Sully et la « protestantisation » des finances
p. 15-20
Texte intégral
1Henri IV, roi Très Chrétien, fils aîné de l’Église, a pendant une douzaine d’années (1598-1610) confié les plus hautes responsabilités de l’Etat à un protestant, Maximilien de Béthune, duc de Sully, en le nommant, entre autres, surintendant des Finances, des fortifications et des bâtiments, grand voyer de France, grand maître de l’artillerie et gouverneur de la Bastille. Comment une telle situation a-t-elle été possible, et quelles répercussions a-t-elle eu sur le fonctionnement de l’État, en période de réforme catholique1 ? Ces questions, aujourd’hui, paraissent totalement d’un autre âge, mais il est légitime et nécessaire de les poser à propos d’événements survenus au XVIIe siècle, en un temps où le politique et le religieux étaient étroitement liés. En effet, la présence au sein du gouvernement d’un grand seigneur protestant, qui, avec le recul du temps, nous paraît aujourd’hui toute naturelle, n’avait rien d’évident à l’époque. Au lendemain des guerres de Religion, en effet, Henri IV devait tout faire pour se concilier l’opinion catholique ; il devait ménager le pape qui avait consolidé son trône en le réintégrant dans le giron de l’Église romaine, après qu’il eut changé six fois de religion. Dans ce contexte, la nomination aux plus hautes charges d’un huguenot convaincu a pu être considérée comme une sorte de provocation, même si elle n’était en fait que la mise en œuvre au sommet de l’État de l’édit de Nantes, dont l’objectif était de rendre possible la coexistence pacifique des Français des deux confessions : un exploit qu’on cherche en vain à renouveler aujourd’hui en Irlande du Nord ou au Proche-Orient.
2Pour comprendre ce qui s’est passé en France sous Henri IV, il faut tout d’abord rappeler quels ont été les convictions et le comportement religieux de Sully, et en second lieu examiner dans quelle mesure sa présence à la tête de plusieurs départements ministériels, notamment celui des Finances, a eu des conséquences, sur le plan confessionnel, quant au recrutement et à l’organisation de ces administrations.
3Que croyait Sully ? Cette question est l’une de celles auxquelles on a le plus de mal à répondre, car l’historien ne peut pénétrer le secret des consciences. Il ne peut appréhender que des comportements, des attitudes, des témoignages écrits émanant soit de l’intéressé lui-même, soit de ses contemporains. S’agissant de Sully, nous avons une foule de témoignages, car son cas, étant donné sa haute position sociale et politique, a suscité l’étonnement et les interrogations.
4Sur la façon dont Sully a pratiqué sa religion, nous disposons de points de vue contradictoires. Ces divergences s’expliquent en grande partie par le fait que, quoique huguenot, il avait des liens très étroits avec les milieux catholiques, et que, d’autre part, il éprouvait personnellement un vif intérêt pour le catholicisme.
5Tout d’abord, Maximilien de Béthune était, par ses liens familiaux, très proche du catholicisme. Si ses parents étaient tous deux protestants, ses deux frères, Salomon et Philippe, ont été élevés dans la religion catholique et sont même devenus des dévots2. Par ailleurs, il avait de nombreux parents et amis parmi d’autres personnalités catholiques. Du côté paternel, il était apparenté aux Melun. Du côté de sa mère, il cousinait avec de grandes familles de robe : les Hurault, les Briçonnet, les Beaune. Il avait des relations dans la haute noblesse catholique, notamment le duc de Montpensier, prince du sang, et le duc de Guise, fils du Balafré. Dans l’épiscopat, il comptait parmi ses amis le cardinal Jacques Davy du Perron, lui-même ancien huguenot converti, devenu l’une des figures les plus en vue du haut clergé français sous Henri IV
6Un autre élément doit être pris en compte : Sully a été manifestement attiré par le catholicisme et il ne l’a pas caché. Il allait écouter, dans des églises catholiques, des prédicateurs fameux, entraîné parfois par Henri IV lui-même. On a, par ailleurs, des témoignages de ses interventions en faveur des catholiques. En 1603, par exemple, ayant été envoyé comme ambassadeur à Londres pour féliciter le nouveau roi Jacques Ier de son avènement, il emmena avec lui, en connaissance de cause, un espion du Saint-Siège, chargé par le nonce en France de prendre des contacts avec les catholiques anglais.
7Du fait même de ses bons rapports avec les milieux catholiques, Sully a suscité la méfiance de ses coreligionnaires. Il l’a provoquée également par son attitude ambiguë à leur égard. Après la mort, au début de 1604, de Catherine de Bourbon, la sœur du roi, restée fidèle à la Réforme, il est devenu le principal avocat des protestants auprès de Henri IV. Il leur a rendu de grands services puisque c’est lui qui a obtenu en 1606 pour les Parisiens le transfert du culte réformé d’Ablon à Charenton, ce qui constituait une entorse à l’édit de Nantes. Mais, en contrepartie, il fut extrêmement rigoureux à leur égard lors de leurs assemblées politiques où il représenta le roi : en 1605, à Châtellerault et, en 1608, à Jargeau, il s’efforça de contenir leurs revendications, de rogner leurs privilèges et de les maintenir dans une stricte obéissance, ce qui fut évidemment très mal accepté. Henri IV alla jusqu’à écrire à Sully en 1608, lors de l’assemblée de Jargeau : « Ils vous ont traité en catholique. » Sully paraissait donc suspect aux yeux des réformés et ceux-ci ont toujours redouté qu’il n’abjurât. Dès le règne d’Henri IV, mais aussi au temps de Louis XIII, le bruit de sa conversion a périodiquement couru, jusqu’en 1623 au moins. Non seulement son abjuration a été fréquemment annoncée, ce qui traduisait bien à quel point cette éventualité était considérée comme vraisemblable, mais en outre les protestants (Pierre Marbault, Élie Benoît) ont souvent présenté Sully comme un faux frère, comme un homme irréligieux, comme un chrétien de façade, avant tout soucieux de sa carrière et de ses intérêts temporels. Cette accusation de cynisme et d’opportunisme se retrouve d’ailleurs sous la plume de certains catholiques.
8Ces témoignages négatifs sont contredits par d’autres, plus fiables, qui au contraire nous montrent Sully attentif à pratiquer scrupuleusement sa religion. Il célébrait le culte régulièrement, tantôt dans ses maisons en tant que seigneur haut justicier (en particulier, sous Henri IV, il allait toujours célébrer la Cène dans son château de Rosny, à l’occasion de Pâques), tantôt, comme tous les Parisiens, à Ablon puis à Charenton. C’est là qu’ont été célébrés les baptêmes et les mariages de ses enfants. On sait également qu’il avait une connaissance approfondie de la Bible, qu’il cite volontiers dans ses Mémoires, les Œconomies royales, et l’on connaît un exemplaire de l’Institution chrétienne de Calvin relié à ses armes et annoté en marge de sa main.
9En fait, tout donne à penser que Sully était ce qu’on appelle un bon chrétien, un « pratiquant exact ». Il y avait chez lui en matière de foi une exigence d’authenticité, qui explique les discussions passionnées qu’il avait avec les théologiens, y compris avec les théologiens catholiques. À cet égard, il ressemblait à Henri IV, qui aimait beaucoup, lui aussi, ce genre de débat. Sully ne considérait pas que toutes les religions se valent, comme l’en accusaient ses détracteurs, mais c’est un fait qu’il préférait voir dans les confessions chrétiennes davantage ce qui les rapprochait que ce qui les séparait. Par ailleurs, l’exigence d’authenticité qui habitait Sully n’excluait pas la prise en compte d’impératifs extérieurs, ce qui explique que, contrairement à nombre de ses coreligionnaires, il ait facilement pris son parti de l’abjuration de Henri IV en 1593. Quand son ami Du Perron, l’évêque d’Évreux, l’invita aux conférences de docteurs et de pasteurs qui furent réunis pour parfaire l’instruction religieuse du roi en vue de son abjuration, il lui fit cette réponse : « Monsieur, je n’ai que faire d’être présent à vos disputes pour savoir de quel côté seront les plus fortes et valables raisons, car l’état des affaires, votre nombre et vos richesses requièrent que vos distinctions prévalent. » On observe là l’esquisse d’une séparation entre le temporel et le spirituel, qui était très rare dans les mentalités du temps ; c’est cela qui a dérouté les contemporains de Sully, et qui a provoqué les critiques.
10Dernière constatation : c’est un fait que Sully, tout pragmatique qu’il fût, est resté fidèle toute sa vie à la religion réformée, en dépit des sollicitations nombreuses dont il a été l’objet.
11Il convient maintenant de se demander si ce choix personnel a eu des répercussions sur le fonctionnement des administrations que Sully a dirigées. Autrement dit, a-t-il profité de sa haute position pour installer ses coreligionnaires aux postes de commande ? Question complexe, qui appelle comme précédemment une réponse nuancée. Il faut ici distinguer le secrétariat particulier et les fonctions ministérielles.
12Compte tenu de l’ampleur de ses tâches, Sully a dû se faire assister, d’une part, d’un secrétariat étoffé, d’autre part, d’un ou de plusieurs adjoints de haut rang dans chacune de ses charges.
13Son entourage proche est assez bien connu, du moins pendant les années où il a été aux affaires. Il était entièrement protestant, à l’exception de son maître d’hôtel. En particulier, Sully a employé à partir de 1599, simultanément ou successivement, quatre des huit fils d’Antoine Arnauld, seigneur de La Mothe, qui avait été dans la seconde moitié du XVIe siècle magistrat à la Chambre des comptes et procureur général de Catherine de Médicis. Antoine Arnauld avait adhéré dans sa jeunesse à la Réforme, puis avait abjuré après la Saint-Barthélemy. Un seul de ses fils, nommé également Antoine, avocat célèbre, fut catholique, ainsi que sa descendance : il fut le père, entre autres, de Robert Arnauld d’Andilly, de la Mère Angélique et du Grand Arnauld. Les autres demeurèrent huguenots, presque tous jusqu’à leur mort. C’est parmi eux que Sully recruta six de ses collaborateurs, parmi lesquels deux furent ses secrétaires et les autres furent employés dans différentes administrations dépendant du surintendant, comme on le verra plus loin. Outre les Arnauld, il employa d’autres secrétaires protestants, notamment Benjamin Aubery du Maurier qui avait précédemment servi Duplessis-Mornay et le duc de Bouillon, et Noël Regnouart, ancien homme d’affaires de Rachel de Cochefilet, seconde épouse de Sully, demeuré jusqu’à sa mort en 1628 au service du couple ducal et à qui son maître fit attribuer une charge de correcteur des comptes en 1605.
14Si l’on examine maintenant les administrations placées sous l’autorité de Sully, on constate une grande diversité de situations.
15Grand maître de l’artillerie, Sully a trouvé en poste à son arrivée à l’Arsenal, en 1599, un lieutenant général catholique, Jean de Durfort, seigneur de Born ; quand ce dernier démissionna, en 1606, il fut remplacé par son fils, Armand-Léon, également catholique, lequel avait épousé en décembre 1605 Lucrèce de Béthune, cousine issue de germain de Maximilien.
16Nommé en janvier 1602 gouverneur de la Bastille, Sully eut comme lieutenant dans cette charge un protestant, Daniel de Massy, seigneur de Ruvigny, avec qui il entretint des relations assez étroites pour que le duc et la duchesse fussent parrain et marraine de deux de ses enfants.
17Surintendant des bâtiments du roi en novembre 1602, Sully eut comme adjoint dans ce service Jean de Fourcy, intendant des bâtiments depuis 1594 et qui resta en fonctions tout au long du règne. Fourcy était catholique.
18Sully fut également, à partir de 1599, surintendant des fortifications. Il nomma dans les provinces frontalières des ingénieurs dépendant directement de lui. Certains, comme Claude Chastillon, étaient catholiques3 ; d’autres, comme Jean Errard, étaient protestants. On observe une même diversité à propos des lieutenants qu’il employa en tant que grand voyer de France (responsable des routes, des ponts et autres travaux publics) pour mettre en œuvre sa politique d’aménagement du territoire.
19L’éclectisme de Sully dans le choix de ses collaborateurs de haut rang illustre bien la conception qui était la sienne du service de l’Etat : ce qui primait, à ses yeux, c’étaient la compétence et la fidélité au roi. Une lettre qu’il écrivit à Henri IV en 1604 illustre bien cet état d’esprit. La nouvelle (fausse) de la mort du gouverneur de Loudun lui étant parvenue, il lui incombait, en tant que gouverneur du Poitou, de proposer des candidats à cette charge qu’on croyait vacante. Il le fit en ces termes :
20« Je ne doute point que plusieurs ne demandent cette place à Votre Majesté, et que mesme [surtout] ceux de la Religion [réformée] ne s’ingèrent en corps de vous en nommer quelques-uns, mais il importe d’y mettre quelqu’un qui soit tout à vous. Que si vous en estimiez le sr de Maignan capable, j’estime qu’il vous y servirait fidèlement [...]. Que s’il était en la disposition de Votre Majesté d’y mettre un catholique, je vous supplierais d’y mettre ou le jeune Bor ou le Boulay. » La première pensée du ministre, on le voit, est que le roi soit bien servi. 11 lui propose donc trois de ses fidèles, de confessions différentes. Peu importe la religion pourvu que l’objectif – le service du roi – soit atteint.
21Tels sont les principes que Sully a appliqués pendant les années où il a gouverné la France, à une exception près toutefois : au département des Finances, en effet, que Sully dirigeait en tant que surintendant depuis 1598- 1599, l’administration est devenue au fil des ans presque entièrement protestante. Toutes les fois qu’un poste devenait vacant, Sully y fit nommer un huguenot. À son arrivée, l’administration supérieure des Finances comprenait un contrôleur général (Charles de Saldaigne, sr d’Incarville) et un intendant des finances (Michel Sublet, sr d’Heudicourt). Un deuxième intendant des finances (Jean de Viene) fut nommé le 3 janvier 1599. Tous trois étaient catholiques. Sublet d’Heudicourt mourut en juin 1599, suivi dans la tombe, un mois plus tard, par le contrôleur général d’Incarville, aussitôt remplacé par Jean de Viene. Il appartenait à Sully de pourvoir aux charges vacantes. En janvier 1600, il fit nommer intendant des finances Gilles de Maupeou, un maître des comptes qui venait de se signaler par une commission réussie en Bretagne. Or Maupeou, qui était catholique, adhéra à la religion réformée le jour de Pâques (2 avril) 1600. En 1605, Sully fit créer un nouveau poste d’intendant des finances pour l’un de ses secrétaires, le protestant Isaac Arnauld. Puis, en 1608, à la mort de Jean de Viene, il fit nommer contrôleur général Gilles de Maupeou. Enfin, il employa dans l’administration des finances, à des postes moins en vue, plusieurs de ses fidèles, comme Pierre Arnauld, frère d’Isaac, et Benjamin Aubery du Maurier.
22Quand Sully dut démissionner de la surintendance des Finances, en janvier 1611, les postes clés de cette administration étaient donc tous occupés par des protestants. Il n’est pas sans intérêt de noter que, contre toute attente, cette situation perdura pendant les premières années du règne de Louis XIII. Marie de Médicis, en effet, tout en menant une politique catholique symbolisée sur le plan extérieur par les « mariages espagnols » en 1615, maintint à leur poste auprès du nouveau chef des finances, Pierre Jeannin, nommé en 1611 contrôleur général puis en 1614 surintendant des Finances, les deux collaborateurs huguenots de Sully, Isaac Arnauld et Gilles de Maupeou. Arnauld resta intendant des Finances jusqu’à sa mort en 1617. Quant à Gilles de Maupeou, redevenu le 5 février 1611 intendant des Finances, il fut de nouveau nommé contrôleur général le 26 avril 1617 et ne démissionna qu’en 1619. Il revint au catholicisme peu avant sa mort, en 1641. Pendant une vingtaine d’années, la haute administration des finances a ainsi été marquée par une forte présence protestante. Les Finances sont d’ailleurs le seul département ministériel où des protestants, au XVIIe siècle, ont été parfois employés. Le cas le plus notable est celui du banquier bavarois Barthélemy Hervart, qui, ayant mis sa fortune à la disposition de Mazarin, fut nommé en 1650 intendant des Finances puis en 1657 contrôleur général, charge qu’il conservera jusqu’en 1665, non sans procurer des emplois à quelques-uns de ses coreligionnaires. La participation de protestants au gouvernement deviendra évidemment impossible après la révocation de l’édit de Nantes, du moins jusqu’à la nomination de Necker (qui était suisse) en 1776.
23L’accession de Sully aux plus hautes responsabilités a donc eu pour conséquence une « protestantisation » partielle de l’appareil d’Etat, particulièrement visible au département des Finances, où elle a connu des prolongements ou des résurgences jusque sous Louis XIV.
Notes de bas de page
1 Pour une vue d’ensemble, nous nous permettons de renvoyer à notre biographie de Sully : Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche, Sully. L’homme et ses fidèles, Paris, Fayard, 1997. Voir aussi B. Barbiche, « Croyance et gestion au cœur du pouvoir d’État : Sully conseiller protestant du roi Très Chrétien », dans Gestion et croyances. Huitièmes rencontres de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 25 et 26 novembre 1999, Toulouse, 2000, p. 163- 168.
2 Sur Philippe de Béthune, voir plus loin la communication de M. Pierre Quernez.
3 Claude Chastillon était bien catholique et non pas protestant comme nous l’avons écrit par erreur dans la première édition de notre biographie de Sully, op. cit., p. 481 et 601.
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Sully tel qu’en lui-même
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