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Chapitre 12. Deux coalitions pour une transition : dynamique contemporaine de la gestion de l’eau à Lima

p. 278-299


Texte intégral

Introduction

1La recrudescence des crises hydriques, provoquées aussi bien par des événements extraordinaires que par une pénurie structurelle, fait de l’adaptation des modèles de gestion de l’eau une priorité des villes du Sud. L’impératif d’un tournant écologique s’accentue face au changement climatique. Dans ce contexte, les transitions socioécologiques, comme transformation des modes de production et de consommation pour réduire l’impact matériel du développement [Swilling et al., 2013 ; Barles, 2017], font l’objet d’un intérêt croissant dans le monde opérationnel et académique. Dans le secteur de l’eau, les recherches mettent en évidence l’émergence de solutions présentées comme des alternatives au modèle dominant basé sur des grandes infrastructures de types barrages et transferts d’eau [Larsen et al., 2016]. Largement inspirées d’expériences internationales, ces innovations visent une diminution de l’exploitation des ressources et du rejet des eaux usées, tout en maintenant des niveaux de disponibilité en eau similaires, voire supérieurs [Lorrain et al., 2018]. Elles concernent tant le service urbain de l’eau (potabilisation, distribution, assainissement) que la gestion des ressources hydriques (captage, gestion et protection de la ressource). De façon générale, les principes d’équilibre écosystémique, de proximité, de circularité (recyclage) et d’efficience sont privilégiés. Les transformations peuvent s’avérer plus ou moins radicales. Certaines initiatives s’inscrivent dans le prolongement du modèle des grandes infrastructures et de l’ingénierie classique, en misant par exemple sur la désalinisation ou le recyclage des eaux usées. D’autres tendent à s’en détacher en mettant l’accent su7r des mécanismes de gouvernance afin de mieux gérer, réguler et partager les usages de la ressource, et en faisant la promotion des infrastructures vertes et des services écosystémiques. Ces initiatives peuvent coexister, voire converger, ou au contraire, entrer en conflit.

2Dans cette perspective, ce chapitre propose d’explorer la nature et les tensions au cœur de la transition socioécologique dans le secteur de l’eau à Lima, connue pour sa situation désertique et de stress hydrique. Cette métropole de plus de dix millions d’habitants affronte un double défi lié à l’approfondissement des problèmes environnementaux (changement climatique, pollution) et au développement urbain et à l’augmentation constante de la demande en eau. Ces deux défis remettent en cause le modèle actuel de la gestion de l’eau, basé sur le principe d’un réseau universel et d’un opérateur pour un territoire, et sur l’exploitation de la ressource au moyen de grandes infrastructures hydrauliques. Le discours omniprésent sur la situation de crise hydrique génère par ailleurs une pression supplémentaire sur les autorités publiques à charge de la gestion de l’eau, tout en favorisant la circulation de certaines injonctions et prescriptions internationales.

3Avec l’objectif de saisir les mécanismes de mise en œuvre de la transition socioécologique de la gestion de l’eau à Lima, nous proposons une analyse d’une série d’initiatives en cours. Nous mobilisons le cadre d’analyse des coalitions de causes (advocacy coalition framework – ACF [Sabatier & Jenkins-Smith, 1993 ; Weible & Sabatier, 2014]) pour tenter de saisir les changements politiques dans un contexte conflictuel impliquant une multiplicité d’acteurs à différents niveaux d’action. L’objectif n’étant pas de discuter en détail ce cadre théorique, nous n’en reprenons ici que l’idée principale selon laquelle les acteurs interagissent au sein de coalitions pour impulser un changement de politique en fonction de leurs croyances.

4Nous nous appuyons sur l’observation de la mise en œuvre d’instruments d’action publique [Lascoumes & Le Galès, 2004] allant dans le sens d’une transition socioécologique. Nous nous intéressons en particulier aux instruments de politique (règles de régulation, dispositifs de gouvernance), et aux projets d’infrastructures et d’innovations technologiques1. Ce choix répond à deux enjeux. Le premier est de saisir l’influence des croyances sur le processus de transition. En suivant le cadre de l’ACF, notre hypothèse est que les acteurs changent plus facilement d’opinion concernant des instruments ou des technologies spécifiques que concernant les grandes orientations politiques et idéologiques du secteur [Weible & Sabatier, 2014]. Il s’agit alors de voir comment la mise en œuvre d’instruments spécifiques reconfigure ou non les coalitions d’acteurs. Le second enjeu consiste à dépasser un discours positiviste et normatif sur les transitions en identifiant la multiplicité des enjeux sociaux, techniques et politiques, marqués par les conflits [Lorrain & Poupeau, 2014]. Dans cette double perspective, nous proposons une analyse des acteurs et de leurs croyances au regard de quatre instruments dédiés à l’approvisionnement et/ou à la régulation de l’exploitation des ressources hydriques de Lima : une usine de désalinisation, un mécanisme de rétribution pour services écosystémiques, une nouvelle réglementation pour l’usage de l’aquifère et un Conseil de ressources hydriques. Nous cherchons à montrer dans quelle mesure les transformations en cours allant dans le sens d’une écologisation des pratiques rompent effectivement avec le modèle de gestion dominant.

5Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet de l’Agence nationale de la recherche (ANR) « Blue Grass », portant sur les conflits et les politiques de l’eau dans les villes des Amériques [Poupeau et al., 2018]. Nous avons réalisé un terrain central et une enquête détaillée sur la mise en place du Conseil de ressources hydriques à Lima, comportant notamment une trentaine d’entretiens semi-directifs entre 2015 et 2016. Ce cas d’étude est complété par d’autres terrains plus périphériques, mais connectés à la problématique proposée. Sur l’usine de désalinisation, la recherche a été menée en 2015 par Fanny Bertossi et actualisée en 2018 [Bertossi & Robert, 2019] ; sur les mécanismes de rétributions écosystémiques et sur la régulation de l’aquifère, les analyses partent de l’enquête initiale sur le Conseil de ressources hydriques et sont complétées par le suivi de ces instruments via des entretiens ponctuels, la révision de documents institutionnels, une revue de la presse et l’observation de divers séminaires et réunions de travail.

6Après une rapide présentation du contexte, nous analyserons les stratégies de transition mises en œuvre par la coalition dominante. Nous étudierons ensuite les logiques de l’émergence d’une coalition alternative et environnementaliste dans le cadre de la mise en place du Conseil de ressources hydriques de Lima. Nous reviendrons enfin sur l’intérêt d’une approche par les instruments et les coalitions pour saisir les enjeux de pouvoir que sous-tendent les transitions socioécologiques.

Lima : une gestion de l’eau fragmentée pour une métropole en plein désert

7L’analyse du cas liménien permet d’aborder l’émergence du tournant écologique dans une métropole du Sud dans un contexte de crise hydrique. La métropole de Lima2 est approvisionnée en eau par un opérateur unique, SEDAPAL (Servicio de agua potable y alcantarillado de Lima – Service d’eau et d’assainissement de Lima), entreprise d’État de droit privé sous la tutelle du ministère du Logement, de la Construction et de l’Assainissement (MVCS – Ministerio de la Vivienda, de la Construcción y del Saneamiento)3. Les ressources en eau proviennent de trois bassins versants, complétées par un transfert d’eau depuis le versant oriental des Andes à l’aide d’importantes infrastructures hydrauliques, également utilisées pour la production d’énergie. Les pompages de la nappe phréatique sous la ville représentent un complément à hauteur de 15 % en moyenne.

8D’un point de vue institutionnel, la gestion de l’eau se caractérise par la fragmentation sectorielle au niveau de l’État central (figure 1). Le service urbain est marqué par l’omniprésence de SEDAPAL, par la centralisation du pouvoir décisionnel entre les mains de son ministère de tutelle (MVCS) et par l’organe de régulation, le SUNASS (Superintendancia nacional de servicios de saneamiento – Superintendance nationale des services d’assainissement) [Miranda et al., 2017]. La gestion des ressources hydriques est portée par l’Autorité nationale de l’eau (Autoridad nacional del agua – ANA), sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, historiquement tourné vers les questions d’irrigation. L’opposition entre le secteur du service urbain et celui des ressources hydriques est d’autant plus forte à Lima, la capitale du pays qui concentre 30 % de la population nationale, plus de 50 % des activités économiques, et la majorité des pouvoirs politiques. La gestion de l’eau est de fait un levier majeur des programmes politiques successifs portés par l’État central, à l’image du projet d’extension du réseau pour les périphéries populaires « Agua para todos » (« De l’eau pour tous »), emblématique du deuxième gouvernement d’Alan Garcia (2007-2011) [Ioris, 2012]. Dans ce schéma, le gouvernement métropolitain est mis à l’écart des prises de décision.

Figure 1. Schéma simplifié de l’architecture institutionnelle de la gestion de l’eau à Lima

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Source : Jérémy Robert, 2022

9Dans ce contexte de tension institutionnelle, l’approvisionnement en eau de Lima affronte deux principaux défis : d’un côté le développement urbain, de l’autre la vulnérabilité des ressources. L’extension urbaine est concomitante de la faiblesse du contrôle et de la planification urbains. Bien que la croissance de la population se soit stabilisée sous la barre des 3 % dès la fin des années 1990 et autour de 1,2 % dans les années 2010, l’augmentation de la demande en eau reste un défi. Pour faire face à cette demande, l’entreprise SEDAPAL revendique auprès de l’entité régulatrice (SUNASS) une hausse des tarifs, actuellement parmi les plus bas d’Amérique latine. Cette augmentation est notamment justifiée par d’importantes lacunes d’infrastructures d’adduction d’eau. Bien que le taux de connexion au réseau d’eau potable atteigne 93,6 % en 2015 selon SEDAPAL, les inégalités restent marquées, en termes quantitatifs, qualitatifs et économiques [Criqui, 2013 ; Ioris, 2012]. L’accès à l’eau potable dans les périphéries populaires n’est en général pas assuré 24 h/24 et un certain nombre de quartiers restent encore approvisionnés par camions-citernes, avec une eau plus chère et souvent de qualité moindre.

10Ces enjeux sont cumulés à une vulnérabilité des ressources exacerbée par les changements climatiques. Les estimations projettent une diminution de 10 % par an des ressources disponibles, alors que la demande est dès à présent plus importante que l’offre4. Aussi la « crise de l’eau » ou le « stress hydrique » monopolisent-ils les débats et les médias. Toute discussion sur l’eau à Lima débute systématiquement par le même constat : Lima est la seconde plus grande métropole située dans un désert après Le Caire. Cependant, la notion de crise est multiforme et mobilisée pour pointer une diversité de problèmes : le manque de grandes infrastructures, les conflits d’usages (industriel et commercial vs résidentiel), les situations de fraude et les gaspillages, les coûts, ou les inégalités sociales d’accès à la ressource. Chaque acteur a son discours sur la crise, sur ses causes et sur les solutions à mettre en œuvre. Cette dimension sociale et politique de la crise [Trottier, 2008] révèle des enjeux de pouvoir et de légitimité. Dans ce contexte, la première stratégie que nous analyserons concerne les solutions de transition socioécologique proposées par la coalition dominante.

La transition socioécologique portée par la coalition dominante

La coalition dominante face à la crise hydrique

11La gestion de l’eau à Lima est portée par une coalition dominante au sein des principales institutions nationales du secteur du service urbain : l’opérateur SEDAPAL, le ministère du Logement (MVCS) et l’instance de régulation (SUNASS). Cette coalition tisse des liens avec la coopération internationale et les bailleurs de fonds impliqués dans le financement de programmes d’infrastructures, et décide des principaux investissements et politiques de l’eau. Des fonctionnaires du secteur urbain y côtoient des gestionnaires et des experts nationaux et internationaux. Ces acteurs prônent une « gestion technico-politique et économique » de l’eau, orientée sur l’efficience du service, l’investissement du secteur privé et les réponses en termes d’ingénierie. Le discours dominant prône l’investissement privé dans les grands projets d’infrastructures et pour l’optimisation de la gestion – dans une logique d’efficacité et de rentabilité –, l’importance de la coopération technique, de la gestion des financements et des crédits. L’accent est mis sur les faiblesses de la gestion actuelle, en particulier celle des autorités publiques locales. Le rôle régulateur de l’État est souligné, en même temps que la nécessité d’une coordination avec le secteur privé. Les objectifs politiques sont orientés par une gestion technique de l’eau pour la ville et l’économie, et intègrent les défis technico-environnementaux.

12Ce modèle de gestion de l’eau fait face à une série de problèmes : augmentation des pollutions et des coûts de traitement associés, demande croissante liée à un étalement urbain mal contrôlé, remise en cause des subventions publiques et des tarifications, conflits concernant les droits d’usage, etc. Ces problèmes débordent l’organisation institutionnelle et questionnent le monopole de l’opérateur. Ils entrent en résonance avec les revendications environnementales au niveau national. La situation de stress hydrique contribue également à exacerber cette pression. De récents épisodes de sécheresse, notamment en 2004 et en 20165, mettent en évidence la faible marge de manœuvre de l’opérateur en cas de retard de la période des pluies. La perspective d’une crise hydrique est relayée par les médias, faisant récemment écho aux sécheresses de Sao Paulo (Brésil) en 2014, puis du Cap (Afrique du Sud) en 2018. Les logiques d’action, jusqu’alors justifiées par la nature essentielle de ce service, sont ainsi remises en question.

13Dans ce contexte, la coalition dominante propose une double stratégie. La perspective d’une crise hydrique permet d’une part de justifier une surenchère de grands projets d’infrastructures, avec l’objectif d’assurer la sécurité de l’approvisionnement de la capitale en captant de nouvelles ressources. Cette politique s’accompagne d’autre part de la mise en œuvre d’alternatives présentées comme plus durables, dans la lignée des agendas internationaux.

Trois instruments dans la perspective d’une transition

14Nous proposons d’analyser trois instruments récemment mis en œuvre à Lima, qui s’inscrivent dans la stratégie de la coalition dominante : une usine de désalinisation d’eau de mer, un « mécanisme de rétribution pour services écosystémiques » (MRSE) et une nouvelle réglementation pour l’usage de l’aquifère de Lima. Ces trois instruments sont présentés comme des solutions innovantes et durables allant dans le sens d’une transition socioécologique.

15La première initiative concerne le projet d’usine de désalinisation d’eau de mer, PROVISUR, en cours de construction. Porté par le ministère du Logement et premier en son genre au Pérou, ce projet est présenté officiellement comme une solution technologique efficiente et durable, et comme une solution de proximité pour approvisionner en eau les quartiers balnéaires de la périphérie sud qui hébergent une population de classe moyenne et aisée jusqu’alors mal desservie. Il offre des perspectives de réplique à l’échelle nationale et correspond à l’évolution, souhaitée par le gouvernement péruvien, des modes de gestion des projets d’eau et assainissement, visant la participation du secteur privé dans les grands projets d’infrastructures.

16Les mécanismes de rétribution pour services écosystémiques, c’est-à-dire la facturation d’un service rendu par les écosystèmes, relèvent de la seconde initiative mise en œuvre à Lima. Ils sont introduits en 2014 dans une loi du ministère de l’Environnement (n° 30215) [Quintero & Pareja, 2017]. L’initiative est impulsée par l’organe régulateur des opérateurs d’eau au niveau national, le SUNASS, en coordination avec ce ministère. Elle fixe un cadre pour la gestion des relations des opérateurs avec les « producteurs » d’eau en amont des bassins versants, en particulier les communautés paysannes. À Lima, sa mise en place se concrétise par un accord entre SUNASS et SEDAPAL dans le cadre du réajustement tarifaire pour la période 2015-2020. Le régulateur autorise une augmentation du tarif de 1 % moyennant l’utilisation exclusive des recettes pour des projets de rétribution pour services écosystémiques. Cette reconnaissance légale et sa mise en pratique entraînent une reconfiguration interne au sein de SEDAPAL, qui crée en 2017 un nouveau service de « gestion environnementale et [de] services écosystémiques ».

17Le troisième instrument concerne la gestion de l’aquifère. Le projet est porté par le SUNASS en coordination avec le ministère du Logement et se concrétise en 2015 par un décret législatif (DL 1185). Celui-ci établit un régime spécial de suivi et de gestion des eaux souterraines à charge des entreprises prestataires de service (dont SEDAPAL), sous contrôle du SUNASS, prévoyant en outre la consultation de l’autorité nationale (ANA). La création d’un nouveau service, différent de celui de l’eau et de l’assainissement, permet au SUNASS d’intervenir comme régulateur et à l’opérateur d’appliquer un tarif spécifique – approuvé en 2017, avec notamment une augmentation de 68 % pour les usages industriels. Ce tarif se justifie pour financer le système de suivi (monitoring) de la nappe phréatique, ainsi que les grandes infrastructures hydrauliques ayant un apport direct (canaux d’infiltration) et indirect (barrages et transferts interbassins) afin d’assurer la disponibilité d’eau dans la nappe. Il reconnaît ainsi les efforts de gestion de l’opérateur face à la surexploitation des ressources. Ce service payant de recharge des nappes s’inscrit dans une logique de gestion active des aquifères, et constitue une manière de prolonger le schéma classique d’offre et de grandes infrastructures.

Une transition dans la continuité

18Ces trois instruments sont fondés sur une coordination étroite entre SEDAPAL (opérateur) et SUNASS (régulateur), les deux acteurs centraux de la coalition dominante. Ils s’inscrivent dans les stratégies de SEDAPAL pour faire face aux risques climatiques [Artigas & Halpern, 2018]. La régulation de l’usage des ressources de l’aquifère représente pour à SEDAPAL une solution face au conflit majeur avec les grands industriels. En effet, à la suite d’un procès gagné en 2009, ces derniers ont été exemptés du paiement du tarif appliqué par SEDAPAL pour l’extraction d’eau de la nappe au motif qu’il n’y avait pas de prestation de service. Si SEDAPAL n’est pas à l’origine des deux autres instruments (désalinisation et services écosystémiques), il est finalement intégré dans la stratégie : le projet d’usine de désalinisation émerge du secteur privé avant d’être repris par SEDAPAL, notamment face aux pressions de la population locale [Bertossi & Robert, 2019]. Les mécanismes de rétribution pour services écosystémiques proviennent pour leur part, on l’a vu, d’une nouvelle loi impulsée au niveau central par le ministère de l’Environnement, avant d’être intégrés dans la politique de l’opérateur.

19Le SUNASS joue encore ici un rôle majeur. Dans le cas du projet de désalinisation, il autorise une augmentation de la tarification de l’eau à SEDAPAL, afin de répartir les surcoûts du projet sur l’ensemble des usagers de l’agglomération urbaine. Il intervient en outre dans le dimensionnement du projet, en argumentant pour une réduction des investissements, afin de limiter ce surcoût. Pour les MRSE, c’est lui qui autorise l’augmentation de la tarification de 1 % conditionnée à des projets de préservation. Concernant la régulation de l’aquifère, le SUNASS fixe la nouvelle tarification qui sera appliquée par SEDAPAL et assure le suivi des projets à financer avec les sommes collectées. Les relations entre SEDAPAL et le SUNASS ont jusqu’alors été marquées par un rapport de force au sujet de la tarification. Cette relation se double aujourd’hui d’un volet environnemental sur lequel le SUNASS acquiert un rôle de plus en plus central, élargissant ses compétences historiques6.

20Ce cadrage technico-légal des initiatives entre SUNASS et SEDAPAL concerne les externalités du service urbain de l’eau sur son environnement. Il reflète une mise à l’écart des acteurs du secteur des ressources hydriques, en particulier l’ANA, qui n’apparaît que marginalement dans la régulation de l’aquifère, et le gouvernement métropolitain de Lima. Ces innovations ne remettent pas en cause le modèle dominant basé sur les grandes infrastructures et les savoirs d’ingénierie. Au contraire, elles sécurisent et de financent ces infrastructures. La répartition des coûts sur l’ensemble des usagers est indispensable au financement de la technologie de désalinisation. La facturation du service de gestion des ressources de l’aquifère permet de financer de futures grandes infrastructures censées contribuer à sa recharge. Les mécanismes de rétribution pour services écosystémiques, s’ils peuvent représenter un réel apport aux communautés paysannes localement, contribuent aussi à pacifier les relations entre l’entreprise avec les communautés dans un contexte conflictuel. En ce sens, ces instruments répondent à une triple rationalité – technique (diagnostics quantitatifs sur le fonctionnement du système hydrologique), économique (montage tarifaire et financement des infrastructures) et politique – dont la légitimité est renforcée par les injonctions internationales.

21Les trois instruments abordés illustrent les logiques et les pratiques institutionnelles de coordination de la coalition dominante. La mise en place d’un Conseil de ressources hydriques se présente a priori comme une alternative, voire une réelle opposition, à ce mode de fonctionnement.

La construction d’une vision alternative de la transition : l’émergence d’une coalition autour du Conseil de ressources hydriques

22Le Conseil de ressources hydriques de Lima, ChiRiLu (du nom des trois rivières qui approvisionnent la ville : le Chillón, le Rímac et le Lurín), promu dans le cadre de la nouvelle loi sur l’eau de 2009, émerge en dehors de la coalition dominante7. Nous proposons de revenir sur la trajectoire de cet instrument afin d’expliquer dans quelle mesure il illustre l’émergence d’une stratégie alternative.

Un nouvel instrument pour une gestion décentralisée et multisectorielle

23Le projet de la nouvelle loi sur l’eau validé en 2009 est lancé au début des années quatre-vingt-dix, sous la présidence d’Alberto Fujimori. Il s’inscrit dans le cadre d’une politique de dérégulation et de promotion de l’investissement du secteur privé, notamment dans la gestion des ressources naturelles. Les deux principaux enjeux sont la privatisation de la ressource (finalement abandonnée), sur le modèle chilien voulu par le gouvernement, et le rôle des associations d’irrigants [Oré & Rap, 2009]. Dix-sept ans de débats sont nécessaires pour aboutir à un compromis. Dépassant ces points de conflit, la nouvelle loi introduit les principes plus consensuels de la gestion intégrée des ressources hydriques (GIRH). Elle met en place une nouvelle organisation institutionnelle portée par l’ANA, et consacre le concept de bassin versant.

24Avec pour objectif de « participer à la planification, coordination et concertation de la gestion durable des ressources hydriques8 », la mise en place de conseils de ressources hydriques a pour objectif de rassembler les différents protagonistes suivant les principes internationaux de la GIRH. Au lendemain de la promulgation de la loi, six projets pilotes sont lancés sur une durée de deux ans, financés par la Banque mondiale (BM) et la Banque interaméricaine pour le développement (BID). Lima n’est pas considérée dans cette série de projets pilotes. Cependant, suivant les préconisations de la loi, ce sont les gouvernements régionaux qui ont la responsabilité de mettre en place les conseils. C’est ce que propose la municipalité métropolitaine de Lima (MML) en initiant un projet de conseil en 2011. Ce projet s’insère dans la stratégie menée par la nouvelle maire, Susana Villarán (2011-2014), vis-à-vis des questions environnementales et hydriques [Miranda & Baud, 2014]. En effet, la MML est historiquement exclue de la prise de décision sur la gestion de l’eau. Elle revendique depuis plusieurs années un siège au directoire de l’entreprise SEDAPAL, sans y parvenir. Les coordinations entre l’opérateur et la municipalité sont minimes et reflètent les rapports de pouvoir plus généraux entre l’État central et le gouvernement local dans la gestion de la capitale [Metzger et al., 2014].

25Ce nouvel instrument qu’est le Conseil de ressources hydriques s’inscrit également dans un contexte de tension due à la fragmentation sectorielle de la gestion de l’eau au Pérou, entre le secteur des ressources hydriques et celui du service urbain.

La mise en place du Conseil de Lima : naissance d’une coalition alternative ?

26Dès l’origine du projet en 2011, la MML sollicite l’appui de deux organisations externes pour coordonner l’initiative. La première est la Fundación Futuro Latinoamericano (FFLA), équatorienne, spécialisée dans la gouvernance de l’eau et la gestion par bassins versants, qui apporte un appui technique et financier. La seconde est une structure locale, Aquafondo, promotrice d’un mécanisme de financement privé pour la conservation des ressources hydriques de Lima. Créé en 2010 sur le modèle de Fonds pour l’eau de Quito en coordination avec la FFLA, une ONG pro-environnementale de la vallée de Lurín (Groupe GEA) et l’appui de financiers locaux (Backus, Forest Trend, etc.), Aquafondo coordonne les réunions pour la mise en place du CRH et s’implique sur l’ensemble du processus. Ces différentes organisations forment rapidement un noyau dur avec les représentants des trois gouvernements régionaux (MML9, Lima Provincias et Callao), ayant juridiction sur les trois bassins versants approvisionnant la ville de Lima. Cette coalition inclut dès le départ un représentant de l’ANA.

27Progressivement, et selon les critères édictés par la loi de 2009 définissant les usagers devant être représentés, d’autres acteurs sont associés à l’initiative : un responsable d’un service technique environnemental de SEDAPAL, les représentants des usagers agricoles, etc. Malgré un conflit initial, ce groupe intègre ensuite des acteurs du secteur industriel et de l’hydroélectricité. Non impliqués au départ, ces derniers revendiquent leur place via les sociétés nationales de l’industrie (SNI) et les sociétés des activités minières et pétrolières (SNMP), critiquant fortement l’orientation « agricole » de l’initiative en cours. Ils sont inclus dans les réunions de coordination au cours de l’année 2011. L’initiative reçoit l’appui de l’agence de coopération internationale allemande pour le développement (Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit – GIZ), qui anime un projet de promotion du secteur privé dans l’adaptation au changement climatique. Ce projet représente non seulement un appui fort pour le CRH, mais aussi une ouverture vers d’autres acteurs. En outre, la coopération technique allemande développe en parallèle un projet d’observatoire de l’eau à Lima, dans le cadre d’un accord avec l’ANA, dont le succès dépend du CRH10.

28Le Conseil ne sera créé officiellement qu’en juillet 2016, ce qui s’explique par la longueur du processus de construction participatif impulsé par la FFLA et Aquafondo (de 2011 à 2014), puis par l’absence de soutien du gouvernement central, qui met en attente le projet entre 2014 et 2016.

29Ce long processus permet la rencontre d’une série d’acteurs aux intérêts divergents. Sur la base d’un ensemble de variables11, nous distinguons trois catégories d’acteurs impliqués dans la promotion du Conseil :

  • La première catégorie (C1), « Intégration institutionnelle », rassemble les acteurs portant une vision institutionnelle focalisée sur la protection des ressources hydriques et la GIRH. Composée plutôt d’ingénieurs agricoles et de fonctionnaires de l’ANA, au niveau national et local, elle reprend les principaux éléments de discours de la GIRH, en insistant sur l’importance de la planification et du respect du cadre légal et technique (nouvelle loi sur l’eau, règles de conformation du Conseil, etc.). Ces acteurs voient dans le CRH une solution pour résoudre un certain nombre de problèmes qu’ils identifient principalement comme liés aux conflits entre les usages (privé, industriel et commercial, agricole), aux relations entre amont et aval entre les espaces naturels à protéger et la ville, et aux défis du changement climatique. Si le Conseil est vu comme une solution, les institutions de référence considérées comme compétentes restent l’État et les régions, ainsi qu’il est prévu dans la loi. Les logiques institutionnelles actuelles sont défendues. Cependant, en termes d’objectifs politiques, les opinions peuvent diverger : certains défendent la place de l’agriculture dans la gestion de l’eau, quand d’autres donnent la priorité à la protection des ressources hydriques.

  • La deuxième catégorie (C2), « Expertise technique et de gestion », regroupe des acteurs ayant une vision plus opérationnelle et technico-financière. Les profils sont relativement divers, allant de l’expertise au consulting. On y trouve des administrateurs publics ayant des formations d’ingénieur civil et sanitaire ou de management, des professionnels de l’Ordre des ingénieurs du Pérou, des membres des sociétés nationales des industries, des mines et du pétrole, entre autres. Ces acteurs occupent des positions au niveau national, souvent en lien avec l’international. Leurs croyances prédominantes sont l’optimisation et la modernisation de la gestion par une régulation technique s’appuyant à la fois sur le cadre légal et les investissements du secteur privé. Partageant une perception des problèmes similaire au premier groupe (C1), ils soutiennent l’importance de l’État comme régulateur, mais se distinguent en insistant sur l’ouverture au secteur privé. Généralement orientées par des préoccupations technico-environnementales, leurs priorités politiques sont la gestion technique de l’eau potable pour le fonctionnement du service urbain et le développement des activités économiques.

  • Les défenseurs d’une gestion participative largement ouverte et focalisée sur les problèmes environnementaux forment la troisième catégorie (C3) : « Concertation socioenvironnementale ». Rassemblant consultants et techniciens au sein d’ONG (Aquafondo entre autres), et des professionnels des administrations publiques (MML et autres gouvernements régionaux), ils agissent essentiellement au niveau local, voire métropolitain, avec certaines connexions à l’international. La mutualisation, la concertation et la participation de tous les acteurs sont des éléments centraux de leurs discours s’appuyant sur le cadre légal et les principes de la GIRH. Les problèmes identifiés sont d’ordre social, pointant les inégalités et la pauvreté, auxquels s’ajoute le changement climatique. Les objectifs politiques sont de fait orientés par des préoccupations à la fois sociales et environnementales. Critiquant le manque d’inclusion et de légitimité d’un système fragmenté, ils prônent l’intégration des communautés paysannes et des ONG au processus de décision sous l’égide de l’État, notamment à travers le Conseil.

30Malgré les divergences entre ces trois catégories d’acteurs, ils forment un groupe qui peut être considéré comme une coalition émergente de « gestion alternative » en faveur du Conseil et de la GIRH. Cette coalition est constituée par un noyau dur qui se forme dès l’origine de l’initiative en 2011 autour d’un groupe « promoteur ». Il rassemble des membres d’Aquafondo, de l’ANA et des gouvernements régionaux (en particulier les représentants de la municipalité métropolitaine de Lima) et se maintient jusqu’à l’officialisation du Conseil en 2016. Ce groupe assume la réalisation d’une série d’ateliers de sensibilisation et de formation (quatorze en 2011 et 2013). L’objectif principal est de former et d’impliquer les acteurs amenés à siéger au Conseil, avec une attention particulière envers les communautés paysannes et les associations d’irrigants. Ces activités (réunions techniques, événements de sensibilisation, etc.) contribuent à la consolidation des liens aussi bien professionnels que personnels au sein d’un groupe élargi, plus ouvert et disparate. Ses membres deviendront les principaux promoteurs de l’initiative du Conseil au sein de leurs propres institutions et vers l’extérieur, dans le cadre de séminaires ou en intervenant devant les médias. Le noyau dur initial reste le principal moteur de ce réseau : c’est par exemple le seul qui se maintient actif entre 2014 et 2015 en l’attente de la validation du projet de Conseil par le gouvernement.

Vers une convergence d’intérêts de la coalition alternative ?

31La position des individus au regard de l’expérience du Conseil met en évidence différents niveaux d’acceptation de cette initiative. La coalition alternative apparaît globalement en faveur de celle-ci, avec cependant des variantes (Tableau 1).

Tableau 1. Divergences d’intérêts sur le rôle du Conseil de ressources hydriques à Lima

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Source : Jérémy Robert, 2018

32Le groupe « Intégration institutionnelle » (C1) défend le projet inscrit dans la loi d’abord comme une fin en soi pour la mise en œuvre des principes de la GIRH, et dans l’intérêt de ses institutions. Le Conseil offre en effet une opportunité d’acquérir, en particulier pour l’ANA, de nouvelles ressources et projets susceptibles de renforcer sa légitimité. Pour le groupe « Expertise technique et de gestion » (C2), si le Conseil est perçu comme une solution, la participation de ses membres relève plus d’une stratégie de contrôle ou de surveillance que d’un changement de positionnement sur la politique de l’eau. Le Conseil est vu comme une opportunité d’impulser la participation du secteur privé, notamment les acteurs de l’industrie et de l’hydroélectricité, dans la prise de décision appuyée par des arguments d’ordres opérationnel et technique. Le groupe « Concertation socioenvironnementale » (C3) quant à lui voit dans l’initiative du Conseil un moyen d’ouvrir les espaces de discussion et d’aborder de nouvelles thématiques de justice environnementale. Il soutient la participation des communautés paysannes, des ONG et de la société civile en général, dans une perspective de réduction des inégalités sociales et de protection de l’environnement.

33À l’opposé, la coalition dominante, présentée la première dans cet article et constituée du groupe visant la « gestion technico-politique et économique » du projet (C4), ne prête qu’un intérêt limité à cette initiative, voire l’ignore. Les solutions face aux défis de l’approvisionnement sont pensées en dehors de ce nouvel espace de coordination. De fait, ses acteurs privilégient les relations bilatérales pour leurs coordinations interinstitutionnelles, et mode de résolution des conflits. C’est en particulier le cas de l’opérateur (SEDAPAL) qui, s’il participe aux dispositifs de concertation, résout généralement ses problèmes par d’autres moyens. Par exemple, les relations avec les communautés paysannes sont gérées en partie grâce à l’application des mécanismes de rétribution pour services écosystémiques. De même, SEDAPAL coordonne directement avec les acteurs de l’hydroélectricité avec qui elle partage la gestion des ouvrages hydrauliques. Dans le cas de l’exploitation des ressources de l’aquifère par les industriels, c’est par la voie juridique qu’est géré le conflit, et postérieurement par l’imposition d’une nouvelle norme.

34Se pose dès lors la question des transformations liées à l’émergence de cette coalition alternative. On constate d’abord une certaine inertie vis-à-vis de l’architecture institutionnelle existante. L’analyse souligne la fragmentation sectorielle et la déconnexion entre le service urbain de l’eau (C4) et la gestion des ressources hydriques (C1, C2 et C3). Le fait que le Conseil de ressources hydriques soit court-circuité lors de la mise en place des instruments de gestion et régulation environnementale portés par la coalition dominante illustre bien cette fracture entre les deux sous-systèmes. Cette fracture apparaît cependant complexifiée par des divisions internes et l’émergence de promoteurs d’une gestion multisectorielle, suivant des principes d’efficacité. De la même façon, les défenseurs d’une gestion participative et pro-environnementale se positionnent à la fois sur la question urbaine et sur celle des ressources. Les frontières sont néanmoins difficiles à franchir. Le Conseil lui-même, voulu pour certains comme un espace d’ouverture, s’avère finalement exclusif. Bien que les porteurs de l’initiative aient réalisé au départ d’importants efforts pour inclure les communautés paysannes, ces acteurs sont progressivement marginalisés, tout comme les ONG. Le Conseil, tel qu’il est créé en 2016, est fortement régulé et contrôlé par l’ANA, conforme en cela au cadre législatif.

35Son faible niveau d’institutionnalisation s’explique par l’instabilité des compromis. L’impact de celui-ci est d’abord limité par la faible participation de SEDAPAL. Il dépend aussi de l’intérêt porté par les autorités politiques. Le changement de gouvernement de la MML en 2014, avec le retour de Luis Castañeda, marque un frein dans les politiques environnementales voulues par Susana Villarán. Le Conseil permet cependant l’émergence d’acteurs bénéficiant d’une expertise socio-environnementale, qui s’insèrent dans différents espaces institutionnels, en particulier dans l’Observatoire de l’eau de Lima, financé par la GIZ.

36Au-delà de ces éléments de politique locale, ces dynamiques s’inscrivent dans une tendance internationale. On observe un double processus de diffusion d’une innovation et de consolidation d’une coalition. Les acteurs impliqués dans la mise en place du Conseil ont conscience qu’ils participent à la réforme de la gestion locale du secteur de l’eau s’inscrivant dans une dynamique internationale. Ils deviennent les ambassadeurs d’un nouveau modèle porteur d’innovations, suivant les principes de la GIRH (la concertation multiacteurs à l’échelle du bassin versant) appliqués depuis déjà plusieurs années dans la région, en particulier au Brésil et au Mexique [Osorio et al., 2009]. Le modèle des fonds pour l’eau, soit une organisation collective promouvant la protection des ressources hydriques et les solutions basées sur la nature (en l’occurrence Aquafondo, à Lima), plus récent et en plein essor en Amérique latine, acquiert aussi une position de plus en plus reconnue dans le paysage institutionnel12. C’est la combinaison de ces solutions qui est mise en discussion dans le contexte péruvien.

37Concrètement, la mise en œuvre d’initiatives d’écologisation de la gestion de l’eau se traduit par l’implication de nouveaux acteurs, en provenance de la coopération internationale, des ONG et des associations disposant d’une expertise environnementale. Le cas d’Aquafondo illustre cette dynamique. S’appuyant sur la promotion d’un nouveau leadership, sur une expertise technique environnementale et sur une capacité à mobiliser des fonds, Aquafondo s’impose progressivement dans l’espace de l’eau comme acteur stratégique et central, sur le plan technique (en relation directe avec la coopération allemande et le SUNASS) et politique (en appui de la MML et de l’ANA). Il est un des acteurs clés de la mise en œuvre du Conseil de ressources hydriques et se positionne ensuite très rapidement sur les projets de rétribution pour services écosystémiques, et dans le projet de réglementation de l’usage de l’aquifère. Cet acteur établit ainsi un lien entre les instruments promus par la coalition dominante et les tentatives de mise en place d’une nouvelle gouvernance de l’eau portées par la coalition alternative. D’autres ONG et organisations, comme The Nature Conservancy (TNC), suivent également cette dynamique, profitant des nouvelles opportunités créées par ces instruments (consulting et expertises). La participation de ces professionnels dans les espaces de discussion, voire au sein des institutions publiques, contribue à renouveler les discours en donnant plus de place à l’écologie, et à la reconfiguration des alliances au sein du sous-système politique.

Conclusion

38Cette recherche interroge l’écologisation de la gestion de l’eau de la capitale péruvienne dans un contexte de crise hydrique. L’analyse des instruments d’action publique met en évidence une double logique, avec des points de contact. D’une part, on observe une évolution des pratiques au sein de la coalition dominante, qui intègre des mesures et des instruments allant dans le sens d’une transition socioécologique sans pour autant remettre en question le modèle dominant. D’autre part, on voit émerger une coalition autour du Conseil de ressources hydriques. Encore non stabilisée, à géométrie variable, cette coalition se caractérise par une diversité d’acteurs qui gravitent autour de cet instrument. Elle dépasse largement l’espace circonscrit du Conseil et inclut des acteurs aux croyances différentes en fonction d’intérêts communs ponctuels. Ces deux évolutions ont en commun de s’appuyer sur de nouveaux leaderships et sur une expertise technique environnementale qui tentent de combler un vide dans l’architecture institutionnelle de l’eau. Elles se traduisent concrètement par la participation de nouveaux professionnels impulsant de nouveaux registres d’action. Ces évolutions s’inscrivent dans la continuité de la fracture identifiée entre le secteur du service urbain de l’eau et celui des ressources hydriques, tout en la complexifiant par des recoupements internes et transversaux.

39La mise en place du Conseil de ressources hydriques peut être interprétée comme l’émergence d’une coalition pro-environnementale traduisant une série d’alignements d’acteurs et d’intérêts qui traversent les champs structurés et fracturés de la gestion de l’eau. Elle mettrait dès lors en évidence un processus de diffusion d’un nouveau champ d’action, à l’interface des deux secteurs de politique publique traditionnels : celui du service urbain et celui des ressources hydriques, orienté vers le secteur agricole. L’analyse des instruments mis en œuvre par la coalition dominante invite cependant à contester cette interprétation. En effet, bien que le Conseil soit impulsé par une coalition environnementale – MML et associations environnementales notamment – avec l’objectif d’une transformation des modalités de gouvernance de l’eau, il semble récupéré par les acteurs traditionnels de la gestion des ressources hydriques, en particulier l’ANA. D’un autre côté, l’intégration de mesures écologiques par la coalition dominante du service urbain, court-circuitant ainsi l’espace du Conseil, nous pousse à mésestimer une influence forte de la coalition alternative.

40Au regard de ces analyses, nous constatons que des individus aux intérêts différents peuvent converger pour défendre une initiative spécifique et observons deux phénomènes complémentaires. Cette convergence peut être temporaire et ne traduit pas nécessairement la constitution d’une coalition solide et pérenne. Au contraire, les coalitions s’avèrent éphémères, flexibles et hétérogènes, ce qui remet en cause la pertinence de l’approche dans un contexte d’absence de conflit polarisé. L’analyse des logiques de regroupement d’acteurs et de leurs croyances permet cependant de saisir certaines transformations en cours. Nous avons retracé la trajectoire du Conseil de ressources hydriques, depuis l’initiative pro-environnementale locale jusqu’à sa bureaucratisation postérieure, tout en la repositionnant au regard des dissensions institutionnelles plus profondes entre le secteur du service urbain et celui des ressources hydriques. Elle permet de déconstruire les discours sur l’urgence de la crise et les stratégies d’écologisation des pratiques. En ce sens, les initiatives portées ou réappropriées par la coalition dominante illustrent aussi bien une stratégie d’écologisation face à l’approfondissement des problèmes environnementaux qu’une stratégie de maintien du pouvoir et de contrôle de la gestion de l’eau.

41L’autre phénomène que nous identifions concerne l’influence en retour de la mise en œuvre des instruments sur la configuration des alliances, voire sur la croyance des individus. Sur ce point, on observe le maintien des structures institutionnelles et politiques. Les instruments traduisent des évolutions incrémentales et des reconfigurations internes aux coalitions en place, sans remise en cause fondamentale ni des modèles de gestion ni des rapports de pouvoir. Nous pouvons interpréter ces évolutions comme une intégration de la critique par la coalition dominante, qui contribue à perpétuer sa domination.

42Ces deux phénomènes montrent qu’il n’existe pas de formule toute faite pour la transition socioécologique ni en termes d’instruments ni en termes de mobilisations d’acteurs. Le cas de Lima montre plutôt une coconstruction entre des instruments et des coalitions. Chaque instrument présente une trajectoire particulière, dans un contexte spécifique, et, en retour, joue sur les configurations institutionnelles et les croyances des acteurs. Dans ce processus, l’architecture institutionnelle et les héritages du système sociotechnique restent prédominants : la coalition dominante se maintient, contrôle et oriente la transition socioécologique en train de se faire. Les changements à l’œuvre, même incrémentaux et instrumentalisés, sont cependant bien réels, posant avec d’autant plus d’intérêt la nécessité de saisir les évolutions à venir.

Bibliographie

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10.1201/AUEPUBADMPUP :

Notes de bas de page

1 Pour une analyse complémentaire de ces évolutions en lien avec la problématique du métabolisme urbain, cf. Robert, 2019.

2 La métropole inclut aussi la province constitutionnelle du Callao, qui représente une entité politico-administrative propre, mais forme une seule agglomération avec Lima en termes de trame urbaine et de réseau hydrique. Pour simplifier, nous parlerons ici de la métropole de Lima.

3 Dans toutes les autres villes du pays, depuis les réformes de 1993, les entreprises prestataires de services qui assurent la gestion de l’eau dépendent des gouvernements locaux (sauf un cas de privatisation, à Tumbes).

4 Selon le diagnostic élaboré par le projet international LiWa : http://www.lima-water.de/documents/scenariobrochure.pdf.

5 Par exemple l’article dans El Comercio : « Lima est-elle préparée pour affronter des sécheresses ? » (24/02/2018) https://elcomercio.pe/lima/sucesos/lima-preparada-afrontar-posibles-sequias-noticia-499827.

6 Cette reconnaissance se traduit aussi par de nouvelles compétences, notamment la régulation des entreprises prestataires de service dans les petites villes et en milieu rural, l’évaluation des opérateurs, etc.

7 Pour une analyse plus détaillée du processus de mise en place du Conseil de ressources hydriques et des coalitions de cause, cf. Robert, 2018.

8 MINAGRI, DS 007-2016.

9 En raison d’un processus de décentralisation inachevé, il n’existe pas de gouvernement régional propre à la ville de Lima ; c’est la municipalité provinciale, c’est-à-dire la municipalité métropolitaine de Lima, (MML), qui assume ces fonctions.

10 Pour plus d’informations sur ces deux projets, pour PROACC : https://www.giz.de/en/worldwide/31204.html ; pour l’Observatoire : http://observatoriochirilu.ana.gob.pe/

11 Cinq groupes de variables sont analysés sur la base des entretiens afin d’élaborer une typologie des valeurs et des positions des acteurs : les discours ; les préférences et croyances politiques ; la perception des problèmes ; la perception de la gouvernance ; les instruments privilégiés.

12 Une Alliance des fonds de l’eau (Fondos de agua) est créée en 2011 et compte actuellement vingt-quatre organisations actives. Pour plus de détails : https://www.fondosdeagua.org.

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