Chapitre 3. L’écologisation des politiques de l’eau. Conflits et coalitions dans les Amériques
p. 76-99
Texte intégral
Introduction
1On ne compte plus les livres et articles annonçant que les conflits environnementaux autour de la gestion de l’eau devraient se durcir et entraîner des risques importants d’agitation politique et sociale dans les grandes villes du Sud comme du Nord. Il est vrai qu’à l’appui de la vision catastrophiste des « guerres de l’eau1 », des tendances préoccupantes se manifestent par des phénomènes tels que les sécheresses, les inondations, la fonte des glaciers, la volatilité accrue dans la disponibilité de la ressource ou les pollutions dues aux rejets industriels, à l’agriculture intensive et à l’absence d’assainissement adéquat. Cependant, la manière exacte dont la montée des défis environnementaux renforce et/ou modifie les conflits et les coalitions de cause autour de l’eau a reçu peu d’attention. Il faut en partie l’attribuer à un biais techniciste qui conduit les analystes à se focaliser sur l’identification des « bonnes pratiques » et sur les efforts de régulation conjoints entre les multiples « parties prenantes » (stakeholders) au niveau local [Ostrom, 1990], plutôt que de reconnaître la prévalence et la normalité des tensions, elles-mêmes évolutives.
2Par contraste, cet article se propose de comprendre ces conflits et leurs issues en les replaçant dans leurs contextes : territorialisation des politiques hydriques, internationalisation des normes environnementales et des modèles de gestion, multiplication et diversification des protagonistes de l’eau et visibilité croissante du thème de la « transition écologique », qui focalise d’autant plus l’attention des décideurs politiques et des chercheurs que des mesures environnementales globales échouent à être mises en place. Ces recompositions appellent alors à tenir compte des mécanismes de changement d’échelle de l’action publique (métropolisation, intercommunalités, zonages sectoriels comme les bassins versants, etc.) et de l’imbrication des niveaux d’action (communal, municipal, régional, national, international). Identifier les protagonistes de ces conflits, en décrire les relations ainsi que leurs effets sur les modes de gestion des ressources hydriques observés sont les objectifs de ce travail.
Méthode et terrains
Une enquête comparative
3Cet article se base sur les résultats d’une enquête comparative menée sur plusieurs cas de conflits pour l’eau dans les Amériques, en Bolivie, au Brésil, au Pérou, au Mexique et aux États-Unis2. Le choix des terrains, douze au total, s’est fait en partant du principe selon lequel les conflits autour de l’approvisionnement en eau ne se limitent pas à des conflits entre mouvements sociaux et gouvernements, mais qu’ils se produisent également – de façon moins visible – au sein des instances de gestion de l’eau ou entre des institutions situées à différents niveaux dans l’architecture de gouvernance de la ressource.
4La démarche du projet consistait à procéder en cinq temps : identifier un conflit autour d’un enjeu d’accès à l’eau ; repérer les forces mobilisées à la fois par ce conflit et par l’enjeu de son traitement ; collecter les caractéristiques sociales des parties prenantes du conflit à partir d’une grille d’analyse basée sur l’approche des coalitions de cause [Sabatier, 1988] ; traiter les informations ainsi constituées à l’aide d’une analyse de réseaux ; et comparer les coalitions recomposées.
5Le travail comparatif a porté sur les différences de configurations sociales entre les terrains étudiés. Au-delà des spécificités nationales, des variables peu utilisées ont été introduites, comme les caractéristiques institutionnelles, professionnelles, académiques et militantes des individus qui les composent. L’enquête s’est alors développée selon deux axes distincts. La comparaison des cas d’étude a permis d’une part d’analyser les différentes coalitions et leurs variables déterminantes – ce qui fait tenir les coalitions. Elle a d’autre part incité à étudier la dimension multiniveaux des modes de gestion de l’eau, à partir d’une prise en compte des sphères d’action, du local à l’international, des protagonistes de l’eau et de leurs caractéristiques socioprofessionnelles. En dernier lieu, les différentes configurations de protagonistes et les cadres organisationnels d’action ont été mis en relation avec les résultats (outcomes) du conflit, en particulier la mise en place de solutions dites « innovantes » en accord avec les enjeux écologiques de la gestion des ressources hydriques, pour en saisir les liens potentiels.
Les protagonistes des conflits pour l’eau
6Le travail de terrain a permis d’identifier sept catégories de protagonistes de l’eau pouvant tous former en tant que tels une coalition à part entière, mais susceptibles le plus souvent de s’associer avec d’autres lors d’un conflit pour former une nouvelle coalition.
Encadré 1. Les catégories de protagonistes de l’eau
1 • Défenseurs du développement économique agro-industriels, industriels, promoteurs immobiliers, etc. ;
2 • Promoteurs de « bonnes pratiques » de management juristes, économistes adeptes du benchmarking, etc. ;
3 • Administrateurs étatiques fonctionnaires et personnels politiques élus, lobbyistes, etc. ;
4 • Techniciens et gestionnaires de l’eau ingénieurs et autres professionnels de l’eau, etc. ;
5 • Experts scientifiques engagés dans le militantisme, la recherche appliquée ou le consulting ;
6 • Promoteurs institutionnels de mesures conservationnistes institutions locales, étatiques ou fédérales ;
7 • Environnementalistes non institutionnels militants, membres d’ONG, résidents mobilisés sur une thématique environnementale, etc.
7Les défenseurs du développement économique (C1) peuvent être des promoteurs immobiliers (Arizona), des agro-industriels (Mexique), des industriels (Brésil) ou des professionnels du tourisme (Brésil), dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles des « coalitions de croissance » étudiées dans d’autres contextes urbains [Logan & Molotch, 1987 ; Stone, 1989]. Du côté des décideurs institutionnels, il est possible de distinguer d’un côté les promoteurs du « bon management » et des « bonnes pratiques » (C2), souvent formés au droit ou à l’économie, et, de l’autre, les différentes composantes des bureaucraties d’État, principalement les administrateurs de l’eau (C3), qui impulsent des mesures publiques en faisant prévaloir des critères techniques et/ou économiques. C’est ce qui distingue cette catégorie des technico-administratifs (C4), qui occupent des positions moins décisionnelles et exercent des fonctions plus spécialisées, en deçà du processus de décision politique. Ces professionnels du secteur de l’eau peuvent être ingénieurs civils ou formés à l’hydrologie et exercent des responsabilités administratives intermédiaires (direction du service de retraitement des eaux, etc.).
8Il ne fallait pas pour autant tomber dans un biais consistant à analyser les conflits de façon trop polarisée : mouvements sociaux contre gouvernement. La diversité des conflits ne permettait pas de les réduire à un type de protestation, notamment à l’action d’une minorité agissante animée par des considérations purement écologiques, qui serait en particulier l’œuvre des organisations environnementales et des comités des quartiers concernés. À côté de ces écologistes non institutionnels (C7), on a ainsi pu identifier des groupes mobilisés au sein même des administrations chargées de gérer l’eau, dont les pratiques et postures connaissent des inflexions vers l’écologisation (C6). Cet environnementalisme institutionnel, qui tente d’imposer des mesures à vocation conservationniste de l’intérieur du processus de prise de décision, s’appuie dans plusieurs cas sur une expertise scientifique susceptible de légitimer un changement d’orientation des politiques hydriques (C5). Ainsi les risques de coupure d’eau font-ils l’objet d’une littérature académique importante de la part d’hydrologues ou de géographes enseignant en université (l’université de l’Arizona aux États-Unis, l’université nationale autonome du Mexique, l’université de Sao Paulo au Brésil, etc.) et intervenant régulièrement dans des commissions, des réunions publiques et des ateliers dédiés à la crise hydrique. Cependant, l’expertise académique peut aussi être mobilisée en appui à la contestation des politiques hydriques en vigueur, en particulier afin de faire reconnaître des objectifs de durabilité aux missions officielles des agences étatiques ou locales de l’eau.
Ce qui fait tenir les coalitions
9Les cas d’étude peuvent tout d’abord être répertoriés, de façon descriptive, à partir des causes du conflit, de la configuration des coalitions observées, de la structure du réseau des protagonistes impliqués et des instruments de politiques hydriques mis en œuvre à la suite du conflit. Toutefois, il ne s’agit pas ici de construire une quelconque causalité entre les systèmes de coalitions et les politiques mises en œuvre. En effet, pour administrer la preuve de cette causalité, il aurait fallu mettre en œuvre une méthodologie propice à la description du processus de prise de décision [Bezès et al., 2018] : savoir qui échange avec qui au moment du choix ou de la mise à l’écart d’un instrument, sur la base de quels arguments, comment, quand ; qui porte quelle solution à quel moment, etc. Aucune méthodologie de ce type n’a été systématiquement mise en place au cours du travail d’enquête. Il n’a pas été possible d’établir une causalité univoque entre coalition et choix des instruments de politiques publiques. Néanmoins, puisque les coalitions constituent l’une des variables explicatives du processus politique, l’analyse qualitative de chaque cas peut nourrir un ensemble d’hypothèses interprétatives sur le sujet.
10Le cadre d’analyse comparatif établi à partir des cas d’étude permet d’affiner les variables déterminant la composition des coalitions et de construire des scénarios relatifs à l’émergence ou à la recomposition des coalitions de politiques hydriques liées aux conflits pour l’eau. Les résultats révèlent plusieurs modes de relation entre coalitions. Afin de ne pas en rester à une typologie des conflits, des motifs et des protagonistes, le travail comparatif a consisté à dégager un cadre interprétatif de ce qui impacte le processus de décision pour chaque cas d’étude en mettant en relation les politiques hydriques observées pour faire face aux crises hydriques étudiées avec les coalitions impliquées et la structure du réseau des acteurs impliqués dans chacun des conflits analysés.
11La modélisation comparative des cas d’étude part du principe que la structure des coalitions, qui met en jeu différentes ressources mobilisées par les protagonistes de l’eau à travers le réseau, s’organise autour de trois types de variables ou dimensions considérées comme indépendantes et étant à la base de l’existence de la coalition. Il s’agit d’identifier ce qui unit les individus ou institutions faisant partie de la même coalition : les croyances partagées (shared beliefs) (B), qui désignent le partage des idées entre membres d’une même coalition sur les causes du conflit, le problème posé et les politiques à mettre en œuvre pour le résoudre ; les ressources relationnelles (network resources) (N), qui désignent les moyens d’action liés à la position dans le réseau, et la perception de l’influence liée à cette position ; les ressources personnelles (personal resources) (P), qui recouvrent l’ensemble des caractéristiques scolaires, techniques, institutionnelles et d’expertise acquises par chaque individu au cours de sa trajectoire académique et professionnelle, mais également son parcours militant. Pour ce faire, une analyse des composantes principales a été réalisée sur les trois dimensions, afin d’élaborer une comparaison systématique de la structure des coalitions. Cette analyse a été prolongée par une classification mixte susceptible de mettre au jour plusieurs types de conflictualités et de structures de coalition [Lebart et al., 1995].
12L’analyse multicritères tenant compte de ces trois dimensions, réalisée sur l’ensemble des vingt coalitions identifiées au sein des terrains du projet, dessine plusieurs « scénarios » liés à la fois au volume plus ou moins important des croyances communes et des ressources relationnelles et personnelles des membres de la coalition. Les scénarios désignent la façon dont les différentes variables (B, N, P) sont associées à des formes de conflits et de politiques hydriques. En termes de schématisation (cf. Figure 1- Plan d’analyse comparative de la structure des coalitions), chaque coalition repérée sur chaque terrain est figurée par un point, et les scénarios par des lignes entourant les coalitions concernées. Les coalitions dominantes dans le cadre du conflit sont cerclées par un trait épais noir. Ce plan constitue la meilleure représentation du système analysé (82 % de l’information).
13La dimension qui contribue le plus à la différenciation des scénarios est celle des croyances partagées (shared beliefs), suivie par celle des ressources personnelles (personal resources), puis enfin celle des ressources relationnelles (network resources). Le plan d’analyse est alors découpé en six cadrans, suivant la prépondérance de chacune des trois dimensions. On peut ainsi distinguer trois configurations :
dans la première, les deux cadrans B+N+P+ et B+N+P- privilégient les croyances partagées et les ressources relationnelles ;
dans la seconde, le cadran B+N-P+, tout en donnant plus d’importance aux croyances partagées, implique moins les ressources relationnelles, d’une part, et, dans le même temps, les ressources personnelles y jouent d’autre part un rôle significatif ;
dans la troisième, les trois cadrans B-N+P-, B-N-P+ et B-N-P- donnent relativement moins d’importance aux croyances partagées.
14Par ailleurs, la projection des sept catégories de protagonistes (carrés noirs) sur le plan d’analyse illustre l’influence potentielle de cet indicateur au sein de chaque scénario, la proximité d’un type de protagonistes avec une coalition traduisant une surreprésentation relative de ce type dans la coalition. Ont également été introduites dans la caractérisation des scénarios, d’autres variables illustratives identifiées comme pertinentes : types de liens, rôles d’articulateurs (brokerage roles), catégories des organisations, niveau d’activité, perception du système de conflit, capacité d’influence et de prise de décision (cf. encadré 2).
Encadré 2. Note technique sur les variables et les modalités
Types de liens
• Un lien de pure coalition connecte deux individus qui ne sont pas nécessairement reliés institutionnellement, mais qui partagent les mêmes valeurs fondamentales et travaillent ensemble pour transformer leurs points de vue en politiques publiques.
• Une coordination intéressée se produit entre deux individus qui ne partagent pas les mêmes points de vue (valeurs fondamentales), mais qui partagent d’autres éléments (éléments secondaires) et échangent des ressources (argent, personnel ou services), les amenant à se coordonner pendant une courte période.
• Une coordination institutionnelle lie deux individus qui partagent le même espace institutionnel et qui doivent coordonner leurs efforts même s’ils n’ont pas les mêmes positions : ils sont obligés de prendre des décisions ensemble.
• Un lien de coordination hiérarchique est basé sur la subordination au sein d’une même organisation.
• Un échange d’informations se produit entre deux individus qui peuvent ou non partager les mêmes valeurs ou des éléments secondaires, mais qui seront ensemble pour un moment, l’un d’eux demandant des informations à l’autre.
• Un lien de conflit connecte deux individus qui ont des valeurs fondamentales opposées et qui rivalisent pour imposer leur point de vue comme étant la politique publique nécessaire.
Types d’organisation d’appartenance
• Organisations fédérales/nationales ; organisations étatiques (État fédéré) ; régions, intercommunalités et comtés ; municipalités et organisations locales ; associations, ONG et organisations de la société civile ; centres de recherche et universités ; secteur privé ; organisations internationales ; comités et agences de bassin versant.
Les rôles d’articulateur (brokerage roles)
Les rôles d’articulateur concernent les liens indirects et se définissent par rapport à une partition donnée des individus considérés. Un articulateur peut nouer cinq types de relations entre deux protagonistes qui ne sont pas directement liés.
• Le coordinateur (coordinator) met en jeu un groupe. Il permet de relier deux protagonistes non directement connectés au sein de son groupe. Il est important quand la communication au sein de son groupe est bloquée et nécessite l’intervention d’un tiers « intérieur ».
• Le médiateur (itinerant broker) met en jeu deux groupes. Il permet à deux protagonistes issus d’un même groupe, mais différents du sien, d’être indirectement connectés. Il est important quand la communication au sein du groupe extérieur est bloquée et nécessite l’intervention d’un tiers extérieur.
• Le représentant (representative) met en jeu deux groupes. Il permet à un membre de son groupe de se mettre en relation indirecte avec un membre d’un groupe extérieur. Il contrôle les informations en sortie de son groupe.
• Le gardien (gatekeeper) met en jeu deux groupes. Il permet à un membre d’un groupe extérieur de se mettre en relation avec un autre membre de son propre groupe. Il contrôle les informations en entrée de son groupe.
• L’intermédiaire (liaison) met en jeu trois groupes. Il permet de mettre en relation deux protagonistes issus de deux groupes différents et différents du sien. Il a le pouvoir de couper le pont entre les deux autres groupes.
Perception du conflit
La perception du système de conflit est mesurée selon l’intensité du conflit (intense, moyenne ou faible, voire nulle), d’une part, et la cohérence de la position des acteurs, également sur trois degrés (forte, moyenne, minimum), d’autre part.
Capacité d’influence
La capacité d’influence et de prise de décision est synthétisée en quatre modalités : influence globale (politico-économique, d’expertise et sociale) ; influence politico-économique et d’expertise ; influence sociale ; aucune influence.
Relations entre coalitions et (non-)modification des politiques hydriques
15Les résultats de la modélisation appliquée aux conflits étudiés livrent six configurations distinctes. Leur interprétation doit être adaptée à la spécificité de chaque terrain. Dans un contexte de raréfaction des ressources, les politiques hydriques découlent de la conjonction de plusieurs facteurs : la croissance urbaine, qui accentue le défi du maillage des services urbains, souvent déficitaires dans les périphéries et les zones péri-urbaines, ce qui remet en cause l’unité d’un opérateur gérant un réseau unifié sur un territoire [Lorrain, 2011] ; le changement climatique, qui accentue certains déséquilibres à l’intérieur des régions étudiées, en diminuant les sources d’approvisionnement et en augmentant la surexploitation de la ressource ou sa non-préservation. Les politiques hydriques sont donc marquées par une certaine crise des systèmes techniques traditionnels, ou par leur mise en concurrence avec des solutions alternatives : le recyclage de l’eau, la mise en place de petits systèmes en circuit fermé, l’utilisation des eaux de pluie ou de méthodes de stockage, par exemple. Cette mise en question des systèmes existants, en particulier des grandes infrastructures hydrauliques, est désignée ici sous le terme d’« écologisation » des politiques de l’eau. L’interprétation des scénarios conduit à mettre en évidence les conditions d’émergence, plus ou moins prononcées ou marginales selon les terrains, de cette écologisation.
Scénario 1. B+ N+ P+ : Renforcement des bureaucraties hydriques
16Dans ce premier scénario, les protagonistes des conflits étudiés se trouvent essentiellement liés par des croyances partagées. Ils collaborent et mobilisent leurs ressources communes, tant relationnelles que personnelles, pour faire coalition au sein de conflits perçus comme modérés. Les protagonistes sont issus d’organisations étatiques auxquelles s’ajoutent des institutions nationales, voire internationales. Ce sont des techniciens gestionnaires et des administrateurs, auxquels s’associent dans une bien moindre mesure des promoteurs du développement économique. Ils sont tous dotés de capacité d’influence politico-économique. Deux des trois coalitions qui relèvent de ce cas de figure sont des coalitions dominantes, ce qui suggère qu’un tel scénario réunit des conditions propices à la coordination d’une action pouvant influer sur la formation des politiques publiques, en renforçant l’influence des bureaucraties hydriques dans leur rôle de soutien au développement économique des régions concernées. Ces coalitions se révèlent favorables, non au changement, mais à la continuation des politiques hydriques en place, en termes de grandes infrastructures et de recherche de nouvelles sources d’approvisionnement. L’importance des croyances explique en grande partie cette permanence : celles-ci agissent sur la longue durée et sont plus difficiles à changer, même en cas de perturbation extérieure au système. Dans ce scénario, la mise en concurrence des politiques traditionnelles est la moins marquée et l’écologisation des politiques publiques est soit inexistante soit marginale, dans la mesure où les protagonistes qui en sont porteurs appartiennent aux coalitions dominées ou sont marginaux dans la coalition dominante.
Scénario 2. B+ N+ (P+ ou P-) : Émergence d’une coalition de militantisme écologique de la « société civile »
17Le deuxième scénario se singularise par l’importance des croyances (B+) et du type et volume des ressources relationnelles (N+). La coalition qui tente d’orienter le système dans un sens écologique est composée de protagonistes de type pro-environnemental issus de la société civile. S’ils restent liés par des croyances partagées, leurs ressources communes personnelles sont moins mobilisées que dans le premier scénario lors de la formation de coalitions de politiques hydriques, parce que leur influence sur les institutions reste limitée. Ils sont principalement dotés de faibles ressources institutionnelles, d’une grande capacité d’influence sociale –au niveau territorial – et, pour une petite partie, d’une influence supplémentaire en matière de politique, d’économie ou d’expertise. Leur hétérogénéité, combinée à la nature de leurs liens – échanges d’informations – et à la présence de petites tensions internes, peut expliquer la nécessité, d’une part, d’une forte coordination au sein des coalitions et, d’autre part, d’articulateurs pour contrôler les échanges entre leur propre coalition et l’extérieur, afin de mieux structurer leur action militante, de clarifier leur position et de rester dans un esprit de « bonne gouvernance », de « concertation » et de « démocratie participative ». Aucune coalition dominante ne relève de ce scénario : les bureaucraties hydriques sont la plupart du temps les adversaires désignés, ce qui explique aussi les faibles résultats de ces coalitions en termes de transformation des politiques hydriques. Si elles arrivent à produire, dans la durée, un changement dans les croyances et les représentations relatives à la préservation des ressources et des services en eau, elles n’ont pas les ressources institutionnelles pour les traduire en politiques effectives et ne déploient que rarement un militantisme institutionnel [Politix, 2005] qui serait susceptible de faire valoir leurs solutions. Ce dernier point pose la question de la spécificité des politiques de l’eau, notamment en zones urbaines, qui sont liées à des investissements si lourds qu’elles échappent au bricolage institutionnalisé [Garraud, 2000] et à un militantisme institutionnel propice à l’entrée de ce type d’acteurs dans les instances de gouvernement et/ou dans l’administration (C5 et surtout C7).
Scénario 3. B+ N- P+ : Renforcement du pouvoir territorialisé des professionnels de l’eau
18Le troisième scénario est le fait de protagonistes liés par leurs croyances partagées et leurs caractéristiques personnelles, les ressources relationnelles étant beaucoup moins structurantes. Plus de la moitié de ces protagonistes n’ont de liens qu’au sein d’un espace institutionnel commun : il s’agit d’une catégorie d’administrateurs de l’eau qui ne forment coalition que dans la mesure où ils appartiennent à la même organisation professionnelle. Alors que le conflit reste modéré dans la forme, les croyances et les attitudes de ceux qui ne font pas partie de l’administration sont considérées comme versatiles, donc peu dignes de confiance. Les ressources personnelles communes liées à des compétences partagées – permettant l’intégration dans une même institution – sont exploitées à défaut de coalition avec des membres d’autres organisations. Par leur pouvoir, ces protagonistes sont appelés à jouer des rôles d’intermédiaires entre des coalitions extérieures différentes de la leur. On est ici en présence d’une forme locale de mobilisation dont la moitié œuvre au niveau municipal et l’autre moitié au niveau intermunicipal, voire régional. Ce scénario peut être celui du renforcement du pouvoir des professionnels de l’eau œuvrant sur le territoire considéré. Des possibilités de changement des politiques hydriques peuvent néanmoins apparaître, lorsque l’expertise de la bureaucratie de l’eau prend la mesure des problèmes locaux. En témoigne la mise en œuvre de projets alternatifs aux grandes infrastructures à l’échelle métropolitaine, afin de pallier les risques de coupure et de prévenir des protestations futures. En ce sens, ce type de coalition se trouve être un hybride entre la littérature sur la territorialisation des politiques publiques et celle sur la permanence des hydrocraties [Molle et al., 2009]. En effet, si ce scénario marque la jonction entre les territoires des problèmes et les solutions inventées pour y répondre, avec les adaptations innovantes qui en résultent, il montre toutefois une forme de dépendance aux institutions traditionnelles du secteur de l’eau.
Scénario 4. B- N- P- : Émergence d’une coalition de « modus vivendi » en faveur d’un développement local durable
19Le quatrième scénario ne privilégie aucun des trois facteurs étudiés, mais il se déroule dans un contexte de haute conflictualité autour des enjeux hydriques, où seuls les protagonistes centraux sont perçus comme aptes à maintenir leurs orientations en matière de politique hydrique. Il peut s’agir de pro-environnementaux comme de promoteurs du développement économique se rencontrant sur un certain nombre d’initiatives communes pour résoudre les conflits. Ce sont des municipalités et des organisations locales, des organisations de la société civile (associations, ONG, etc.) ou encore du secteur privé (surreprésenté dans ce scénario).
20Ancrés dans le territoire local, les principaux protagonistes de ce scénario accèdent cependant à des niveaux d’action nationaux, fédéraux ou internationaux. La combinaison d’un contexte conflictuel avec la diversité des intérêts représentés, et les tensions éventuelles qui peuvent en résulter, explique la présence notable de coordinateurs au sein de ces coalitions. Étant dotés d’une grande capacité d’influence et de prise de décision en matière politico-économique et sociale, ces intermédiaires se voient attribuer des rôles de médiateurs pour le compte de coalitions extérieures. Ce scénario met au jour la recomposition de coalitions, recomposition destinée à sortir d’un conflit par la recherche d’un consensus a minima entre intérêts divergents, et en particulier l’adoption d’instruments politiques présentés comme novateurs en matière d’écologisation des politiques hydriques.
Scénario 5. (B+ ou B-) N+ P- : Émergence d’une coalition conservationniste basée sur l’expertise
21Plus que les ressources personnelles, ce sont les ressources relationnelles qui sont remarquées dans le cinquième scénario, celles-ci dépassant les croyances partagées. Le changement dans les modèles de gestion des ressources hydriques n’est pas seulement le fait de chocs externes (catastrophes, etc.) ou de l’apprentissage par la coalition dominante des solutions alternatives prônées par les coalitions dominées, mais bien la résultante d’une égalisation des capacités d’influence sur les décisions. Ce scénario présente la plus grande diversité de protagonistes mobilisés, les seuls absents étant les administrateurs étatiques et les comités de bassin. Par rapport aux autres scénarios, les organisations fédérales et nationales ainsi que les régions et les comtés atteignent ici leur part maximale.
22Plus de la moitié des protagonistes détiennent des capacités d’influence et de prise de décision, avec des capacités en matière politico-économique et d’expertise et, à un degré moindre, disposant d’une influence sociale. Ces ressources personnelles partagées permettent d’alimenter les échanges de faveurs qui ont lieu au sein de la coalition. Dans ce scénario, une coalition (celle d’Arizona) sur les quatre concernées est une coalition dominante. C’est aussi la plus locale et la moins internationale. La configuration de ce scénario semble réunir les conditions propices à l’émergence d’une coalition d’experts favorable à des politiques modérées de conservation des ressources hydriques – développement des technologies de conservation des ressources.
Scénario 6. B- N- ( P+ ou P-) : Émergence d’une coalition conservationniste à teneur institutionnelle
23Dans le sixième scénario, les croyances partagées et les ressources relationnelles sont sous-représentées dans les échanges, les seules ressources personnelles communes pouvant être sollicitées. Si le réseau s’apparente à un réseau ordinaire de politiques publiques, les liens de coordination intéressée, qui traduisent des échanges de faveurs, sont les plus significatifs, le reste consistant en des échanges d’informations. Les liens hiérarchiques et surtout institutionnels sont moins importants. Les protagonistes sont diversifiés entre pro-environnementaux, managers et développeurs économiques. Ainsi, la moitié d’entre deux appartiennent à des organisations étatiques, tandis que les autres se répartissent entre municipalités, société civile et secteur privé. Les niveaux d’action suivent la même logique : une moitié se situe au niveau étatique, tandis que le reste varie du niveau régional /intercommunal au niveau local – la part du niveau fédéral ou national étant non significative. Dans ce contexte très institutionnalisé où le consensus semble dominer, le niveau de conflit est pourtant perçu comme intense, et les protagonistes de l’eau considérés comme les plus aptes à tenir leurs orientations sont en même temps les plus influents. Ces considérations concordent avec les pratiques relationnelles des protagonistes de ce scénario, dotés de capacité d’influence et de prise de décision en termes politico-économique, qui peuvent avant tout mobiliser ces ressources personnelles dans le cadre de leurs échanges de faveurs, et s’appuyer sur des parcours professionnels et académiques communs pour s’entendre. Ce contrôle des échanges s’étend aux relations entre leur coalition propre et un extérieur qui reconnaît leur expertise, et qui les sollicite parfois en tant que médiateurs. Ce scénario peut donc réunir les conditions nécessaires à l’émergence de ce que l’on qualifie de coalition conservationniste à teneur institutionnelle. L’émergence de politiques conservationnistes qui font consensus dans une situation tendue est le produit d’une recomposition des coalitions autour de certaines institutions qui jouent un rôle central et qui ont besoin les unes des autres pour rallier l’ensemble des professionnels de l’eau à leurs politiques hydriques, voire imposer celles-ci en cas de crise mettant en cause le fonctionnement du système (sécheresse, contamination, etc.).
Architectures institutionnelles dans la (non-)modification des politiques hydriques
24La comparaison des cas d’étude via la grille d’analyse des coalitions montre qu’il est difficile de faire évoluer les seules croyances, en particulier les core beliefs (croyances fondamentales), et que le changement dans les politiques hydriques vient plutôt de facteurs extérieurs au système considéré. Plusieurs variables liées aux architectures institutionnelles s'avèrent pertinentes pour comprendre ce changement.
25La première variable est la répartition des compétences sectorielles relatives à la gestion de l’eau selon les institutions. La distribution des compétences peut en effet être très concentrée dans le corps technique des ingénieurs civils, comme c’est le cas au Brésil, en Bolivie et au Pérou, alors que les États-Unis et le Mexique montrent l’émergence d’autres corps, porteurs d’autres compétences, environnementales notamment.
26La seconde variable est la répartition de ces compétences selon les niveaux d’action, qui se produit régulièrement dans deux univers institutionnels, à savoir d’une part la compagnie d’État et le secteur administratif hydrique et environnemental et, d’autre part, l’État fédéré. L’écologisation des politiques hydriques se réalise donc dans les interstices de ces niveaux d’action (cf. Figure 2 - Répartition des conflits selon les niveaux d’action), à travers l’émergence d’autres savoirs techniques (santé publique, alternatives techniques, etc.). Comme le montrent les cas de Duque de Caxias et de Billings, au Brésil, cette concentration construit des réseaux polarisés d’un côté sur l’État fédéré et ses institutions sectorielles spécialisées sur l’eau (bureaucraties hydriques) et de l’autre sur des organisations promouvant des savoirs moins centraux (santé publique, petits systèmes, etc.) qui tentent de structurer leurs liens à l’aide de mouvements sociaux. Mais ces deux coalitions n’entretiennent que peu de relations. La structure des réseaux étudiés montre une déconnexion entre le niveau des conflits d’accès à l’eau – connexion au réseau d’alimentation et de traitement – qui se développent localement dans les quartiers des villes périphériques, et le niveau d’un type d’expertise sur l’eau – ingénierie civile – qui monopolise la décision politique et se concentre au niveau de l’État fédéré. Cet exemple montre que conflits et fabrique des politiques doivent se comprendre en croisant deux variables : celle des niveaux d’action et celle des sphères d’engagement.
27Aux États-Unis en revanche, comme le montre le cas de l’Arizona, la centralité des bureaucraties hydriques ne se comprend que dans l’interdépendance des différents niveaux d’action : les administrations d’État s’appuient en effet sur les institutions locales pour impulser des politiques hydriques « durables ». Cette interdépendance permet aussi la consolidation, dans les espaces locaux, d’une écologisation des politiques hydriques s’appuyant sur la valorisation d’autres types de compétences, plus environnementales.
28Les analyses qui précèdent se rapportent à une question classique de la sociologie historique de l’État : celle de l’autonomie du champ bureaucratique et de ses segments, reposant d’ailleurs sur une approche wébérienne de celui-ci [Badie & Birnbaum, 1982 ; Birnbaum, 1988]. Cette littérature insiste sur le fait que la construction des États repose historiquement sur la différenciation entre les structures et les règles institutionnelles de ces États, et celles de la société. Les différentes formes d’État sont alors la conséquence de cette plus ou moins forte différenciation. Les scénarios 1 à 3 restent modelés par l’autonomie marquée des hydrocraties maîtrisant les politiques du secteur de l’eau. Les coalitions dominantes y sont les plus recentrées autour des croyances et ressources techniciennes de l’État et des niveaux de gestion où se concentre le pouvoir hydrocratique d’État (souvent l’État fédéré). À l’inverse, les scénarios 4 à 6 laissent voir une dédifférenciation marquée des segments de l’État spécialisés dans la gestion de l’eau autorisant une écologisation plus forte de ces politiques. Les coalitions dominantes y sont les plus ouvertes à des protagonistes issus de secteurs autres que celui de l’eau. Toutefois, certains scénarios sont hybrides : autonomie des bureaucraties hydriques et écologisation ne se révèlent pas nécessairement incompatibles lorsque les niveaux locaux et internationaux introduisent des valeurs et solutions alternatives à celles des bureaucraties (cas de l’Arizona et d’Ilhabela). Cette question de l’autonomie de l’État n’est pas secondaire en matière de gestion des problématiques environnementales. La littérature normative s’arrête sur un enjeu gestionnaire et bureaucratique considéré comme capital pour permettre la transition verte : les politiques environnementales n’auraient de chance de succès qu’à la condition de reposer sur une désectorisation des actions entreprises, c’est-à-dire à la fois sur une coopération entre secteurs bureaucratiques et une dédifférenciation de l’État, susceptibles de permettre une coordination accrue des protagonistes. Les résultats exposés ici ont le mérite de montrer que le débat n’est pas aussi tranché : la question de l’autonomie de l’État demande à être remise sur l’établi au regard des nouvelles approches du processus politique (policy process). Le modèle mis en œuvre dans cette recherche montre que la variable de l’autonomie de l’État n’est pas incompatible, dans des conditions précises (scénarios 3 et 6), avec la définition des problèmes et des solutions hors des enceintes de l’État et de ses secteurs relativement autonomes.
29Au final, la dimension multiniveaux des conflits pour l’eau semble relativement paradoxale : elle pourrait à première vue prendre la forme d’un retour de l’État semblable à celui constaté par Evans et al. [1999]. Un tel diagnostic demande cependant à être nuancé : d’une part, parce qu’en matière de politiques hydriques, l’État ne s’est jamais vraiment retiré (même dans l’Ouest américain, la gestion des infrastructures de l’eau est un enjeu trop important pour être confié au privé) ; d’autre part, parce que le pouvoir des hydrocraties est parfois moins une puissance effective qu’un enjeu, où le questionnement des modèles de gestion est l’occasion d’impulser des transformations à plus long terme des politiques hydriques. Lorsque ces politiques ne sont pas remises en cause dans les faits, comme en Bolivie ou au Mexique, l’État conserve un pouvoir de définition des modes de gestion de l’eau. À l’opposé, le cas de l’Arizona montre une bureaucratie hydrique qui reprend les mesures conservationnistes promues par les administrations locales, dans la mesure où ses capacités d’action n’existent que dans l’interdépendance des institutions face aux coalitions de croissance qui défendent le développement urbain, en dépit d’une rhétorique de la durabilité. Entre les deux, un ensemble de cas intermédiaires peuvent être définis, avec par exemple l’émergence d’instruments de gestion durable de la ressource, comme c’est le cas à Rio, dans un cadre compatible avec des politiques classiques d’augmentation de l’offre et de développement de projets d’infrastructures.
30L’approche comparative met également en évidence, à travers les différentes configurations, si ce n’est l’apparition, du moins la consolidation d’un niveau d’action spécifique : celui des métropoles ou des institutions interurbaines ou régionales, entre les villes et les États.
Conclusion
31Si la comparaison entre les cas d’étude comporte une dimension exploratoire, il est néanmoins possible d’en valoriser plusieurs apports scientifiques. D’un point de vue méthodologique tout d’abord, l’élaboration d’une grille d’analyse commune a permis de ne pas se limiter à une juxtaposition de monographies et de construire une compréhension fine des logiques multiniveaux au-delà des différences nationales, en termes d’architecture institutionnelle comme de régulation environnementale. Le développement de ce modèle comparatif international, fondé sur un usage critique de l’analyse des coalitions de cause et sur une méthodologie quali-quanti intégrant d’autres types de variables, permet de déplacer l’analyse. Focalisée sur les revendications adressées à un gouvernement par la protestation des populations résidentes – provoquée par des eaux contaminées, un accès inégal au service ou un refus de la privatisation de l’entreprise –, l’analyse s’oriente vers une appréhension des modes de gestion de l’eau qui engagent des structures administratives complexes, à la fois dédiées aux services urbains et imbriquées dans des enjeux de pouvoir qui les dépassent. Elle passe du récit local de situations polarisées, où se révèle la capacité de revendication de la société civile, à une appréhension des logiques sociales et institutionnelles présidant à la mise en place des politiques hydriques, dans des champs bureaucratiques nationaux spécifiques désignés par le terme d’hydrocraties. Si les luttes pour l’eau se produisent principalement au niveau local, les causes qui les animent répondent à des logiques se jouant à d’autres niveaux : les normes associées aux modèles de gestion sont nationales et internationales, qu’il s’agisse d’usages ou de transferts de compétences, de l’histoire et de la configuration des institutions, des profils socioprofessionnels et des ressources des protagonistes, de la force des contraintes extérieures, de la capacité à intégrer les normes internationales, etc.
32Les apports de ce travail concernent également la compréhension de la formation des coalitions à partir de cas d’étude choisis pour analyser les effets de la croissance urbaine et du changement climatique sur l’accès aux ressources hydriques et aux services de distribution. Les inégalités observées ne se résument pas à un problème d’infrastructures urbaines. Elles posent bien la question des modes de gestion implantés par des bureaucraties hydriques focalisées sur de grands projets d’équipement sur l’ensemble d’un territoire desservi. Cette mise en question, qu’elle débouche ou non sur des changements effectifs de modes de gestion, fait ressortir différents processus d’écologisation des politiques de l’eau en fonction des coalitions qui peuvent se mettre en place dans chaque configuration institutionnelle. Les protagonistes des conflits pour l’eau, qui ont souvent été réduits à une opposition résidents/gouvernement, mettent en réalité en jeu les bureaucraties responsables des politiques hydriques. Dans des contextes de pénurie (changement climatique, croissance urbaine, réduction des financements des infrastructures pour de nouvelles sources d’approvisionnement), les luttes pour l’imposition de politiques hydriques sont aussi des luttes de savoirs, de savoir-faire et de compétences techniques opposant des agents aux ressources différentes : appartenance à une coalition, position institutionnelle et dans les réseaux de politiques publiques, trajectoires académiques et professionnelles, etc. D’autre part, ces jeux politico-bureaucratiques sont à replacer dans les structures spécifiques à chacun des États étudiés et le rapport centre-périphérie qui en découle (État fédéral ou central, État fédéré ou structures décentralisées). Si des situations d’innovations institutionnelles et des politiques hydriques peuvent être décelées sur certains terrains (apprentissages entre coalitions, recompositions des relations entre acteurs permettant l’invention de nouvelles solutions), d’autres laissent voir au contraire une tendance à la dépendance au sentier (path dependency), avec, en période de stress hydrique, un resserrement du système décisionnel sur une coalition techniciste qui monopolise les ressources expertes du secteur bureaucratique de l’eau, perpétue des solutions existantes et met à la marge les solutions alternatives. La variété des scénarios mis au jour dans les conflits étudiés renvoie à un même problème, celui d’une crise de systèmes fondés sur le pouvoir d’hydrocraties et leurs savoirs d’ingénierie : soit le système survit en se renforçant, soit il se transforme pour survivre en incorporant d’autres orientations et d’autres compétences, soit il laisse la place à d’autres forces alternatives à l’occasion d’une recomposition des coalitions.
33La comparaison peut également se situer au niveau des variables qui impactent le plus les différents scénarios, afin de comprendre l’issue des conflits étudiés. Les apports de cette recherche collective se trouvent alors dans l’étude des effets des conflits pour l’eau sur la « transition écologique » et la mise en œuvre de nouveaux instruments de politiques publiques destinés à s’y adapter : adoption de politiques de l’eau plus ajustées aux contraintes de la « transition écologique » lorsque la crise hydrique génère une recomposition des coalitions porteuses de compétences nouvelles ; maintien des politiques en vigueur lorsque les recompositions de coalitions ne provoquent aucun changement dans les croyances partagées et dans la distribution des intérêts en place.
34Enfin, une problématique commune émerge de l’ensemble des cas étudiés. Quelle que soit l’issue des conflits, la mise en question des mégaprojets et des grandes infrastructures (barrages, canaux, etc.), des savoirs qui président à leur mise en œuvre, et des bureaucraties hydriques qui les pilotent, montre à quel point les incertitudes provoquées par les effets de la « transition écologique » affectent la façon de concevoir les modes de gestion de l’eau. Les nouveaux protagonistes de l’eau ne se résument plus aux associations ou organisations non gouvernementales : ils désignent désormais aussi des administrations et des professionnels de l’eau à différents niveaux de gestion. Au-delà des exigences de transparence et de participation, ces protagonistes de l’eau portent l’exigence de politiques alternatives dont les orientations écologiques sont affirmées. L’une des perspectives ouvertes par cette enquête est de permettre d’analyser les conditions d’émergence d’une écologisation des politiques de l’eau, et en particulier la mise en place de politiques conservationnistes qui sont soutenues par des mouvements environnementalistes alertant sur la « transition écologique », et promues à différents niveaux institutionnels par des décideurs soucieux de concilier développement économique et préservation des ressources hydriques et des écosystèmes.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’usage des guillemets pour certaines notions sert à signaler qu’il s’agit de catégories indigènes et non de concepts sociologiques.
2 Ce projet, intitulé « Bluegrass : les luttes pour l’or bleu dans les Amériques » (2013-2017), a été financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).
3 Le lecteur trouvera plus de détails sur chacun des conflits étudiés dans Poupeau et al., 2018.
Auteurs
Joan Cortinas Muñoz est maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux et chercheur associé à la chaire Santé de Sciences Po Paris. Il est titulaire d’un doctorat de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Ses recherches portent actuellement sur les ressorts, mais aussi les blocages, à l’écologisation des politiques publiques dans les domaines de l’alimentation et de la gestion des ressources naturelles à partir d’une sociologie de l’État et de l’administration couplée à une sociologie de l’action publique multiniveaux. Ses terrains de recherche couvrent différentes régions en France, en Espagne et dans les Amériques. Il a publié de nombreux articles et ouvrages dont le plus récent est The field of water policy: Power and scarcity in the American West (Routledge, 2019).
Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS, affecté à l’Institut français d’études andines (La Paz, Bolivie), chercheur associé au Creda et directeur d’études à l’IHEAL. Il a été directeur, entre 2012 et 2017, de l’unité mixte internationale de recherche iGLOBES (Interdisciplinary and Global Environmental Studies) basée à l’université d’Arizona. Ses recherches portent sur les inégalités urbaines et les politiques de l’eau en Amérique du Sud et aux États-Unis. Il a publié de nombreux articles et codirigé plusieurs ouvrages dont Water Conflits and Hydrocracy (IEE-USP, 2018) et The Field of Water Policy (Routledge, 2019). Il est aussi l'auteur de Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), (Raisons d’agir, 2021).
Lala Razafimahefa est ingénieure statisticienne au CNRS. Elle est affectée à l’unité ART-Dev, un laboratoire multidisciplinaire incluant géographes, économistes, sociologues et politistes. Elle s’implique dans des travaux de recherche dans les domaines de l’action publique, de la gouvernance, des jeux d’acteurs et du développement, à travers des champs d’investigation tels que l’eau, l’environnement, l’agriculture, l’espace rural ou les territoires de projets. Ses publications portent principalement sur la mise en œuvre de méthodologies focalisées sur l’analyse des données multidimensionnelles, l’analyse des réseaux sociaux et des données relationnelles, l’analyse textuelle et l’analyse spatiale.
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