Conclusion
p. 149-157
Texte intégral
1Au vu de l’ampleur des problématiques soulevées dans cette recherche, il est difficile de rédiger les conclusions, même si nous nous y attellerons et proposerons quelques thématiques pour poursuivre la réflexion.
2Les organisations s’occupant des employées domestiques ou cherchant à les organiser rencontrent beaucoup d’obstacles pour combattre l’assimilation de la travailleuse domestique rémunérée à une servante, entièrement disponible physiquement et psychologiquement pour ses patron·nes. Nous avons pu voir de quelle manière ces collectifs revendiquent une autre identité, celle d’employée de maison, sans pour autant que les travailleuses se reconnaissent elles-mêmes dans cette catégorie. Quelles sont les difficultés que rencontrent ces collectifs pour contribuer au développement de l’auto-organisation des employées domestiques ?
3Le premier problème est d’entrer en contact avec les femmes concernées. Les employées domestiques travaillent en effet selon des modalités très diverses. Si, géographiquement, elles travaillent toutes dans les zones les plus aisées de la ville, certaines restent vivre dans ces quartiers, tandis que d’autres font tous les jours des allers-retours depuis leur domicile, souvent situé dans les quartiers populaires. Les rencontrer implique de se rendre dans différents endroits. Celles qui sont des migrantes internes et qui vivent à demeure ont tendance à se réunir dans le centre (Pino Suarez, la Alameda, el bosque de Chapultepec pour la ville de Mexico) pour discuter et rencontrer d’autres personnes, de leur communauté ou non. Celles qui travaillent comme journalières ou de entrada por salida, sont, en dehors de leurs horaires de travail, plus présentes dans les quartiers populaires, souvent situés en périphérie. Aller les rencontrer suppose donc une grande mobilité et de longs déplacements.
4D’autre part, les collectifs doivent être disponibles pendant les temps libres des employées. Or celles qui travaillent à demeure sont disponibles exclusivement durant les week-ends et cherchent avant tout, étant enfermées toute la semaine, à sortir, à s’amuser, à profiter d’autres formes de socialisation. Ces conditions sont donc peu propices pour leur parler de droit du travail. Celles qui ne travaillent pas à demeure ont souvent des obligations envers leur foyer. En dehors des horaires de travail, il est donc difficile de se réunir. Si certaines sont plus disponibles le week-end, d’autres le sont plus en semaine pendant les horaires des institutions scolaires mexicaines. L’auto-organisation n’est pas impossible, comme le montre l’activité du Colmith. Néanmoins, la conciliation de ces différentes activités demande une certaine stabilité pour les membres des collectifs, que ce soit en termes économiques ou de répartition des tâches.
5Mais les difficultés que rencontrent les collectifs d’employées de maison ne sont pas seulement matérielles (économiques) ou pratiques (horaires ou mobilité). L’une de ces difficultés consiste à identifier un·e « ennemi·e » commun·e, ce qui est, pour Enrique de la Garza, une condition nécessaire à l’organisation collective [Garza Toledo, 2011, p. 325]. Les situations des employé·es domestiques diffèrent selon leurs patron·nes et leur comportement : tou·te·s les patron·nes ne maltraitent pas leur employées et certain·es peuvent ont aussi des comportements paternalistes et maternalistes utiles à l’employée dans un contexte d’absence de protection de l’État. Par ailleurs, le·a patron·ne est aussi le·a client·e, et l’employée a besoin de vendre sa force de travail : elle est toujours également « reconnaissante » envers l’employeur·se de lui donner du travail. De plus, la difficulté de définir un·e ennemi·e commun·e provient du caractère spécifique du travail domestique : un travail qui, dans le cadre familial, n’est pas rémunéré et qui est, en outre, traversé de sentiments et d’émotions, ce qui le rend difficilement identifiable comme un « métier » en tant que tel. Si certaines employées se considèrent comme des « travailleuses », d’autres estiment qu’elles ne sont que l’aide, moyennant salaire, de la femme de maison dans l’exercice de ses fonctions. Il est ainsi difficile de concevoir comme un·e ennemi·e la personne que l’on aide.
6La plupart des femmes ne s’identifient pas à leur travail. Malgré les efforts des collectifs, il leur est difficile de concevoir l’emploi domestique comme un métier, étant donné le contexte de dévaluation du travail de reproduction. Une employée s’identifie rarement à son statut de bonne, puisqu’elle ne se sent pas spécialement fière du produit de son travail, surtout lorsque celui-ci se réalise en dehors du contexte familial et dans le cadre de classes sociales différentes. L’emploi domestique est presque toujours conçu comme transitoire et les travailleuses domestiques ont d’autres projets. La grande majorité d’entre elles travaillent par nécessité, ce travail étant seulement un moyen de réaliser d’autres projets ou aspirations. Nous pouvons reprendre ici l’analyse de Marx lorsqu’il met en avant un des aspects de l’aliénation par le travail [Marx, 1972, p. 59] : « Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. » Le travail est pour l’« Autre », avec lequel/laquelle elles ne partagent rien. Face à la précarité et aux difficultés du marché du travail, les femmes préfèrent négocier avec leur employeur·se pour réaliser leurs projets, en dehors du travail. Quand la négociation n’est pas possible ou quand l’humiliation est trop forte, elles préfèrent partir sans rien dire plutôt que de s’organiser pour leurs droits. La vision de la citoyenneté diffusée par les organisations est souvent bien loin des perceptions des employées. Nous pouvons reprendre le commentaire de Pily alors que je lui demandais ce qu’elle pensait du terme « empleada del hogar » (employée de maison) [Pily, Casa Hogar, 5 mai 2013] :
« Entre nous, moi, je ne trouve pas beaucoup de sens au mot “employée de maison”. Moi, toute seule, je suis hyper négative en vrai, je veux dire, il y a un an, une fille disait : “Nous sommes des employées de maison.” Des employées de maison ? Nous sommes des servantes ! On peut dire employée de maison, mais tu es une servante ; je balaie, je passe la serpillière, je lave les toilettes, je lave les caleçons de ces messieurs. C’est ça être servante. C’est fini l’employée. Laver moderne, mais tu fais la même chose. Ça me paraît insultant [d’être appelée] “chacha” ou “chatte”. Je ne suis pas une chatte qui vient seulement manger, moi je me casse le dos pour un salaire. Mais bon en vrai, servante ou employée de maison, c’est du pareil au même1. »
7Les employées de maison ont tendance à se considérer comme des citoyennes de seconde catégorie. Elles n’envisagent pas de demander des comptes à un État qui ne les a que rarement prises en charge et seulement dans des programmes d’assistance. La quasi-absence de recours au droit de la part des employées montre aussi que le sentiment d’une citoyenneté mexicaine universelle n’est pas partagé. Selon l’enquête « Ce que disent les pauvres » (« Encuesta lo que dicen los pobres ») réalisée en 2003 par la Sedesol, 58 % des pauvres pensent qu’il existe des Mexicain·es de première classe et d’autres de deuxième classe, et 71 % pensent que la société les traite comme étant de « deuxième classe2 ». Nous avons pu voir comment le marché, et notamment celui du travail, s’appuie sur la reproduction des inégalités, qu’elles soient de classe, de « race » ou de genre. L’État mexicain n’intervient que peu dans la régulation du marché, et donc dans le contrôle des inégalités. Ces inégalités semblent être légitimées par les discours hégémoniques reproduits par les médias. Or les représentations sociales que développent les employées domestiques à leur propre endroit montrent que cette infériorité est souvent intériorisée. Il est alors d’autant plus difficile de lutter contre elle. Le contact au quotidien avec les asymétries de pouvoir alimente un cercle vicieux reproduisant les inégalités. Des résistances personnelles existent, mais elles ne sont pas en mesure de venir à bout des asymétries structurelles. Les travailleuses domestiques rémunérées ont parfois une vision réflexive sur leur situation et sont aptes à reformuler les discours les concernant, sans pour autant se mobiliser pour leurs droits, et sans que cela remette en cause (entièrement ou de façon structurelle) le schéma de domination.
8Le travail domestique est perçu comme transitoire et ces femmes ont en général d’autres aspirations : étudier, monter leur propre restaurant, aller à l’université, fonder une famille, avoir des enfants, retourner au village, avoir leur propre maison ou permettre à leurs enfants de réussir à l’école. La plupart cherchent à concilier leur travail avec leur vie de famille actuelle ou celle à venir, comme avoir sa propre maison ou des enfants. En outre, elles s’occupent aussi des parents malades, des neveux ou nièces, de leur communauté, etc. L’expérience de ces femmes n’est donc pas seulement celle de temps productifs, mais aussi celle de « temps générateurs de reproduction », que Cristina Carrasco définit ainsi [Carrasco, 2009, p. 6] :
« […] “des temps qui génèrent la reproduction”, qui prennent en compte les temps qui échappent à l’hégémonie des temps marchandisés et qui comprennent les temps nécessaires à la vie : soin, affection, entretien, gestion et administration domestiques, relations, loisirs, etc. qui sont d’ailleurs, plus encore que les temps mesurés et payés, des temps vécus, donnés et générés, avec une composante difficilement quantifiable et par conséquent, qui ne peuvent pas être convertis en argent3. »
9La réflexion ci-dessus de Cristina Carrasco nous paraît très importante. Elle montre que les femmes employées domestiques ne sont pas totalement dominées par la logique marchande et cherchent, d’une manière ou d’une autre, à perpétuer la vie. La perpétuation de la vie se réalise par le bien-être matériel d’abord, mais aussi en termes de qualité de vie (buen vivir). Celles qui sont issues d’une communauté indigène et qui souhaitent poursuivre ce mode de vie sortent de l’hégémonie marchande évoquée par Cristina Carrasco, même s’il ne faut pas non plus folkloriser ou idéaliser les communautés indigènes. Le risque serait ici de tomber dans le populisme en ne rendant pas compte des rapports sous-jacents au jugement concernant la « qualité » des relations interpersonnelles au travail. Les jugements des employées peuvent être rapides et lapidaires.
10En introduction, j’expliquais que les femmes domestiques se tiennent à la marge sans tomber dans la marginalité. En effet, travailleuses, elles cherchent toujours à se démarquer des figures de la marginalité que sont la déviance ou la délinquance, de la « putain » qui gagne facilement sa vie en vendant son corps ou du « pauvre » qui serait un « fainéant ». Les représentations sociales des employées domestiques rejoignent souvent les représentations sociales dominantes et hégémoniques. La sociologue María Cristina Bayón le montre pour le cas de la pauvreté [Bayón, 2010] :
« Ces stéréotypes et ces stigmates sont fortement reproduits par les pauvres eux-mêmes. […] La pauvreté est considérée, une fois de plus comme une attitude. Le pauvre est celui qui ne travaille pas, le paresseux, celui qui ne fait pas d’effort, celui qui n’a pas l’habitude de progresser ou qui ne se motive pas. En bref, c’est l’autre. Le pauvre est celui duquel je dois me différencier, même si je suis pauvre4. »
11Cette vision individualisée du pauvre se confronte, selon la sociologue, à la figure du travailleur pauvre qui, malgré ses efforts, continue à être pauvre. Dans ce contexte, la travailleuse pauvre vit son activité comme une manière de survivre et non comme un travail lui permettant d’accéder à une vie digne. La vision souvent individualisée de la pauvreté a tendance à naturaliser les inégalités (économiques, sociales, politiques). Jules Falquet souligne que ce n’est pas « la nature », mais le système juridique et politique qui attribue à chacun·e une place dans les rapports sociaux de pouvoir au moyen des lois régissant les migrations internationales, le statut des femmes, le droit au séjour, etc. [Falquet, 2009]. Dans le cadre national, les lois régulent l’instauration de la protection sociale à certains secteurs et pas à d’autres. De plus, si la constitution mexicaine reconnaît le caractère pluriculturel de la population nationale, les moyens de l’autonomie des différentes entités qui la composent ne sont pas garantis. L’identité nationale mexicaine continue de projeter une vision raciste des populations indigènes ainsi que des populations racisées que sont fréquemment les classes populaires.
12Pour conclure, je proposerai une réflexion sur le concept de travail dans nos sociétés contemporaines en reprenant la définition qu’en donne Enrique de la Garza [Garza Toledo, 2011, p. 305-306] : « […] Toute activité humaine visant à produire des biens et des services pour satisfaire les besoins humains, en transformant un objet de travail, en utilisant des moyens de production, mis en œuvre par le travail considéré comme interaction des hommes (travailleurs) avec les deux premiers et entre eux5. » Une perspective de genre manque à cette définition, puisqu’elle ne prend pas en compte les travailleuses. Le problème de fond est que le temps, mesuré, est centré sur le temps de travail marchand, transformé, dans une société capitaliste néolibérale, en temps-argent, celui-ci présidant sur le reste des temps, dans une organisation productiviste et masculine.
13Or il est impossible de subsister avec le seul travail marchand. Le travail domestique remplit un objectif essentiel : il permet la vie humaine dans sa dimension biologique, mais aussi le bien-être, la qualité de vie, l’affection, les relations qui nous permettent d’être des personnes. Les femmes travailleuses domestiques et les femmes en général qui tentent de concilier le temps de travail marchand et le temps du travail humain de reproduction rencontrent de grandes difficultés au vu de leurs conditions. « En résumé, une nouvelle organisation de la production et du temps de travail est absolument nécessaire, permettant tant aux femmes qu’aux hommes d’exercer leurs différents métiers sans tensions, en admettant que les deux soient fondamentaux pour le développement humain et la qualité de vie6 » [Carrasco, 2006, p. 6]. C’est en effet une caractéristique humaine : nous avons tou·te·s besoin que quelqu’un s’occupe de nous à des moments déterminés de notre vie. Or ces soins ne devraient pas être seulement assignés aux femmes, ils devraient aussi concerner les hommes. Si la nouvelle organisation tant de la production que de la reproduction que propose Cristina Carrasco paraît, dans une large mesure, utopique, la prendre en considération est un défi afin de rompre avec les préceptes de la société capitaliste néolibérale, patriarcale et raciste, qui reproduit les inégalités structurelles qui la fonde.
Notes de bas de page
1 Citation originale : « Yo, aquí, entre nos, yo no hallo mucho a la palabra “empleada del hogar”. Yo solita soy muy negativa, soy muy negativa la verdad, o sea hace un año una chica decía: “Somos empleadas del hogar”. ¿Empleadas del hogar? ¡Somos sirvientas! Así, se llama empleada del hogar, pero eres sirvienta: barro, trapeo, lavo los baños, lavo los calzones de los señores. Eso es sirvienta. Ya se acabó empleada. Lavar moderno, pero haces lo mismo. Para mi manera. Pues sí, el mismo. Se me hace muy grosero chacha o gata. No soy gata que no sólo voy a comer o sea me friego para recibir un saldo. Pero la verdad, sirvienta o empleada del hogar es igual. »
2 [En ligne] http://bdsocial.inmujeres.gob.mx/index.php/lqlp-51/encuesta-lo-que-dicen-los-pobres [Dernière consultation le 30 août 2022]
3 Citation originale retranscrite à partir des minutes 11’30 à 11’48 de la vidéo : « […] “tiempos generadores de la reproducción” que consideran los tiempos que caen fuera de la hegemonía de los tiempos mercantilizados y que incluyen tiempos necesarios para la vida: cuidados, afectos, mantenimiento, gestión y administración doméstica, relaciones, ocio, etc.; que más que tiempo medido y pagado, son tiempo vivido, donado y generado, con un componente difícilmente cuantificable y, por tanto, no traducible en dinero. »
4 Citation originale : « Estos estereotipos y estos estigmas son fuertemente reproducidos por los propios pobres. […] La pobreza es vista otra vez como una actitud. El pobre es el dejado, el que no trabaja, el flojo, el que no se esfuerza, el que no tiene el hábito de progresar o el que no le echa suficientes ganas. En suma, el otro. El pobre es aquel del que tengo que diferenciarme aun siendo pobre. »
5 Citation originale : « Toda actividad humana encaminada a producir bienes y servicios para satisfacer necesidades humanas, transformando un objeto de trabajo, utilizando medios de producción, puestos en operación a través del trabajo visto como interacción de los hombres (trabajadores) con los dos primeros y entre sí. »
6 Citation originale : « En definitiva, es absolutamente imprescindible una nueva organización de la producción y de los tiempos de trabajo que permita tanto a mujeres como a hombres realizar los distintos trabajos sin tensiones, aceptando que ambos son fundamentales para el desarrollo humano y la calidad de vida. »
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« Employées de maison ? Nous sommes servantes »
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