Chapitre 3. Les stratégies des employées domestiques : entre intériorisation des dominations et formulation d’un projet propre
p. 113-147
Texte intégral
1Dans ce chapitre, je souhaite mettre en relation les stratégies qu’énoncent les employées et les appartenances qu’elles supposent. Leurs stratégies ne sont pas totalement libres, elles sont contraintes par une multitude de facteurs, comme nous avons pu le voir dans le premier chapitre. Devenir employée domestique est rarement un rêve en soi, mais plutôt une manière de faire face à la nécessité. Je souhaite d’abord de comprendre ce que cherchent les employées. Même si les parcours de ces employées sont contraints, prendre en considération leurs stratégies, c’est considérer leurs aspirations. Blandine Destremau et Bruno Lautier nous donnent une idée de ce que représentent ces stratégies [Destremau & Lautier, 2002, p. 261] :
« La notion de stratégie est centrale, dans son imprécision même : elle combine des attentes, des rêves et des représentations, des calculs, des attitudes, et des “actes manqués”. Souvent, les stratégies semblent difficiles à comprendre, mêlant des éléments de rationalité et de décision cohérente avec des discours contradictoires et des actes apparemment irrationnels. De fait, les employées domestiques sont souvent prises entre plusieurs exigences difficiles à concilier (désir d’autonomie/besoin de protection, indépendance/pressions familiales, stratégies personnelles/obligations culturelles, etc.). »
2Notre objectif est de montrer ce que ces stratégies dévoilent des aspirations des femmes employées domestiques. Plusieurs autrices et auteurs ont signalé que les stratégies ne s’inscrivent pas seulement dans l’idée d’efficacité (le meilleur salaire pour le moins de travail possible). Il nous faudra les confronter avec la réalité de leur situation.
3Ce chapitre est composé de deux parties. Dans un premier temps, nous examinerons si les stratégies formulées ont pour seul objectif une mobilité professionnelle. Pour cela, il nous faudra analyser ce que pourrait signifier une mobilité à l’intérieur ou à l’extérieur de l’emploi domestique. Puis, nous examinerons un des facteurs identifiés comme structurant les stratégies : le genre. Nous nous demanderons de quelle façon les représentations de genre influent sur ces stratégies et quelles sont les capacités d’action de ces femmes.
Des stratégies sur le marché du travail en quête de mobilité sociale ascendante ?
4Nous chercherons ici à déterminer si les stratégies de ces employées visent seulement à acquérir un meilleur statut social. L’emploi domestique n’est ni professionnalisé ni spécialisé, et il existe des trajectoires professionnelles ascendantes à l’intérieur de celui-ci. En général, les employées domestiques jugent leurs conditions de travail selon leurs relations avec leurs patron·nes. Nous pouvons donc nous demander dans un premier temps si les stratégies sont principalement orientées par la possibilité de trouver un travail avec « un·e bon·ne patron·ne ». Nous examinerons ensuite les possibilités évoquées par les employées domestiques afin de quitter l’emploi domestique. Enfin, nous évoquerons les autres stratégies possibles déployées par les employées et leurs objectifs.
Une mobilité ascendante possible à l’intérieur du travail domestique ?
5Afin de savoir si les stratégies sont déterminées par la recherche de ce·tte patron·ne idéal·e, il nous a paru intéressant de poser la question : « Qu’est-ce qu’un·e bon·ne patron·ne ? » aux femmes travailleuses domestiques avec lesquelles nous avons réalisé des entretiens. Les réponses à cette question permettent d’abord de définir ce que ne devraient pas être les employeur·ses. Cela est flagrant avec Teresa, qui me répond [Casa Hogar, le 14 avril 2013] : « Un bon patron ? C’est quelqu’un qui te traite respectueusement, qui ne t’humilie pas, qui sait te valoriser, qui a confiance en toi1. » Ce qui prime d’abord, c’est la relation. Plus que l’exigence de droits ou d’un salaire juste, l’exigence est celle d’un traitement d’égal à égal. Ne pas être traitée comme subalterne, ne pas être infériorisée, être respectée, telles sont les exigences minimales. Cela n’est pas nouveau, Judith Rollins avait déjà fait cette constatation [Rollins, 1990, p. 68] : « À l’unanimité, les domestiques jugent que la façon de les traiter constitue l’aspect le plus important de leur travail. » Plus que le respect des droits du travail, c’est le respect entre les personnes qui est fondamental.
6La confiance est aussi un marqueur important des relations [Laura, Casa Hogar, 14 avril 2013] : « Un bon patron, c’est une personne sensible, respectueuse, qui te parle respectueusement et qui a des bonnes attitudes envers ses travailleur·ses2. » Le respect de la travailleuse ne doit pas exclure la capacité de compréhension, qui est recherchée par l’employée chez l’employeur·se. La définition reste donc ambiguë, entre une relation maternaliste, une relation amicale et celle d’un contrat de travail. En 2006, Nathalie Ludec écrivait [Ludec, 2006, p. 6] : « Les relations de type maître-serviteur évoluent très lentement vers un autre schéma relationnel qui serait construit autour d’un véritable contrat de travail qui définit les obligations respectives de la salariée et de son employeuse. » Les choses ont peu changé depuis. Les employées continuent d’associer le ou la mauvais·e patron·ne à celui ou celle qui les nie comme êtres humains et qui les considère comme corvéables à merci.
7Même si cela peut paraître contradictoire de prime abord, la rupture du contrat de travail par l’employée se fait en général sans prévenir ni s’expliquer. Séverine Durin avance l’hypothèse suivante [Durin, 2012b, p. 11] : « La peur du conflit, de faire face au rejet de leur demande, aux réprimandes, au chantage, voire aux accusations de vol, les conduit à taire leurs raisons de leur départ, tout en constituant une forme de vengeance et de résistance3. » Dans un travail où les humiliations et les vexations sont fréquentes, où les droits ne sont pas respectés, partir de son propre chef est une façon de revendiquer le respect de la dignité. Plutôt que de subir une autre humiliation et d’être une fois de plus la victime, ces femmes montrent que le fait de partir a été leur propre décision. Même si celle qui part « digne et sans rien demander » ne fait pas part du motif de son départ à son ou sa patron·ne, celui-ci est une manière de réaffirmer sa capacité d’action propre.
8Les accusations de vol constituent le motif le plus signalé pour mettre un terme à la relation de travail dans les emplois domestiques. Nous reprendrons l’exemple de Fernanda cité au chapitre précédent, dont la patronne annonce à ses collègues qu’elle va la renvoyer parce qu’elle la soupçonne de voler. L’idée de ne rien devoir à personne, surtout lorsque la patron·ne doute de sa probité, donne à Fernanda la capacité de se sentir actrice de sa propre vie. Fernanda n’a pas beaucoup d’autres possibilités, dans la mesure où la confiance s’est rompue avec sa patronne suite à cette accusation. Partir avant de se faire renvoyer lui permet de conserver sa dignité. Puisque le recours à la justice est inefficient, quitter son emploi est souvent ce qu’il reste à l’employée et cette possibilité est aussi ce qui rend ce travail supportable. Comme le commente Marie Anderfuhren [Anderfuhren, 2002, p. 281],
« En même temps, la relation de travail étant rompue, la liberté est réappropriée ; cela montre, d’une manière certes particulière, que cet emploi ne peut être que temporaire. C’est ce caractère temporaire qui le rend supportable, même si ces ruptures n’entraînent pas une recherche de la part des domestiques de ce “quelque chose de meilleur” que toutes appellent de leurs vœux. »
9Il nous faut donc voir quel est ce « quelque chose de meilleur » que peuvent espérer les employées domestiques dans le contexte actuel du Mexique.
La recherche de mobilité sociale par l’école
10Penser à un futur meilleur, c’est souvent imaginer obtenir une « vraie » profession avec un « véritable » statut. Or en général, ces professions sont seulement accessibles aux personnes qui ont des diplômes. L’éducation ou plutôt son manque est un des obstacles que rencontrent les femmes pour trouver un travail reconnu et encadré par la loi. Les niveaux d’éducation de celles avec lesquelles je me suis entretenue sont très divers. Certaines ont à peine réalisé trois ans de scolarité primaire, alors que d’autres étudient à l’université (cf. tableau 1).
11Les rares disponibilités horaires des employées domestiques expliquent qu’il leur est souvent difficile de continuer à étudier. Pour celles qui le souhaitent, il existe des systèmes éducatifs « ouverts », qui permettent d’étudier soit à distance, soit les week-ends. Pour celles qui n’ont pas pu finir les classes primaires ou secondaires, les congrégations mettent en place des cours gratuitement ou à des prix raisonnables avec l’Inea (Instituto Nacional para la Educación de los Adultos). Officiellement, l’éducation classique s’achève au secondaire au Mexique. La preparatoria (l’équivalent du lycée) est considérée comme un enseignement secondaire. Plusieurs des enquêtées de Guadalajara ont réalisé l’équivalent du lycée en suivant des cours le samedi, notamment Berenice, selon d’autres systèmes dénommés « prepa abiertas » ou « prepa para trabajadores ». Teresa prépare aussi le bachillerato. Toutes m’ont parlé des difficultés pour trouver le temps de faire leurs devoirs. Maricruz (40 ans) a réussi à valider une carrière technique de travailleuse sociale en travaillant de entrada por salida. Ses cours avaient lieu tous les samedis.
12Les études sont généralement envisageables pour des femmes qui ne sont pas mariées, qui n’ont pas d’enfants à charge ou bien, comme dans le cas de Maricruz, quand les enfants sont déjà grands (23, 20 et 18 ans) et indépendants, au moins en partie. Les études sont souvent dépendantes des cycles de vie, et les femmes qui travaillent, qui ont une double journée de travail parce qu’elles ont une famille, trouvent encore plus difficilement le temps ou n’envisagent tout simplement pas de réaliser des études supérieures. Le fonctionnement de l’université rend difficile la conciliation de ces différents facteurs. Ainsi, la plupart des femmes qui étudient et travaillent en même temps réalisent leur carrière universitaire dans des universités payantes. Mais, quel que soit le niveau éducatif, le bilan au Mexique est souvent le même qu’au Brésil [Anderfuhren, 2002, p. 277] : « L’irrégularité dans la fréquentation des cours explique en partie les échecs scolaires et les redoublements très fréquents. Mais les échecs s’expliquent également par la fatigue des domestiques, qui rend très difficile leur participation aux cours. » La réussite des études nécessite non seulement du temps, de l’investissement tant personnel qu’économique, de l’organisation, mais aussi de réussir à concilier travail et vie de famille.
13Toutefois, plus que la véritable réalisation et la réussite des études, le discours de la reprise ou de la poursuite d’études est mobilisé pour afficher la volonté d’échapper à la condition de domestique. Le droit à l’éducation de ces travailleuses est revendiqué par toutes les organisations présentes dans le secteur et leur incitation à fréquenter les institutions scolaires est forte. La Casa Hogar pousse ses membres à étudier le plus possible et cherche à prouver que la poursuite d’études est une preuve de dépassement de soi.
14Vouloir obtenir un diplôme, c’est chercher à obtenir un meilleur statut. Étudier, c’est entretenir l’espoir de changer de métier et d’obtenir une meilleure condition en termes de revenus et de statuts. Le cas de Berenice (Guadalajara) est paradigmatique. Dès notre première rencontre, elle m’explique fièrement qu’elle va étudier la psychologie à l’université au prochain semestre. Or chaque semestre, son projet est repoussé à plus tard. Trois semestres s’écouleront ainsi. Berenice donne plusieurs raisons au fait de différer son entrée à l’université. D’abord, sa charge de travail ne va pas lui permettre de commencer ses études : sa patronne a accouché et elle va devoir s’occuper du nouvel enfant. Puis elle exprime la volonté d’épargner plus d’argent, argent qui sera utilisé pour l’opération de sa mère quelques mois plus tard. D’autre part, si Berenice s’attache à se définir comme future étudiante en psychologie durant les entretiens, c’est peut-être aussi parce que mon statut d’étudiante alimente le discours de l’identification comme future étudiante. Même lorsque la volonté d’un diplôme ne se concrétise pas, il est encore possible de se définir par l’effort et la volonté de changer sa situation. Christian Girard commente cette situation : « Vouloir l’impossible permet d’alimenter le rêve plus longtemps » [Girard, 1994, p. 36]. Cette remarque paraît presque cynique, mais elle est tristement réaliste au vu du nombre de facteurs socio-économiques qui entrent en jeu et font obstacle.
15Même des employées ayant une licence peuvent avoir des problèmes à trouver du travail correspondant à leur diplôme. Marcela (Colmith) a validé une licence en éducation indigène (Educación indígena) à l’université pédagogique nationale (université publique) grâce à l’obtention de bourses et l’aide de sa famille. Pourtant diplômée, elle n’a pas réussi à trouver un emploi. Elle me confie qu’à chaque fois qu’elle se présente pour travailler dans une institution scolaire ou gouvernementale, les employeur·ses, se rendant compte qu’elle a travaillé comme employée domestique, lui proposent systématiquement l’emploi de nettoyage des bâtiments. Il est ici difficile de distinguer ce qui empêche son ascension sociale : le stigmate d’employée domestique, sa revendication d’une éducation indigène ou l’articulation des deux.
16Toutes les employées domestiques ne cherchent ni ne souhaitent étudier. « Me da hueva estudiar », littéralement « j’ai la flemme d’étudier », revient dans les bouches de Fernanda à Guadalajara ou de María Hilda à la Casa Hogar. N’y aurait-il pas dans ce rejet de l’institution scolaire l’intériorisation d’une domination selon laquelle l’école n’est pas faite pour elles ? L’impossibilité de réussir à l’école est vue comme inéluctable, essayer d’y aller ne sert à rien. Il est difficile de préciser si l’impossibilité de réussir est objective – elles ne sont effectivement pas faites pour ça – ou subjective – elles se sous-estiment. Mais nous pouvons aussi nous demander si le rejet de l’école ne serait pas, dans certains cas, une manière de résister, de ne pas accepter le monde des dominant·es.
17Le rejet de l’école n’est pas le rejet du travail. Pily, par exemple, n’a pas fini l’école primaire, mais témoigne de l’importance du travail dans sa construction identitaire [Pily, Casa Hogar, 5 mai 2013] : « Ce que j’ai, je le dois à mon travail et mes efforts, je ne regrette rien4. » Les femmes qui ne souhaitent pas étudier affirment que le travail est le symbole de volonté, d’efforts, mais aussi d’un sacrifice, de leur temps et de leurs libertés. L’hypothèse que le rejet de l’institution scolaire est une forme de résistance au modèle et aux valeurs des dominants reste à démontrer. En rapportant ses conversations avec ses nièces, Pily semble dire que c’était peut-être une erreur de sa part de ne pas avoir étudié, surtout lorsque l’école apparaît comme le seul moyen d’ascension sociale.
18Celles qui n’ont pas eu l’opportunité d’étudier et qui se sentent trop vieilles pour le faire projettent sur leurs enfants le désir de réussite scolaire. Rosa, ex-résidente de la Casa Hogar, travaille à demeure afin que son fils puisse étudier à l’université. Le rêve de Jimena, ex-résidente de la Casa Hogar et qui n’a pas d’enfant, est d’aider les mères de son village, San Juan de Dios, à scolariser les leurs. L’espérance d’un futur meilleur pour son village réside dans l’institution scolaire.
19Quelles sont les opportunités de travailler en dehors de l’emploi domestique pour ces femmes ? Changer de travail signifie-t-il seulement une mobilité sociale ascendante ?
Quelles possibilités de trouver un autre travail ?
20Souvent, les stratégies des employées domestiques consistent à tenter d’acquérir d’autres expériences professionnelles : dans la vente, les services de restauration ou une petite boutique personnelle. Les possibilités d’accéder à d’autres emplois sont limitées par la qualité des réseaux sociaux entourant les femmes, ces mêmes réseaux qui leur ont permis l’entrée dans l’emploi domestique grâce auxquels elles partagent beaucoup d’informations quant au travail domestique rémunéré, mais peu sur le reste du marché du travail [Lautier & Marques Pereira, 1994, p. 321] : « Cela explique que le taux de renouvellement (turnover) apparaisse paradoxalement comme souvent plus voulu par les salariées que par les employeurs, et qu’il ait pourtant souvent tendance à ne favoriser en rien l’évasion de ce circuit (le passage au salariat dans une autre branche ou à une position de micro-entrepreneur). »
21Dans le cas de la Casa Hogar par exemple, les Sœurs n’acceptent pas que les jeunes migrantes puissent exercer une autre profession si elles veulent être logées là-bas. Celles qui veulent devenir serveuses dans un restaurant, par exemple, ne peuvent pas demander le service de logement que fournissent les religieuses. Si certaines femmes peuvent bénéficier à Mexico d’autres réseaux que celui de la Casa Hogar, elles éprouvent des difficultés à accéder à d’autres secteurs du marché du travail, n’ayant pas toujours les moyens financiers d’avoir un logement à elles. Le service de résidence de la congrégation aide les femmes migrantes à s’installer en ville, mais il ne remet pas en cause les causes structurelles de l’emploi domestique. Il n’incite guère les employeur·ses à augmenter les salaires et ces femmes peuvent difficilement devenir indépendantes dans leur accès au logement en ville.
22À Guadalajara, le réseau de sociabilité pour les femmes indigènes ne permet que rarement d’accéder à d’autres professions ou à l’indépendance résidentielle. Ce sont seulement les femmes avec enfants, qu’elles aient un conjoint ou non, qui ont un logement propre. Marta, qui est mère célibataire, cumule le travail por día dans plusieurs maisons avec la vente de sandwichs afin de pouvoir payer le coût d’un appartement. Pour celles qui vivent avec leur conjoint, c’est l’apport des deux salaires qui permet de payer les factures5.
23Les sorties de l’emploi domestique se font surtout à l’intérieur du secteur informel, comme caissière par exemple ou serveuse dans un restaurant. Les employées domestiques ont peu de connaissances des autres secteurs du marché du travail. Les conditions du travail informel ne sont pas forcément enviables. Dans certaines entreprises, les usines par exemple, le salaire est le salaire minimum et le contrat garantit quelques droits sociaux. Pour David Aragón, le salaire minimum n’est pas constitutionnel, il est même une insulte pour le travailleur [Aragón, 2009]. En effet, l’article 123 de la Constitution mexicaine détermine que le salaire minimum doit garantir les besoins du chef de famille, dont le caractère masculin est évident [Art. 123, Constitution politique des États unis mexicains] : « Les salaires minimums généraux devraient être suffisants pour satisfaire les besoins normaux d’un chef de famille d’ordre matériel, social et culturel, et pour pouvoir fournir l’éducation obligatoire à ses enfants6. » De plus, ces conditions constitutionnelles ne sont pas garanties lorsque le salaire minimum permet à peine de payer les transports et les repas de la journée. C’est pourquoi le critère du salaire minimum ne semble pas se rapprocher de conditions dignes de travail. La sortie du travail domestique ne signifie donc pas forcément améliorer ses conditions de vie.
24Ainsi, le néolibéralisme évoqué dans le premier chapitre a des conséquences sur l’emploi, qu’il vaut parfois mieux remettre aux mains de Dieu, comme en témoignent les commentaires de Rosa (Casa Hogar) au moment de répondre à la question on ne peut plus commune « Comment tu vas ? » : « Dieu soit loué, je vais bien. Je travaille, Dieu merci7. » Avoir un travail est remis dans les mains d’une force transcendantale, Dieu. Il n’est alors pas sans intérêt de reprendre la théorie marxiste et le concept de l’armée de réserve des travailleur·ses. Puisqu’elles sont venues travailler par nécessité, les employées domestiques sont parfaitement conscientes du fait que, si elles n’acceptent pas ce travail, quelqu’un d’autre l’occupera à leur place.
25Au Mexique en 2012-2013, la moyenne de l’informalité est de 59,2 % selon l’INEGI8. Le travail informel est donc toujours une soupape de protection inhérente au capitalisme. La précarité et l’absence de protection sociale dans le secteur informel amènent les employées domestiques à chercher avant tout à garder leur travail, plutôt qu’à en chercher un meilleur ou à revendiquer leurs droits. Le marché du travail, surtout féminin, ne laissant que peu d’opportunités, les stratégies des employées de maison se reconfigurent essentiellement dans la possibilité d’avoir un travail dont les conditions ne sont pas si mauvaises. La dimension matérielle conditionne en grande partie la perception que les employées ont d’être des citoyennes de seconde catégorie. Cette inégalité est chronique et se situe à la base de la chaîne productive. La naturalisation et la relative acceptation de l’exploitation et de la domination symbolique sont nécessaires au fonctionnement de l’actuelle dynamique (re)productive néolibérale. Ces exploitation et domination ne concernent pas seulement les femmes pauvres, mais aussi les femmes racisées.
26Il est difficile de savoir si les employées croient à la possibilité de changer d’emploi. La grande majorité, surtout des plus jeunes (moins de 30 ans), parle de changer parce que leur travail est ennuyeux, très répétitif et réalisé souvent dans la solitude. Réaliser un autre travail pour vivre d’autres expériences et rencontrer d’autres personnes est un souhait fréquent. Vendre de la nourriture sur un marché permet par exemple de sortir dans l’espace public, même si cela n’est pas dénué d’inconvénients.
27Les stratégies se restructurent alors souvent autour d’objectifs qui ne sont pas nécessairement en lien avec le travail : les études (pour soi ou pour d’autres membres de la famille, fratrie ou enfants), la rencontre d’un homme qui pourrait devenir un mari, la conciliation du travail et de la famille (pour celles qui ont un ou plusieurs enfants) ou la construction de sa propre maison. Ces stratégies varient selon que les employées ont ou non des enfants et selon leurs modalités de travail. Pour les mères de famille, le travail comme journalière est considéré comme acceptable s’il leur permet de concilier ce travail avec ce second rôle, et celui d’épouse éventuellement. Pour les mères employées à demeure, le but est de maximiser leurs revenus afin d’épargner et d’envoyer l’argent nécessaire à l’éducation de leurs enfants. Enfin, pour celles qui souhaitent poursuivre des études, la recherche s’orientera vers un emploi qui leur laisse le temps d’étudier.
28La stratégie résidentielle est centrale. Celles qui travaillent à demeure choisissent cette modalité pour maximiser leurs revenus selon plusieurs objectifs : aider temporairement la famille restée au village et, après un certain âge, pouvoir acheter une maison [Anderfuhren, 2002, p. 279] : « La maison signale, quelle qu’en soit la qualité, que l’employée a réussi à construire un espace pour elle, qu’elle est parvenue à avoir ce foyer qui, lorsqu’il est à soi, est tout de même moins dévalorisant que lorsqu’il est celui de tiers que l’on sert. » Le fait d’avoir sa propre maison est la réponse à plusieurs envies et projets. Ces stratégies sont partagées tant par les célibataires que par des femmes en couple et avec des enfants. Pily (Casa Hogar), célibataire sans enfant, souhaite faire construire sa propre maison dans son village. Sofia (Colmith), mariée, avec des enfants, vit avec ses beaux-parents. Pour elle, qui travaille comme journalière, le souhait de construire sa maison afin de pouvoir vivre de manière indépendante avec son mari et ses enfants, et non dans la maison de ses beaux-parents avec toute la famille, est central.
29Entre les difficultés d’acquérir un diplôme ou de trouver un travail plus valorisé, une des solutions qui s’impose aux employées domestiques est de rester dans l’emploi domestique. Si les désirs de réalisation dans d’autres métiers indiquent la volonté d’en sortir, la possibilité réelle de changer de profession avorte le plus souvent, du fait des structures socio-économiques. Ainsi, si ces femmes se représentent le travail domestique rémunéré comme transitoire, il l’est rarement. Plus que la recherche d’une mobilité ascendante par le travail, leurs stratégies doivent s’adapter à des projets de vie réalisables. Leur capacité d’action étant limitée pour ce qui concerne leurs conditions de travail, elles tentent de tirer tous les bénéfices possibles de la relation avec le ou la patron·ne. Le ou la bon·ne patron·ne est avant tout celui ou celle qui leur permet de réaliser leurs stratégies personnelles, que ce soit par rapport à leur famille, leurs études ou leurs projets pour le futur. N’ayant pas accès au droit à la sécurité sociale ou à la retraite, les employées sont constamment dans une situation de précarité. De plus, ne se reconnaissant pas comme sujets de droits, elles se contentent d’accepter les conditions de travail qui leur permettent de gérer au mieux la précarité et leurs stratégies. Parmi celles-ci, le désir de se réaliser comme personne grâce à une relation amoureuse et à la maternité est très présent. Nous analyserons maintenant comment l’emploi domestique, en tant qu’activité sur le marché du travail capitaliste, peut être ou non en contradiction avec les aspirations de ces femmes.
Les stratégies des femmes travailleuses domestiques : contradictions entre travail et normes assignées au genre
30La trajectoire professionnelle des employées domestiques décrit leurs parcours sur le marché du travail. Elle dépend de multiples facteurs et la division sexuelle du travail a des conséquences sur les trajectoires professionnelles des individus. Cette division du travail n’est pas naturelle, elle est sociale. Mercedes Blanco met en lien la division des rôles de genre avec le type de trajectoire professionnelle. La trajectoire des femmes est en général discontinue, plus dépendante de leur propre cycle de vie et de celui de leur famille [Blanco, 2002, p. 262] :
« Le partage entre temps domestique et du travail est considéré, pour une écrasante majorité de femmes qui réalisent à certain moment de leur vie un travail extradomestique, surtout si elles sont mariées et avec des enfants, comme un dilemme ou au moins comme une situation un tant soit peu conflictuelle et qui a besoin de solutions et de stratégies sur les besoins et les priorités accordés à chacun de ces temps9. »
31Les expériences sont marquées non seulement par le genre, mais aussi par la classe, l’ethnicité et la « race ». Entre deux femmes qui travaillent, l’expérience ne sera pas la même selon qu’elles occupent ou non un emploi formel avec une sécurité sociale leur garantissant un congé de maternité et la garde des enfants. La question est dès lors la suivante : comment l’emploi domestique permet-il ou contraint-il les femmes à respecter les normes propres à leur genre ? Nous examinerons ces normes de genre par rapport à deux rôles fondamentaux attribués aux femmes : celui de mère et celui d’épouse. Toutes les femmes employées domestiques n’étant pas mères ou épouses, il nous faudra comprendre comment les normes de genre s’appliquent à des femmes sans enfant. Nous aborderons pour cela le concept de féminité hégémonique, tout en nous demandant s’il n’existe pas des exemples de féminités alternatives.
Les stratégies pour concilier emploi domestique et maternité
32Dans le chapitre II, nous avons montré que les travailleuses à demeure se trouvent souvent confrontées au rejet de leur sexualité par leurs employeur·ses. Certain·es autrices et auteurs ont même parlé d’une « impossible maternité », alors que Félicie Drouilleau préfère parler d’une tentative de « dépossession maternelle » des bonnes [Drouilleau, 2011, p. 225]. Par ce concept, elle suggère que le problème n’est pas que la maternité soit impossible, puisque de fait, la plupart des travailleuses domestiques ont des enfants. Ce qu’elle démontre, c’est la tendance à déposséder les employées domestiques de leur progéniture lorsqu’elles en ont. Dans notre enquête, nous avons pu observer que certaines femmes ont eu des enfants alors qu’elles travaillaient à demeure : c’est le cas de Rosa et de Sofia. La maternité n’est pas impossible. Dans d’autres cas, des femmes sont venues travailler à demeure alors qu’elles avaient déjà des enfants. Or, dans les deux cas, les employeur·ses acceptent rarement dans leurs demeures les enfants de leurs employées lorsqu’elles vivent sous leur toit. Quelles que soient leurs modalités de travail, les employées domestiques rencontrent de toute façon de multiples complications pour concilier travail et maternité, et mettent en place diverses stratégies pour cela.
33Selon Séverine Durin, il existe principalement deux stratégies pour résister à la dépossession maternelle : passer au travail à l’heure (ne plus travailler à demeure) ou laisser l’enfant à la garde d’une personne de la famille [Durin, 2012, p. 6]. Les employées qui travaillent à demeure quittent généralement ce type d’emploi lorsqu’elles vont vivre dans la maison de leur conjoint ou mari, et/ou lorsqu’elles deviennent mères. Lorenza comme Sofia (Colmith) sont allées vivre dans la maison de leur mari et travaillent depuis comme journalières (por día). Sofia a exercé d’autres activités, comme le service dans une pizzeria : elle bénéficiait alors d’une sécurité sociale dont elle a pu profiter lors de son accouchement. Nous pouvons supposer que c’est une stratégie courante lorsque le conjoint n’a pas de sécurité sociale : Sofia s’est remise à travailler comme journalière alors que son mari avait des problèmes pour trouver du travail à temps plein. Lorenza est venue vivre chez ses beaux-parents lorsque son partenaire lui a proposé de s’installer avec lui. Elle a continué à travailler et à militer dans le Colmith après son accouchement. Le cas du foyer de Lorenza, où les tâches sont redistribuées, est rare. La plupart des femmes doivent assumer les conséquences de la double journée de travail. Les deux femmes, Sofia comme Lorenza, montrent une grande fierté d’avoir le temps de prendre soin de leurs enfants. Une fois en couple, les stratégies des employées domestiques sur le marché du travail cherchent à répondre aux projets du couple. Reste à savoir si ces projets élaborés au sein du couple sont librement choisis par les femmes ou imposés par le conjoint. Les relations de couple sont empreintes de relations de pouvoir, c’est pourquoi on peut supposer que le choix des femmes n’est pas toujours pleinement réalisé en autonomie.
34Je n’ai pas beaucoup d’informations sur les femmes entrées directement dans l’emploi domestique selon la modalité de journalières (entrada por salida). Ce sont en général des femmes non migrantes. Il serait intéressant d’étudier les difficultés que rencontrent des mères travailleuses domestiques lorsqu’elles ont des enfants en bas âge. Quelles sont leurs stratégies et comment celles-ci dépendent-elles de leur relation avec le père ?
35J’ai rencontré des femmes qui travaillent à demeure alors qu’elles ont des enfants. Elles n’abandonnent pas leurs enfants. On observe, en effet, des phénomènes de circulation des enfants et de solidarité intergénérationnelle. Ces femmes sont généralement entrées sur le marché du travail lors d’une crise familiale (couplée parfois à une crise économique). Devant le manque de responsabilité des hommes dans leurs obligations parentales, les femmes doivent quitter leurs villages pour répondre aux besoins de leur famille. Dans ce contexte, des femmes comme Elsa ou María Claudia, travaillant toutes deux à Guadalajara, ont trouvé un travail à demeure grâce à leurs réseaux : elles ont maximisé leurs revenus sans faire de lourdes dépenses, afin d’envoyer de l’argent pour leurs enfants restés au village. L’exercice de la maternité n’est possible que dans la mesure où un membre de la famille, la grand-mère en général, se charge de l’éducation et du soin des enfants, de veiller à leur bonne santé et de suivre leur formation scolaire. Les mères pourvoient aux ressources nécessaires pour l’alimentation et la scolarité, et donnent des conseils par téléphone et lors de leurs visites. Pour Séverine Durin, les grands-mères réalisent une éducation « présentielle », et les mères, une maternité à distance [Durin, 2012b]. C’est le cas de María Claudia. La séparation d’avec son mari, provoquée par la polygamie tolérée des hommes, l’a privée de ressources. Elle a pu rester au village les premières années en aidant ses parents dans leur petite boutique. Mais la maladie de son fils a rendu nécessaire son départ à la ville. Elle est alors venue travailler pour payer les opérations de son fils atteint d’une maladie respiratoire très grave. L’enfant est donc resté au village avec ses grands-parents. María Claudia me révèle cependant que c’est surtout son père qui s’occupe de l’enfant : « Comme mon père n’a pas eu de fils, nous sommes huit sœurs, il s’est attaché à mon garçon, et l’a presque élevé comme le sien10. » Ainsi, il peut exister une paternité sélective (alors qu’il avait été absent lors de l’éducation de ses huit filles) même si celle-ci continue de privilégier la partie masculine (le petit-fils).
36Le rôle des solidarités intergénérationnelles à l’intérieur de la famille est essentiel. Si ces solidarités ont été mises en valeur dans la littérature à ce sujet, essentiellement dans le cadre des communautés indigènes, elles sont également présentes en dehors des communautés proprement dites. Rosa (Casa Hogar), par exemple, ne se reconnaît pas comme indigène et ne parle que l’espagnol. Elle a bénéficié de l’aide de sa mère pour l’éducation de son fils. Elle est tombée enceinte alors qu’elle était employée à demeure. Son partenaire l’a quittée dès qu’il l’a su. Rosa est très reconnaissante envers son ex-patron qui a financé ses frais d’accouchement. Elle a travaillé jusqu’à ses huit mois de grossesse, puis est repartie dans son village d’origine pour accoucher avec l’aide de sa mère. Elle a ensuite repris le travail trois mois après la naissance de l’enfant [Rosa, Casa Hogar, 27 avril 2013] : « Pas le choix, j’ai dû retourner au travail pour pouvoir élever mon fils11. » Rosa montre qu’elle a su assumer par le travail la conséquence de ses actes, ce qui n’est pas le cas du partenaire qui a fui. Si l’ascension sociale n’a pas été possible pour elle, c’est dans l’ascension sociale de son fils qu’elle place ses espoirs. Ainsi le travail de Rosa permet-il de financer des études universitaires à son fils afin qu’il puisse avoir une position plus enviable que la sienne. Si elle ne peut pas réaliser une maternité présentielle, elle se sent d’autant plus « mère » qu’elle envoie l’argent pour que son enfant étudie. Son actuel patron lui convient dans la mesure où il est compréhensif et généreux, l’ayant aidée financièrement lorsque son fils a eu un accident et a dû se faire hospitaliser. La loyauté de Rosa rétribue la générosité de son patron. Elle accepte cette relation paternaliste parce qu’elle a besoin de cette aide et qu’elle a pu en bénéficier.
37L’étude du lien entre maternité et emploi domestique nous permet de mettre en lumière une étonnante absence de responsabilité des hommes vis-à-vis de leurs enfants. Dans ce contexte, il existe une « politique maternelle » : la maternité devient également un symbole de pouvoir, comme l’a décrit Patricia Collins [Collins, 2016 (1994)]. Être mère devient pour beaucoup de femmes un moyen d’entrer en résistance et parfois l’occasion d’un conflit avec leur patron·ne. Mais le rôle de mère tend alors à se confondre avec le rôle de « super madre », qui doit accomplir à la fois le rôle supposément masculin, pourvoyeur des revenus du foyer, et celui de « bonne mère » : ce double rôle est difficile à tenir, surtout lorsque les conditions de travail sont précaires. Obligées de travailler, ces femmes n’ont pas nécessairement le temps ou les moyens de remplir cette double fonction.
38Comment les employées domestiques se représentent-elles leur statut de femme et celui de mère ? C’est ce qu’il nous faut analyser maintenant afin de comprendre les enjeux de la difficile conciliation entre travail et vie de famille, qui ne tient pas seulement au fonctionnement du marché du travail.
Les femmes sans enfant : l’absence de contradiction entre sphère professionnelle et sphère privée ?
39Nous pourrions penser que les femmes célibataires et/ou sans enfants sont libérées des contraintes et des conflits entre la sphère professionnelle et la sphère familiale/domestique. N’ayant pas de progéniture, elles seraient plus libres et auraient moins de contraintes dans leurs stratégies professionnelles. Il n’en est rien. Ce n’est pas parce qu’une femme n’est pas biologiquement mère qu’on ne lui assigne pas des rôles de protection et de soins.
40Les femmes rencontrées ne sont pas toutes (encore) mères. Karen Escareño s’interroge dans son mémoire sur les employées domestiques por horas à Monterrey : « Quand il n’y a pas d’enfant, n’y a-t-il pas de soin12 ? » [Escareño, 2012]. Elle explique que les travailleuses sont dépendantes de leur propre cycle de vie, mais aussi de celui de leurs familles, et notamment de celui de leurs parents. Cela est patent lorsque nous demandons à Berenice ses plans de vie future [Berenice, Guadalajara, 12 mai 2012] : « Moi j’aimerais vivre ici, en ville, mais qui sait ? Ça dépendra de la vie. Si ma mère a besoin d’aide, je rentrerai au village13. » En effet, le travail de ces femmes, lorsqu’elles sont célibataires, leur permet avant tout d’aider leurs parents, comme me l’explique Jimena qui travaille beaucoup afin de pouvoir aider sa mère dont personne ne prend soin [Casa Hogar, 19 mai 2013].
41Si ces femmes ne sont pas mères, elles s’identifient à ce rôle, c’est-à-dire à celles qui aident, qui prennent soin et qui envoient de l’argent à la famille. Selon les mots de Marcela Lagarde [2005, p. 351], « bien qu’elles ne soient ni mères (pas d’enfant) ni épouses (pas de conjoint), les femmes sont conçues et sont des mères-épouses de manière alternative : elles réalisent les fonctions réelles et symboliques de cette catégorie socioculturelle avec des sujets de substitution dans des institutions analogues14. » L’analyse de Marcela Lagarde du rôle de mère-épouse en termes de captivité introduit de nouveaux éléments de réflexion, même si celle-ci apparaît un peu déterministe [Lagarde, 2005, p. 349] :
« Pour les femmes, être mère et épouse consiste à vivre selon les normes qui expriment leur être pour les autres et comme propriété des autres, à réaliser des activités de reproduction et à avoir des relations de servitude volontaire, tant avec le devoir incarné par les autres qu’avec le pouvoir dans ses manifestations les plus variées15. »
42Nous la mobilisons néanmoins puisqu’elle permet de penser ce que nous appellerons des féminités hégémoniques [Rosales Mendoza, 2006, p. 23] :
« Le concept de féminités hégémoniques fait allusion à un certain type d’être femme qui prévaut dans une société donnée, dans lequel sont assumées des idées, des valeurs et des croyances (soutenues dans un univers symbolique et une idéologie), ainsi que des pratiques (habitus) qui se déploient, entre autres, dans le champ de la sexualité. Une féminité hégémonique fait référence à un type d’être femme qui tente de s’imposer comme vrai et naturel pour toutes les femmes, c’est-à-dire qui établit une relation linéaire entre le sexe biologique et ce qui est considéré comme des caractéristiques, des qualités et des rôles “proprement” féminins16. »
43Cette vision de la réalisation de la femme par le fait d’avoir des enfants et un mari est hégémonique dans les discours et les représentations. Les femmes sans enfant acceptent et reproduisent cette féminité hégémonique qui se réalise par le fait d’être mère même « par procuration ». Pour la fête des mères (Día de la madre), le 10 mai 2012, Berenice a prononcé un discours de remerciement aux femmes qui étaient mères (Elsa et María Claudia notamment), en glorifiant leur responsabilité et leur dévouement pour leurs familles restées au village. Berenice se présente comme une mère sans enfants, mais qui prend soin de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses neveux et nièces dans le besoin, par un amour inconditionnel et leur soutien économique. Rosa, qui voit son rôle de mère questionné par sa propre mère qui s’est occupée pendant vingt ans de son petit-fils, réplique en évoquant le sacrifice qu’elle a réalisé pour que ses frères et sœurs puissent étudier [Rosa, Casa Hogar, 27 avril 2013] :
« Je suis venue au DF pour que mes frères et sœurs puissent étudier. Mon père ne voulait pas qu’ils étudient. Il pensait qu’ils allaient être comme les parents d’avant, quand les hommes travaillaient dans les champs avec leurs machettes, et quand les femmes se mariaient et prenaient soin de leur mari et de leurs enfants. Mais ça ne permet pas de se dépasser, de devenir quelqu’un. Moi je voulais qu’ils étudient. Moi, je n’ai pas pu étudier ; j’ai terminé l’école primaire, et à 12 ans, je suis allée au DF pour les aider et qu’ils puissent étudier. J’ai pu les envoyer à l’école pour qu’ils aient un diplôme. Même si c’est un diplôme technique ou professionnel. Et maintenant, tu vois, une est secrétaire, l’autre travaille dans l’élevage, l’autre dans l’agriculture, une est infirmière et un est professeur des écoles. On est dix, les autres n’ont pas voulu, mais bon c’est comme ça. Mais certains ont pu étudier et avoir un boulot. Celui qui est professeur, il est directeur et il gagne environ 15 000 pesos par mois. Donc oui, ils ont pu étudier et se dépasser. Moi, j’ai envoyé de l’argent. Alors maintenant, quand il m’arrive quelque chose, ils s’occupent de moi et m’aident. Parce que moi, je les ai aidés quand j’étais jeune17. »
44Comme l’a montré Félicie Drouilleau, la maternité peut être différée18. Nous pourrions faire l’hypothèse que cette maternité peut aussi être avancée, comme le montre l’exemple de Rosa. Son travail a permis à ses frères et sœurs d’étudier, ce qu’elle-même n’a pas eu la chance de faire, son père ayant une vision très conservatrice des rôles de genre. Lorsqu’elle évoque les disputes avec sa mère, elle se met dans le rôle de mère pour ses frères et sœurs, puisqu’elle a pris soin d’eux et leur a permis d’étudier.
45La féminité hégémonique est manifeste dans la condamnation de celles qui ne répondent pas à leur rôle de « bonne mère ». Nous avons pu identifier trois types de discours condamnant la « mauvaise mère ». Le premier est celui sur l’avortement. Dans la mesure où celui-ci est pénalisé au Mexique, sauf dans la capitale, il est assez courant de rencontrer ce discours de condamnation, fortement empreint du discours catholique de la culpabilité. Rosa parle ainsi de l’expérience d’une de ses amies [Rosa, Casa Hogar, 27 avril 2013] : « Au bout de cinq mois de grossesse, elle a avorté. Mais elle n’a pas pu vivre avec ça. Elle est morte de tristesse, de chagrin. Elle disait qu’elle voyait la créature. Qu’elle lui parlait ! Et elle n’a pas pu, avec la culpabilité, [supporter] de l’avoir tué. On ne peut pas vivre en pensant qu’on a tué un être humain19. » Sans entrer dans le débat sur l’avortement, Rosa offre une image de la femme comme n’ayant pas de droits sur son propre corps.
46Le deuxième discours culpabilisant les « mauvaises mères » est celui concernant le fait de laisser un enfant à l’adoption. Le discours de Berenice (Guadalajara) sur Samantha est celui de la culpabilité. Sans jamais évoquer les raisons qui ont poussé Samantha à agir ainsi, Berenice parle de ce qu’elle aurait dû faire pour assumer les conséquences de ses actes [Berenice, Guadalajara, 22 avril 2012] :
« En fait, ce qu’elle devait faire, c’était retourner au village, le dire à ses parents, leur laisser le bébé, et retourner en ville pour gagner assez d’argent pour s’occuper du bébé. Mais elle a abandonné l’enfant, un être vivant qui n’est pas responsable de ce qu’a fait Samantha. Et regarde comment elle va bien, comme si de rien n’était, tout va bien…20 »
47Le fait que Samantha ne se sente pas coupable d’avoir laissé un enfant en adoption montre, selon Berenice, que c’est une mauvaise mère. Berenice, nous l’avons vu dans le chapitre II, disait de Samantha qu’elle se comportait de manière inadéquate et qu’elle risquait d’être considérée comme une pute. Il semble donc y avoir un lien entre être mauvaise mère et mauvaise femme.
48Le dernier discours que nous avons identifié est celui condamnant la mère qui ne prend pas bien soin de ses enfants. Lors de la fête des Mères évoquée plus haut, Berenice a condamné ouvertement le comportement de Dori qui, selon elle, sortait trop, s’enivrait trop dans les bars, dépensait trop en maquillage et en vêtements. Elle l’a aussi accusée de ne pas envoyer assez d’argent pour que ses parents prennent soin de sa fille.
49Ces discours, sans les généraliser à toutes les employées domestiques, mettent en évidence trois types de conduites condamnables. Ces « mauvaises mères » sont culpabilisées parce que, selon les enquêtées, elles avaient la possibilité de choisir entre avorter ou non, laisser l’enfant à l’adoption ou non, en prendre bien soin ou non, et qu’elles n’ont pas fait le bon choix.
50La féminité hégémonique se développe également autour d’une certaine vision de la sexualité féminine. Dans les discussions et les confidences, la sexualité est souvent vue comme un danger susceptible de provoquer la grossesse, dont la mère serait toujours responsable. Dans ce cadre, l’absence d’éducation sexuelle dans les familles ou à l’école empêche les jeunes d’être informé·es sur les moyens de contraception. Le thème de l’éducation sexuelle serait d’ailleurs un thème de recherche possible : le manque, voire l’absence de travaux, a déjà été relevé par plusieurs chercheuses [Saldaña, 2011] comme facteurs participant à une vision de la femme exclusivement dédiée à la reproduction. La référence à la maternité et à la moralité se distingue et se renforce par l’existence de son pôle opposé : la prostituée à l’activité sexuelle débordante. Je reprendrai ici un des thèmes de réflexion que Maria Elena García met en avant dans son mémoire [García Trujillo, 2012, p. 88] :
« La dichotomie entre procréation/érotisme par cette charge morale construite religieusement, suggère une comparaison analogique avec celle entre le bien et le mal, où les femmes qui choisissent de contredire les préceptes moralement acceptés sont assimilées à une représentation maléfique, et où dans un acte automatique, celles qui choisissent de renoncer à leur capacité érotique par leur positionnement totalitaire en tant que mères et épouses, sont purifiées et on leur donne une place privilégiée dans la pyramide féminine, comme l’exemple à suivre21. »
51Cette séparation entre procréation et érotisme est d’autant plus forte dans la doctrine catholique. Pour Séverine Durin [Durin, 2012b, p. 19], « Tout le monde transmet des valeurs qui condamnent la vie sexuelle hors mariage et la tolèrent lorsqu’il s’agit d’avoir les enfants que Dieu envoie22. » Cette vision d’une sexualité uniquement reproductive semble être une des bases du système patriarcal.
52D’une manière générale, la sexualité, pour les femmes, est reliée exclusivement à leur condition reproductive. Or, à partir du moment où elles sont enceintes, les femmes sont souvent les seules responsables de la progéniture. La féminité hégémonique décrit l’avortement, la mise en adoption des enfants ou leur non-prise en charge comme des comportements déviants qui sont durement condamnés dans les milieux populaires. La définition de ce qu’est une « bonne » ou une « mauvaise » mère est au centre de la représentation hégémonique de la féminité. Le fait que des femmes sans enfant s’identifient elles-mêmes comme mères signifie qu’elles développent une identité de genre autour des différentes composantes de la féminité hégémonique et du sexisme. Dans le dilemme de la femme entre sphère professionnelle et sphère domestique, la féminité hégémonique donne la priorité à la sphère domestique. Sans préjuger du fait que cette priorité soit « bonne » ou « mauvaise » pour les femmes, nous avons voulu mettre en avant, grâce au concept de féminité hégémonique, son caractère obligatoire : une façon d’« être femme » tend à s’imposer comme la seule véritable et naturelle. Il ne s’agit pas de nier que les femmes peuvent se réaliser pleinement en tant que mères. Néanmoins, une pression sociale s’exerce pour que les femmes assument leur rôle supposé « naturel », alors que les hommes ne semblent pas être touchés par le stigmate du « mauvais père ».
Des stratégies pour satisfaire la féminité hégémonique ?
53Nous devons nous interroger sur l’existence de féminités qui ne sont pas explicitement reliées aux normes de la féminité hégémonique. La constitution du sujet est multidimensionnelle et le genre est l’une de ces dimensions. Différentes façons d’être femme, de construire, reconstruire et exprimer son identité existent. Selon Adriana Rosales [Rosales Mendoza, 2006, p. 24],
« […] les féminités rebelles sont celles qui résistent et qui remettent en question certains éléments de l’univers symbolique et de l’idéologie, et qui se manifestent par une structure alternative, diverse ou changeante de l’identité de genre. Ce sont des expressions du féminin qui se rebellent contre les normes de genre dominantes et qui contribuent à l’exercice d’autres manières d’être femme23. »
54Ainsi certaines stratégies dessinent-elles une image qui n’est pas nécessairement celle de la mujer-para-otros (la femme-pour-les-autres). Certaines des enquêtées ont des discours atypiques vis-à-vis de la féminité hégémonique. Certaines, comme Laura, expriment par exemple un désir d’autonomie [Casa Hogar, 14 avril 2013] : « Je veux être indépendante. Je ne pense pas à me marier ni fonder une famille24. » Dans cet objectif d’indépendance et de dépassement de soi, Laura a choisi comme stratégie l’université. Son exemple montre que les employées domestiques peuvent réussir à aller à l’université. Certes, y entrer ne va pas de soi : il faut d’abord réussir son baccalauréat, puis l’examen d’entrée. L’accès à l’université publique est encore plus difficile au vu du nombre de postulant·es. Pour cette raison, la plupart des employées domestiques étudient dans des universités privées dont les coûts d’inscription sont très élevés. L’inscription et les frais mensuels de Laura, qui étudie la pédagogie, représentent la moitié de son salaire de quatre mille pesos par mois. Elle ne bénéficie pas de bourse, elle vit donc à demeure afin de pouvoir épargner au maximum pour régler ces frais. Pour elle, obtenir une licence n’est pas seulement un investissement financier, c’est aussi un investissement personnel : ses journées de travail se déroulent de 6 heures à 14 heures, puis elle étudie à l’université de 15 heures à 21 heures. Mais sa journée n’est pas finie, puisqu’elle doit encore préparer le dîner à son retour de l’université et faire ses devoirs éventuels à partir de minuit. Elle travaille le samedi de 8 heures à 14 heures. Le reste de son week-end est bien souvent dédié aux devoirs et aux quelques rares moments de loisirs avec les autres résidentes de la Casa Hogar.
55La motivation doit être sans faille pour tenir un tel rythme de vie. La dépendance de Laura vis-à-vis de ses employeur·ses n’est pas seulement « résidentielle », elle est également liée à leurs arrangements qui lui permettent de garder un équilibre, certes précaire, dans ce quotidien. Mais ces arrangements bafouent souvent les droits du travail. Les jours où Laura a des activités scolaires obligatoires le matin, elle peut y participer à condition de les remplacer avec sa seule journée libre : le dimanche. Laura semble cependant contente d’avoir la possibilité de réaliser son objectif : « Ils me donnent une chance, je me contente de ça25. » La validation de sa licence lui permettrait de poursuivre en maîtrise, où l’obtention d’une bourse lui permettrait de ne plus travailler. Si elle devient, comme elle l’espère, professeure, elle aura dès lors l’indépendance économique qu’elle recherche.
56La possibilité d’une féminité alternative ne se fait pas nécessairement grâce aux études, d’autres stratégies existent pour obtenir l’indépendance. Faire construire sa propre maison en est une [Pily, Casa Hogar, 5 mai 2013] :
« Ma mère m’a dit : “Ne t’en va pas. Si tu t’en vas, cet homme va en trouver une autre. Si tu pars, tu ne pourras pas te plaindre.” Je vais partir et je vais le faire en sachant ce qui va se passer. Qu’il aille en chercher une autre. Je m’en fous ! J’ai parlé avec lui [et il a dit que] je n’allais pas construire ma propre maison parce que j’allais me marier. Et après quoi ? S’il veut me quitter de toute façon, qu’il me quitte ! Il va me quitter, même si je vis avec lui, il va s’en chercher une autre. “S’il te laissse, tu vas le regretter !”, ils me disent. “Mais qu’est-ce que je vais regretter ?”, je leur réponds. Et ils me disent : “Pourquoi ? Pourquoi t’en aller ?” Pourquoi m’en aller ? Je veux bâtir ma maison, c’est mon effort, moi, je veux ma maison. Pour pouvoir être chez moi, pour que je commande, et si ça ne plaît pas à quelqu’un, il peut prendre la porte.26 »
57À 35 ans, Pily est perçue comme âgée pour trouver un mari, selon les normes de son village. Elle subit une pression familiale qui lui rappelle sans cesse que si son petit-ami s’en va, elle n’aura peut-être pas d’autres chances. Mais Pily reste ferme dans sa décision : si son conjoint va « chercher ailleurs », eh bien tant pis ! Le « me vale » signifie littéralement « Je m’en fous ! » Ce « Je m’en fous » n’est certainement pas prononcé en rapport au lien amoureux qui les unit. Il signifie que ce lien ne lui fera pas changer de stratégie. Si elle ne rejette pas l’idée de tomber amoureuse et de se mettre en couple, Pily cherche une indépendance que n’ont pas ses sœurs par exemple. À partir de ses expériences, elle tire des leçons sur la réalité des relations de genre à l’intérieur des couples. Elle m’a en effet longuement commenté les exemples de violence conjugale, d’alcoolisme et de dépendance économique présents dans les foyers de toutes les femmes de son entourage. Elle dénaturalise ces violences, montrant que les choses pourraient être d’une autre manière. Elle souhaite avant tout avoir sa propre maison pour ne pas tomber dans le même « piège » que ses sœurs et ne pas souffrir de la même dépendance qu’elles. Même si le fait de travailler à demeure est un exercice solitaire qui suppose une dépendance résidentielle, Pily préfère revenir travailler en ville pour pouvoir payer la fin de la construction de sa maison. Il ne s’agit donc pas de s’interdire toute relation amoureuse ou la présence d’un homme dans sa vie. Cependant, pour Pily, la possibilité de vivre ensemble ne doit pas impliquer une dépendance ni économique ni résidentielle à son conjoint.
58Les stratégies scolaires ou résidentielles sont, d’une manière générale, des stratégies interdépendantes. Maricruz a pu quitter son mari lorsqu’elle a commencé à travailler comme employée domestique [Maricruz, Atabal, 14 octobre 2012] : « Pour qu’il me donne la permission de travailler, je devais respecter ses règles. Il voulait garder le contrôle, sur tout, sur les dépenses, et il était très jaloux. Il me disait : “Moi, ça me sert à rien que tu travailles !”27 » La dépendance économique de Maricruz était également assortie de violences à l’intérieur de la famille. Les ateliers sur la confiance en soi organisés par certaines associations comme Atabal lui ont permis de reprendre pied et de devenir peu à peu indépendante financièrement, alors qu’elle s’était mariée à seize ans sans avoir obtenu son baccalauréat. Une fois divorcée, elle dut prendre en charge financièrement ses trois enfants, sans que son mari lui vienne en aide économiquement. Le fait de connaître un collectif l’a poussée à demander un salaire de 250 pesos par jour, ce qui était assez élevé pour Mexico, où le salaire minimum était de 65 pesos par jour. Maricruz a toutefois bénéficié du fait que son mari soit parti de la maison et l’y ait laissé résider avec leurs trois enfants, puisqu’elle n’avait pas à payer de loyer. Par la suite, elle a commencé à suivre les samedis une formation technique de travailleuse sociale. Ses enfants sont grands et vont bientôt être indépendants : elle envisage de devenir travailleuse sociale et de reprendre des études à distance pour obtenir une licence de droit. Elle est consciente que la plupart des femmes sont dépendantes économiquement de leurs enfants en devenant plus âgées, mais elle souhaite avoir son propre projet de vie, de manière autonome.
59Ce processus d’autonomisation ou de formulation de féminités alternatives n’est ni linéaire ni sans contradiction. Pour Maricruz, ses filles doivent se marier et avoir des enfants :
« Mes filles ne sortent pas d’ici sans le voile blanc [de mariée]. Ce qui est important, c’est de se marier, même si c’est pour une semaine ou un an. Le mari est la chose la moins importante. Ce n’est pas que tu doives le supporter. S’il te traite mal, c’est mieux de divorcer, il n’a pas le droit de te frapper ni de te faire du mal28. »
60Ce discours doit être compris dans le contexte où il est énoncé : celui d’une mère célibataire qui souhaite montrer que, même sans la présence de son époux, elle a su bien éduquer ses enfants, et surtout ses filles. L’existence de discours alternatifs et subversifs doit être reconnue, même si ces discours peuvent parfois rejoindre la dynamique du discours hégémonique. De tels discours témoignent en effet de l’importance de la capacité réflexive des acteurs sociaux – une femme ici – dans la configuration dans laquelle ils se placent. Selon María Eugenía Longo [Longo, 2009, p. 119],
« Les désavantages persistants des femmes sur le marché du travail ne peuvent pas être expliqués uniquement par la structure ou par la dynamique du marché, mais nécessitent l’introduction de certaines dimensions culturelles dans l’analyse. Il s’agit notamment des relations de pouvoir, des représentations sociales du travail, des rôles des femmes et des stéréotypes de genre qui régissent les pratiques sociales29. »
61Nous avons tenté de prendre en considération l’aspect culturel des stratégies déployées par les femmes travailleuses domestiques. La perception de la femme comme « mère » avant tout est centrale pour comprendre les trajectoires des employées domestiques. Le cycle de vie – être célibataire, mariée, avec des enfants – a beaucoup d’influence sur la vie de ces femmes. La maternité et le soin aux autres membres de la famille étant, dans les représentations, les prérogatives du féminin, il n’est pas aisé de savoir si les stratégies relèvent d’une obligation sociale ou d’un choix personnel. La possibilité d’autodétermination du projet de vie passe par la prise en compte de la dimension subjective qui est souvent niée à la femme dans la mesure où elle est censée servir les autres.
62Prendre en compte la dimension personnelle de ces femmes ne signifie pas nier que l’autodétermination puisse se réaliser par l’accomplissement du discours hégémonique. Le fait de vouloir avoir un mari et des enfants n’est pas critiquable en soi : le problème vient plutôt du fait que cette option soit imposée aux femmes et qu’elle dévalorise celles qui ne l’appliquent pas. La critique féministe doit se nourrir de la possibilité d’action des individus, qui peuvent choisir de suivre la norme du discours dominant tout en percevant cela comme un choix, et non comme la détermination du système.
*
63L’étude des stratégies déployées par les femmes employées de maison est réalisée selon deux facteurs qu’elles ont en commun : une classe sociale inférieure et leur sexe féminin. L’étude du critère ethnique30, que nous n’avons pas inclus ici, est également importante, même si ce facteur n’est pas partagé par toutes les femmes que nous avons rencontrées. Nous avancerons quelques éléments de réflexion : il serait erroné de juger le retour au village comme nécessairement oppressif, puisque la ville peut également comporter des éléments d’oppression de classe, de « race » et de genre. Les stratégies doivent être comprises selon leur contexte. Les femmes employées domestiques peuvent formuler des projets de vie qui ne répondent pas à l’hégémonie culturelle de la seule amélioration matérielle de leurs conditions. Les projets de retour au village peuvent en effet être conceptualisés comme une manière de revendiquer une différence culturelle. Celle-ci se fonde sur des valeurs comme la communauté (contre l’individualisme de l’hégémonie culturelle de la modernité), et sur une vision différente de la vie. Si la migration est parfois nécessaire face à des conditions de précarité, gagner de l’argent se fait aussi dans l’objectif de pouvoir continuer à vivre dans la communauté indigène d’origine. Ces communautés ethniques peuvent résister à l’hégémonie culturelle en créant leurs propres formes d’organisation sociale, en développant des formes d’économie qui ne soient pas capitalistes. Cependant, les communautés indigènes, qu’elles soient en milieu rural ou urbain, ont bien du mal à faire reconnaître leurs droits. Cette autonomie est difficilement accessible, mais les projets de vie fondés sur des collectivités peuvent être analysés comme des modèles alternatifs de vie.
Notes de bas de page
1 Citation originale : «¿Un buen patrón? Alguien que te trata con respecto, que no te humille, que te sabe valorar, que te tiene confianza. »
2 Citation originale : « Un buen patrón es una persona sensible, respetuosa, que se dirige a ti con respeto y que tiene las actitudes adecuadas hacia sus trabajadores. »
3 Citation originale : « El temor a disentir, a enfrentar el rechazo a su petición, los regaños, el chantaje, e incluso las acusaciones de robo, las lleva a callar los motivos de su salida, además de constituir una suerte de venganza y forma de resistencia. »
4 Citation originale : « Lo que tengo lo he conseguido por mi trabajo, por mi esfuerzo, no me arrepiento. »
5 La capacité de consommation des femmes employées à demeure est plus grande que dans d’autres emplois informels. Un travail comparatif sur la consommation de celles qui vivent de entrada por salida et de celles qui vivent à demeure permettrait de savoir si c’est une variable due à la proximité avec les classes plus aisées ou au fait qu’elles ne payent pas de loyer.
6 Citation originale: « Los salarios mínimos generales deberán ser suficientes para satisfacer las necesidades normales de un jefe de familia, en el orden material social y cultural, y para proveer a la educación obligatoria de los hijos. »
7 Citation originale: « ¿Cómo estás? », « Gracias a Dios estoy bien. Trabajando. Porque tengo trabajo gracias a Dios. »
8 [En ligne] https://www.inegi.org.mx/temas/empleo/ [dernière consultation le 9 décembre 2022]
9 Citation originale : « A una muy amplia mayoría de las mujeres que en algún momento en su vida realizan un trabajo extra doméstico, sobre todo si están casadas y con hijos, se les plantea como dilema o por lo menos como una situación un tanto conflictiva que requiere de soluciones y estrategias la necesidad de elegir o asignar prioridades y tiempos diferenciales a las esferas laboral y familiar-doméstica. »
10 Citation originale : « Como mi papa no tuvo hijo, somos 8 hermanas, se encariñó de mi niño, y casi casi lo creció él. »
11 Citation originale : « Ni modo tuve que regresar al trabajo para sacar adelante al chamaco. »
12 Citation originale : « Cuando no hay hijos, ¿no hay cuidados? »
13 Citation originale : « A mí me gustaría vivir aquí en la ciudad, pero ¿quién sabe? Depende dónde me lleva la vida. Si mi mamá necesita ayuda yo regresaré al pueblo. »
14 Citation originale : « Aunque no sean madres (no tengan hijos) ni esposa (no tengan cónyuge), las mujeres son concebidas y son madresposas de maneras alternativas; cumplen las funciones reales y simbólicas de esa categoría sociocultural con sujetos sustitutos y en instituciones afines. »
15 Citation originale : « Ser madre y ser esposa consiste para las mujeres en vivir de acuerdo con las normas que expresan su ser –para y de– otros, realizar actividades de reproducción y tener relaciones de servidumbre voluntaria, tanto con el deber encarnado en los otros, como con el poder en sus más variadas manifestaciones. »
16 Citation originale : « El concepto de feminidades hegemónicas alude a un tipo de ser mujer que prevalece en una sociedad determinada, en el que se asumen ideas, valores y creencias (sustentados en un universo simbólico y una ideología), así como prácticas (habitus) que se despliegan en el campo de la sexualidad, entre otros. Una feminidad hegemónica se refiere a un tipo de ser mujer que intenta imponerse como verdadero y natural para todas las mujeres, es decir, que encuentra una relación lineal entre el sexo biológico y las que se consideran características, cualidades y papeles femeninos “propios”. »
17 Citation originale : « Yo vine al D.F para que mis hermanos y hermanas pudieran estudiar. Mi papa no quería que estudiarán. Pensaba que iban a ser como los padres de antes que los hombres se pongan a trabajar en el campo con el machete. Y las mujeres a casarse y a cuidar al marido y a los hijos. Pero así ni modo para superarse, para volverse alguien. Yo quería que estudiaran. Yo no pude estudiar, terminé la primaria, y a los 12 años fui al D.F, para ayudar en la casa para que vayan a estudiar. Yo les saqué a delante. Les pude dar una carrera. A lo menos corta o técnica. Y ahora ves, una es secretaria, uno es agropecuario, otro trabaja en la hidroagricultura, una es enfermera, uno es maestro. Pues somos diez, los otros no quisieron, pues ya ni modo. Pero los demás pudieron estudiar. Y tener buena chamba. El que es maestro es también director a y gana como 15 000 pesos al mes. Pues sí pudieron estudiar y superarse. Yo les envié dinero. Entonces ahora cuando me pasa algo pues me cuidan y me ayudan. Pues yo les ayudé de joven. »
18 Dans le cadre de la circulation des enfants [Drouilleau, 2011, p. 270], « On observe ainsi un échange différé, au sens où l’entend Suzanne Lallemand. Les enfants confiés vont eux-mêmes confier leurs enfants à ceux qui les avaient donnés, leurs parents biologiques. Ce cycle renforcera les liens entre parents et enfants et consolidera les relations familiales. »
19 Citation originale : « Y a los 5 meses de embarazo, se hizo abortar. Pero no pudo vivir con esto. Se murió. De tristeza. De los llantos. Decía que se le revelaba la criatura. De que le hablaba. Y no pudo. Con la culpabilidad. De haberlo matado. No se puede vivir pensando que ha asesinado a un ser humano. »
20 Citation originale : « Porque ella lo que tenía que hacer es regresar al pueblo, contarlo a sus padres, dejarles el bebé, y regresar a la ciudad para ganar la lana para cuidar al bebé. Pero abandono al niño, un ser vivo que no es responsable de lo que hizo Samantha. Y mira cómo anda, como si nada, todo bien… »
21 Citation originale : « La dicotomía entre procreación/erotismo por esta carga moral religiosamente construida sugiere una comparación analógica bien/mal, en donde a las mujeres que deciden contradecir los preceptos moralmente aceptados se les reconoce como una representación maléfica, y en un acto automático, a aquellas que deciden renunciar a su capacidad erótica a través de su posicionamiento totalitario como madres y esposas, se les purifica y se les instaura privilegiadamente dentro de la pirámide subordinada femenina como el ejemplo a seguir. »
22 Citation originale : « Todos transmiten valores que condenan la vida sexual fuera del matrimonio y la toleran cuando se trata de tener los hijos que Dios manda. »
23 Citation originale : « […] las feminidades rebeldes son aquellas que se resisten y ponen en entredicho ciertos elementos del universo simbólico y la ideología, y que se manifiestan en una estructura alternativa, diversa o cambiante que va tomando la identidad de género. Son expresiones de lo femenino que se rebelan ante las normas dominantes de género, y que contribuyen al ejercicio de otras formas de ser mujer. »
24 Citation originale : « Yo quiero ser independiente. No pienso ni llegar a casarme ni fundar una familia. »
25 Citation originale : « Me dan chance, me conformo con esto. »
26 Citation originale : « Mi mamá me dijo: “No te vayas. Si te vas, el hombre este, se va a buscar otra. Si te vas no te vas a quejar.” Yo me voy a ir, y me voy consciente de lo que va a pasar. Y que se lo busque, me vale. Yo hablé con él. ¿De qué? De que no me voy a hacer mi casa porque me voy a casar? ¿Y qué? Si me va a dejar, de por sí, me va a dejar. Que me va a dejar, aunque si vivo con él, ¡se va a buscar a otra! “Si te deja ¡te vas a arrepentir!”, me dicen. “¿Pero arrepentir de qué?”, les contesto. Así me dicen: “¿Por qué? ¿A qué vas?” ¿A qué voy? Quiero hacer mi casa es mi esfuerzo, pero yo quiero mi casa. Para hacer mi casa, que yo mando ahí, de que si no le gusta, aquí está la puerta. »
27 Citation originale : « Para que me permitiera trabajar había que cumplir con sus reglas. Él quería guardar el control, sobre todo, sobre los gastos, y era muy celoso: “A mí no me sirve nada que trabajes”, me decía. »
28 Citation originale : « Mis hijas no salen de aquí sin el velo blanco. Lo importante es casarse, aunque sea para una semana, o un año. El marido es lo de menos. No es que te tengas que aguantar. Si te trata mal tu marido, pues mejor te divorcies, no tiene derecho a pegarte ni nada de eso. »
29 Citation originale : « Las persistentes desventajas de las mujeres en el mercado del trabajo no pueden ser únicamente explicadas por la estructura o por la dinámica del mercado, sino que exige la introducción en el análisis de ciertas dimensiones culturales. Entre éstas se encuentran las relaciones de poder, las representaciones sociales acerca del trabajo, del rol de la mujer y los estereotipos de género que regulan las prácticas sociales. »
30 Dans la version originale de notre mémoire a également été incluse une partie sur les identités ethniques et les stratégies déployées par les femmes en fonction de leur lieu d’origine ou de leur appartenance à une communauté ethnique particulière [Borrel, 2013, p. 144-155].
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