Chapitre iii. L’international comme épreuve
p. 151-189
Texte intégral
1Les ressources internationales — symboliques, matérielles, financières, savoir-faire — ont permis aux organisations paysannes de se consolider et de se réapproprier les projets de coopération et de défense des droits humains pour les rendre cohérents avec leurs doléances locales. L’internationalisation complexe des mouvements locaux laisse place, si l’on suit Sidney Tarrow et Donatella Della Porta, à trois bilans : des engagements partiels (partial commitment), des compromis verbaux (verbal compromises) et des déviations organisationnelles (organizational drift) [Della Porta & Tarrow, 2005]. La montée en généralité et les effets d’amplification des causes locales permettent des engagements partiels (partial commitment) de la part des actrices et acteurs internationaux vis-à-vis des populations paysannes colombiennes. Un accord ou des compromis verbaux (verbal compromises) peuvent être trouvés autour d’une thématique auprès de certain·es partenaires de l’international, et ces soutiens de principe sont valorisés au sein de collectifs paysans qui cherchent à être légitimes dans leur propre pays.
2Les processus d’internationalisation induisent des changements au sein des organisations (organizational drift), en leur permettant d’acquérir de nouvelles ressources. Mais ils constituent aussi des épreuves, sur lesquelles portera ce chapitre, pour les collectifs qui doivent s’adapter et compartimenter leurs luttes. Tous ces processus mènent parfois à des débats intenses au sein des organisations. En ce sens, les dynamiques d’internationalisation agissent comme des tests pour les collectifs travaillés de l’intérieur. L’internationalisation de la cause paysanne rencontre également de nombreuses limites, car les organisations locales peinent à internationaliser leurs causes au-delà des frontières colombiennes : les paysan·nes ne parviennent pas à transmettre leurs revendications à leurs partenaires et à susciter une solidarité plus politique, notamment parce que le poids des bailleurs de fonds reste important dans les orientations stratégiques des OI et ONGI. Elles et ils rencontrent des difficultés matérielles importantes dans leurs tentatives de tisser des liens plus pérennes avec des partenaires des Suds. Ainsi, l’objectif de ce chapitre est, en miroir du précédent, de comprendre les effets de l’internationalisation sur les collectifs, à court et long terme. Il s’agit aussi d’aborder les limites de l’internationalisation en termes de résultat et en particulier dans le contexte de post-accords de paix qui redéfinit les priorités de coopération internationale vis-à-vis de la Colombie.
L’internationalisation : une épreuve pour les collectifs
3L’internationalisation rapide des paysan·nes colombien·nes constitue une épreuve pour des organisations construites dans des contextes sécuritaires et socioéconomiques difficiles. Tout d’abord, ces dernières peinent à faire passer leurs revendications auprès de partenaires internationaux qui ne comprennent que partiellement le contexte des campagnes colombiennes. Les déplacements à l’étranger et les rapides transformations organisationnelles que l’internationalisation entraîne mettent ensuite à l’épreuve les modes de fonctionnement interne de ces collectifs. Enfin, le troisième type d’épreuve porte sur l’identité même des organisations, tiraillées par ces transformations jusque dans leurs principes et valeurs.
Les paysan·nes en voyage à l’étranger : effets et difficultés de l’internationalisation
4Les voyages à l’étranger, qu’ils soient à l’initiative des ONGI — ce qui est plutôt le cas pour les communautés afrodescendantes du Bas Atrato — ou des organisations sociales elles-mêmes — comme c’est le cas des voyages organisés par l’ACVC — sont souvent vécus comme une épreuve pour les leadeuses et leaders, qui rencontrent de nombreuses difficultés pour faire passer leur message et pour s’adapter à leurs interlocutrices et interlocuteurs.
5Beaucoup de paysan·nes interrogé·es sur leur mission à l’étranger disent avoir été confronté·es à un déracinement profond. Lorsque Euclides, l’un des plus anciens leaders de Jiguamiandó1, me raconte sa première expérience à l’étranger, il dit avoir « survécu » lors d’un voyage en Allemagne au cours des années 2000. Coiffé de son chapeau traditionnel, il m’explique qu’il a tenté de faire comprendre la situation des communautés afrodescendantes à des étranger·ères, mais qu’il était complètement perdu. En racontant des anecdotes sur la nourriture, les transports et le froid ainsi que les obstacles de la langue, il rend compte d’une expérience vécue comme un choc culturel et social.
6Quelques années plus tard, Cesar et Yuliana, membres des communautés afrodescendantes du Curvaradó font une expérience similaire. Cependant, leur venue en 2015 se réalise dans un tout autre contexte, puisque Cesar et Yuliana arrivent en France en tant que réfugié·es politiques, après avoir reçu de nombreuses menaces, leur vie étant en danger. Réfugiée dans un premier temps à Bogota, Yuliana a été suivie dans la capitale par des hommes cagoulés, et ses enfants et le reste de sa famille ont été menacés. La famille de Cesar a également été menacée et il a été jugé plus prudent qu’elle et il partent de Colombie pour un temps. Avec l’aide de diverses ONGI et de CIJYP, Cesar et Yuliana s’exilent en Espagne. Au cours de mes premières enquêtes en 2013 puis en 2014, j’avais eu l’occasion de rencontrer et de réaliser un entretien avec Cesar, leader du Curvaradó, qui avait pris la parole dans de nombreuses assemblées pour sensibiliser sur l’importance de la représentation des conseils communautaires, question épineuse pour le bassin. C’est l’un des jeunes leaders du Curvaradó. Il a fait des études jusqu’au baccalauréat, connaît parfaitement la législation colombienne et il détient des compétences rares dans les zones humanitaires. Je suis contactée par l’ONG CIJYP pour les accompagner lors de leur exil en France en 2015 pour faire connaître leur situation. Cesar et Yuliana sont accueilli·es par PBI, qui les accompagne dans chaque rendez-vous en France, mais aussi dans d’autres pays européens. À leur arrivée à l’aéroport à Paris, emmitouflé·es dans des manteaux trop grands, tou·tes deux semblent désorienté·es face à ce qui leur arrive. Elle et il égrènent leurs rencontres avec des parlementaires européens, dont César avoue ne plus se souvenir le nom, diverses associations et ONG, au cours desquelles Cesar et Yuliana ont inlassablement raconté la même histoire. En France, PBI a réuni un ensemble d’ONG françaises qui travaillent sur la Colombie : le Réseau France-Colombie Solidarités, Terres des Hommes, Amnesty International et Caritas, pour que Cesar et Yuliana témoignent de leur situation. D’autres rendez-vous sont prévus : une conférence grand public d’Amnesty International à l’occasion de la publication d’un rapport sur le problème agraire en Colombie2, des entretiens avec Radio France internationale (RFI) Espagne et RFI France, une réunion avec le rédacteur Colombie du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE) et une personne chargée des droits de l’Homme au MAEE. Au cours de ces différentes rencontres, Cesar et Yuliana sont présenté·es comme des déplacé·es. Leur discours alterne entre la dénonciation de la situation par Cesar et le récit des violences par Yuliana qui raconte son histoire. Cesar me confie sa frustration devant les questions des journalistes, des fonctionnaires et parfois du grand public, qui se concentrent sur leur situation personnelle sans questionner les raisons plus politiques de la situation actuelle des communautés. Yuliana, devenue « leadeuse » dans cet exil — auparavant, elle n’avait jamais pris la parole de cette manière dans les réunions bien qu’elle prît part au processus des zones humanitaires — est fatiguée de devoir rendre compte des détails des violences subies et des menaces. Ces récits l’obligent à revivre ces événements traumatiques. Les fonctionnaires du MAEE écoutent avec attention leur témoignage, en les interrogeant sur leurs perceptions du processus de paix. César tente de faire comprendre qu’au-delà du processus de paix, il s’inquiète des conditions socioéconomiques de sa communauté et des investissements de nombreuses entreprises agro-industrielles et minières sur leur territoire. En sortant de cette réunion, il confie qu’il a l’impression qu’en Europe, il est difficile de parler de leur situation, étant donné que la diplomatie colombienne a fait un très bon travail de communication et que la Colombie est devenue « respectable ». Il a la sensation que les enjeux économiques sont importants et qu’il est laborieux d’évoquer les violations des droits humains avec ces interlocutrices et interlocuteurs institutionnel·les. Les échanges avec les ONG françaises permettent néanmoins de faire un point plus détaillé sur la situation. Selon leurs spécificités, les personnes sont à l’écoute du contexte social et politique plus large qui a mené César et Yuliana à fuir leur pays. Cependant, malgré leur compréhension de la situation des communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó, les coopérant·es et soutiens en France évoquent la diminution des financements pour la coopération internationale à destination de la Colombie depuis le début des dialogues de paix en 2012. Le processus de paix a en effet une incidence sur les choix des gros bailleurs qui se désinvestissent de certains projets centraux, ce qui, par ricochet, a des conséquences sur les financements des petites ONGI qui mènent des projets en Colombie. Depuis 2015, Yuliana a pu retourner en Colombie, mais César est toujours exilé en France, et sa famille, restée sur leurs terres du Curvaradó, continue d’être menacée. Plusieurs années après les premiers voyages de Maria au Canada ou d’Euclides en Allemagne, les communautés afrodescendantes du Bas Atrato sont confrontées aux mêmes difficultés, aux fossés socioculturels très prégnants dans leurs échanges ainsi qu’aux obstacles pour rendre compte de leurs revendications.
7À l’inverse, l’ACVC a entrepris de penser ces voyages de manière stratégique. L’association les organise tous les deux ans en fonction des ressources financières et des invitations ponctuelles des ONGI. L’ONG PBI a également participé aux premiers voyages de l’organisation paysanne et continue de rencontrer l’ACVC lors de ses passages en Europe, mais l’association paysanne sollicite à présent d’autres types d’intermédiaires. Ces voyages sont l’occasion de sensibiliser sur une thématique particulière. Alors que les premiers déplacements se sont concentrés sur la question des droits humains, les voyages plus récents portent sur les enjeux territoriaux. Les thèmes des voyages, l’agenda des rencontres et les intermédiaires sollicité·es témoignent de l’évolution de l’organisation paysanne et de ses soutiens, comme des apprentissages accumulés par l’ACVC au cours de ces épreuves. J’ai eu l’occasion d’accompagner et de coorganiser l’une de ces visites en 2014. D’abord contactée par l’ACVC pour assurer la traduction lors des rencontres avec certains partenaires, la direction de l’association m’associe finalement à l’organisation des rencontres avec les partenaires français. C’est Franco, dont j’ai déjà parlé, qui est désigné par l’ACVC pour cette gira en France. L’ACVC souhaite rencontrer d’autres partenaires, des syndicats et des partis politiques, et Franco insiste pour rencontrer également des étudiant·es. J’organise trois rencontres : une conférence universitaire à l’IEP de Bordeaux sur les atteintes environnementales de l’activité minière, une réunion, déjà évoquée, avec la Confédération paysanne, et une rencontre avec le responsable international du Parti de gauche. Ce sont trois rencontres très différentes, au cours desquelles Franco tente de présenter à divers·es interlocutrices et interlocuteurs la situation des paysan·nes colombien·nes. Il utilise d’ailleurs la même présentation PowerPoint pour ces trois rendez-vous pour mettre en avant la défense de l’environnement, la question agraire en Colombie et le travail politique de l’ACVC. Comme évoqué précédemment, Franco est un militant expert au sein de l’association paysanne et il dispose déjà d’une expérience internationale. Il est ainsi capable d’adapter son discours aux différents publics. Face aux étudiant·es de l’IEP, il insiste surtout sur les aspects techniques des atteintes environnementales, en replaçant ce qui se passe à l’échelle de la région dans un contexte national plus large. Il évoque peu les revendications politiques du mouvement paysan. À l’inverse, face au responsable des relations internationales du Parti de gauche, le ton politique est omniprésent et les questions techniques des activités minières, et notamment l’activité artisanale, sont vite évincées. En adaptant son discours, il met en lumière les affinités idéologiques entre les actrices et acteurs politiques français·es et l’ACVC autour d’une opposition aux politiques néolibérales. Dans cet échange, Franco et son interlocuteur du Parti de gauche mettent en perspective le mouvement paysan colombien avec d’autres mobilisations pour les ressources naturelles et pour la dignité en Amérique latine.
8L’internationalisation des paysan·nes colombien·nes est difficile et repose sur des rencontres ponctuelles, souvent vécues comme des épreuves. Alors que l’ACVC a capitalisé sur ces épreuves en pensant son internationalisation de manière stratégique, les voyages des communautés de Jiguamiandó et de Curvaradó, moins préparées, se réalisent dans l’urgence et dans des circonstances souvent dramatiques, qui placent les leadeuses et leaders dans des situations délicates, et dans lesquelles elles et ils peinent à faire passer leur message.
Être crédible, vulnérable et « faire participer » les plus démuni·es
9Les objectifs des coopérant·es de l’international et les solutions apportées pour pallier les difficultés des actrices et acteurs locaux comportent des visées politiques particulières, bien qu’elles prétendent être universelles et consensuelles [Dezalay, 2004]. Les manières de mettre en place les projets et leur contenu véhiculent des savoirs experts sur le développement rural, sur l’humanitaire ou encore sur les droits humains, des savoirs et pratiques issus de luttes hégémoniques [Dezalay, 2015]. Ces contraintes pèsent sur les « bénéficiaires » des projets de développement. Elles pèsent d’autant plus que les actrices et acteurs locaux portent des revendications territoriales qui s’ancrent dans une réflexion et perspective critique du développement de leurs territoires. Olivier Nay, à propos des savoirs de réforme, rappelle que malgré une plus grande circulation des savoirs au niveau international, « les connaissances qui y circulent restent dans une grande part déterminée par les questions et les méthodes fixées par les agences de l’État, elles-mêmes reflets des modes d’énonciation des problèmes qui dominent les marchés de l’expertise au Nord » [Nay, 2015, p. 194]. Ces formes de « domination » des savoirs experts sur le développement se traduisent, au niveau local, par des conditionnalités qui s’imposent aux actrices et acteurs, comme celle de suivre des « bonnes pratiques ». Une autre forme de contrainte est celle de se conformer au fonctionnement des OI et ONGI dans l’octroi des projets de coopération. D’une part, ces dernières les placent dans des injonctions parfois contradictoires : représenter les plus vulnérables, les plus prioritaires pour les projets, tout en étant suffisamment crédibles, sérieux·ses et formé·es pour être capables de « décrocher » les projets. D’autre part, les OI et ONGI mettent en avant des manières de faire et des processus de « participation » qui peuvent entrer en contradiction avec les luttes locales et les modes de fonctionnement des collectifs locaux. Si certains de ces aspects ont permis aux organisations sociales de gagner en expertise, de se former et de clarifier leurs revendications, comme j’ai pu le montrer dans le chapitre précédent, ces processus constituent de réelles épreuves pour les organisations paysannes.
10Cette injonction contradictoire est perceptible dans l’une des demandes de financement adressées à une ONG internationale par l’ACVC. L’association paysanne a dû joindre à sa demande une « présentation institutionnelle » de l’association, dans laquelle elle détaille les financements reçus par les différents partenaires internationaux. L’association met en avant ses capacités internes à gérer des ressources financières :
« L’ACVC a administré et exécuté divers projets de coopération internationale, nous avons été audités à plus de six occasions par l’agence Evaluar Auditores, qui a émis des opinions favorables sur la situation financière de certains des projets développés, de même nous avons suivi les normes et recommandations promulguées par les entités étatiques qui régulent les activités des organisations à but non lucratif3. »
11Les organisations sociales doivent justifier des besoins des populations locales en insistant sur leur vulnérabilité afin de prioriser l’aide vers leurs territoires, tout en montrant qu’elles sont capables de gérer, d’administrer des financements internationaux et de rendre des comptes. Être vulnérable tout en étant expert du développement et de la gestion de fonds relève ainsi d’une injonction qui met à l’épreuve les collectifs organisés. De plus, certain·es partenaires internationaux sont réticent·es à confier la gestion des projets de coopération à des organisations locales. Par exemple, les communautés afrodescendantes passent toujours par l’intermédiaire de l’ONG CIJYP, et l’ACVC s’appuie régulièrement sur l’ANZORC, dont l’envergure nationale rassure, ou par des ONGI plus importantes malgré le haut niveau de technicité acquis par l’association paysanne depuis sa constitution. C’est ce qu’explique une responsable des relations internationales de l’ACVC :
« Quand l’ACVC postule à ces appels d’offres, comment présentez-vous l’association ?
_ L’ACVC a son mandat légal, sa personnalité juridique, son cadre institutionnel et juridique. […] Mais bon, on fait des alliances, non ? Par exemple pour les appels de l’Union européenne, ça fonctionne beaucoup avec des consortiums. En fait, on s’associe à des agences de coopération plus grande, et l’ACVC est alors l’un des partenaires.
_ Et pourquoi vous fonctionnez comme cela ?
_ Parce que c’est une politique de l’Union européenne de soutenir ces consortiums, pour ne pas faire de financements ponctuels et isolés, mais plutôt d’essayer, par le biais des consortiums, d’avoir une plus grande couverture…
_ Et avec qui faites-vous ce genre de consortiums ?
_ Oh, on en a plusieurs, mais par exemple actuellement, on est dans un projet avec une agence, une ONG suédoise, et eux, ils sont déjà grands, ils sont présents dans d’autres pays. Et eux font la demande en tant que requérants principaux, et nous, en tant qu’associés. Et puis, c’est une alliance intéressante parce que c’est une agence internationale, qui a de l’expérience…
_ C’est plus sûr pour l’Union européenne ?
_ Exactement, et puis eux apportent des contreparties, parce que l’UE demande des garants4. »
12Comme le montre cet extrait d’entretien, les organisations paysannes font face à plusieurs obstacles pour acquérir la confiance des bailleurs. Ces derniers seront plus à même de financer un projet d’aide s’il existe une ONGI crédible leur garantissant la « fiabilité » du partenaire local. C’est également ce qu’a pu observer Bernard Lecomte au sujet de la coopération européenne auprès d’organisations paysannes du Sahel ou Philippe Ryfman sur la standardisation de l’action humanitaire [Lecomte, 2009 ; Ryfman, 2016]. Les critères imposés par la coopération Nord-Sud de l’UE aux actrices et acteurs locaux ne portent pas tant sur les thématiques des projets que sur un fonctionnement autour d’un trio coût-délai-objectif pour chaque activité envisagée. Plusieurs instruments sont ainsi demandés : un « cadre logique »5, un budget détaillé, des critères chiffrés d’évaluation des projets, qui correspondent à une logique de réponse à des appels d’offres. Ces instruments sont peu adaptés aux structures locales et au changement social que recherchent les actrices et acteurs mobilisé·es. Une autre des limites posées par les bureaucraties de la coopération internationale est le fait que toute organisation qui postule à des financements doit démontrer qu’elle est reconnue par l’État, un obstacle insurmontable dans certains contextes politiques. Un membre d’une ONGI française, qui met en place des projets dans le Chocó, me confie les incohérences qu’il constate entre le fonctionnement de la solidarité internationale et la réalité du terrain :
« (…) Ça a carrément changé lorsque les gens devaient parler avec des ONG et avec l’État, avec des étrangers, on leur parle de cadre logique… Des indicateurs, des gestions de projets, de bailleurs de fonds… Déjà, nous ici, on ne connaît rien là-dessus. Si tu bosses pas en M2 coopération, tu ne sais pas de quoi on parle, c’est des trucs très techniques et très européens. Et donc pas du tout la même logique qu’eux. J’avais fait des ateliers là-dessus [dans le Chocó] sur la gestion de projet, un truc qui avait duré deux jours et avec des jeunes que je connaissais bien, et ils m’ont dit : “Ouais, c’était bien la formation, mais on n’a rien compris.” Ah ouais ! C’est la non-logique pour eux du cadre logique. Déjà, ils disent : “Tu nous fais un truc à trois ans parce que ça correspond à un appel à projets de l’Union européenne, mais nous, notre projet, c’est notre poisson pour demain. Donc on s’en fout un peu de voir dans un an ! On voit au jour le jour, c’est en partie culturel. On a vécu et survécu comme ça. Maintenant, on comprend qu’il faut faire des projets…” Mais là-dessus, faut trouver un équilibre. Tu peux faire comprendre à des populations qu’elles ne peuvent pas vivre au jour le jour parce que, justement, elles ont des nouveaux espaces de médiation et des acteurs qui interviennent pour elles, mais en même temps, faut pas les faire planifier à trois ans… Ça, c’est nous, tu vois6. »
13La « bonne gouvernance », très valorisée par certains bailleurs, éloigne parfois les organisations paysannes de leur propre conception des besoins, ce qui les pousse à mettre en avant des actions qui ne sont pas toujours celles qui représentent leur lutte [Santamaria & Zunigo, 2005]. L’ACVC, qui souhaite conserver une forte autonomie dans les projets à mettre en place, ne veut pas se laisser imposer des choix qui ne correspondent pas aux revendications collectives, ce qui peut la conduire à refuser des projets de solidarité internationale. Par exemple, au cours d’une réunion interne de l’ACVC, le projet de coopération avec l’ONG colombienne Forjando Futuro fait débat. L’ONG colombienne vient de toucher des fonds importants suite à un appel d’offres international et cherche des partenaires locaux pour mettre en œuvre des projets de développement. L’ACVC pense qu’elle pourrait proposer un projet à l’ONG pour obtenir un financement. Elle souhaite produire, puis commercialiser de la viande de buffle de manière indépendante, en créant une marque, « Eco Buffalo », une sorte de label ACVC. Les agronomes de l’association ont travaillé sur un projet de production et de transformation de maïs pour l’alimentation des animaux, dans le but de contrôler la filière au niveau local depuis l’amont. L’objectif est que les paysan·nes n’aient plus à dépendre des productrices et producteurs de l’extérieur de la zone de réserve paysanne et qu’elles et ils puissent avoir des prix et une qualité garantis sur la nourriture pour leurs troupeaux. Mais le projet est refusé par l’ONG Forjando Futuro. Les deux agronomes relatent leurs échanges plutôt houleux avec l’ONG au cours de cette réunion : « Tout était conditionné. Avant, ils nous disaient : “Faites le projet que vous voulez !” Et puis après c’était plus du tout ce que l’on voulait. » L’ONG était, selon elles, « bornée sur des questions de rentabilité ». D’après les agronomes de l’ACVC, l’ONG aurait préféré financer un projet déjà en cours avec des résultats à démontrer sur le court terme, pour pouvoir rendre des comptes rapides aux bailleurs et montrer qu’elle est performante dans la gestion des ressources. L’association paysanne qui comptait sur ce financement important tente d’argumenter, par l’intermédiaire des deux agronomes, en montrant que ce projet permettrait d’atteindre des objectifs en termes de souveraineté alimentaire. Cependant, pour l’ONG mandatée pour ce financement, les résultats ne sont pas « directs » : les liens entre contrôle de l’amont de la filière et souveraineté alimentaire ne sont pas évidents, et les bénéfices de ce type de projet ne se feront ressentir qu’à moyen terme. Au cours de cette réunion, la direction de l’ACVC doit se prononcer sur ce partenariat et décide de ne pas présenter d’autre projet. Les deux agronomes sont déçues par l’issue de ce long travail, mais Gilberto, coordinateur de l’ACVC au moment de l’enquête, les rassure : le projet est prêt, mais il faudra trouver d’autres bailleurs. Il clôt ce sujet, avec un sourire, en leur rappelant qu’elles ont néanmoins acquis une expérience. Mais seules certaines organisations locales pourront convertir cette épreuve en ressources.
14Un autre point d’achoppement entre les actrices et acteurs locaux et la coopération internationale porte sur le développement des méthodes dites « participatives » mises en avant par les coopérant·es. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte où les actrices et acteurs de l’humanitaire et du développement cherchent à rendre plus légitime et efficace l’aide apportée tout en tentant de ne pas imposer des visions du monde [Smillie, 2003 ; Grünewald, 2005 ; Lavigne Delville, 2011]. Les actrices et acteurs de la coopération recherchent ainsi un renforcement des capacités des actrices et acteurs locaux, leur appropriation des projets, comme si leur faible participation était la raison principale de l’échec de certains programmes [Cornwall & Brock, 2005]. L’empowerment, tel qu’il est conçu par les coopérant·es, s’accompagne d’une vision romantique du fonctionnement des « communautés » qui ignore les relations de pouvoir et les particularités locales. Cette recherche de participation des « plus vulnérables » pousse à mettre en œuvre des mécanismes « démocratiques » et d’accès aux populations dont les logiques vont parfois à l’encontre des processus locaux déjà existants. Cette standardisation croissante des processus participatifs conduit en partie à dépolitiser les projets de développement [Bonaccorsi & Nonjon, 2012 ; Mazeaud & Nonjon, 2016], à ignorer, voire à éliminer, les mécanismes de participation politique déjà existants au niveau local ainsi qu’à orienter l’aide vers des ONG et des populations moins organisées au détriment des organisations populaires plus radicales [Calvès, 2009]
15Cette participation locale prend forme dans les assemblées de villages pour les populations paysannes du Magdalena Medio et au sein des conseils communautaires en ce qui concerne les afrodescendant·es du Bas Atrato. Dans les deux cas, il s’agit d’assemblées où sont discutés les projets communautaires, et la décision est soumise au vote. Cependant, il faut replacer ces processus dans un contexte où tou·tes les habitant·es ne disposent pas des mêmes compétences au moment de participer aux assemblées [Duchesne & Haegel, 2001]. Les ancien·nes des villages comme les leadeuses et les leaders jouent un rôle important dans les prises de décisions, car elles et ils sont respecté·es, et leur parole est souvent perçue comme légitime. Elles et ils agissent comme des référent·es pour les villageois·es qui connaissent parfois peu le contexte politique en dehors de leur village et qui ne maîtrisent pas la logique des projets d’aide. Cette participation ne correspond pas toujours aux idéaux des actrices et acteurs internationaux qui recherchent la parole de tou·tes et en particulier des « plus vulnérables ». Se crée alors un décalage entre la population ciblée par ces actrices et acteurs pour un projet et celle désignée par les organisations paysannes. De plus, pour les organisations sociales du Bas Atrato comme du Magdalena Medio, participation et organisation collective sont intrinsèquement liées. Dans les zones rurales, le fait de faire partie d’une organisation est en soi une manière de participer, et chaque village a sa propre histoire et expérience de participation. Pour certain·es paysan·nes, l’appartenance à une organisation collective les rassure, puisque celle-ci est plus à même de défendre leurs intérêts. Il existe également d’autres formes de participation et délégation de la confiance des paysan·nes vis-à-vis d’un·e leader·euse local·e.
16Au sein de l’ACVC, la réticence à laisser des actrices et acteurs extérieur·es consulter directement les populations paysannes est forte. Au cours des réunions internes de l’association, certain·es leadeuses et leaders pensent qu’il faut d’abord que les paysan·nes soient « conscient·es de l’intérêt collectif des projets ». Gilberto, leader historique de l’association, confie par exemple que de nombreux projets ont échoué parce qu’un président de conseil d’action communale avait détourné le projet ou parce que le bétail destiné au projet du village, dans le cadre du projet de production de bétail, avait été vendu ou consommé sans même que les bovins aient eu le temps de se reproduire. Pour lui, il faut garantir les projets sur le long terme et s’assurer qu’ils soient collectifs. L’organisation se méfie des projets de coopération dont les financements sont importants et versés sans intermédiaire aux bénéficiaires, et critique souvent la logique d’« assistanat » de certaines initiatives dont l’unique objectif est de « distribuer » des projets. Selon Gilberto, « si les gens continuent à penser de manière individuelle, ils continuent à être exploités7. » Ces propos rendent aussi compte de la volonté de l’ACVC de garder un certain contrôle sur les projets de développement et sur les manières d’entrer en relation avec les différents villages.
17Enfin, la logique « projet » ne permet pas toujours de soutenir des besoins structurels des organisations sociales. Par exemple, au sein des zones humanitaires, la tenue des réunions, le déplacement des leadeuses et leaders ou encore les repas lors des assemblées requièrent des ressources financières importantes. Mais celles-ci ne sont pas « finançables » par la coopération. Un apport financier ou bien en nature (canne à sucre, riz, viande) est demandé à chaque communauté pour l’organisation de ces grandes rencontres, ce qui représente un effort souvent considérable pour des populations qui vivent dans des conditions précaires : l’action collective bute sur ces obstacles très concrets. Dans ces contextes difficiles, un risque est que les habitant·es retourné·es sur leurs territoires se démobilisent peu à peu à cause du manque de financements structurels pour faire exister et rendre possible les réunions collectives. De plus, l’union des communautés est cruciale, les leadeuses et leaders insistent, au cours des entretiens, sur l’importance de l’assiduité aux réunions. Cependant, ces formes de participation n’entrent pas toujours dans la logique « projet » et l’impératif participatif des coopérant·es.
L’internationalisation travaille les collectifs et leurs identités
18Le contact prolongé avec les coopérant·es internationaux et les nouvelles missions d’internationalisation des organisations sociales suscitent de vifs débats sur le contenu des causes à valoriser à l’extérieur, sur les manières d’administrer et de gérer les projets ainsi que sur les personnes en charge de ces dynamiques internationales. En effet, ces relations internationales induisent de nouveaux rapports de pouvoir en interne concernant les leadeuses et leaders choisi·es pour voyager à l’étranger et qui en retirent un certain prestige et une légitimité nouvelle à leur retour, malgré les difficultés mentionnées plus haut. L’internationalisation pousse aussi à des choix stratégiques d’orientation dont découlent des priorisations, et donc des villages ou des « populations cibles » qui bénéficient des projets de développement au détriment d’autres. L’enjeu de la répartition des ressources financières et symboliques internationales est important dans des contextes de vulnérabilité socioéconomique importante.
19La manière de se présenter et d’être représentées auprès des coopérant·es de l’international travaille beaucoup les communautés afrodescendantes. Elles sont présentées comme afrodescendantes alors même que ce terme ne signifie pas la même chose pour tou·tes les habitant·es des bassins et que le débat est vif sur cette définition, notamment pour les populations déplacées qui viennent de retourner sur leurs terres. Déplacées depuis plusieurs années, ces personnes n’ont pas toujours fait elles-mêmes la demande de reconnaissance de leur afrodescendance et ne connaissent pas forcément la figure juridique du territoire collectif qu’elles découvrent à leur retour. Par conséquent, tou·tes les habitant·es ne se sentent pas « naturellement » identifié·es à l’identité afrodescendante, parfois plus valorisée par les ONGI que par les membres des communautés, qui s’attachent plutôt à valoriser une appartenance commune à un territoire collectif qui leur permet une certaine sécurité juridique. Enfin, la reconnaissance de l’afrodescendance n’est pas sans susciter des conflits au sein des communautés, des villages et même des familles en raison des trajectoires individuelles et des unions maritales sur lesquels je reviendrai au cours du chapitre 5. La difficile adéquation entre le terme de « populations afrodescendantes », mis en avant pour présenter la situation des communautés au niveau international, et les ressentis locaux vis-à-vis de cette identification travaille ainsi le collectif en posant la question de son identité.
20Les débats quant au positionnement par rapport aux actrices et acteurs internationaux animent également les membres de l’ACVC pour d’autres raisons. Certaines manières de fonctionner des ONG et OI peuvent susciter des discussions animées au sein de l’association. En 2014, j’assiste à une réunion interne de la direction de l’ACVC portant sur l’avancée de certains projets de coopération internationale financés par la FAO en partenariat avec la province d’Antioquia pour la commercialisation de riz dans la vallée de la rivière Cimitarra. Le projet présenté ce jour-là par une partie des membres de l’association comprend le financement d’infrastructures, l’achat d’une machine agricole et des formations pour les paysan·nes. En contrepartie, les paysan·nes doivent suivre un cahier des charges où il est mentionné l’adhésion à de « bonnes pratiques » d’agriculture. Ces « bonnes pratiques », non définies dans le projet de coopération, suscitent un débat au sein du collectif tant sur le contenu de celles-ci (les implications sur les modes de production agricole et les pratiques de commercialisation) que sur les personnes en charge de leur définition au sein du projet.
Encadré 9. Quand l’internationalisation travaille l’ACVC. Les « bonnes pratiques » agricoles sont-elles le cheval de Troie de la FAO8 ?
Sont présent·es à la réunion :
Maria, agronome de l’équipe technique, en charge du partenariat FAO-ACVC ;
Camila, juriste en charge de la coopération internationale de l’ACVC ;
Claudia, agronome et membre de l’équipe technique ;
Luis, paysan en charge de la mise en place des projets productifs de l’ACVC dans les villages ;
Mario, paysan membre de la coordination générale (ex-coordinateur général) ;
Gilberto, paysan coordinateur général.
Maria commence par présenter le projet aux autres membres. Elle rappelle que la FAO a conçu ce projet pour des communautés afrodescendantes, mais n’ayant pas trouvé d’association pour prendre le relais, l’agence onusienne s’est tournée vers l’ACVC. L’accord FAO-Mana (avec la province d’Antioquia) implique des objectifs en termes de population cible — le projet doit être géré par des entités autonomes comme les conseils d’action communale — et une condition, à savoir la mise en place de « bonnes pratiques ». Pour Maria, le projet présente de nombreux avantages : renforcer les liens entre la zone de réserve paysanne et les institutions régionales — « on ne pourra plus dire que c’est un repaire de la guérilla si le gouvernement travaille directement avec nous » — et valoriser la qualité du travail de terrain de l’ACVC et ses capacités de production. C’est in fine une manière de valoriser le territoire.
Camila intervient pour demander s’il est possible d’apposer sur les sacs de riz le logo de l’ACVC. Le slogan « cosechas del campo » (« les récoltes de la campagne ») est une marque du gouvernement d’Antioquia, et il faut réfléchir au fait que l’ACVC y soit associée. Elle explique que l’association essaie de faire la promotion de son propre label. Elle soulève un autre problème : le fait que le projet doive être signé par les conseils d’action communale implique que l’ACVC ne puisse pas contrôler le processus.
Luis intervient et s’interroge sur le sens de ces « bonnes pratiques ». Selon lui, celles-ci représentent un risque tant qu’elles ne sont pas clairement définies. Il veut qu’elles valorisent les savoirs paysans, mais il ne veut pas que le projet finance des intrants chimiques.
Camila confie elle aussi son inquiétude à ce sujet. Selon elle, l’ACVC doit définir ces pratiques et éviter que la FAO ne dicte ses méthodes de production. Elle rappelle qu’il existe dans la région de nombreux projets pour une transition agroécologique et qu’il est important de « rester cohérent ». Elle souligne que l’ACVC est en train « d’investir dans une image bio » et qu’il faut par conséquent définir clairement les marges de manœuvre de l’ACVC dans ce projet.
Claudia prend ensuite la parole et pose la question de la commercialisation. Où se réaliseraient les achats ? Qui définit le prix pour la commercialisation ? Selon elle, il faut que la commercialisation soit collective pour éviter de faire fluctuer les prix entre les productrices et producteurs. Le fonctionnement en coopérative permettrait, selon elle, de garantir l’aspect collectif du projet, ce qui pourrait être une « bonne pratique » de l’ACVC.
Selon Mario, le risque majeur, dans ce projet, est de laisser « les bonnes pratiques » à la libre interprétation des conseils d’action communale. Il rappelle l’expérience d’autres projets pour mettre en exergue le fait que certain·es président·es de conseils vont tout d’abord penser à leurs bénéfices personnels et oublier la dimension collective du projet.
Luis reprend la parole et rappelle que l’ACVC doit rester gestionnaire du projet : « Nous ne pouvons pas nous tromper sur un projet aussi visible », dit-il. Selon lui, certain·es paysan·es vont se laisser « séduire par “des bonnes pratiques” chimiques. » Il insiste sur le fait que le projet doit pouvoir inclure les habitant·es sans pour autant les assister en leur donnant « tout comme ça ».
Claudia propose d’inscrire « l’intérêt collectif » dans les « bonnes pratiques ». Selon elle, la FAO « voulait un truc pour des communautés afrodescendantes », l’ACVC peut ainsi mettre en avant un fonctionnement communautaire.
Enfin, Gilberto, coordinateur général, prend la parole après avoir longuement écouté le débat. Il rappelle que c’est à l’équipe technique d’aider les paysan·nes sur la question des bonnes pratiques et qu’il faut les accompagner dans les campagnes. Selon lui, il convient d’éviter de faire reposer le projet sur un seul village, car les gens doivent se sentir légitimes et, pour cela, il faut leur donner des responsabilités. Il rappelle que l’ACVC doit être vigilante vis-à-vis de l’imposition de certaines techniques. Ni le comité de pilotage ni les normes de fonctionnement ne doivent être imposés de l’extérieur. Il désigne ainsi des personnes en charge de suivre ce sujet, de se renseigner sur les supports techniques apportés, et il conseille également de mettre en place leurs propres critères de validation du projet. Il termine en disant qu’il faut veiller à ce « qu’on ne nous impose pas un modèle. Il faut faire attention, parce que ces bonnes pratiques, c’est le modèle néolibéral qui nous les imposent, et ici, au sein de l’ACVC, il est question de la défense d’un modèle spécifique ».
21Plusieurs éléments du débat sont intéressants à observer au cours de cette réunion. Tout d’abord, on perçoit bien la volonté de l’ACVC de mettre en avant ses revendications et les principes de production qui en découlent. Les « bonnes pratiques » de l’organisation paysanne consisteraient en une production sans intermédiaire, avec une dimension collective et solidaire du commerce (avec une logique de coopérative par exemple), et une agriculture respectueuse des savoir-faire locaux et de l’environnement. Il n’est pas seulement question des méthodes agricoles employées, mais de tout un modèle de développement que défend l’ACVC. Cependant, on perçoit aussi toute la difficulté à faire avec le cadrage imposé par la coopération internationale proposée par la FAO qui met en jeu l’identité organisationnelle. Les paysan·nes tentent de ne pas se laisser imposer une vision des choses sur leur territoire, mais les marges de négociation sont faibles. Par conséquent, elles et ils tentent de profiter du flou définitionnel des « bonnes pratiques » ou au contraire d’exiger qu’elles soient définies plus clairement. La peur de ne pas maîtriser le processus et le contenu est palpable. Le développement est un sujet de débat politique et les membres de l’ACVC questionnent les intérêts politiques des actrices et acteurs internationaux. Lors d’un entretien, un autre leader explicite ce dilemme entre les besoins importants de financement de l’association et la volonté de maintenir des liens avec des partenaires dont les ambitions sont cohérentes avec leur propre vision du développement rural :
« Bon, il y a un critère que nous avons défini, bon c’est pas homogène… Ce que nous avons défini depuis le début, c’est que personne ne conditionne l’ACVC, même s’ils nous offrent toutes les ressources. C’est pour ça que nous nous n’avons pas d’accord avec l’USAID [Agence des États-Unis pour le développement international], parce que l’USAID nous a offert tout l’argent du monde, mais sous certaines conditions.
_ Quelles étaient ces conditions ?
_ Premièrement que nous, alors, bon premièrement reconnaître le… le caractère bénévole ou plutôt bien intentionné de l’État colombien. Donc de dire que l’État ne nous persécute pas, que maintenant l’État a changé, mais pendant ce temps-là, il y a de la répression… Deuxièmement que nous nous joignions aux voix de l’État et de quelques ONG qui se sont jointes aux voix du discours anti-insurgés. C’est-à-dire nier une réalité de la guérilla […] [et affirmer] que ces gens sont sans honte, sont faignants, qu’ils n’ont pas de propositions… [et donc] méconnaître la réalité. Et s’il y a des gens qui connaissent la réalité de la guérilla, c’est bien nous. Parce que nous, nous sommes là, avec eux, tu vois bien qu’ils sont là. Nous connaissons les raisons de leur résistance […]. Ils [l’USAID] nous ont offert beaucoup de ressources [financières], mais précisément en renonçant à des principes importants, comme l’organisation paysanne, comme les projets associatifs, alors bon. Ça, c’est un des aspects. L’autre [aspect], c’est que les relations internationales changent les choses. Par exemple, comment va-t-on comprendre que nous recevions de l’argent de l’USAID pour investir dans la vallée Cimitarra et que nous ayons [en même temps] les meilleures relations avec la République bolivarienne du Venezuela et que ce soit précisément l’USAID ou le gouvernement étatsuniens à travers l’USAID qui investit tant de ressources dans l’opposition vénézuélienne pour faire tomber le processus bolivarien ? […] Nous, ici, on a besoin de beaucoup de ressources, mais il faut aussi avoir une éthique.
_ Et quand il y a des agences de coopération qui sont moins proches des gouvernements ou qu’elles ne font pas tant de politique… [Il ne répond pas.] Vous pensez que le simple fait de monter un projet de coopération internationale peut vous limiter dans votre manière de construire une résistance au niveau local ?
_ Mais c’est que c’est l’intention de nombre d’entre eux. C’est pour ça qu’ici on perd beaucoup d’aides.
_ C’est à dire… comment ça se passe ? Vous avez besoin de telle chose et la coopération vous dit que vous avez besoin d’une autre chose ?… Comment vous faites ?
_ Non… bon… en fait, là-dessus, il n’y a pas tant de difficultés parce que généralement ici, il y a besoin de beaucoup de choses… Alors ici, ce que l’on a dit, c’est que le plus important, c’est que l’on ne nous conditionne pas. C’est-à-dire que le problème est d’ordre politique, mais normalement, toutes les propositions [de la coopération] sont en lien avec nos besoins, mais peut-être qu’elles ne sont pas dirigées vers les choses les plus fondamentales. Quelles sont les grandes lignes de la coopération internationale ? Les femmes, les projets avec le thème des femmes, l’enfance, les problèmes de droits humains dans une vision intégrale, et là-dessus, on a réussi à avoir beaucoup de ressources pour le renforcement de l’organisation, parce que sans renforcement de l’organisation, comment peut-on défendre les droits humains d’une organisation ? Alors ça, ce n’est pas compatible9. »
22Ce leader paysan montre que l’association fait des concessions, notamment en présentant des projets qui entrent dans des thématiques compatibles avec leurs revendications locales. Cependant, il met également en exergue les limites que l’association paysanne ne peut franchir10. Dans le contexte d’une politisation croissante des paysan·nes, les relations de coopération sont aussi un moyen d’affirmer un positionnement de l’association. Mais toutes les organisations paysannes ne sont pas capables d’utiliser ainsi ce rapport de force. L’internationalisation des organisations paysannes travaille les collectifs qui doivent s’adapter à des contraintes organisationnelles non sans effets sur leur identité et leur fonctionnement.
Des causes paysannes peu exportables ?
23Une autre manière de comprendre l’épreuve que constitue l’internationalisation des paysan·nes colombien·nes est de s’intéresser aux résultats de ce processus. Le changement d’échelle (scale shift), qui caractérise les processus de transnationalisation selon Doug McAdam, Sidney Tarrow et Charles Tilly, implique une augmentation du nombre de contestataires et un « rapprochement de revendications et identités » entre les actrices et acteurs [McAdam et al., 2001, p. 331]. D’autres études ont mis l’accent sur un phénomène de globalisation par le bas (globalization from below), au cours duquel des relations plus horizontales entre les mouvements sociaux locaux sont créées, notamment des échanges Sud/Sud [Borras et al., 2008 ; Kennedy, 2010 ; Stahler-Sholk et al., 2014]. La mise en commun de revendications et d’identités (processus de transnationalisation) tout comme la création de liens Sud/Sud (globalisation par le bas) sont difficiles pour les paysan·nes colombien·nes. Elles et ils jouent avec ces différentes échelles de l’action collective, mais parviennent peu à rassembler autour de leur cause de nouveaux contestataires et à construire des liens pérennes même avec des partenaires dont elles et ils sont proches idéologiquement [Allain, 2019a]. Les obstacles pour transmettre les causes paysannes aux actrices et acteurs étranger·ères du Nord et du Sud sont différents. Au Nord, les partenaires, tels que les ONGI et OI, prennent leurs distances avec les revendications des organisations paysannes qu’elles considèrent comme trop nationales ou « radicales ». Au Sud, le manque de moyens pour conserver dans le temps des relations et des échanges avec d’autres mouvements sociaux est l’un des principaux obstacles, ce qui réduit ces relations à une simple inspiration venue d’ailleurs et réinvestie au niveau local.
Des causes paysannes trop radicales pour les partenaires internationaux ?
24Malgré la diversité des contacts noués avec de nombreuses ONGI et OI depuis les années 1990, les leadeuses et leaders paysan·nes expriment un certain désarroi face à l’impossibilité de transmettre pleinement leurs revendications au niveau international. Les ONGI les plus engagées auprès des organisations paysannes sont de petites structures, davantage rattachées à des partis politiques qui portent des revendications similaires. Ce sont aussi celles qui ont le moins de moyens pour soutenir les organisations locales sur ces volets plus politiques. Les rencontres à l’étranger permettent d’échanger sur la situation en Colombie, voire d’alerter sur les droits humains, mais ne permettent pas de créer une solidarité plus forte. Les projets de développement mis en place dans les zones rurales colombiennes de manière dispersée permettent a minima de faire face aux obstacles économiques, sociaux, voire sécuritaires, pour que les organisations sociales continuent leur travail, mais ces projets ne représentent pas un soutien à la cause paysanne dans le paysage national. Au contraire, ces projets de développement mettent parfois les organisations sociales en difficulté et les obligent à jongler avec leurs propres revendications. Enfin, la croissante politisation des organisations paysannes, que j’aborderai dans la deuxième partie de l’ouvrage, ne se reflète ni dans le discours des actrices et acteurs internationaux ni dans leurs pratiques.
25Les revendications paysannes, portées par l’ACVC et les communautés afrodescendantes, sont éloignées des agendas des principales OI et ONGI. La critique d’une économie agricole néolibérale, les demandes d’autonomies territoriales et le rapport au territoire et aux ressources naturelles sont des points qui ne sont jamais repris par les grandes ONGI et OI partenaires des organisations locales. Pour les paysan·nes, la revendication du territoire est primordiale, mais c’est un impensé pour les actrices et acteurs internationaux qui leur viennent en aide. Il n’est pas simple de « catégoriser » cette cause en « agendas » ou en « thèmes » susceptibles de motiver des actions de solidarité. Pour justifier des projets en Colombie — tant politiquement que financièrement —, les coopérant·es sont amené·es à construire des visions fragmentaires de la situation colombienne et se focalisent sur le conflit armé comme entrée explicative. Cette vision va pourtant à rebours de la démarche des collectifs organisés qui ne sont pas de simples bénéficiaires vulnérables. Pour l’ACVC comme pour les communautés afrodescendantes, le conflit colombien constitue seulement l’un des aspects du problème. Leurs terres étant au cœur d’intérêts économiques et stratégiques, les questions foncières (répartition et accès effectif à la terre) et agricoles (conditions de production et infrastructures) sont centrales pour comprendre leur situation. C’est parce que ces militant·es s’organisent pour revendiquer ces droits qu’elles et ils sont menacé·es. De plus, la posture d’opposition à l’État colombien comme la dénonciation des crimes d’État et des responsabilités politiques dans les exactions et le déplacement forcé ne sont pas partagées par les partenaires de la coopération internationale qui dépendent souvent de leurs bonnes relations avec les institutions colombiennes pour mener à bien leurs missions. Ces revendications et cette posture critique sont-elles trop radicales pour être soutenues ?
26Des travaux portant sur les politiques de développement en Amérique latine ont montré que le fléchage thématique de la coopération internationale entraîne un évitement du politique [Parizet, 2015]. En favorisant la responsabilité des individus au détriment du collectif et en mobilisant des savoirs techniques sur le développement, les agences onusiennes et les coopérations bilatérales contribuent à évincer la question des conditions socioéconomiques des campagnes d’un débat politique et contribuent à diffuser certaines lectures des situations de pauvreté [Parizet, 2015]. À un autre niveau, Marc Edelman fait un constat similaire lorsqu’il étudie le processus d’élaboration des droits des paysan·nes aux Nations unies [Edelman, 2014]. Impulsées par la Via Campesina11 et fortes de l’expérience de la déclaration de l’ONU sur les peuples autochtones en 2007, différentes organisations paysannes ont initié cette reconnaissance. Cependant, la définition des « droits des paysan·nes » pose problème. Plusieurs voix s’opposent à la reconnaissance de droits particuliers aux paysan·nes étant donné qu’il existe des cadres juridiques qui protègent déjà les droits humains et, par conséquent, les populations rurales. Se basant sur la protection des « populations vulnérables », les organisations paysannes internationales tentent, sur le modèle de la déclaration des peuples autochtones, de faire reconnaître leur culture paysanne et l’existence d’une situation de vulnérabilité. Suite aux crises alimentaires mondiales de 2008, elles sont parvenues à mettre en avant un « droit à l’alimentation », l’un des droits économiques les moins controversés. C’est par cette question que la Via Campesina a entamé son travail de lobbying auprès des institutions internationales. Cependant, lorsque les discussions évoluent vers des questions économiques, le groupe de travail sur la déclaration des paysan·nes a rencontré les oppositions de nombreux États membres. Pour les membres de la délégation paysanne, le cadrage du débat en termes de « droits humains » et le fait que tout ce processus soit une prérogative du conseil des droits de l’Homme de l’ONU rendent difficile le lien avec la remise en cause d’un système économique [Edelman, 2014]. La « radicalité » de certaines revendications ne passe pas et n’est pas traduisible en droit international, les questions de politique agricole sont traitées de manière isolée des questions de développement. Par exemple, Marc Edelman explique que la notion d’un « droit de rejet » des projets de développement considérés comme une atteinte à la culture et au territoire des populations paysannes ou encore la notion de « revendication territoriale » posent des problèmes de définition. Les demandes des paysan·nes de cette délégation de réfléchir à une fixation des prix des produits agricoles n’ont trouvé que très peu de soutiens au sein des Nations unies.
27Le caractère politique de la situation des paysan·nes est peu abordé par les coopérant·es, qui fonctionnent sous forme de projets thématisés. Si elles et ils peuvent, à titre personnel, partager des idées et des revendications avec les paysan·nes colombien·nes rencontré·es, l’institution pour laquelle ces personnes travaillent ne prend pas de position sur les actions collectives menées par les organisations sociales. De fait, les paysan·nes colombien·nes sont rarement présenté·es comme faisant partie d’un mouvement social, mais plutôt comme des populations vulnérables en raison des atteintes aux droits humains dont elles et ils sont victimes. Ainsi, les actrices et acteurs internationaux, qui financent et rendent possible matériellement l’action collective locale, ne sont pas toujours les partenaires dont les paysan·nes sont les plus proches politiquement. Mais il n’est pas plus simple de créer des liens avec les partenaires du Sud.
Les difficultés à constituer des liens avec les paysans des Suds
28La situation des paysan·nes colombien·nes serait a priori plus aisément comparable à celle d’autres paysan·nes en Amérique latine ou d’autres pays du Sud, et ces rapprochements pourraient donner lieu à un processus de « globalization from below », c’est-à-dire de mise en commun et de mise en réseaux d’actrices et acteurs populaires des Suds [Dellacioppa & Weber, 2012]. Les organisations paysannes, et en particulier l’ACVC, aiment mettre en avant leurs liens avec d’autres processus de résistance. L’évocation des soutiens internationaux suit en effet une logique de revendication : certains soutiens sont plus politiques que d’autres et plus valorisants pour le mouvement social. Par exemple, les leadeuses et leaders paysan·nes mentionnent peu les relations avec toutes les organisations humanitaires et de développement lorsqu’elles et ils s’adressent à leurs militant·es, mais valorisent leurs liens avec leurs partenaires dits « du Sud », même si ces échanges sont moins concrets. Lors de discussions entre militant·es, les leadeuses et leaders de l’ACVC font régulièrement référence aux luttes dites « anti-impérialistes » sur le continent latino-américain, aux zapatistes mexicains (EZLN, Armée zapatiste de libération nationale) et aux sans-terre brésiliens (MST, Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre) tout particulièrement. Des outils et références, telles que l’éducation autochtone mise en place dans les villages zapatistes mexicains ou encore l’éducation politique et les logiques d’asentamentos (occupation de terres) du MST au Brésil, sont valorisés au sein des communautés afrodescendantes. Or les relations avec ces mouvements sont peu nombreuses et difficiles. Les militant·es de l’ACVC ont envoyé quelques personnes se former auprès du mouvement des sans-terre au Brésil et il existe des échanges d’informations entre les deux collectifs, mais les relations ne sont pas constantes. L’association paysanne fait également partie de la CLOC-Via Campesina12, un partenaire souvent mis en avant, alors que peu d’échanges concrets ont eu lieu. Si tous ces liens sont revendiqués par les leadeuses et leaders de l’ACVC et par certain·es leadeuses et leaders afrodescendant·es, ils ne se concrétisent qu’en de très rares occasions.
29Le processus d’internationalisation dépend en effet de ressources matérielles et symboliques. Comme explicité précédemment, ce ne sont pas toujours les idées des actrices et acteurs locaux qui priment dans les échanges et le besoin de ressources conditionne parfois des « choix » d’internationalisation. Par exemple, les leadeuses et leaders paysan·nes de l’ACVC nourrissent un fort attrait pour ce qu’elles et ils appellent le « processus vénézuélien », qui symbolise « une grande bataille, une lutte de longue haleine, une bataille structurelle13 ». Pourtant, aucun échange concret n’a vu le jour entre l’ACVC et des organisations sociales vénézuéliennes. Interrogé sur cette (in)cohérence idéologique, un leader paysan de l’ACVC résume toute la complexité des relations internationales qu’entretient l’association paysanne :
« Nous, ici, aucun des latinos ne va nous donner de ressources [financières]. C’est impossible de faire de la gestion [financière], on ne peut en faire avec personne. Ça, c’est aussi une des raisons pour laquelle nous sommes allés en premier vers l’Europe. Et pour la différence médiatique aussi qui est importante. L’Europe a donné de l’argent ici. Ce sont des miettes réellement en comparaison de tout ce qu’ils ont emporté [il fait référence ici à la colonisation espagnole]. Ce sont des miettes, mais ça, c’est [nous] donner une reconnaissance politique, et avoir une relation entre l’ACVC et le Parlement européen par exemple, ça, c’est un statut politique. Nous avons été au Parlement à plusieurs reprises, et là-bas, ils [nous] ouvrent un espace, on parle, on dénonce avec les parlementaires amis, ceux de la gauche unie, et tous ces liens politiques plus spécifiques. Alors, ces espaces politiques… ces espaces nous permettent d’avoir une gestion économique, ce sont les raisons fondamentales pour aller là-bas. Les relations avec le continent [latino-américain] sont d’ordre politique et organisationnel, dans le cadre d’un partage des problèmes et des expériences. Ce sont des expériences organisationnelles pour voir ce qui peut nous servir, pour mettre en place ici, et pour voir ce que nous pouvons aussi réussir [à partager] là-bas à partir de notre expérience ; mais ça ne va pas plus loin. Avec le MST [du Brésil], c’est ce genre de relation que nous avons. […] Le Venezuela a la possibilité d’aider économiquement avec tout le potentiel en ressources économiques. Cependant, ici, les politiques d’État priment. Il n’est pas opportun pour le Venezuela d’avoir des mauvaises relations avec la Colombie, alors dans le cadre de ces bonnes relations avec l’État colombien, pour s’éviter tous ces problèmes, ils ne financent pas des projets de base. C’est ça l’expérience qu’on a avec les camarades. On a des amis vénézuéliens, mais on n’a pas reçu un seul bolivar de là-bas14. »
30Ces « échecs » d’alliances, souvent sous-théorisés dans l’étude de l’internationalisation de l’action collective [Edelman, 2008], n’empêchent pas pour autant les organisations de tirer toutes les ressources symboliques possibles de ces brèves relations. En effet, l’échange de symboles, de pratiques et de discours est possible sans interactions concrètes. Ces références permettent de replacer les luttes dans un mouvement plus large et de jouer sur les différentes échelles d’action collective. Cette « domestication » [Della Porta & Tarrow, 2005, p. 4-5], processus par lequel les actrices et acteurs internalisent des conflits produits dans d’autres contextes, montre qu’elles et ils ne changent pas nécessairement d’échelle, mais se servent des luttes produites ailleurs pour justifier leurs revendications. Les paysan·nes s’inspirent non pas de la lutte en elle-même, mais de ce qu’elle représente dans le contexte colombien. Au niveau national, les discours d’alter-globalisation ont un écho particulier pour les paysan·nes colombien·nes, notamment depuis le mouvement social de 2013, sur lequel je reviendrai. Pour les leadeuses et leaders paysan·nes qui mènent le mouvement au niveau national, cette bataille symbolique permet de se positionner aux côtés des partisan·es d’une autre mondialisation et d’un autre développement. Au niveau local, les leadeuses et leaders paysan·nes rappellent ainsi à leurs bases sociales qu’elles ne sont pas seules dans cette situation, que d’autres collectifs connaissent des contextes similaires et se mobilisent contre ces injustices. Le journal interne de l’ACVC, Tierra, diffusé dans les différents villages et distribué à ses partenaires régionaux à Barrancabermeja, illustre cette importation de luttes. Un article de l’édition d’avril/juillet 2014 est par exemple signé par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Sans contextualiser le conflit israélo-palestinien pour le lectorat paysan colombien, l’article met en parallèle la cause palestinienne et une critique du capitalisme. Cette organisation et l’ACVC ont certes des affinités idéologiques — le FPLP exerçait une certaine attraction sur les mouvements de gauche en Amérique latine dans les années 1960 à 1980 —, mais il n’existe aucun contact entre ces deux organisations. L’écho des luttes palestiniennes permet à l’ACVC de mettre en avant le cas d’un peuple qui lutte pour ses droits légitimes contre une force d’occupation15. L’ACVC interprète ainsi des conflits venus d’ailleurs au gré de ses propres références et valorise de cette manière une appartenance à une communauté de lutte. Les luttes du « Sud » continuent d’inspirer et de stimuler la construction collective des organisations paysannes comme l’ACVC en Colombie, bien que les échanges concrets entre organisations ne se matérialisent qu’en de très rares occasions. Ces relations internationales platoniques sont des ressources utiles pour les collectifs locaux, qui les utilisent et les réinterprètent au gré de leurs revendications.
Quelles solidarités internationales dans un contexte de post-accords de paix ?
31La signature d’un accord sur la fin du conflit suggère des changements importants pour une coopération internationale construite et motivée par l’existence d’un conflit interne. La Colombie étant un pays de revenu moyen, la coopération internationale est plus difficile à justifier en temps de paix auprès des bailleurs qui préfèrent réorienter leurs fonds vers des pays en guerre ou vers les pays dits moins avancés. L’engouement autour du « post-conflit » va également de pair avec une volonté du gouvernement colombien de reprendre le contrôle de l’aide internationale qui afflue dans le pays. Dans ce contexte, les actrices et acteurs internationaux doivent redéfinir leur action dans un pays qui maintient une croissance économique importante jusqu’en 2019 et qui n’est plus « prioritaire » pour la coopération internationale au développement.
Le « post-conflit » et la reprise en main de la coopération internationale par le gouvernement colombien
32En Colombie, les principaux bailleurs de fonds ont tout investi dans une solution pour la paix. La situation des droits humains, l’ampleur du déplacement interne ainsi que la recrudescence des violences ont incité la présence des bailleurs institutionnels. Selon Fernando Nivia-Ruiz et Ivonne Ramos Héndez qui ont effectué un bilan de la coopération internationale pour la période 2010-2014 [Nivia-Ruiz & Ramos Hendez, 2015, p. 101-102],
« Il est clair que les sujets en rapport avec l’existence du conflit armé en Colombie marquent fortement l’agenda de ces donateurs, même si leurs postures et approches sont différentes. Les États-Unis mentionnent que la Colombie n’est pas un récipiendaire classique de l’aide publique au développement et que leur engagement dans le pays est dû à l’instabilité et aux sujets associés au conflit […]. L’Union européenne signale que l’objectif fondamental de sa stratégie à ce moment-là était de contribuer à la paix et à la stabilité. »
33Pour les États-Unis, cette solidarité s’est principalement traduite par un financement contre le narcotrafic, et l’Union européenne a investi dans divers laboratoires de paix en préparation d’éventuelles négociations de paix dans les années 1990. Les solutions humanitaires apportées cherchent à pallier les conséquences des combats et les projets de développement ont pour but de reconstruire des zones sinistrées ou affectées par le conflit. Le diagnostic de certaines ONGI et OI sur la situation des campagnes en termes de développement n’intervient qu’a posteriori et toujours dans la dynamique d’une recherche des causes plus profondes du conflit16.
34Dans un contexte de transition, l’aide internationale doit trouver sa place et ses priorités sont parfois contradictoires avec les volontés des gouvernements colombiens. L’UE a d’ailleurs eu du mal à maintenir un équilibre entre sa coopération en faveur de la « société civile colombienne » et un soutien aux initiatives de paix du gouvernement colombien. Selon Dorly Castañeda, « l’expérience de l’Union européenne en Colombie a apporté des réponses à quelques questions et a montré les limites des programmes d’aide publique au développement dans les régions en conflits lorsque l’État récipiendaire est assez fort pour exiger un alignement sur ses politiques de lutte contre la guérilla » [Castañeda, 2014, p. 193]. À ces volontés constantes du gouvernement de faire coïncider coopération internationale et lutte antiguérilla s’ajoute une reprise en main de la coopération internationale depuis 2010, qui s’inscrit aussi dans les évolutions des politiques de développement international visant à favoriser l’appropriation de l’aide par les États. La déclaration de Paris de 2005 reconnaît en effet la légitimité des pays à décider de leurs priorités de développement. Cependant, il existe plusieurs limites à ces politiques d’appropriation de l’aide par les États bénéficiaires [Nay, 2010]. La première est que certains pays à faibles revenus n’ont pas les moyens humains, institutionnels et financiers pour assurer le suivi des programmes de développement et que la fragmentation des projets entraîne une concurrence accrue entre ministères pour obtenir des financements. La deuxième limite est liée à l’opposition de certains États aux politiques internationales de développement, soit parce qu’ils s’opposent aux restructurations économiques proposées par les institutions financières internationales, soit parce que — et c’est le cas, selon Olivier Nay, des « systèmes à domination autoritaire » — les élites « revendiquent leur droit à exercer un contrôle sur les programmes de développement (ce que ne souhaitent pas les bailleurs), mais [qu’]elles ne sont absolument pas disposées à promouvoir l’idée d’une participation renforcée de la société civile (ce que souhaitent les bailleurs), tant les milieux associatifs et syndicaux sont perçus comme des foyers potentiels de contestation sociale » [Nay, 2010, p. 149-150].
35La Colombie n’est pas un État bénéficiaire comme les autres. Défini par la Banque mondiale comme un pays à revenu moyen, le pays dispose des moyens humains, financiers et techniques pour mettre en œuvre des programmes de développement, et les élites revendiquent le droit de gérer la coopération destinée au pays. La création récente d’une agence gouvernementale en 2011, APC-Colombia (ex-ACCION), pour orienter la coopération internationale en Colombie reflète la volonté du gouvernement colombien de reprendre le contrôle sur les aides internationales. Son rattachement à la présidence de la République marque également un tournant important, celui d’inscrire la coopération internationale dans l’agenda présidentiel et de la considérer comme un élément de la politique étrangère du pays. L’APC Colombia poursuit deux objectifs, celui de faire converger la coopération internationale à destination de la Colombie avec le Plan national de développement (PND, un document stratégique qui réunit les politiques publiques prioritaires pour chaque mandat présidentiel) et celui d’affirmer la position de la Colombie comme un pays donateur. L’une des priorités mentionnées dans le PND de 2010-2014 est « l’importance internationale de la Colombie sur les marchés internationaux, dans les relations internationales et dans l’agenda multilatéral du développement et de la coopération » [DNP, 2011, p. 23]. La Colombie ne se considère plus comme un pays en besoin d’aide internationale, que ce soit pour les questions de résolution de conflit comme pour les questions de développement, et elle cherche à faire coïncider l’agenda international avec les priorités définies nationalement. Pour la période 2007-2010, le plan stratégique pour la coopération internationale définit trois principaux objectifs [Nivia-Ruiz & Ramos Hendez, 2015] :
les objectifs du millénaire pour le développement,
la « lutte contre le problème mondial des drogues » et la protection de l’environnement,
la « réconciliation et la gouvernementabilité ».
36Les enjeux liés au monde rural et au conflit armé sont absents. Pour 2012-2014 s’y ajoutent d’autres éléments davantage tournés vers le développement économique, comme l’objectif de « prospérité démocratique » et une croissance économique équitable et compétitive.
Divergences profondes entre les actrices et acteurs concernant les politiques agraires et énergétiques
37À la faveur des dialogues de paix, la question agraire — premier point des accords de paix — est de nouveau au centre des réflexions sur le conflit armé et la sortie de conflit. Les politiques agraires post-conflit portent sur plusieurs enjeux liés aux causes structurelles du conflit et à ses conséquences : restitution des terres aux victimes, redistribution des terres pour permettre une meilleure répartition de la propriété foncière, garanties et effectivité des droits collectifs pour les populations indigènes (les resguardos), afrodescendantes (les territoires collectifs) et paysannes (les zones de réserve paysanne), et politiques de développement rural pour permettre aux productrices et producteurs de vivre de leurs récoltes et d’assurer leur subsistance. La fenêtre d’opportunité ouverte par l’existence d’un débat sur la question agraire s’est cependant rapidement refermée pour les organisations paysannes.
38Jacobo Grajales identifie deux logiques dans les politiques publiques agraires mises en place à partir de 2010. La première est l’accent mis sur la restitution des terres et la protection de formes de propriété collective dans une logique de patrimonialisation. La deuxième consiste à envisager que la fin du conflit permettra de développer certaines zones marginales du pays, ce qui conduit à de nouvelles formes de marchandisation [Grajales, 2016b ; Grajales, 2021]. Ce nouvel intérêt pour la terre et ses ressources résulte d’un usage politique du post-conflit17. En définissant le foncier et le domaine agricole comme l’une des priorités du post-conflit, le gouvernement colombien redéfinit un domaine prioritaire d’action publique : il faut à présent « développer » ces territoires pour garantir la paix. La question du développement, nous l’avons vu, n’est pas consensuelle, et les actrices et acteurs — société civile locale, gouvernement, coopérant·es de l’international — ont des visions différentes du couple développement/paix.
39Les perspectives gouvernementales sur le post-conflit et le développement s’opposent radicalement aux revendications défendues par les paysan·nes [Allain, 2019b]. Par exemple, pour les organisations paysannes étudiées, la politique de restitution des terres doit aller de pair avec une réflexion sur la politique agricole en général, alors que ces deux politiques sont séparées par le gouvernement colombien. Pour les actrices et acteurs locaux, il ne s’agit pas de restituer des terres aux « victimes » et aux « vulnérables » (logique de patrimonialisation identifiée par Jacobo Grajales), puis de « développer » les autres portions du territoire (logique de marchandisation), mais plutôt de repenser le système économique et les conceptions du développement qui ont mené les populations paysannes à quitter leurs terres ou à se déplacer pour des raisons économiques. Tout l’enjeu pour les actrices et acteurs locaux est de continuer à lier la question de la « pacification » (victimes, restitution et protection des populations) au débat sur le modèle économique (politique agricole et alimentaire, développement des territoires et répartition des ressources). Elles et ils cherchent à éviter une « paix libérale » qui associerait démocratie et économie de marché [Lefranc, 2007, p. 8]. On observe ainsi une dissension autour de la définition de la situation de post-conflit. Dans cette querelle définitionnelle, l’État colombien n’est ni faible ni failli, et les gouvernements successifs, qu’ils aient opté pour une solution armée du conflit (comme le président Alvaro Uribe) ou finalement pour la voie de la négociation (comme le président Juan Manuel Santos), ont eu à cœur de faire de la paix une source d’essor économique. La promotion de « locomotives du développement », parmi lesquelles les secteurs agricole et minier-énergétique, s’accompagne de politiques publiques contradictoires avec la conception du développement des territoires revendiquée par les organisations paysannes. Par exemple, la solution pour l’alimentation du pays doit, selon le PND, passer par une intensification des rendements des cultures et par une industrialisation des zones rurales. Ainsi, la « locomotive agricole » est définie comme suit [DNP, 2011, p. 66] :
« Le secteur agricole reflète notre désir et notre engagement de profiter de la richesse et de l’énorme potentiel des campagnes colombiennes pour faire un réel saut économique et social dans les zones rurales du pays, à travers la création d’emploi formel et le développement d’entreprises réussies. Considérant la croissance de la demande mondiale d’aliments et les perspectives de prix élevés des commodities pour les prochaines décennies, ajoutées aux avantages comparatifs que détient la Colombie dans ce secteur, il est indéniable que nous sommes devant une opportunité que nous ne pouvons pas perdre. La prochaine étape sera de transformer ces avantages comparatifs des campagnes colombiennes en avantages compétitifs, et de cette manière passer à un secteur agro-alimentaire de taille mondiale qui mène à plus d’emploi et à moins de pauvreté pour la population rurale. »
40La politique agricole est résolument ancrée dans une dynamique internationale, puisqu’il est question de renforcer la compétitivité des produits agricoles colombiens sur les marchés internationaux, alors que les petit·es paysan·nes défendent avant tout une agriculture familiale, à petite échelle, connectée aux marchés nationaux, afin de permettre une souveraineté alimentaire locale et nationale indépendante des exportations. Le diagnostic de la pauvreté rurale est également contradictoire avec les revendications de divers secteurs agricoles et avec les études menées par les coopérant·es. Selon le gouvernement colombien, la pauvreté rurale est due à une faible connexion des petites agricultures avec les marchés financiers et à une faible industrialisation de la production. Selon les actrices et acteurs paysan·nes et une partie des coopérant·es, c’est la faiblesse des infrastructures et du développement rural (accès aux intrants, aux crédits, à la terre) qui entraîne la pauvreté des productrices et des producteurs agricoles. Le mouvement paysan de 2013 va même plus loin en pointant du doigt l’ouverture du pays aux marchés agricoles étrangers comme facteur d’aggravation de la pauvreté des familles rurales, mises en concurrence avec des agricultures plus compétitives (car mieux subventionnées par les États). La politique minière et pétrolière est aussi antinomique avec les demandes paysannes, car de nombreuses concessions d’exploitation et d’exploration sont octroyées dans des zones où la propriété de la terre n’est pas formalisée et où des processus de restitution sont en cours. La locomotive minière-énergétique est confirmée dans le PND 2014-2018. La « compétitivité et les infrastructures stratégiques » y représentent un axe central de développement avec plus de 25 % du budget prévisionnel, dont une grande part est consacrée au « développement minier-énergétique pour l’équité régionale » [DNP, 2015]18.
41Dans cette configuration — contrôle accru du gouvernement sur la coopération et orientations vers une paix libérale —, il devient plus difficile pour les organisations paysannes de faire entendre leur voix et d’obtenir des financements pour leurs projets de développement rural. Une avocate de l’ACVC explique qu’il est plus facile pour l’association d’obtenir des fonds de la coopération internationale plutôt que de solliciter l’aide de l’agence présidentielle19. Tout d’abord, les appels à projets sont plus simples à rédiger pour les actrices et acteurs internationaux que ceux exigés par l’agence gouvernementale. L’APC réalise également des audits qui, selon cette avocate, sont extrêmement sévères. Enfin, elle confie que les ressources internationales leur permettent d’être plus indépendant·es que si elles et ils recevaient de l’argent de cette agence20.
Le « post-conflit » sera long et dangereux… Comment maintenir l’attention internationale pour la Colombie vis-à-vis des bailleurs ?
42« Faites-leur comprendre, à nos dirigeants, que ce n’est pas encore la paix en Colombie ! » C’est ainsi que le responsable d’Amnesty International France s’adresse à Cesar et Yuliana exilé·es en 2015 en Europe. Pour les ONG, leur passage en France est l’occasion de rappeler à leurs bailleurs, mais aussi à leurs militant·es, la prégnance du conflit en Colombie. Elles souhaitent montrer que la situation dans les campagnes reste alarmante malgré le processus de transition en cours. En 2014, Amnesty International a publié un rapport intitulé « Un titre de propriété ne suffit pas » [Amnesty International, 2014]. Le rapport met en lumière les très nombreux obstacles sécuritaires, institutionnels et politiques à l’indemnisation des victimes ainsi qu’au retour des paysan·nes. Ce bilan cherche à contrebalancer l’engouement international autour de deux mesures importantes prises par le gouvernement colombien en 2011, à savoir la loi des victimes et la loi sur la restitution des terres. Pour PBI, la période de négociation de paix a eu pour effet la baisse constante de ses effectifs de terrain qui sont passés de quarante volontaires en moyenne à vingt volontaires en 2015. La responsable de PBI-France explique cette baisse par la réduction importante de leurs financements. Selon elle, les bailleurs jugent que « ces questions » sont moins importantes qu’avant. Depuis le début des négociations de paix en 2012 et depuis la signature des accords en 2016, de nombreuses ONG colombiennes n’ont cessé d’alerter sur une hausse des assassinats de leadeuses et leaders sociaux, des syndicalistes, des leadeuses et leaders paysan·nes, des indigènes, des afrodescendant·es, des travailleuses et des travailleurs sociaux, des journalistes, etc. Les répercussions de ces baisses de financement sur la solidarité internationale en Colombie sont immédiates et ont des conséquences directes sur l’activité des organisations paysannes. Lors de mes dernières enquêtes de terrain, de nombreuses réunions des communautés afrodescendantes n’ont pu être réalisées faute d’accompagnement international. L’équipe de PBI d’Apartadó fait face à un manque de personnel alors que les menaces à l’encontre de certain·es leadeuses et leaders du Curvaradó sont plus importantes, comme en témoigne l’exil forcé de Cesar et Yuliana. Pour Dany, volontaire de PBI à Apartadó, le « discours sur le post-conflit » ne correspond pas à la réalité du terrain, et cela représente un risque pour les leadeuses et leaders, car ce discours rend moins visible « la guerre qui se vit au niveau local21 ».
43Les rapports du bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) vont également dans ce sens en conseillant d’être prudent·e quant au désengagement trop précoce des actrices et acteurs humanitaires. Le rapport précise que [OCHA, 2015, p. 7, traduction personnelle]
« Les acteurs humanitaires internationaux reçoivent très souvent des pressions pour une sortie anticipée du pays, ce qui compromet la protection de la population civile […]. La diminution précipitée de l’aide humanitaire dans les scénarios post-conflit provient souvent des pressions de trois acteurs différents : les gouvernements, les donateurs et les médias. »
44Le rapport liste précisément les préoccupations onusiennes : la transformation des formes de violences22, la persistance et la recomposition de groupes armés paramilitaires (notamment les autodéfenses gaitanistes de Colombie) dans les zones stratégiques de productions illicites et de mines illégales, l’intensification des actions de la guérilla de l’ELN, ainsi que le maintien de flux de déplacé·es dans le pays [OCHA, 2015].
45Face à cette situation, les membres des ONG réunies autour du réseau France Colombie Solidarités estiment qu’il faut repenser l’action solidaire depuis la France. Dans une conférence à Paris en 2015, entouré de militant·es et de différent·es responsables d’ONG françaises, l’un des membres du réseau pose la question suivante : « Comment continuer à parler de la Colombie à des responsables politiques qui pensent que la Colombie est déjà en paix ? » Il explique que la signature des traités de libre-échange entre la Colombie et l’Union européenne a suscité de forts mouvements sociaux d’opposition dans tout le pays. Selon lui, « il faut faire le lien entre ce qui se passe au niveau local et à l’international ». On ne peut différencier les problèmes « du Nord » de ceux « du Sud ». Il évoque alors le « déficit démocratique » en France et en Colombie : le traité a été ratifié et décidé sans l’avis des Français·es et des Colombien·nes. L’une des solutions peut être de sensibiliser les entreprises françaises qui ont l’intention d’investir prochainement en Colombie à la situation des populations locales. Ce militant français des droits humains insiste sur le fait que la Colombie « a fait une très bonne pub » et que la France va chercher à valoriser ses relations commerciales avec la Colombie. Il interroge de nouveau les participant·es à cette conférence : « Comment peut-on signer ce genre de traité avec un pays encore en conflit ? » Ce plaidoyer a en partie été repris par les leadeuses et leaders du Curvaradó lors de leur entrevue avec le rédacteur Colombie du ministère des Affaires étrangères français quelques jours plus tard. Cesar tente au cours de l’entretien de rappeler que la Colombie n’est pas un pays sûr, malgré la sûreté proclamée des investissements.
46La signature des accords de paix en 2016 redéfinit la coopération internationale en faveur de la Colombie. Les différentes conceptions du « post-conflit » rendent compte des intérêts divergents des actrices et acteurs. D’un côté, les actrices et acteurs internationaux non gouvernementaux regardent avec inquiétude leurs budgets et effectifs diminuer, et sensibilisent leurs bailleurs sur le fait que la construction de la paix sera longue. La coopération bilatérale se réoriente progressivement vers le développement économique, la signature de traités de libre-échange et le soutien aux entreprises souhaitant investir en Colombie tout en maintenant des coopérations historiques dans certains domaines. D’un autre côté, le gouvernement colombien tente de réorienter la coopération internationale pour la faire converger avec ses objectifs de développement : la paix est envisagée comme une opportunité économique et commerciale. Enfin, les organisations locales renforcent leur présence au niveau national, en mettant en avant leurs revendications de différentes manières et en développant des alternatives au niveau local. Elles utilisent ainsi les ressources symboliques et financières de la coopération internationale pour peser sur la scène politique colombienne.
*
47Ce chapitre a été consacré aux épreuves que constitue l’internationalisation pour les organisations paysannes colombiennes bien qu’elles en retirent des ressources. Elles peinent à faire passer leurs revendications et à trouver des partenaires qui soutiennent leurs causes. Celles et ceux qui financent leurs projets et leur permettent de continuer à exister sont paradoxalement les OI et ONGI qui partagent le moins leurs revendications. Le fonctionnement « par projet », l’impératif de se présenter comme des victimes vulnérables tout en démontrant des capacités internes de gestion perturbent le fonctionnement interne des organisations collectives aux prises avec des contextes socioéconomiques et sécuritaires tendus. Enfin, la relation avec les actrices et acteurs internationaux travaille les identités des collectifs, poussés à s’autoétiqueter d’une certaine manière pour être identifiables et ciblés par les projets de coopération ou à suivre des recommandations et des pratiques qui ne correspondent pas aux modalités locales de fonctionnement. Ces différentes formes de mises à l’épreuve sont vécues différemment par les organisations. Tandis que l’ACVC tente de réorienter, d’utiliser et de reformuler ce rapport de force avec les ONGI et OI pour rester cohérente avec ses propres valeurs, les communautés afrodescendantes sont moins équipées face à ces épreuves et subissent ces injonctions contradictoires.
48Dans ce chapitre, j’ai également abordé les « échecs » d’internationalisation, les paysan·nes colombien·nes ne parvenant pas à susciter un élan plus important pour leurs revendications, parfois jugées trop radicales par leurs partenaires de l’international. Les organisations paysannes peinent, notamment pour des raisons matérielles, à entrer en contact et à maintenir des liens avec des organisations sociales des Suds avec lesquelles elles partagent pourtant des idées, des pratiques et une conception du territoire. Enfin, la période de post-accords de paix redéfinit en partie les relations entre la coopération internationale et les actrices et acteurs locaux du fait d’une reprise en main de l’aide internationale par le gouvernement colombien et d’une réduction des financements des bailleurs de fonds pour des projets internationaux en Colombie. La séparation des enjeux du développement et des enjeux associés au post-conflit par les bailleurs institutionnels rend compte en partie des échecs des organisations sociales (et de leurs soutiens) à lier conflit et situation structurelle des campagnes. Pour les paysan·nes colombien·nes, les accords de paix ouvrent une nouvelle phase d’actions collectives et leur présence est de plus en plus perceptible au niveau national. De leur point de vue, le conflit social et politique ne fait que commencer.
Notes de bas de page
1 Entretien avec un leader de Jiguamiandó, novembre 2013, zone humanitaire de Camélias, Curvaradó.
2 Amnesty Internacional [2014].
3 Curriculum Vitae institutionnel de l’ACVC, joint à une demande de financement auprès d’une ONGI. J’ai remplacé les termes « organisation de type social » de la version espagnole pour utiliser l’équivalent de la catégorie en français : « à but non lucratif ».
4 Entretien avec l’une des responsables des relations internationales de l’ACVC, Bogota, octobre 2013.
5 Pour une autre critique de ces « instruments » du développement et leurs usages pratiques, voir Giovalucchi & Olivier de Sardan [2009].
6 Entretien avec un membre d’une ONG française, Paris, 2014.
7 Réunion interne de l’ACVC, juillet 2014.
8 Retranscription à partir des notes du journal de terrain. Observation participante, juillet 2014, réunion interne de l’ACVC, Barrancabermeja.
9 Entretien avec un leader de l’ACVC, Bogota, locaux de la Marche patriotique, décembre 2013.
10 L’entretien se déroule dans les locaux du mouvement politique de la Marche patriotique. Le refus de l’USAID s’accompagne d’un sentiment anti-étatsunien très présent dans les campagnes au sein de ce mouvement politique. Dans ce contexte, on comprend mieux en quoi la politisation croissante des paysan·nes s’accompagne d’une redéfinition des relations solidaires ou du moins de l’affirmation plus politisée d’un refus de partenariat, voire de l’utilisation politique de ce refus.
11 La Via Campesina est un mouvement international qui rassemble une diversité d’organisations de petit·es paysan·nes à travers le monde.
12 La CLOC est la coordination latino-américaine de la Via Campesina.
13 Entretien avec une membre de l’ACVC, octobre 2013, Bogota.
14 Entretien avec un membre de l’ACVC, décembre 2013, Bogota.
15 Plus généralement, la « question palestinienne » est très présente dans les forums altermondialistes latino-américains et participe à la construction d’une rhétorique d’affirmation et d’autonomie contre l’impérialisme. Sur ce sujet, on peut consulter les travaux de Cecilia Baeza [2013].
16 Entretien avec Ubelsen Duque, Barrancabermeja, octobre 2013.
17 Jacobo Grajales rappelle que l’usage d’une rhétorique de la paix a permis d’affirmer le leadership de Juan Manuel Santos comme le « candidat de la paix », qui s’est posé en rupture vis-à-vis de son opposant, le candidat de la guerre et du passé. Rappelons cependant que Juan Manuel Santos avait été le ministre de la Défense d’Alvaro Uribe Vélez [Grajales, 2015].
18 Les calculs sont effectués sur la base des budgets présentés dans l’article 5 du projet de loi.
19 Entretien avec une avocate de l’ACVC, octobre 2013, Barrancabermeja ; et discussions informelles avec celle-ci au cours du terrain.
20 Cependant, elle rappelle que l’ACVC a de très bonnes relations avec l’INCODER (l’Institut colombien de développement rural), qui finance en partie le projet de développement de la zone de réserve paysanne, et que l’association connaît plusieurs fonctionnaires qui soutiennent leurs propositions. La méfiance vient donc de l’APC.
21 Discussion informelle avec Dany, membre de PBI, Curvaradó, octobre 2014.
22 Les formes de violence les plus répertoriées sont l’augmentation des menaces et des intimidations à l’encontre des leadeuses et leaders locaux, des réclamant·es de terre et des communautés récemment retournées sur leurs terres. Le rapport pointe aussi l’importance des disparitions forcées.
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