la guérilla des FARC14, et elle a reçu de nombreuses menaces des groupes paramilitaires qui l’ont obligée à se déplacer sous haute protection jusqu’à la fin de sa vie, accompagnée d’un garde du corps et ne sortant de Camélias qu’en voiture blindée. Le contexte sécuritaire oblige à resserrer les rangs autour des quelques leadeuses et leaders, et l’urgence pousse à identifier des relais rapides auprès des actrices et acteurs internationaux, ce qui a contribué à façonner le fonctionnement des communautés afrodescendantes.
28Par la suite, les ONG colombiennes puis les actrices et acteurs internationaux se sont « naturellement » tourné·es vers ces figures visibles pour trouver dans l’urgence une solution à la détresse de ces populations. Au niveau international, les ONGI les ont rendues visibles, en mettant en avant leurs portraits, en les faisant voyager et en leur donnant plus régulièrement la parole. Maria a très vite recherché des soutiens extérieurs, notamment par le biais de l’ONG CIJYP, et ce n’est pas un hasard si l’ONG a installé son bureau (et la maison des membres de l’ONG) à Camélias. Maria s’est ensuite formée pour comprendre la complexité de la législation colombienne sur la protection du territoire et la loi 70 sur les territoires collectifs qu’elle connaît par cœur :
« La loi 70 de 1993 ? [J’ai appris] en lisant la loi, en analysant les points, en analysant les choses, et aussi, au milieu de tout ça, avec un peu de formation. En fait, je n’ai pas beaucoup de capacités comme certains parce que je n’ai pas fait beaucoup d’études, mais j’ai la capacité d’affronter n’importe qui. Ça peut être le président de la République, c’est le dernier qu’il me reste15 ! »
29Devant des responsables locaux et régionaux, des différents ministères, des institutions colombiennes, puis à l’étranger devant la Cour interaméricaine des droits humains, elle n’a cessé de présenter le cas des communautés. Elle a longuement répété et perfectionné son discours, ses arguments et ses connaissances. À la différence d’autres membres des zones humanitaires, Maria raconte les faits de manière précise (date, lieu, chronologie) et fait toujours écho à la situation nationale colombienne. On perçoit dans ces apprentissages le rôle clé de l’ONG CIJYP dans la formation très rapide des principaux·les leadeuses et leaders des zones humanitaires, puis dans leur accompagnement dans les différentes instances colombiennes et étrangères. Lors de ces interventions, Maria étonne ses interlocutrices et interlocuteurs : elle se déplace toujours sans note, elle fait rire son public et elle surprend en racontant des détails parfois intimes. Aux côtés de Maria, quelques leadeuses et leaders seulement portent le processus d’organisation des zones humanitaires des deux bassins.
30L’espace clos de la zone humanitaire agit également sur les modes d’organisation et le choix des leadeuses et leaders. Les habitant·es sont très méfiant·es lorsque des inconnu·es arrivent dans les zones humanitaires, craignant les espion·nes qui viendraient se renseigner sur les prochaines actions collectives, intimider, proférer des menaces ou porter atteinte à l’intégrité physique des membres. L’un des leaders de la communauté de Caño Manso a d’ailleurs été assassiné au sein d’une zone humanitaire par des paramilitaires en 2008. Alberto Hoyos venait de retourner sur ses terres et était, avec son frère Miguel, témoin dans le procès pour le meurtre d’Orlando Valencia, un autre réclamant de terre du Curvaradó, torturé et assassiné en 2005 par le bloc paramilitaire « Elmer Cárdenas ». La zone humanitaire de Caño Manso vit toujours avec ce souvenir. L’assemblée générale du bassin de Curvaradó qui s’y est tenue en 2014 s’est déroulée dans un climat de haute tension ravivant ces souvenirs. Avant la réunion, tou·tes les représentant·es ont été réuni·es chez la leadeuse de Caño Manso avec des consignes claires : chaque communauté doit veiller sur ses membres et éviter toute infiltration de personnes extérieures. Des tours de garde ont été mis en place pendant la nuit et un contrôle à l’entrée de la zone humanitaire a été instauré pendant la durée de l’assemblée. Cet espace clos et la peur renforcent en partie le rôle des quelques leadeuses et leaders charismatiques qui osent prendre la parole. En effet, les zones humanitaires sont autant des espaces de protection que de contestation. Être désigné·e comme porte-parole de ce processus politique comporte des risques, et beaucoup des leadeuses et leaders ont été assassiné·es ou ont dû partir à cause des menaces reçues. Leurs déplacements sont contraints et l’impératif de sécurité a profondément modifié les rapports de pouvoir au sein de ces sociétés. Les membres les plus visibles ont des gardes du corps et des voitures blindées dans des zones où les habitant·es ont peu de ressources économiques. Si ces biens matériels suscitent parfois l’envie, peu de personnes souhaitent prendre le relais des leadeuses et leaders actuel·les.
Le besoin de nouvelles leadeuses et de nouveaux leaders pour porter le collectif
31Le leadership dans le Bas Atrato ne passe pas par des ressorts administratifs, statutaires ou des mécanismes organisationnels de représentation comme c’est le cas au sein de l’ACVC. Le renouvellement des leadeuses et leaders présente d’autres enjeux, puisque les jeunes générations ne possèdent ni l’expérience de résistance au cours du déplacement forcé ni l’ancienneté sur le territoire. Il existe deux générations de jeunes leadeuses et leaders qui, de différentes manières, doivent prendre en compte l’aura importante des ancien·nes. La deuxième génération est constituée de jeunes mieux formé·es que la première génération (celle de leurs aîné·es), qui ont grandi au cours du déplacement forcé et qui apportent des arguments juridiques à l’organisation. La troisième génération, née dans les zones humanitaires, peine davantage à trouver sa place et à se former aux nouveaux enjeux de la défense du territoire dans un contexte d’isolement des campagnes.
32Originaires de la région, les leadeuses et leaders de la deuxième génération ont des trajectoires assez diverses. Elles et ils ont une meilleure formation scolaire que les ancien·nes et sont reconnu·es par les leadeuses et leaders ancestraux pour ces connaissances. Elles et ils ont été déplacé·es lorsqu’elles et ils étaient très jeunes, et ont vécu leur adolescence dans des camps de déplacé·es ou aux abords des villes où leurs parents s’étaient réfugiés. Pendant cette période « en dehors du territoire », certain·es ont eu l’opportunité d’aller à l’école et de poursuivre leurs études dans le secondaire. Elles et ils ont grandi dans l’espoir de retourner sur leurs terres et ont accompagné le processus de retour de leurs parents sur leur territoire. Elles et ils se distinguent par leurs capacités à traduire et exposer aux habitant·es des enjeux nationaux qui affectent leur territoire. Elles et ils acquièrent ainsi leur légitimité grâce à leur capacité à comprendre les discours politiques et institutionnels.
Tableau 7. Trajectoires de quelques leaders de la deuxième génération dans le Curvaradó
Leader | Avant le déplacement | Pendant le déplacement | Au sein des zones humanitaires | Compétences |
Wilson | Jeune président d’un conseil d’action communale | Se réfugie dans une ville voisine. Leader d’une association de déplacé·es. | Fait partie du conseil communautaire d’une communauté du Curvaradó. Continue son engagement pour le droit des déplacé·es. Membre du G816 | Grand orateur et chanteur. Connaissances juridiques sur les droits des déplacé·es et la législation (loi 70) |
César | Enfant, déplacé à 10 ans | Réfugié vers la frontière avec le Panama. Va au collège et obtient son baccalauréat. | Constitue une zone de biodiversité sur la terre de ses parents. Membre du G8. Exilé en Europe. | Connaissances du contexte et du cadre législatif. |
Hector | Enfant, déplacé à 4 ans | Réfugié à Medellin. Va au collège et poursuit ses études. | Devient leader de la communauté de sa femme et constitue la zone humanitaire de Caracoli. Élu au conseil municipal de Carmen del Darien. | Connaissances du système juridique et politique colombien. |
Carlos | Enfant, sa famille est déplacée après l’assassinat de son frère et de son père (conseiller municipal d’une petite ville). | Déplacé dans une ville voisine. Ouvrier agricole pendant plus de 10 ans. | Au retour sur le territoire, son frère est assassiné, et une zone humanitaire est construite en sa mémoire. Leader d’une communauté proche de Camélias. Fait partie à titre personnel du mouvement de la Marche patriotique. | Voix très écoutée au sein du bassin, a repris le leadership de son père et de ses frères assassinés. Connaissances juridiques et du système politique colombien. |
33Au cours des grandes assemblées, ces leadeuses et leaders sont les garant·es de l’organisation et rappellent point par point les arguments juridiques de la défense du territoire. Lors de l’assemblée du bassin de Curvaradó à Caño Manso en 2014, déjà évoquée précédemment, elles et ils jouent un rôle particulier. Cette assemblée se déroule dans un contexte risqué, puisqu’une entreprise est installée sur les terres de cette communauté et menace les habitant·es. Le bétail de l’entreprise paît dans les champs des habitant·es et détruit les cultures des paysan·nes. La veille de l’assemblée, des hommes de main ont tenté de violer une jeune fille de la communauté et détruit le pont qui permet aux habitant·es d’avoir accès à la route. L’armée colombienne qui sillonne le secteur n’est pas intervenue et seule la présence internationale a permis d’éviter de nouvelles confrontations17. La colère des habitant·es s’exprime lors de l’assemblée, et les jeunes leadeuses et leaders rendent compte des moyens de pression possibles en utilisant la visibilité internationale. Au cours de l’assemblée, un jeune se lève et propose d’aller détruire la maison des ouvriers agricoles de l’entreprise (qu’il nomme « les envahisseurs »), qui les menacent constamment et détruisent leurs cultures. Il est immédiatement applaudi par le reste de la communauté, pressée de pouvoir agir. Wilson intervient calmement et explique que, bien qu’elles soient légitimes, ces actions doivent être accompagnées de procédures juridiques et de témoins nationaux et internationaux. Il donne des exemples d’actions qui ont pour but de « rendre leur dignité18 » aux habitant·es, comme lorsque les membres de Caño Manso ont détruit la maison du chef d’entreprise installé sur leurs terres ou lorsque les communautés de Camélias ont coupé les palmiers à huile plantés illégalement sur leur territoire. Il rappelle que chaque action a été préparée médiatiquement et a bénéficié d’une présence internationale importante. Une destruction sans visibilité et sans arguments serait, selon lui, préjudiciable aux communautés qui seraient accusées de destruction d’un bien privé. Les jeunes leadeuses et leaders comme Wilson martèlent sans cesse le même argument : au besoin d’accès à la terre ressenti comme légitime par les populations, il faut exiger un droit qui doit être reconnu par l’État. Alors que les « ancien·nes » font passer leurs idées en se basant sur leur expérience et forcent le respect par leur sagesse, les jeunes leadeuses et leaders, mieux formé·es, apportent des arguments juridiques à la lutte locale.
34La jeunesse des zones humanitaires est quant à elle confrontée à d’autres enjeux pour trouver sa place dans l’organisation. Les plus jeunes n’ont pas vécu le déplacement forcé et le retour sur le territoire, car elles et ils sont né·es, pour la plupart, dans les zones humanitaires. À la différence des leadeuses et leaders de la deuxième génération, ces jeunes n’ont pas fait le choix symbolique du « retour » et n’ont pas pu acquérir une formation. Il n’y a pas d’école dans cette région, les professeur·es ne viennent pas jusque dans les villages des bassins et les jeunes n’ont pas la possibilité d’aller étudier ailleurs. L’injonction à parler un langage expert tout en étant légitime au niveau « ancestral » pèse d’autant plus sur cette jeune génération. Un leader communautaire rend compte des difficultés de formation des jeunes et des enjeux de transmission auxquels les communautés sont confrontées dans le Bas Atrato :
« Nous, nous avons exigé au gouvernement national qu’il mette en place dans les communautés des cours d’ethnoéducation, c’est-à-dire premièrement transmettre et permettre la transmission des savoirs ancestraux de nos grands-parents. […] Bon, premièrement, l’alimentation est mauvaise. Deuxièmement, le contexte du conflit t’oblige à penser dix mille trucs en même temps, et trois, tu vas à l’école et si tu apprends, tu passes, si tu n’apprends pas, c’est pareil. Alors ils n’apprennent pas, ils ne savent pas comment défendre ce pays, et comme le gouvernement colombien n’a pas intérêt à ce que la classe paysanne, pauvre, ouvrière, de statut 1, 2, 3 jusqu’à 419 se forme, pour qu’elle puisse après réclamer ses droits et son territoire… Ce qu’il veut, c’est plus de soldats, et plus de guérilleros et plus de paramilitaires. Ou alors former des employés pour les entreprises. Ils sont en train de créer des personnes qui se laissent diriger. Nous, les paysans, nous ne sommes pas habitués à produire pour quelqu’un d’autre. Ça, ça nous inquiète. Quand est-ce que l’on pourra transmettre nos savoirs, par exemple à quelle période récolter tout ça ? Mais il [le gouvernement colombien] veut en finir avec nous et avec la terre, pour que nous ne puissions pas défendre nos droits20. »
35Pour cet habitant, le manque d’accès à une éducation de qualité et les difficultés à transmettre les savoirs locaux sont des enjeux politiques. L’ONG CIJYP s’est saisie de cette question et a accompagné la création d’un collège rural qui a pour objectif de lier transmission des connaissances locales et scolarisation plus classique. Le collège rural est animé par de jeunes volontaires, contacté·es par le biais de l’ONG CIJYP. Certain·es sont professeur·es des écoles et viennent ponctuellement dispenser des cours, d’autres sont issu·es du milieu associatif. L’ONG CIJYP a créé une équipe pédagogique pour mieux encadrer cette aide. C’est une initiative très valorisée au sein des communautés afrodescendantes et l’arrivée des « profs » s’accompagne aussi d’un nouveau dynamisme pour l’action collective. Depuis 2013, ce collège tente de transmettre une éducation conforme aux besoins scolaires et aux revendications des communautés. Les revendications d’ethnoéducation, très présentes au sein des organisations indigènes [Gros, 2010], traduisent une double demande, celle du droit à l’éducation comme tout citoyen et celle du droit à l’éducation différenciée, c’est-à-dire à la transmission de savoirs locaux propres à chaque culture. Pour les communautés, l’école doit être un espace de transmission d’une identité et d’un militantisme pour construire les leaderships futurs. Au sein des zones humanitaires du Curvaradó, le collège rural représente un lieu de transmission identitaire et un vivier pour le renouvellement générationnel, comme j’ai pu l’observer lors de la présentation des travaux de fin de semestre des jeunes élèves. Réuni·es dans la maison de la mémoire, les adolescent·es du collège rural devaient présenter à la communauté de Camélias leurs projets de fin d’études sous la forme d’une petite enquête menée auprès des ancien·nes. Les sujets choisis par les élèves témoignent de l’omniprésence du processus politique de résistance dans leur quotidien : quelles sont les causes de l’impunité ? Qu’est-ce que le processus de zone humanitaire ? Qu’est-il arrivé aux disparu·es du Curvaradó ? Pourquoi la terre est-elle si fertile dans le Chocó ? Quelles sont les causes du déplacement ? En faisant une référence constante au déplacement et à la période de violence (elles et ils disent « nous avons fait la guerre » ou « ils nous ont déplacé·es »), les jeunes s’approprient un processus construit par les ancien·nes. Après ces présentations, trois des jeunes prennent la parole pour réitérer leur volonté de continuer ce travail au sein de l’école et annoncer qu’elles et ils espèrent pouvoir compter sur le soutien des ancien·nes pour mieux comprendre ce processus. Les leadeuses et leaders historiques savent que ces jeunes constituent une nouvelle génération de leadeuses et leaders, mais leur place n’est pas toujours facile à trouver. La responsable pédagogique du collège confie qu’il n’a pas toujours été facile de lier les ancien·nes et les jeunes au sein de ces espaces. Les ancien·nes étaient très attaché·es à l’ordre, négligeaient parfois les jeunes tout en ayant peur pour elles et eux dans ce contexte. L’intégration des jeunes dans les réunions s’est réalisée par le biais des activités culturelles et des rencontres sportives. La mise en place d’un terrain de foot au centre de la zone humanitaire de Camélias, à côté de la maison de la mémoire où se réunissent les membres de la communauté, est un symbole de ce rapprochement entre les générations. Par la danse, la musique et le foot, les jeunes ont permis de générer davantage d’échanges entre communautés des bassins lors des rencontres sportives ou culturelles. Elles et ils ont par exemple créé un groupe de danse traditionnelle du Pacifique, des tournois de foot féminin et masculin interzones humanitaires ainsi qu’un groupe de rap. Les rappeurs composent eux-mêmes leurs textes qui reflètent l’histoire du processus de résistance. Ils y décrivent l’héroïsme de leurs leadeuses et leaders, l’espoir de retrouver le territoire et l’importance d’une collectivité soudée. D’autres activités artistiques ont été motivées par l’intervention de collectifs militants originaires de Bogota. La photographie21 ou la formation au documentaire22 et à la communication23 sont des initiatives qui permettent aux jeunes des zones humanitaires de s’approprier les outils de communication nécessaires pour sensibiliser sur leur situation et d’interagir avec d’autres étudiant·es. Un des documentaires-fictions réalisés par les jeunes de Camélias, intitulé « Retorno »24 (« Retour »), raconte l’histoire d’une jeune mère déplacée qui convainc son mari de retourner sur ses terres. Le documentaire reconstruit le moment de retour et raconte avec humour les décalages entre la vie en ville et à la campagne. Les jeunes réalisatrices et réalisateurs valorisent l’expérience des ancien·nes à travers le personnage charismatique de la mère (dont certains traits de caractère rappellent Maria) et mettent en avant les difficultés des jeunes à s’adapter au cadre des zones humanitaires (les personnages jouant les enfants de ce couple se plaignent régulièrement des conditions de vie). Le collège permet ainsi de donner un nouvel élan au processus des zones humanitaires et de lier les jeunes à l’organisation collective.
36Les communautés afrodescendantes des bassins de Jiguamiandó et de Curvaradó vivent les évolutions organisationnelles de manière plus précipitée que les membres de l’ACVC. La médiatisation de leur cas, la visibilité internationale et l’emprise privée sur leurs territoires les ont poussées à s’adapter très rapidement. Elles ont pu compter sur l’appui incontournable de l’ONG CIJYP, dont la présence a permis de pallier le manque de compétences juridiques et d’octroyer un soutien dans d’autres domaines (psychosocial, communication et éducation). Malgré la précarité de la situation et les difficultés sécuritaires, les diverses générations trouvent progressivement leurs places et participent au processus collectif. Les ancien·nes sont les garant·es de l’histoire de résistance de la communauté, les leadeuses et leaders de la deuxième génération, mieux formé·es, apportent l’expertise nécessaire, tandis que les plus jeunes construisent une nouvelle vision de la lutte pour le territoire entre réappropriation de l’héritage de résistance et usage des nouvelles technologies. Depuis ces zones reculées et grâce aux plus jeunes, les communautés sont connectées à d’autres collectifs militants et populaires dans plusieurs régions de Colombie.
L’alternance du paysan/de la paysanne et de l’expert·e pour mobiliser à différents niveaux
37Les deux organisations paysannes s’adaptent de différentes manières pour porter leurs revendications à plusieurs niveaux de mobilisation et défendre leur territoire. Au niveau local, les générations de militant·es et leurs différents savoirs servent à défendre le territoire de manière concrète par le biais d’une certaine division du travail. Les leadeuses et leaders se répartissent les tâches selon leurs compétences pour faire avancer les projets et les actions collectives. Dans les deux cas, les organisations mènent une réflexion sur la construction d’outils contre-hégémoniques, en intégrant l’expertise et en valorisant leurs savoirs locaux ou ancestraux. Aux niveaux national et international, les militant·es choisissent avec précaution les personnes qui vont représenter les organisations paysannes, et alternent entre la figure experte et la figure paysanne. Pour être représenté·e auprès des institutions et des partenaires nationaux et internationaux, c’est tour à tour l’expert·e ou le·a paysan·ne qui est légitime. Les organisations paysannes ont ainsi incorporé ces différentes « cartes » qu’elles jouent au gré du contexte, plus ou moins tactiquement. Avec l’aide de l’ONG CIJYP, les communautés du Bas Atrato commencent à faire usage de leur légitimité « ancestrale » et n’hésitent plus à mobiliser leurs leadeuses et leaders plus expert·es pour porter leur message au niveau international. Le cas de l’ACVC permet cependant de lire plus clairement l’alternance de la paysanne/du paysan et de l’expert·e selon les niveaux d’action, puisque l’association paysanne s’implante stratégiquement sur la scène nationale au sein de divers espaces.
La complémentarité des savoirs pour organiser l’action locale
38Au sein de l’ACVC, chaque militant·e occupe une place particulière. L’alliance de différents types de militantisme et de savoirs permet à l’association de mener une réflexion sur la construction d’outils intellectuels contre-hégémoniques. Pour l’ACVC, adopter une perspective contre-hégémonique signifie réaffirmer la place de la « classe paysanne », peu représentée politiquement, bien qu’elle joue un rôle politique, social et économique majeur, notamment dans la production d’aliments pour le pays. Les leadeuses et leaders paysan·nes utilisent le terme « contre-hégémonique » pour inscrire leurs actions en porte-à-faux vis-à-vis d’un « système » dominant. L’ACVC comme l’ONG CIJYP se basent sur les principes de l’éducation populaire pour repenser les différentes formes de dominations qui s’exercent dans les manières d’enseigner et dans le contenu de ces enseignements. En cela, elles s’inspirent d’autrices et d’auteurs prônant une épistémologie latino-américaine des sciences sociales, qui invite à repenser le caractère situé de la production des savoirs ainsi que leur rapport avec les sociétés au sein desquels ils sont produits [Quijano, 2005]. L’épistémologie du Sud invite à repenser les savoirs pour inventer de nouvelles relations de pouvoir, pour une éducation « décolonisante » qui questionne la primauté d’un savoir occidental sur les caractéristiques nationales, « anti-patriarcale » qui s’oppose à la reproduction d’une société de domination de l’homme sur la femme, et « démocratisante » qui met en avant la participation populaire contre la reproduction des élites [De Sousa Santos, 2010]. Cette démarche induit une réflexion sur l’articulation des savoirs locaux et techniques, sur la légitimité des expertises et sur les manières de transmettre un savoir à des populations qui ne se sentent pas toujours valorisées par ce savoir expert. Cette conception particulière des savoirs a été au cœur du campement écologique organisé par l’ACVC en 2014 et pensé autour de deux objectifs : sensibiliser sur les enjeux environnementaux de la zone de réserve paysanne et créer un espace d’échanges des savoirs. Pour l’association paysanne, il s’agit de favoriser une prise de conscience des atteintes environnementales, en postulant qu’en connaissant mieux la biodiversité et la richesse de leur territoire, les paysan·nes seront plus à même de les défendre. Au lieu d’envoyer les leadeuses et leaders paysan·nes en formation pour les sensibiliser à la protection de l’environnement, le principe du campement est d’amener des universitaires et des spécialistes de la biodiversité au cœur de la zone de réserve paysanne. De cette manière, l’ensemble des habitant·es peut échanger sur plusieurs jours avec des scientifiques et d’autres actrices et acteurs parmi lesquelles des associations de défense de l’environnement, des ONG internationales, des représentant·es du ministère de l’Agriculture et de l’INCODER, des représentant·es d’agences onusiennes, des collectifs étudiants, des syndicats, des collectifs d’avocat·es, des organisations paysannes et des personnalités politiques de gauche. Les invité·es sont des habitué·es de ce type de rencontres : les chercheuses et chercheurs sont tous issu·es de réseaux de recherche militants engagés dans des recherches participatives avec des communautés rurales colombiennes, les ONG et associations environnementales ont déjà été en contact avec l’ACVC, et les actrices et acteurs institutionnel·les sont des personnes qui, à titre personnel, ont des affinités avec le processus paysan. Des conférences universitaires se sont déroulées au milieu de la forêt, puis des ateliers participatifs ont été organisés afin d’apporter des propositions concrètes à mettre en œuvre. Pour les chercheur·euses comme pour les personnalités politiques invitées, ce fut l’opportunité d’échanger plus longuement avec les habitant·es des villages du Cimitarra, tandis que les paysan·nes ont pu enrichir leur prise de conscience et avoir davantage confiance en eux·elles. Les villageois·es ont suivi des conférences dans leur environnement grâce à des chercheur·euses et militant·es qui connaissent leur lutte territoriale, ce qui a contribué à réduire la distance physique et cognitive entre ces différent·es actrices et acteurs. Une trajectoire particulière, celle de Franco, coordinateur de l’équipe technique, rend compte de ce dialogue entre ces deux types de savoirs.
Encadré 10. Le parcours de Franco, un chercheur au sein de l’ACVC
Coordinateur de l’équipe technique, Franco a connu l’ACVC au cours de ses études d’ingénieur à l’université de Bucaramanga. Il s’engage d’abord dans les Jeunesses communistes et participe à de nombreuses manifestations étudiantes, puis c’est par le biais de ce militantisme qu’il entre en contact avec l’ACVC et effectue un volontariat auprès de l’association paysanne. Il passe ensuite deux ans au sein d’une équipe de terrain de l’association et travaille auprès des communautés rurales dans le sud du département du Bolivar. Ce département est riche en ressources minières, et de nombreux·ses scientifiques viennent dans cette région pour évaluer et planifier les projets d’extraction. Franco constate que beaucoup d'espaces sont octroyés à des entreprises sous forme de concessions, tandis que les petits mineurs artisanaux sont criminalisés pour leur activité d’orpaillage illégal. Sensible à ces questions, Franco décide de consacrer ses recherches aux effets de l’extraction minière sur l’environnement et poursuit ses études de doctorat en Italie, à l’université de Brescia.
À son retour en Colombie, il travaille quelques mois dans des entreprises minières puis, totalement opposé à certaines pratiques, il recontacte l’organisation paysanne. Il intègre très rapidement l’équipe technique et met en place un partenariat entre l’ACVC et son école doctorale pour mener un projet postdoctoral portant sur la pollution des eaux par l’activité minière. Il parcourt tout le territoire du Cimitarra pour évaluer les impacts environnementaux et dresse un double constat : les activités artisanales des communautés paysannes polluent les eaux et les sols, et constituent un risque pour la santé de ces paysan·nes ; l’exploitation des grandes entreprises minières dans la région a des impacts considérables sur l’environnement et sur la santé. Face à ce diagnostic, l’ACVC est face à un dilemme : elle s’oppose à l’exploitation minière des entreprises, mais l’activité minière artisanale est très pratiquée par les habitant·es de la région. L’ACVC décide de sensibiliser les populations aux impacts de leurs activités et de proposer des alternatives économiques viables tout en maintenant une ferme opposition à l’arrivée des grandes entreprises minières sur le territoire.
Franco entame alors des travaux portant sur de nouveaux procédés d’extraction artisanale moins polluants pour réduire l’usage du mercure dans la séparation de la pierre et de l’or. Il identifie également les zones où les entreprises minières souhaitent s’implanter et propose de valoriser davantage la faune et la flore de ces régions pour tenter de contrer leur arrivée. Le discours de l’ACVC à l’encontre de l’arrivée des multinationales sur son territoire s’appuie ainsi sur des arguments scientifiques contre ces activités polluantes.
Pour Franco, toute recherche académique doit avoir un rôle social, sans pour autant que ce soit la seule connaissance valable. Il considère que son rôle va au-delà de son expertise de chimiste et qu’il consiste à expliquer le contexte et à donner des arguments aux communautés paysannes. Il porte lui-même un regard très critique sur ses connaissances acquises à l’université, un point de vue partagé par de nombreux·ses membres de l’équipe technique.
39Mélange des savoirs et des personnes permettent, selon l’ACVC, d’être efficaces à tous niveaux pour faire fonctionner l’organisation. La socialisation paysanne des jeunes technicien·nes, ainsi que les rapports de long terme entre paysan·nes et équipe technique, permettent de réduire la distance entre les personnes et de faciliter la mise en place des projets de développement rural. Ce fut le cas lors d’une rencontre entre l’équipe technique et des paysan·nes dans un village du Cimitarra en 2013. Ce jour-là, deux jeunes agronomes ont une réunion avec les leadeuses et leaders du village pour mettre en œuvre plusieurs projets. Après des échanges amicaux entre les jeunes et les paysan·nes, qui se connaissent bien, la réunion commence. Liliana, jeune agronome, présente les projets en cours et rend compte des financements qui ont été trouvés pour un projet de production de riz qui pourrait être financé par un bailleur international. Elle explique aux paysan·nes qu’elle doit présenter au bailleur des délais et mettre en place un calendrier précis de l’avancement du projet. S’ensuit un échange technique sur la parcelle idéale pour la production de riz (pluviométrie, qualité de la terre, disponibilité en main-d’œuvre locale, etc.). Les paysan·nes connaissent bien leurs terres et leur environnement, tandis que les agronomes peuvent apporter leurs connaissances pour mettre en place des systèmes d’irrigation ou pour accompagner l’usage de fertilisants naturels. Les paysan·nes et les agronomes tentent ensuite de mettre en place un calendrier cohérent pour le bailleur et pour les habitant·es. L’équipe technique se chargera par la suite de négocier le projet et de rédiger l’argumentaire, et les paysan·nes se consacreront au suivi du projet dans le village. L’association a les ressources humaines pour permettre ces échanges et des prises de décisions rapides et efficaces qui correspondent à la réalité du terrain. C’est cette imbrication des savoirs paysans et experts, et surtout des personnes, qui permet à l’ACVC de présenter des projets aboutis. La fusion de ces compétences au niveau local est efficace en interne, mais elle l’est également pour mettre en avant les revendications paysannes à différentes échelles.
Le multipositionnement des leadeuses et leaders
40L’ACVC entretient de multiples relations de solidarité et est très visible au niveau national. Par le biais de projets collectifs visibles, l’association renvoie une image sérieuse, à travers une équipe technique performante et une image « authentique » parce qu’elle reste conduite par les paysan·nes de la vallée de la rivière Cimitarra. C’est en partie cette image très soignée qui a permis à l’ACVC d’acquérir autant de légitimité sur la scène nationale colombienne et de lier des soutiens très divers au niveau international. Afin de conquérir ces nouveaux espaces, l’organisation paysanne manie avec habileté les rôles d’expert·e et de paysan·ne selon l’auditoire et les situations. L’analyse des trajectoires des dirigeant·es et la circulation des leadeuses et leaders permettent d’identifier l’usage que fait l’association de ces différents savoirs.
41La trajectoire de César Jérez est particulièrement éclairante pour illustrer ces changements. César est un personnage incontournable de l’ACVC, car il possède une légitimité vis-à-vis de la population paysanne et une expertise importante. Son engagement politique et ses connaissances techniques font de lui une ressource considérable pour l’organisation. Né à Bucaramanga dans le département de Santander, proche de Barrancabermeja, il réalise ses études de géologie industrielle et pétrolière en URSS (en Azerbaïdjan) grâce à une bourse d’études du gouvernement soviétique. Il rentre ensuite en Colombie au début des années 1990 et il travaille un temps auprès des mineurs dans le sud du département du Bolivar et dans l’Arauca. Il est également professeur et traducteur de russe. Puis, il arrive dans la vallée de la rivière Cimitarra en 1998, où il se lie avec les mouvements sociaux qui se mobilisent à Barrancabermeja et prend ainsi part à la naissance de l’ACVC. En 2001, il participe au Forum social mondial de Porto Alegre, et à son retour en Colombie, il crée l’agence de presse Agencia Prensa Rural. Ce média diffuse les actions collectives et les informations des communautés rurales en Colombie, peu relayées dans les médias traditionnels. Accusé à diverses reprises de faire partie de la guérilla des FARC, il reçoit plusieurs menaces de la part des paramilitaires. En 2008, suite à l’arrestation des leaders de l’ACVC, il décide de s’exiler en Espagne. Pendant cet exil, il rencontre beaucoup d’exilé·es latino-américain·es en Europe et sensibilise les responsables politiques européen·nes sur la situation en Colombie sous le gouvernement d’Alvaro Uribe. En 2011, au moment de la réactivation de la zone de réserve paysanne de la vallée de la rivière Cimitarra (qui avait été suspendue par Alvaro Uribe), il participe au renouveau de l’Association nationale des zones de réserve paysanne (ANZORC). Il utilise ses contacts, acquis par ses années de travail de terrain auprès des populations rurales, pour mobiliser et mettre en relation les différentes zones de réserve paysanne. Il contribue à faire de ces zones des espaces de contestation et de proposition d’un développement alternatif. Puis, il participe au déclenchement de la grève agraire de 2013 au cours de laquelle il se tient aux côtés de l’association paysanne du Catatumbo (ASCAMCAT) qui demande sa reconnaissance en tant que ZRC, une proposition refusée par le gouvernement colombien. César contribue aussi à construire les arguments d’une partie du mouvement paysan contre la signature des traités de libre-échange et à rendre visible l’appauvrissement des campagnes colombiennes. Au sommet agraire, qui s’est réuni après la grève de 2013, il est l’un des porte-parole, il anime les débats et coordonne les discussions. Bien que non-paysan, sa proximité avec les communautés rurales et son expérience de vie dans les campagnes est importante. César est le symbole d’une volonté de l’ACVC de peser dans le débat national : il est présent dans le mouvement paysan, dans la revendication des zones de réserve paysanne, dans les médias alternatifs et dans les négociations agraires. Gilberto Guerra ne cache pas les prétentions de l’association paysanne d’amener la lutte territoriale au-delà de la rivière Cimitarra. Il y a, selon lui, trois espaces nationaux à prendre en compte pour l’ACVC : l’ANZORC, la Marche patriotique et Prensa rural. L’ACVC encourage le multi-positionnement [Combes, 2009] et l’investissement des leadeuses et leaders au sein d’une multitude d’espaces militants, associatifs et institutionnels.
Tableau 8. Présence des délégué·es de l’ACVC dans d’autres institutions et organisations au niveau national
Institution/organisation au sein de laquelle des membres de l’ACVC sont présent·es | Mission de la/du délégué·e de l’ACVC |
ANZORC | Promotion des zones de réserve paysanne |
Marche patriotique | Porter les revendications politiques du paysannat |
Prensa rural | Communication des communautés paysannes. Relayer l’information sur les événements de l’ACVC Diffuser les chroniques d’opinion |
MIA (table d’interlocution et d’accords) | Négociations avec le gouvernement sur le pacte agraire suite à la grève de 2013 |
Sommet agraire | Négociations et échanges avec d’autres organisations paysannes sur des revendications communes après la grève agraire de 2013 |
Mouvement « Constituantes pour la paix » | Faire la promotion des négociations de paix ; Mettre en avant le besoin d’une consultation et d’une réforme constitutionnelle pour adopter les accords de paix |
INCODER | Faire la promotion des zones de réserve paysanne au sein des institutions ; Être au courant des procédures de restitution et favoriser le processus en interne |
Universités | Sensibiliser les étudiant·es sur les besoins dans les campagnes et la cause paysanne ; Motiver les jeunes à un engagement envers les communautés rurales. Créer des partenariats de long terme au sein des universités. |
42Les membres de l’ACVC ont investi physiquement ces nouveaux espaces au sein desquels elles et ils sont reconnu·es et considéré·es comme des interlocutrices et interlocuteurs légitimes. Les militant·es peuvent faire avancer de cette manière la cause paysanne et les visions de l’ACVC depuis l’intérieur, et même au sein des ministères et plus particulièrement de l’INCODER.
43À l’échelle internationale, il s’agit d’être à la fois expert·e et paysan·ne, mais le risque des « expert·es paysan·nes » est d’apparaître trop expert·es et plus assez « authentiques » pour certain·es partenaires internationaux. L’ACVC tente de maintenir un équilibre entre ces deux positionnements. Par exemple, elle choisit des personnes différentes selon qu’il s’agisse de négocier les accords de coopération, de discuter l’aspect technique des projets de développement ou de sensibiliser à l’étranger sur les revendications territoriales. Par exemple, en 2015, l’ACVC a délégué deux femmes pour rencontrer plusieurs partenaires européens lors de l’une des traditionnelles « tournées internationales » de l’association : Camila, avocate et spécialiste des questions foncières et de développement, et Irene, paysanne du Cimitarra et leadeuse importante de la région. Camila possède la légitimité de l’expertise, elle fait partie de l’équipe de gestion et de l’équipe technique, elle a suivi de près le processus de constitution de la zone de réserve paysanne. Irene apporte une légitimité paysanne emblématique de la région du Cimitarra et est l’une des premières femmes à avoir été à la coordination de l’association dans les moments de crise de l’ACVC. Ce couple paysan·ne-expert·e se relaie ainsi de manière efficace pour dialoguer et solliciter de nouveaux soutiens et de nouveaux financements. Cela permet à l’ACVC de remédier à deux risques : présenter une personne experte moins « authentique » et moins légitime pour représenter la cause paysanne, et être représentée par une personne qui bénéficie d’une légitimité locale importante, mais qui a des difficultés pour se faire comprendre face à d’autres interlocutrices et interlocuteurs. Une répartition similaire des tâches, à laquelle il faut ajouter une répartition genrée, a été mise en place lors de la venue des leadeuses et leaders du Curvaradó à Paris en 2015. Alors qu’au sein de l’ACVC cette division du travail semble assumée, avec des équipes clairement définies et déléguées pour des missions spécifiques, les communautés afrodescendantes adoptent également ces logiques sans toujours avoir conscience de cette complémentarité des membres. César, jeune leader, se chargeait d’expliciter le contexte des revendications des communautés afrodescendantes et apportait son décryptage de la situation comme son expertise juridique. Puis, Yuliana apportait la voix des victimes en témoignant des violences et des menaces reçues. Elle dénonçait à travers un registre plus émotionnel que les arguments juridiques de César. Les journalistes qui ont réalisé des entretiens pour Radio France Internationale ont d’ailleurs spontanément orienté leurs questions de cette manière. César était sollicité pour rappeler les droits que possèdent les communautés sur leurs territoires et les divers recours effectués auprès des juridictions colombiennes. On demandait plutôt à Yuliana de raconter son histoire personnelle. Moins habituée à cet exercice que César, elle racontait les violences avec ses mots. Tou·tes deux, sans s’en rendre compte, étaient assez complémentaires et pouvaient ainsi s’adresser à différent·es interlocutrices et interlocuteurs.
44L’imbrication des savoirs locaux et experts a permis aux organisations paysannes de conquérir de nouveaux espaces de mobilisations. Les ressources militantes et techniques de l’ACVC sont utilisées de manière stratégique pour permettre à l’association d’occuper de nouveaux espaces nationaux tout en consolidant son ancrage local. Former au niveau local, éviter une personnalisation du pouvoir et garder prise sur le processus d’adaptation sont des questions que les leadeuses et leaders paysan·nes de l’ACVC et du Bas Atrato se posent.
*
45Pour défendre leur territoire, les communautés paysannes colombiennes se sont progressivement formées et restructurées à partir d’une faible dotation en capitaux scolaires. La formation des militant·es s’est faite par l’expérience, puis par l’intégration de nouvelles compétences. Ces changements, en partie souhaités, en partie conditionnés par le contexte, les poussent à réfléchir à leur organisation, à leur structure et à leur identité. Lier savoir expert et savoir paysan est un réel enjeu pour les organisations paysannes. Au sein des deux processus étudiés, les mêmes questionnements apparaissent concernant le renouvellement des dirigeant·es, la formation des paysan·nes, la permanence des liens avec la base sociale et le maintien des traditions historiques de luttes ainsi que les nécessaires adaptations afin de porter les revendications à d’autres niveaux.
46Cependant, les deux organisations étudiées n’ont pas les mêmes capacités d’adaptation face à ces changements en raison de leur structure et de leur identité. Elles ont suivi deux voies distinctes : un équilibre entre l’ancestralité et la technicité pour les communautés afrodescendantes du Bas Atrato, et une fusion entre le·a paysan·ne et le·a technicien·ne pour l’ACVC. Les communautés afrodescendantes des bassins de Jiguamiandó et de Curvaradó lient différentes générations de savoirs et d’expériences au sein d’un collectif. Les leadeuses et leaders historiques qui occupent une place prépondérante sont secondé·es par de jeunes leadeuses et leaders mieux formé·es, et une nouvelle génération s’imprègne de l’ancestralité des aîné·es et de la technicité acquise pour redéfinir un nouveau type de savoir local. L’ACVC a mis en place un processus de professionnalisation de sa base militante, puis de « paysannisation » de jeunes professionnel·les. Alors que l’ACVC conçoit ces changements de manière stratégique pour se positionner au niveau national, les communautés afrodescendantes vivent ces adaptations comme des conditions nécessaires pour la survie du processus. Dans les deux cas d’étude, les changements représentent de réels enjeux pour l’identité des organisations, ce qui se traduit par des crispations et un dirigisme fort. Les jeunes des zones humanitaires évoluent sous l’œil des leadeuses et leaders historiques qui les légitiment. Les nouvelles et nouveaux militant·es de l’ACVC se forment dans un cadre particulier qui suppose un engagement total.
Notes de bas de page
1 Archives de l’ACVC, photo prise au cours de cet atelier.
2 Observation participante, Barrancabermeja, 2014.
3 Entretien avec un jeune leader de l’ACVC, octobre 2013 à Barrancabermeja.
4 Entretien avec un leader de l’ACVC, octobre 2013, Bogota.
5 Entretien avec Sandra, octobre 2013, Barrancabermeja.
6 Discussions informelles lors des observations participantes dans le sud du Bolivar, octobre 2013.
7 Entretien avec Karin, septembre 2014, Bogota.
8 Idem
9 Entretien avec Alvaro, août 2014, Yondó, vallée du fleuve Cimitarra.
10 Entretien avec Karin, septembre 2014, Bogota.
11 Au cours des trois séjours de terrain dans le Bas Atrato, j’ai pu partager de longs moments avec Maria, en entretien, au cours des réunions, dans ses rencontres avec des actrices et acteurs internationaux et avec des institutions colombiennes, mais aussi dans son quotidien avec ses enfants dans la zone humanitaire de Camélias.
12 La notion de « famille » va au-delà de la famille nucléaire (un père, une mère et des enfants). On y intègre les grands-parents, les oncles et tantes, les cousin·es et les différentes générations d’enfants. L’adoption d’enfants d’une famille à une autre est assez courante (de nombreux enfants peuvent être élevé·es un temps par un oncle ou une tante). Les unions et désunions des couples ne sont pas formalisées, et il n’est pas rare qu’un homme adopte les enfants de sa nouvelle compagne.
13 Entretien avec Maria, novembre 2013, zone humanitaire de Camélias, Curvaradó.
14 Face à cette accusation, elle s’est rendue directement à la Fiscalité générale (équivalent du Procureur) et, à la surprise des magistrat·es, elle s’est déshabillée pour leur montrer qu’elle n’avait pas de marques sur le corps, les marques de lanières sur les épaules (à cause du sac) et les cicatrices dues aux combats étant des signes distinctifs des personnes ayant fait partie de la guérilla. Les accusations, celles d’être la cheffe du Front 57 qui opérait dans cette région, ont été abandonnées par la suite. « Avec huit enfants et 44 petits enfants », elle répète souvent comme une provocation, « vous pensez que j’ai eu le temps de faire la guerre ? »
15 Entretien avec Maria, novembre 2013, zone humanitaire de Camélias, Curvaradó.
16 Le G8 rassemble huit personnalités du bassin du Curvaradó en charge de veiller à la restitution des terres.
17 Observation participante, 2014. Suite aux appels de la communauté de Caño Manso, l’équipe de l’ONG CIJYP accompagnée des membres de PBI se rend sur place pour discuter avec les leadeuses et leaders locaux. Les communautés ont décidé de camper toute la nuit à côté du pont détruit pour éviter que les hommes de main de l’entreprise n’entrent dans la zone humanitaire. À notre arrivée, l’ambiance est tendue. Des hommes cagoulés refusent de laisser passer la caravane humanitaire, puis se dirigent, armés de machettes, vers les habitant·es de Caño Manso. Un bataillon de l’armée a établi son campement à quelques mètres des habitations et regarde la scène sans réagir. Plusieurs habitant·es courent prévenir les soldats qui se reposent dans leurs hamacs. Les hommes cagoulés sont de l’autre côté du pont et s’apprêtent à le franchir. Devant cette situation, les membres de l’ONG et les accompagnant·es de PBI font directement appel au colonel en charge de la zone pour rendre compte des menaces immédiates qui pèsent sur les habitant·es. En attendant une réaction de l’armée, les membres de PBI se sont placé·es devant les communautés, et les membres de CIJYP ont sorti une caméra. Certain·es paysan·nes se sont aussi muni·es de leurs machettes. Un groupe de soldat arrive finalement et s’interpose entre les hommes cagoulés et les habitant·es de Caño Manso. S’ensuit alors un long dialogue entre l’armée et ces hommes de main qui font finalement marche arrière. Face aux réclamations de l’ONG (non-assistance à personne en danger, dialogue de l’armée avec des hommes cagoulés non identifiés, etc.), le colonel répond que l’armée ne peut interférer « dans un conflit entre populations civiles ». Les habitant·es de Caño Manso sont très en colère.
18 En espagnol « acción de dignificación », littéralement une action qui rend digne ou qui rend leur dignité aux paysan·nes.
19 En Colombie, il existe une stratification socioéconomique des habitations en fonction de leur lieu de résidence afin que les ménages payent les services publics (eau, électricité, gaz) en fonction de leur situation socioéconomique, numérotée de 1 à 6. Ces strates sont également utilisées au sein de la société colombienne pour faire référence au statut socioéconomique des personnes.
20 Entretien avec un leader du Curvaradó, novembre 2013.
21 En juillet 2015, les étudiant·es du collège de Camélias ont suivi une formation aux techniques de photographie, avec un sténopé qui permet de prendre des photos à moindre coût et de pouvoir les développer avec peu de matériaux.
22 Les étudiant·es de Camélias ont reçu une formation à la création documentaire en partenariat avec des étudiant·es de l’université pédagogique nationale (département de sciences sociales) et le collectif Revelados. Un extrait du documentaire conçu par les communautés peut être vu en ligne. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=B-6ffD88fro.
23 Formation dans le cadre de CONPAZ à l’utilisation d’appareils d’enregistrement et aux techniques de communication (comment transmettre une information à la radio par exemple).
24 Avec l’appui du collectif Mejoda, les jeunes ont participé à un festival de cinéma communautaire en 2015, dans lequel elles et ils ont présenté ce documentaire. Voir [En ligne] https://www.youtube.com/watch?v=dI9C1eMCLzY.
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