Chapitre 2. Mexico au début du xxie siècle
p. 41-48
Texte intégral
1Le début de la décennie 1990 est un moment commode pour réfléchir sur l’avenir proche de la capitale mexicaine : après quatre décennies de croissance — de l’État fédéral, de l’économie urbaine, de la population métropolitaine —, la décennie 1980 a remis bien des données en question : ébranlement et réorganisation de l’État, croissance économique beaucoup plus lente, irrégulière, et localisée principalement dans la périphérie du pays, surtout au Nord, et non pas dans le Centre et sa métropole, enfin étranges résultats d’un recensement de population en 1990 qui supposerait une croissance démographique métropolitaine inférieure à 1 % par an dans la dernire décennie, après qu’elle ait atteint 4 ou 3 % pendant les décennies antérieures.
2L’évolution démographique sert mieux que toute autre donnée à poser les questions de l’évolution prochaine. Si l’aire métropolitaine n’est passée que de 14,5 à 15 (ou même 16) millions d’habitants pendant la décennie 1980-1990, alors on peut en attendre moins de 18 en l’an 2000 : une ville de classes moyennes à croissance lente, comme Buenos Aires, avec ses problèmes d’entretien et de modernisation, mais aussi de vieillissement nécessitant de construire plus de maisons de retraites que d’écoles. Si les prévisions du Conseil national de population (Conapo) de 18,5 millions en 1988, donc 20 millions en 1990, restaient exactes, la projection jusqu’en l’an 2000 conduirait à entre 25 et 30 millions, c’est-à-dire un ralentissement modeste de la croissance, nécessitant des solutions encore très difficiles aux problèmes de services urbains (eau, transports, écoles) et un étalement encore fort de la zone urbaine construite, à moins d’une densification importante de la population dans celle-ci.
3Les éléments de l’énigme démographique relèvent évidemment de l’évaluation à partir de données incertaines. Tout d’abord, dans l’agglomération plus qu’ailleurs, une surévaluation du recensement de 1980 a été possible, conduisant à des projections trop fortes. En plein boom pétrolier, l’État mexicain a pu, en effet, tirer gloire de la puissance de sa capitale, et souhaiter la gonfler au-delà de la réalité. Inversement, la prise de conscience des problèmes de celle-ci au cours de la décennie 1980, en raison du retournement de conjoncture économique, puis à l’occasion du tremblement de terre de 1985, ont pu conduire à souhaiter sous-estimer la croissance de la ville. Ainsi est-il possible que Mexico n’ait pas encore atteint réellement 14 millions d’habitants en 1980, et plus probable encore qu’elle ait dépassé 15 millions en 1990, mais peut-être d’assez peu pour qu’on n’en prévoie qu’à peine 20 en l’an 2000.
4Ces hypothèses basses supposent que s’est produite une baisse de fécondité très rapide, qui ne pourrait que se poursuivre pendant la décennie 1990, accompagnée d’un arrêt à peu près total des migrations depuis la province, ainsi que d’une éventuelle émigration depuis la capitale ; celle-ci peut concerner les couches aisées (et l’on pense plutôt à une décentralisation à très courte distance, vers le Morelos en particulier), mais plus encore les couches modestes, vers la frontière et vers les États-Unis probablement1. De telles migrations peuvent s’accentuer dans les années prochaines.
5Ces éléments démographiques peuvent modifier le poids politique des éléments du couple District fédéral/État de Mexico qui compose l’aire métropolitaine. Dès le recensement de 1990, et quelles que soient les sous-évaluations de celui-ci, la population de l’État de Mexico a dépassé celle du District fédéral, et avant la fin du millénaire c’est à elle seule la zone conurbée du premier qui va dépasser le second. Même si certains présentent une union politique des deux éléments de la conurbation comme souhaitable à la gestion de la ville, l’événement est très improbable, car la nouvelle unité représenterait un poids politique très lourd : dans l’hypothèse du maintien d’une gestion très centralisée, l’État central aurait à accorder ses faveurs à un quart des citoyens du pays (le double des actuels Chilangos du District fédéral, bénéficiaires de longue date ou récents des subsides étatiques). Dans l’hypothèse de pouvoirs accrus des autorités locales, ce serait donner à l’opposition politique un bastion très vaste, pour ce que l’on sait du caractère massif des votes en faveur du Parti d’action nationale (PAN) et, plus encore, de C. Cárdenas, en 1988. Si se maintient, comme probable, le statu quo territorial, l’évolution du District fédéral vers plus d’autonomie (l’objectif étant l’élection d’un gouverneur comme dans les États de la Fédération) supposera un accord politique entre celui-ci et la présidence de la République, ce qui nécessite un assouplissement des oppositions affirmées en 1988 : rien ne le laisse supposer en 1993.
6L’avenir de l’agglomération, dans son fonctionnement et sa cohérence, se joue dans la politique d’équipements urbains. Politique des transports et politique de l’eau commandent largement le style de développement en cours. Rappelons que dans ce pays fortement centralisé, les décisions gouvernementales priment sur celles du District fédéral ou de l’État de Mexico en la matière. Or ce gouvernement n’a plus les moyens d’emprunter massivement pour ses équipements urbains : une fiscalité plus forte et mieux répartie entre les couches urbaines est-elle à même de financer de nouveaux équipements ? En même temps une amélioration des équipements est plus vraisemblable si la croissance démographique est réduite par rapport au passé et si elle ne s’accompagne plus autant d’une extension des sols urbanisés, c’est-à-dire si s’opère une densification de l’occupation de ceux-ci, en particulier à travers une fiscalité foncière plus contraignante. On en prend probablement le chemin en 1992 avec la réforme de la législation foncière issue de la réforme agraire : si l’ejido devient propriété privée, la fraude sur l’usage des sols y est peut-être plus facile à contrôler et surtout le sol potentiellement urbanisable est soumis à l’impôt : il cesse d’être très bon marché et ceci incline à densifier le bâti : rappelons que prédomine à Mexico un modèle d’habitat des classes moyennes en maison individuelle, plus encore que dans la plupart des métropoles latino-américaines, ce qui pourrait se modifier lentement par la pression fiscale vers plus de constructions d’habitations collectives moins coûteuses en équipements publics.
7La politique de transports semble prévoir une telle modification de l’habitat, dans la mesure où les investissements récents, comme les projets en cours, portent plus sur les transports collectifs que sur l’extension des capacités du réseau destiné à la circulation automobile individuelle. Le premier chapitre en la matière concerne le réseau de métro, pourvu de nouvelles lignes au cours de la décennie 1980. Celles-ci n’étaient pas sorties du District fédéral, pour des raisons institutionnelles. Mais des projets concernent la desserte des axes d’expansion urbaine dans l’État de Mexico, vers le nord-ouest, le nord-est et le sud-est. La construction d’une voie ferrée mise en service en 1992 sur ce dernier axe correspond aux besoins de services pour les plus grandes concentrations de populations pauvres (municipes de Netzahualcoyotl, Chimalhuacán et Chalco). Ce qui s’est révélé possible ici peut l’être aussi bien pour l’axe nord-ouest (Cuautitlán) ou nord-est (Ecatepec). Second chapitre concernant les transports urbains, celui des autobus, thème de plus en plus étudié : les concessions de lignes de minibus (une vingtaine de passagers) ou de taxis collectifs (moins d’une dizaine) se sont multipliées, dévolues à des entreprises privées, en renforcement — ou en substitution — des lourdes unités encombrantes et vétustes gérées par une unique entreprise publique. Le succès en quelques années de ces petites unités aux itinéraires très diversifiés montrent qu’il est possible de créer un système collectif à deux vitesses, couplant grandes infrastructures et petites entreprises proches de l’informel. Le dernier volet de cette politique a ses racines juste après le tremblement de terre de 1985 : c’est le moment où surgissent les préoccupations pour la situation de l’atmosphère de la ville, dont les taux de pollution sont depuis lors annoncés publiquement et commentés avec un pessimisme justifié. Il en résulte pendant l’hiver 1988-1989 (juste après les élections présidentielles) une mesure “d’urgence” de restriction à la circulation des véhicules automobiles non publics, dont un cinquième est interdit à la circulation urbaine dans l’agglomération chacun des cinq jours ouvrables de la semaine, mesure qui n’a pas été supprimée par la suite. Elle a été appliquée de façon efficace, sans que se produisent les phénomènes habituels à Mexico de corruption du milieu de la police, qui auraient pu en freiner l’exécution. On peut supposer que dans l’avenir cette politique pourrait être renforcée en obligeant les véhicules neufs soit à l’usage de pots d’échappement catalytique, soit à l’usage de carburants adaptés « verts » : dès 1992, certains taxis ou minibus s’affichent comme non polluants et, pour la première fois les pouvoirs publics annoncent cette année-là des résultats un peu moins mauvais que précédemment.
8La politique de l’eau est évidemment l’autre moyen d’une maîtrise du mode d’utilisation des espaces urbains, vers moins d’inégalité dans l’accès à ce service et vers une réduction des investissements destinés à accroître les débits distribués. Ici, comme dans le domaine des transports, faire payer aux usagers — et aux plus gros consommateurs en particulier — une part plus grande des investissements semble prévisible. Par ailleurs à des projets d’infrastructures destinées à pomper des débits supplémentaires à des distances toujours accrues et à des altitudes toujours plus basses se sont substituées à partir de 1989 des études sur le recyclage des eaux usées. Tel semble être la solution dans un avenir proche pour éviter un goulot d’étranglement majeur dans l’amélioration de la desserte des populations. Les camions d’arrosage pour les espaces verts urbains affichent en 1992 qu’ils utilisent de l’eau d’égout épurée. Une telle politique suppose, comme pour la circulation, une éducation du public. Il est moins utopique de convaincre dans ce domaine où la sensibilisation aux problèmes écologiques est indéniable.
9Les éléments de la démographie et ceux de l’équipement relèvent de transformations lentes dont les effets se font sentir souvent plus de dix ans après qu’elles se soient produites. La conjoncture économique, elle, transforme la vie des habitants de la capitale à beaucoup plus court terme. La décennie 1980 a vu changer le modèle de développement mexicain dans le sens de moins d’État populiste, et de l’interconnexion avec le système industriel des États-Unis, principalement au profit de la frontière et des États du Nord. Ceci n’a certes pas favorisé l’économie de la capitale et de sa zone d’influence directe. Il est probable que la décennie 1990 va prolonger cette tendance, même si en sens inverse les besoins mondiaux de pétrole pourraient accroître les moyens de l’État mexicain au cours de cette dernière décennie par rapport à la précédente.
10Essayons d’imaginer l’infléchissement de la situation des groupes sociaux de la capitale dans la conjoncture du Grand marché commun de l’Amérique du Nord. Il est facile de voir que ce sont les activités les moins liées à l’État mexicain qui sauront profiter de cette conjoncture — en concurrence bien sûr avec le nord et l’ouest du pays. Du point de vue des classes moyennes et des classes aisées, les beaux quartiers implantés dans l’État de Mexico, au nord-ouest de l’agglomération, sont ceux qui pourraient le mieux se conforter, sans doute plus que ceux du sud et du sud-ouest de celle-ci au sein du District fédéral. En termes d’éducation supérieure, les universités privées qui se sont développées à partir des années 1985 auraient un bel avenir. Elles se dispersent dans l’espace urbain, alors que le vaste complexe universitaire public du sud de la ville, dans et autour de la Cité universitaire, ne connaîtrait pas la même croissance. Les activités connexes de ce secteur méridional (spectacles, musées, édition...) sauront-elles se maintenir et se reconvertir dans cette nouvelle conjoncture ? On peut penser que les activités de prestige financées par l’État vont se concentrer dans la récupération du centre historique, qui a commencé assez lentement avant le tremblement de terre de 1985, plus rapidement par la suite, mais avec une faible participation du secteur privé, qui a beaucoup tardé par exemple à remettre en état les hôtels de la zone centrale endommagés à ce moment. La reprise par le privé du quartier central sinistré proche de l’Alameda ne commence qu’en 1992, sept ans après la catastrophe.
11La croissance d’activités privées haut de gamme liées à la capitale s’est à peine amorcée dans les villes satellites de celle-ci, pendant que la faible capacité d’achat des classes moyennes y produisait un déclin de l’industrie automobile. La qualité des sites urbains dans les États de Morelos (Cuernavaca) et de Puebla pourrait y stimuler l’implantation des biotechnologies et de l’électronique.
12Un tel tableau prévoit une croissance limitée des zones périurbaines pauvres par rapport au modèle des années 1960-1980, vers le nord-est et surtout vers le sud-est : les zones déjà urbanisées ne s’étendraient guère et la comparaison d’images satellitaires à trois ou quatre années de distance va dans ce sens. Elles évolueraient vers une croissance de leur population par densification de l’habitat, accompagné d’une amélioration des services. Les activités de leurs habitants se rapprocheraient de celles des classes moyennes insérées de plus près dans l’économie générale de la ville. Une telle évolution suppose que l’État continue à diminuer sa politique populiste en faveur des couches urbaines pauvres, soit faute de moyens, soit par stratégie libérale.
13On peut cependant, en ce qui concerne ces dernières catégories sociales, envisager un autre scénario qui suppose soit des revenus pétroliers accrus pour l’État, soit des aides internationales destinées à limiter les tensions sociales urbaines : Mexico a connu en 1990 les deux visites spectaculaires du Pape et de Danielle Mitterand, dans le même quartier pauvre de Chalco ; la ville n’a pas subi d’émeutes de la pauvreté semblables à celles de Rio de Janeiro, Caracas ou Buenos Aires. Si le laisser-faire (en ce qui concerne l’installation des pauvres) et l’assistance à ceux-ci (en termes de services et d’alimentation) reprenaient la vigueur antérieure, ceci ne pourrait que s’accompagner d’un renforcement des réseaux politiques des caciques dévoués au gouvernement, ou négociant de près avec celui-ci. Ces réseaux avaient incontestablement perdu beaucoup d’efficacité en 1988, comme le laissaient voir les résultats proclamés des élections présidentielles et plus encore les chiffres non officiels encore plus défavorables au gouvernement. Pronasol, programme néopopuliste très souple de la présidence 1988-1994, a eu des effets électoraux positifs incontestables en 1991. On peut souligner que dans ce dernier scénario les particularismes de quartiers se renforceraient, parfois appuyés sur divers groupes ethniques indigènes dont les membres en ville se comptent par milliers ou dizaines de milliers, les célébrations de 1992 ont souligné cette situation. L’information est beaucoup plus discrète sur les noyaux marginaux d’immigrés en situation irrégulière dont les plus nombreux sont évidemment les Salvadoriens, probablement pas moins nombreux depuis l’amorce d’une paix civile en Amérique centrale…
14Terminons ces réflexions prospectives en nous référant à un retour en arrière. En écrivant sur cette ville en 1985-19862, nous étions persuadé que le modèle de croissance des années 1960-1980 ne pouvait que se poursuivre dans cette agglomération. Nous en étions à la fois inquiet et fasciné. Fasciné par le succès étonnant de l’agencement du populisme mexicain, sa souplesse d’évolution et sa capacité de supporter une croissance démographique qui ne pouvait que continuer à faire de Mexico la plus grande ville du monde. Inquiet parce que les tensions, les inégalités sociales, la corruption prenaient des dimensions que l’on jugeait incontrôlables. Au même moment, un juriste publiait un roman de politique-fiction de la capitale, franchement catastrophique3. Le pire n’est jamais certain et les racines du changement se laissaient entrevoir, à l’occasion de la succession présidentielle de 1982, puis lors du tremblement de terre de 1985.
15L’inflexion a incontestablement eu lieu, en direction d’une ville beaucoup moins incontrôlée, dont la croissance est beaucoup plus lente. Or de semblables inflexions, au moins pour la croissance démographique, se laissent entrevoir aussi à São Paulo comme au Caire. Les grandes métropoles des grands pays de ce qu’on appelait Tiers monde encore dans les années soixante-dix seront les plus grandes villes du monde, mais pas des monstres apocalyptiques. Résoudront-elles leurs problèmes passés sans pâtir dans l’avenir de ceux des métropoles des pays riches ?
16février 1991, revu en 1993.
Notes de bas de page
1 Cf. W. Cornelius, in Gail Mummert edit, Población y trabajo en contextes regionales, Zamora, Colegio de Michoacán, 1990.
2 Cf. en coll. avec Louis Panabière, Mexico aujourd’hui, la plus grande ville du monde, Paris, Publisud, 1988.
3 Víctor Alfonso Maldonado, La noche de San Bernabé, editor México Plaza y Valdes, 1987.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS/GRAL-Toulouse
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