Le duc de Sully était-il un financier ?
p. 21-29
Texte intégral
1Notre titre pose une question qui peut paraître absurde. Sully était surintendant des Finances ; un financier étant chargé de manier les deniers du roi, Sully, en tant que surintendant, était nécessairement un financier. Cette réponse est cependant un peu trop brève et trop insatisfaisante. Si l’on peut dire que Jean-Baptiste Colbert fut un financier, en fait l’araignée d’une toile aussi vaste qu’un royaume, peut-on vraiment en dire autant de Sully ? Peut-on parler d’un « lobby » Sully, pour reprendre le mot de Daniel Dessert à propos de Colbert ?1 Certainement pas, et pourtant Sully fut témoin de la naissance du « monde des financiers » décrit par Françoise Bayard. C’est un monde qui ressemble à bien des égards à celui de « Messieurs des finances » du XVIe siècle (Philippe Hamon), mais qui possède aussi ses caractéristiques propres. « Messieurs des finances » sous François Ier étaient, par définition, des officiers royaux ; la majorité des financiers de l’époque d’Henri IV se situaient à l’extérieur de l’édifice étatique.2
2Si nous revenons sur notre définition de base, une personne maniant les deniers du roi, la réponse semble simple, puisqu’il est incontestable que Sully a manié les deniers d’Henri IV. Il nous faut néanmoins insister sur trois autres critères, afin de clarifier cette question. Premièrement, il nous faut examiner la carrière de Sully : avait-il suivi le trajet d’un financier avant la surintendance ? Sur ce point, la biographie de Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche nous permet d’établir un premier bilan.3 Deuxièmement, il nous faut nous pencher sur l’histoire de la famille de Sully. Philippe Hamon insiste, et non sans raison, sur les liens familiaux des financiers de l’époque de François Ier : ses grands officiers de finance entretenaient, presque tous, des liens importants avec d’autres familles de la grande finance. Peut-on en dire autant de Sully ou fut-il un personnage de transition ? On sait que les filles de Colbert se marièrent dans la grande noblesse ; le fils de Pontchartrain fit de même. Sully lui-même était de noble extraction ; ses enfants se marièrent, bien entendu, dans leur milieu social. Sa réussite permit même des unions exceptionnelles, telles que l’alliance avec Henri de Rohan, « prince étranger », donc, dans l’étiquette de cour, quelqu’un qui avait la préséance sur les ducs et pairs. Ces deux critères font de Sully un noble au sens traditionnel du terme, ce qu’il était en effet, mais ils laissent aussi de côté un troisième élément d’analyse : le profil des investissements.
3Pour répondre judicieusement à notre question initiale, il nous faut analyser quels furent les investissements du personnage en question. Grâce aux travaux de Jean Villain, Joseph Bergin, Philippe Hamon, Sara Chapman, Françoise Bayard, et autres historiens, nous possédons le profil des investissements d’un financier.4 À l’aide de l’ouvrage remarquable d’Isabelle Aristide, on peut reconstituer la fortune de Sully, ce qui nous permet une comparaison éclairante.5
4Les recherches d’Isabelle Aristide offrent deux bilans de la fortune de Sully : celui de 1610 et celui de 1641. En 1610, au sommet de sa carrière, le grand ministre possédait une fortune foncière de près de 1,8 millions de livres, ce qui lui rapportait un revenu de 57 325 1. Ses deux seigneuries les plus importantes étaient celles de Rosny (420 000 1.) et de Sully (300 000 1.). Ses investissements financiers – les aides de Normandie, quelques rentes, la dot de sa fille – ne s’élevaient qu’à 443 500 1., une somme qui ne lui rapportait que 24 085 1. de revenus. Ses ressources provenaient pour la plupart des émoluments attachés à ses charges : 235 600 1. Ses offices et les dons royaux comptaient pour 60 % de ses revenus annuels.
5Le profil des investissements de Sully nous apprend quelles étaient les nécessités financières du train de vie d’un grand. Comme la plupart des membres de la haute noblesse, Sully possédait un capital foncier important, mais ses domaines ne lui rapportaient que très peu d’argent, avec un rendement d’environ 3 % (un chiffre normal pour l’époque). Les trois quarts de ses revenus dépendaient des bienfaits du roi : gages et pensions d’offices ; dons ; bénéfices ecclésiastiques. Pour mener la vie d’un grand à Paris au XVIIe siècle, il fallait le soutien royal : dons, pensions, états, bénéfices. Les financiers constituent la seule exception parmi ceux qui étaient capables de mener un grand train de vie. Leur argent leur rapportait bien au-delà de 3 % dans les affaires du roi, mais ceci au prix de risques considérables. Sully fit des investissements de temps à autre dans la finance, surtout entre 1616 et 1618, période durant laquelle il prêta près de 600 000 1. à des traitants. Il resurgit dans le monde des finances en 1619 : il acheta alors des greffes en Languedoc pour près de 600 000 1., avec l’aide d’obligations de 132 000 1. qu’il devait à Jean Le Clerc, Jean Dujon (trésorier de la cavalerie légère) et autres. Cet investissement lui procura des revenus considérables : les 415 624 1. de capitaux de cette espèce qui restaient entre ses mains en 1641 comptaient pour un sixième de ses revenus annuels.
6Sully savait qu’il avait besoin de deux sortes d’investissements : d’une part, des investissements producteurs de revenus courants et, d’autre part, des investissements permettant de conserver la fortune et la puissance d’une famille. Il acquit des terres importantes dont les propriétaires étaient presque sans exception des grands. Il dépensa 126 000 1. pour la seigneurie de Sully-sur-Loire (1602), achetée au duc de Thouars, et 210 000 1. pour trois terres appartenant au duc de Nevers : Montrond, La Chapelle et Henrichemont (1605). Le duc de Montpensier lui vendit trois seigneuries – Le Châtelet, Culan, et Les Yys – pour 223 000 1. Il agissait à l’évidence en grand seigneur. En noble de bon aloi, il recherchait des seigneuries, comme Sully-sur-Loire, que le roi érigera plus tard en duché-pairie. Sully cumulait aussi les charges : surintendant des Finances, mais aussi gouverneur de la Bastille, surintendant des bâtiments, surintendant des fortifications, grand maître de l’artillerie, grand voyer de France, et gouverneur du Poitou. Après sa disgrâce, il devra démissionner : la surintendance valant 300 000 1. avec la capitainerie de la Bastille, le gouvernement du Poitou, qu’il donna à son gendre le duc de Rohan, 200 000 1. Rohan versa une rente de 15 625 1. à son beau-père pour l’aider à faire face à ses dépenses exceptionnelles, et pour d’autres dettes, qui s’élevaient à 50 000 1. supplémentaires.
7Qu’observons-nous en retour pour l’année 1641, date de la mort de Sully ? Il est clair qu’il utilisa ses remboursements d’offices pour acheter des terres. Sa fortune foncière s’élevait à 3,05 millions de livres, dont 1,23 million pour les terres de Sully et de Rosny. Il conserva les aides de Normandie, d’une valeur de 200 000 1., au lieu des 96 000 1. de 1610, plusieurs greffes (415 624 1.) et des créances importantes (817 500 1.). Privé des bienfaits royaux, il tirait ses revenus de ses investissements : 52 % étaient issus de ses biens fonciers, le reste de sa fortune mobilière. Il dut se satisfaire d’un niveau de vie beaucoup plus modeste : ses revenus annuels, amputés des largesses royales, chutèrent de 317 000 1. à 197 000 1. À sa mort, la fortune de Sully demeurait modeste, du moins par rapport à celles de Richelieu (20 millions), de Mazarin (38 millions), de Colbert (8,7 millions), et même de Claude de Bullion (7,8 millions). La fortune de Sully se rapprochait de celle des princes de sang, environ 5 millions.
8Il est frappant de constater l’assez faible quantité de ses investissements de type financier : un peu plus de 615 000 1. sur une fortune de près de 5,1 millions (12 %). Mazarin, financier par excellence, laissa plus de 9 millions de livres de « papier royal » (mandements et rescriptions de l’Épargne, etc.), sans parler de ses investissements dans les fermes d’impôts.
9Trois comparaisons s’imposent : la première avec Colbert ; la seconde avec « Messieurs des finances » du temps de François Ier, et la troisième avec les grands financiers du début du XVIIe siècle. Si nous prenons en exemple l’autre grand ministre des finances du XVIIe siècle, Jean-Baptiste Colbert, l’écart entre les deux hommes est étonnant. La fortune de Sully en 1641 était de 5,1 millions ; celle de Colbert en 1683 peut être évaluée à 8,7 millions de livres. Jean Villain nous offre un chiffre beaucoup plus modeste (4,4 millions), mais il laisse de côté les offices de Colbert (d’une valeur de 2,7 millions), la seigneurie de Seignelay, qu’il donna à son fils (950 000 1.), et les dots de ses trois filles mariées (1,18 million). Nous savons que le roi versa 200 000 1. en dot à la duchesse de Chevreuse ; on peut estimer, d’après Villain, qu’il en fit autant pour ses sœurs, ce qui situe la portion fournie par Colbert à 580 000 1.
10Cependant, la situation de Sully en 1641 et celle de Colbert au moment de son trépas étaient différentes. Colbert demeura en charge, conservant les bonnes grâces de son souverain. Sully, au contraire, perdit ses charges en 1611 ou peu de temps après (sauf celle de grand voyer). Deux comparaisons sont par conséquent nécessaires ; celle des deux hommes à l’heure finale, et celle de deux serviteurs du roi au sommet de leur influence. Pour Colbert, les deux dates correspondent, on n’a donc qu’une seule et unique fortune ; mais dans le cas de Sully, comme Isabelle Aristide l’a clairement montré, il s’agit de deux époques et de fortunes fort contrastées.
11Si nous choisissons trois catégories principales, telles que les offices, les rentes et les seigneuries, la comparaison des fortunes est plus aisée. La valeur des offices principaux de Colbert s’élevait à 2,74 millions de livres : 1,3 million 1. pour le contrôle général ; 800 000 1. pour son secrétariat d’Etat ; 242 500 1. pour la surintendance des bâtiments, et 400 000 1. pour la trésorerie des ordres du roi.6 Il possédait au moins 1 645 000 1. de rentes, dont 500 000 1. étaient des rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris et près de 675 000 1. de rentes sur des particuliers, surtout la famille de Retz et le duc de Chaulnes (auquel Colbert était allié). On ne sait rien des rentes (200 000 1.) qu’il versa à la duchesse de Beauvillier le jour de son mariage, ni si les 400 000 1. qu’il donna à sa troisième fille, devenue duchesse de Mortemart quelques années plus tard, comprenaient des rentes. Les seigneuries de Colbert, y compris Seignelay, valaient quelque 2,8 millions de livres, atteignant donc un tiers de sa fortune.
12Opérons le même calcul pour le duc de Sully. En 1610, sa fortune équivalait à 2,9 millions de livres, en prenant en compte ses offices. Ces offices valaient 700 000 1., dont 300 000 1. pour la surintendance (la Bastille incluse) et 200 000 1. pour le gouvernement de Poitou. Isabelle Aristide donne le chiffre de 50 000 1. pour la surintendance des bâtiments, dont la valeur quintuplera presque sous Colbert. Sully possédait des rentes et des impôts aliénés (des aides en Normandie) qui valaient 243 000 1., et il donna 200 000 1. en dot à sa fille. Les terres dominaient : 1,79 million de livres, dont 720 000 pour Rosny et Sully. Donc, au sommet de leur pouvoir, on peut faire la comparaison suivante entre les fortunes des deux hommes.
Tableau I Les fortunes de Colbert et de Sully (1610)
Colbert | Sully (1610) | |||
Investissements | % | % | ||
Rentes | 1 645 000 | 19 | 443 000 | 15 |
Offices | 2 740 000 | 32 | 700 000 | 24 |
Terres | 2 840 000 | 33 | 1 779 000 | 61 |
13La comparaison de leurs successions est moins utile, parce que l’absence d’offices dans la fortune de Sully fausse le bilan.
Tableau II Les fortunes de Colbert et de Sully (1641)
Colbert | Sully (1641) | |||
Investissements | % | % | ||
Rentes | 1 645 000 | 19 | 2 033 000 | 40 |
Offices | 2 740 000 | 32 | 0 | |
Terres | 2 840 000 | 33 | 2 848 000 | 56 |
14Les travaux de Philippe Hamon et de Françoise Bayard nous permettent d’effectuer d’autres comparaisons. Prenons quelques exemples utiles. Françoise Bayard présente l’analyse détaillée de onze fortunes, dont quatre excèdent un million : celles de Garnier (2,2 millions), Cornuel (1,9), Zamet (1,3) et La Vieuville (1,2). Parmi les sept autres financiers cités, Pierre Sainctot mis à part, aucun ne possédait de terres rurales importantes (au maximum 8 % de leur fortune ; quatre cas de 4 % et moins). À l’exception de Cornuel, de Garnier et de Guillaume Lamy, ces financiers n’occupèrent plus d’offices importants ; six n’eurent aucun office. L’ouvrage de Philippe Hamon nous fournit quelques précisions sur les hommes des finances de la Renaissance, mais on ne possède toujours pas de données complètes concernant les rentes et les créances. Il est fort peu probable que le puissant Florimond Robertet n’ait eu ni rentes ni créances, mais il demeure impossible d’être plus précis, faute de documentation. Nous savons que Robertet laissa une fortune d’au moins 218 000 1., mais Philippe Hamon explique que son niveau se situait plus vraisemblablement à 250 000. Avec le « chiffre plancher » de 218 000 1., les biens fonciers s’élèvent à 70 % de la fortune de Robertet ; si on prend le chiffre « réel » de 250 000, le pourcentage tombe à 60 %.
15Bien que les individus étudiés par Hamon possédassent des offices durant leur carrière, plusieurs en étaient dépourvus avant de rédiger leur testament (politique assez prudente avant la création de la paulette). Nous pouvons donc comparer la fortune de Sully avec celle de plusieurs hommes des finances toujours en charge, ainsi qu’avec quelques autres qui ne les occupaient plus au moment de leur mort. Les deux tableaux suivants présentent quelques financiers de l’époque de François Ier et de l’époque de Sully, classés par ordre de fortune foncière (hormis les immeubles urbains).
Tableau III Les fortunes de Sully et de plusieurs financiers des XVIe et XVIIe siècles7
Rentes | Offices | Terres (pourcentages) | |
De Poncher | 8 | 20 | 66 |
Sully (1610) | 15 | 24 | 61 |
De La Croix | 41 | 8 | 41 |
Le Gendre | 18 | 16 | 38 |
Spifame | 8 | 24 | 36 |
Colbert | 19 | 32 | 33 |
Cornuel | 29 | 24 | 23 |
Garnier | 70 | 23 | 1 |
Fortunes sans office | |||
Rentes | Offices | Terres | |
De Pierrevive | 26 | 0 | 68 |
Sully (1641) | 40 | 0 | 56 |
Morelet de Museau | 27 | 0 | 55 |
La Vieuville | 57 | 0 | 37 |
Zamet | 64 | 0 | 17 |
16Dans tous les cas, nous ne disposons que d’un maigre sondage. Comme Françoise Bayard l’a souligné, il faut distinguer au début du XVIIe siècle entre plusieurs types de fortunes de financiers. Un Pierre Sainctot, qui s’était enrichi depuis longtemps, avait placé son argent dans des investissements solides : près de la totalité de ses ressources (91 %) consistait en biens fonciers (50 %) ou immeubles urbains. En revanche, un Garnier, demeurant en fonctions comme financier, ne laissait à ses héritiers que des rentes d’Etat (67 %) et des offices (22 %). Cela dit, nos tableaux permettent tout de même quelques généralisations, surtout dans le cas des fortunes importantes.
17« Messieurs des finances » du XVIe siècle firent des investissements beaucoup plus importants dans la terre que leurs successeurs du XVIIe siècle. Les gens de finances sous François Ier investissaient la moitié de leur fortune dans les biens fonciers, surtout lorsqu’ils quittaient le monde des offices. Pour les financiers d’Henri IV ou de Louis XIII, cet investissement représentait un quart ou tout au plus un tiers de leurs fortunes. Colbert constitue ici un cas typique, tout au moins des financiers qui avaient conservé leurs offices. Il fit des investissements importants dans la terre (près de 3 millions) : ambitions aristocratiques obligent. Ses gendres étaient ducs et pairs et possédaient de vastes seigneuries ; son fils, bien qu’il ne fût que marquis, possédait lui aussi un domaine impressionnant (Seignelay, valant près d’un million).
18Sully vivait dans un autre monde. Il était duc et pair de France par la grâce de son ami Henri IV, mais il appartenait incontestablement à la noblesse d’épée. Pendant sa jeunesse, Sully avait porté les armes ; il avait combattu aux batailles de Coutras et d’Ivry, et avait été blessé à la seconde. Comme beaucoup de nobles d’épée, il était assez expérimenté dans le ravitaillement des compagnies d’ordonnance, ce qui lui donna accès au monde des financiers. En tant que capitaine de 50 hommes d’armes (dès 1590), il fut responsable de l’armement et de l’approvisionnement de plus de 120 combattants. Dès 1594, il géra une partie importante de l’artillerie du roi, l’obligeant à traiter avec des financiers, tels que Sébastien Zamet, qui étaient aussi fournisseurs d’armes. On sait qu’il emprunta 9 000 1. à Zamet en novembre 1601 (qu’il remboursa sept mois plus tard).
19Sully fait figure de transition, entre le monde de la Renaissance et celui du Roi-Soleil. Sa fortune laisse envisager un double personnage. Duc et pair de France, il avait des seigneuries importantes à Rosny et à Sully. Après sa disgrâce, il continua à acheter pour arrondir ses domaines. Sully, qui ne vaut que 300 000 1. en 1610, vaudra plus du double en 1641 (avec ses autres terres berrichonnes). Rosny passa de 420 000 à 610 000 1. dans la même période. Néanmoins, en dépit de ses quelque 618 000 1., le duché de Sully fait figure de parent pauvre parmi les duchés-pairies du XVIIe siècle. Sully en était parfaitement conscient.
20Cependant, Sully endossait d’autres obligations. Cet homme connaissait et acceptait ses responsabilités de grand seigneur. Avec le duc de Rohan, il était à la tête des protestants de France ; le mariage de sa fille avec le duc de Rohan, et le don du gouvernement du Poitou que Sully fit au moment du mariage (moyennant une rente de plus de 15 000 1., bien entendu), créa des liens solides entre les grands chefs huguenots. À plusieurs reprises, Sully prêta des sommes énormes aux villes protestantes : 271 000 1. à la Rochelle entre 1612 et 1614 ; 60 900 à Montauban et 17 687 à La Rochelle en 1617 ; 300 000 en 1624 pour les Rochelais. Il savait que la ville aurait du mal à rembourser ces sommes ; leur remboursement demanda de longues années, et les deux villes (et leurs habitants) lui devaient toujours 165 000 1. au moment de sa mort.
21Ces investissements étaient loin d’être rentables, du point de vue économique, mais ses bienfaits pour ses coreligionnaires lui apportèrent des bénéfices politiques et sociaux. On imagine mal Colbert dans un tel rôle. Cette mentalité joua aussi dans la politique des placements financiers. Il lui fallait des revenus. Sully avait donc besoin d’investissements qui puissent procurer de l’argent comptant : rentes, créances. En même temps, il se devait d’agir en grand seigneur, en duc et pair de France, ce qui l’obligeait à une tout autre politique : l’aménagement de ses biens fonciers. D’après Isabelle Aristide, Sully aurait acheté pour plus de 1,1 million de livres de terres pendant sa vie.
22Cela nous ramène à notre question initiale : Sully était-il un financier ? La comparaison avec les hommes de finances du XVIe siècle présente quelques ressemblances. Ses investissements n’étaient pas tellement différents de ceux d’un Robertet ou d’un Poncher. Pourtant, sa carrière est tout à fait différente : les hommes des finances recevaient presque toujours une formation dans les Finances ; Sully était un homme de guerre. Sa famille après lui a parcouru les chemins de la grande noblesse : carrière militaire, diplomatie, épiscopat. Il demeure que le profil de ses investissements n’était pas non plus celui d’un grand. Les grands laissaient parfois 80 % de leur héritage en biens fonciers.
23Sully était un serviteur (et ami) du roi, un ministre de l’Etat, un homme à la fois du futur et du passé. Son parcours s’inscrit dans la grande tradition des nobles conseillers du roi, hommes de confiance de leur seigneur, plutôt que de leur souverain. Henri IV l’investit d’un certain nombre de responsabilités – artillerie, fortifications, bâtiments, finances, voirie –, parce qu’il faisait confiance à son ami, à son serviteur. Comme dans toute relation de grand seigneur à serviteur, le serviteur qui accomplissait honorablement sa tâche recevait des « récompenses » importantes : terres (souvent par achat), dons, pensions, bénéfices, titres, ou offices. Tout cela appartient au passé ; rien donc de novateur à cela. Ce qui diffère, c’est ce que Sully fit de ses offices.
24C’est à cet égard qu’il se montra un homme du futur. Certes, il acheta des terres avec le produit des bienfaits royaux, mais il diversifia ses investissements. Il acquit des aides en Normandie ; plus tard, il acheta des greffes en Languedoc. Il prêta son argent, surtout aux autres grands, mais aussi à des clients locaux, comme en Quercy. Il s’attacha systématiquement à équilibrer ses investissements : par l’accumulation de biens fonciers, mais aussi par des placements qui lui permettaient d’obtenir un revenu plus intéressant à court terme. Il fit aussi un important placement à Paris : l’hôtel de la rue Saint-Antoine (hôtel de Sully). Tout cela le définit comme un précurseur. Daniel Dessert démontre clairement que les grands – un Condé, une Grande Mademoiselle, etc. – investiront plus tard dans les fermes d’impôts ; sur ce point, Sully fait figure de pionnier parmi les grands.
25Sully fut un grand homme de son temps, un temps de transition vers l’État moderne, dont il fut l’un des parrains. Les chefs d’un tel Etat se devaient de comprendre la finance. Mais l’Etat français, même sous Louis XIV, était aussi une res publica des nobles. Sully en demeura conscient toute sa vie. Un bon ministre devait remplir plusieurs rôles : serviteur de son seigneur ; intermédiaire avec la noblesse ; agent d’exécution de son souverain. Aucun des mystères de l’Etat ne pouvait rester en dehors de la compétence d’un bon ministre en cette période de transition. Dans le cas de Sully, ses investissements en font foi. Il n’était pas financier, mais ministre des Finances et, en quelque sorte, ministre de l’intérieur. C’est de là que vient toute son originalité et, pourrait-on dire, tout l’attrait qu’il a exercé sur ses successeurs du XVIIIe siècle. Il fut un « ministre » d’avant les ministères, un homme donc très en avance sur son temps ; mais il était aussi duc et pair de France, seigneur terrien, homme de l’époque du bon roi Henri.
Notes de bas de page
1 D. Dessert et J.-L. Journet, « Le Lobby Colbert, un royaume ou une affaire de famille », Annales (1915), p. 1303-1336.
2 F. Bayard, Le Monde des financiers au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988 ; P. Hamon, L’Argent du roi. Les finances sous François Ier, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994 ; P. Hamon, Messieurs des finances. Les grands officiers de finance dans la France de la Renaissance, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1999.
3 B. Barbiche et S. de Dainville-Barbiche, Sully. L’homme et ses fidèles, Paris, Fayard, 1997.
4 J. Villain, La Fortune de Colbert, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, J. Bergin, Cardinal Richelieu ; Power and the Pursuit of Wealth, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; S. Chapman. « Ministerial patron-client networks during the reign of Louis XIV : the Phélypeaux de Pontchartrain », Ph. D. diss., 1997, Georgetown University ; D. Dessert, Fouquet, Paris, Fayard, 1987.
5 I. Aristide, La Fortune de Sully, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994.
6 Il paya 700 000 1. pour sa charge de secrétaire d’État de la Maison du roi, et seulement 100 000 1. pour y ajouter la Marine un peu plus tard.
7
En gras : financiers du XVIIe siècle (chiffres tirés de Françoise Bayard, Le Monde des inanciers).
En italique : financiers du XVIe siècle (chiffres tirés de Philippe Hamon, Messieurs des finances).
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Sully tel qu’en lui-même
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