Henri IV et Sully. Le témoignage des Œconomies royales
p. 3-13
Texte intégral
1Les relations d’Henri IV et de Sully, couple légendaire, et néanmoins couple bien réel et d’une étonnante solidité puisque, malgré de courtes crises d’humeur, la fidélité commune ne s’est jamais démentie, nous sont révélées par le texte extraordinaire, prolixe, débordant, d’un égocentrisme parfois irritant, mais d’une richesse documentaire exceptionnelle des Mémoires de Maximilien, Mémoires personnels érigés en Mémoires d’Etat, les Œconomies royales1.
2Bernard Barbiche et Ségolène de Dainville-Barbiche ont rappelé dans leur grande biographie2 que Sully avait accumulé durant sa carrière une série de journaux partiels rédigés par lui-même ou par ses familiers, qui rejoignaient dans son cabinet les dossiers de lettres, de mémoires et de documents officiels qu’il avait précieusement conservés durant toute sa carrière. À la fin de 1608 ou dans les premiers jours de 1609, en un temps où Henri IV lui proposait d’une manière pressante de le nommer connétable à condition qu’il se convertît au catholicisme, Maximilien jugea nécessaire de rappeler très ouvertement ses mérites, de dire comment il avait sauvé le royaume du gouffre et, pour frapper l’imagination du roi, il demanda à deux de ses collaborateurs, Jérôme de Bénévent et Charles Duret de Chevry, de composer des panégyriques en son honneur. Dans le même temps il prit la plume pour rédiger, en une manière de contrepoint, l’éloge d’Henri (Abrégé de la vie de Henry Auguste...) qui parut dans le Mercure françois ; il y évoquait tout particulièrement les épisodes où lui-même était intervenu dans les circonstances les plus difficiles pour sauver l’autorité du roi. Ces écrits constituaient la première ébauche du grand œuvre mémorial qu’il mit en chantier dès après la mort du roi et le début de son propre éloignement, en 1611. Trente années de retraite furent laborieusement consacrées à la rédaction sans cesse remaniée des Œconomies royales, les tomes I et II (1572-1605) publiés en 1640, les tomes III et IV (1606-1610 ou 1611), posthumes, en 1662.
3Les différentes étapes de la rédaction sont attestées par un certain nombre de manuscrits fort différents les uns des autres, qui permettent par leur comparaison de comprendre le processus d’écriture et de critiquer la véracité des documents reproduits à titre de pièces à conviction. En effet, les originaux des lettres qui avaient été adressées à Sully par Henri IV et par Villeroy ne sont plus conservés, pour la plupart, mais ces lettres avaient fait l’objet de transcriptions par les soins de ses secrétaires, qui furent réunies dans deux manuscrits de la première version des (Economies royales3. Ces mêmes lettres, parfois modifiées dans le détail ou même réécrites, ont été intégrées plus tard par Sully dans le texte définitif. Le recours aux copies du premier état, ainsi qu’aux originaux (certains passés en vente publique il y a quelques années) et aux autres copies qui subsistent ailleurs, publiées notamment dans le grand recueil des Lettres missives de Henri IV par Berger de Xivrey et Guadet, peut ainsi permettre de reconnaître les éventuelles falsifications de Sully, dont certaines avaient déjà été dénoncées de son temps, parfois avec quelque exagération, par le secrétaire de Duplessis-Mornay, Pierre Marbault4, et d’autres analysées avec sagacité par Christian Pfister à la fin du XIXe siècle5.
Une intimité réelle ou inventée ? Les lettres et les entretiens
4On est surpris, en lisant les Œconomies royales, de la prodigieuse richesse d’informations qu’elles nous apportent, et qui contribuent à faire du règne d’Henri IV l’une des périodes de l’histoire ancienne de la France la plus abondamment documentée, la plus racontée, la plus argumentée. Autre surprise, la permanence sans cesse rappelée avec insistance du lien qui unit le serviteur et son maître. Bien évidemment, l’une des raisons d’être de ces souvenirs si bavards est de rappeler au roi Louis XIII, à ses ministres et à tous les Français, le rôle capital joué en son temps par le vieil homme disgracié qui était parvenu à sauver la France aux côtés d’Henri IV, mais ce témoignage ne pourrait être apporté avec une telle intensité si la connivence avec le souverain disparu n’avait pas été dans la destinée du ministre le vecteur fondamental de son action. Une relation véritablement affectueuse liait, à l’en croire, les deux hommes, que la naissance séparait de six années, mais qui avaient commencé à s’apprécier dans l’adversité et dans la confraternité des combats. Or ce sentiment ne semble pas feint, il n’est pas l’objet d’une invention, d’une affabulation, d’une tromperie. Les deux hommes se sont rendus indispensables l’un à l’autre, ils se recherchent au long des absences, malgré les bouderies, parce que le roi a besoin de son collaborateur et conseiller polyvalent pour prendre ses décisions, tester ses projets, traiter à sa place mille affaires les plus diverses, et lui servir de paravent contre les humeurs des hommes et des femmes. Sully, lui, ne saurait agir qu’en perpétuelle connivence avec celui duquel émane son autorité, faute de perdre son crédit dans un monde qui supporte mal les privautés que le roi réserve au ministre : ces longs entretiens qui suscitent curiosité et jalousie chez ceux qui guettent avec impatience la moindre faille dans le dispositif de confiance. « Vos discours furent escoutez (l’envie commenceant desja contre vous à cause des familiaritez que le Roy vous tesmoignoit) des uns avecq despit, des autres avecq mespris... » (juillet 1595 ; BB, I, 363). « Voilà venir force gens qui ne sont pas trop contens quand ilz voyent que je vous entretiens longtemps... » (septembre 1593 ; BB, I, 377). Pour Sully, il est l’homme du roi, il lui appartient, au sens du service féodal, il lui est totalement dévoué.
5Si ces liens étroits existent à l’évidence lorsque Sully est à la tête des affaires, on peut s’interroger sur la nature réelle de cette familiarité dans les premières années, celles de la reconquête. La question est alors de savoir si, à travers ses longs écrits, Maximilien n’aurait pas fait remonter à des années antérieures la naissance d’une situation affective qui ne s’est affirmée en réalité qu’au cours du règne. Nous avons pour en juger le texte des échanges entre les deux hommes, l’oral et l’écrit, les entretiens et la correspondance.
6Pour les premiers, un comptage très sommaire nous révèle que Sully met en scène dans ses Mémoires pour la période 1576-1588 une ou deux entrevues dialoguées avec le roi de Navarre par année, et que celles-ci sont ensuite plus fréquentes avec le roi de France à partir de 1589, de trois à six. Bien entendu, cette fréquence des rencontres est attachée aux événements militaires ou aux missions qui rapprochent ou éloignent Sully, ainsi qu’aux séances du Conseil où il intervient devant ses collègues. On compte 8 récits d’échanges oraux en 1594, 1596 et 1603, 9 en 1604 et 1609, 10 en 1602, 11 en 1600.
7Quant aux lettres, on trouve dans les Œconomies royales la transcription de 503 lettres d’Henri IV à Sully, auxquelles il faut en ajouter une douzaine d’autres, mentionnées ou conservées ailleurs6. La plus ancienne est datée de 1589. Elles sont nombreuses à compter de 1597 (20). Signalons particulièrement les années 1603 (38), 1604 (68), 1605 (72), 1607 (60), 1608 (55) et 1609 (38).
Comment le roi s’adressait-il à Sully ?
Mon amy ?
8D’une façon courante, le roi s’adresse à celui que l’histoire appelle Sully en le désignant, comme l’immense majorité de ses compagnons et serviteurs, par son nom de famille. Pour lui, pas de sobriquet malicieux réservé à quelques rares compagnons d’armes des premiers combats, « Borgne » (Jean d’Harambure) ou « Crapault » (Louis Brunet de Lestelle). Pour Maximilien de Béthune, c’est, dans la conversation, « Rosny » (1576), « Monsieur le baron de Rosny » (1585), « Monsieur de Rosny » (1589-1593), mais plus souvent, à en croire les (Economies royales, le roi lui dit « Mon amy », et nous ne pouvons pour ces témoignages rapportés d’après l’expression orale nous référer à des informations contradictoires, comme nous allons le faire pour les lettres, en utilisant des documents indépendants.
9Pourtant, Sully savait que cette appellation familière pouvait surprendre son lecteur, car il se croit obligé de la justifier en 1590, lorsqu’il reproduit les affectueux propos du roi après la blessure qu’il avait reçue à Ivry : « Mon amy (car ce prince debonnaire, comme vous sçavez mieux que moy, depuis que, l’estant venu trouver au siege de Chastellerault [1588], vous luy apportastes nouvelles de sa reconciliation que vous aviez negotiée en passant à Blois avecq le roy Henry troisiesme, ne vous appelloit ny ne vous escrivoit quasy point autrement, surtout lorsqu’il vous vouloit gratiffier ou que vous aviez faict quelque action qui luy plaisoit), je suis très aise de vous veoir avecq un beaucoup meilleur visage que je ne m’attendois pas... » (BB, I, 248). Au cours de deux épisodes précédents, le terme aurait déjà été prononcé par Henri, en 1581 d’abord, avant le départ de Sully pour les Pays-Bas avec Monsieur, « Adieu, mon amy » (BB, I, 90), puis en 1587 à Coutras : « Mon amy Rosny » (BB, I, 188). Il sera ensuite courant dans le récit.
10Cette notation n’a pas manqué d’attirer l’attention des historiens en ce qui concerne la correspondance7. Durant plusieurs années, le roi s’adresse à Sully sous l’appellation attendue de « Monsieur de Rosny » ou, s’il est pressé, de « Rosny », si nous en croyons les autographes ou des copies des lettres, mais Sully, pour persuader le lecteur de l’ancienneté de ses liens de privauté avec Henri, a remplacé systématiquement cette adresse dans l’édition des (Economies royales par les mots « Mon amy », que l’on trouve pour la première fois en tête d’une lettre du 13 mars 1590 (BB, I, 235), tandis qu’un billet original de la main du roi du 15 février 1591 s’adresse à « Rosny ». Une lettre transcrite dans les (Economies royales du 3 septembre 1593 (BB, I, 375) que nous ne connaissons pas autrement commence par « Mon ami », mais une autre du 2 mars 1594 a été imprimée avec « Mon amy », alors que la copie manuscrite porte « Monsieur de Rosny » (BB, I, 413).
Mon cousin ?
11Ce petit subterfuge se poursuit d’année en année jusqu’à ce qu’apparaisse une nouvelle formule, beaucoup plus honorifique, « Mon cousin ». Cette désignation réservée par le roi à toute personne de son sang, aux princes souverains et aux ducs, flatte évidemment les prétentions généalogiques de Maximilien qui, effectivement, par ses ancêtres de la maison de Bar et de Luxembourg, pouvait prétendre à des liens de famille avec le roi. On peut ajouter que sa première femme, Anne de Courtenay, descendait de Pierre de Courtenay, fils du roi Louis V18.
12Le terme apparaît, très véridiquement, très officiellement, dans une lettre du roi datée du 16 août 1600, contresignée par le secrétaire d’État Villeroy (MP, I, 350) ; il va rester de mise dans toutes les lettres royales contresignées par un secrétaire d’État, et présentant ainsi un caractère de correspondance gouvernementale ; à partir de 1603, il vient ainsi en concurrence avec le « Mon amy » attesté sur les missives de la main du roi, de caractère plus personnel (Œconomies royales, originaux et copies). Une lettre originale du 29 mars 1605 porte l’adresse entière : « A mon cousyn le marquis de Rosny »9.
13S’il est aisé de comprendre que Maximilien ait voulu faire remonter aux origines de ses relations avec le roi le terme flatteur de « Mon ami », il reste à expliquer pourquoi le roi a choisi d’honorer le ministre de son « cousinage » à partir d’août 1600. Les précédentes promotions10 après la surintendance des finances de 1598 n’apportent pas précisément la clef de l’énigme – surintendant des fortifications en juillet 1599, grand voyer en septembre, grand maître de l’artillerie en novembre, capitaine de cent hommes d’armes en janvier 1600 –, mais l’accumulation même de ces charges, précédemment remplies par de très hauts personnages, justifiait peut-être, à l’aube du nouveau siècle, cette flatteuse désignation. Elle précédait donc les brillantes illustrations qui allaient s’accumuler sur la tête de Sully dans les années suivantes : grand officier de la Couronne, marquis de Rosny, gouverneur de la Bastille, conseiller d’honneur au parlement de Paris, surintendant des bâtiments, voyer de Paris, gouverneur du Poitou, enfin duc et pair en février 1606. A en croire les (Economies royales, bien des illustres lui donnaient déjà du « Mon cousin », le cardinal de Bourbon en 1594, la reine Marguerite – on peut en douter – en 1598 ; plus tard la reine Marie en 1604, le duc de Savoie et l’électeur palatin en 1608 en feront autant.
14Les lettres adressées par Sully au roi ne posent pas les mêmes problèmes. Elles sont moins nombreuses que celles du roi, quoique, en 1605, le ministre assure qu’il lui en avait envoyé plus de deux mille, ce qui est certainement exagéré. On en relève 6211 dans les (Economies royales, et 15 dans d’autres sources12. Les plus nombreuses datent des années 1603 (ambassade en Angleterre), 1605 et 1607. Une lettre du 6 ou 7 octobre 1598 (BB, II, 315) atteste à cette époque un échange de lettres quasi journalier entre les deux hommes.
15Le ministre y emploie des formules de respect qui tranchent bien évidemment avec le rapide « Adieu, mon amy » ou le familier « Bonsoir, mon amy » qui terminent les lettres du roi. La plus courante a la forme d’une vraie prière, conforme aux usages de la religion réformée : « Je prierai le Créateur, sire, qu’il donne, en bonne santé, à Vostre Majesté, très heureuse et longue vie... », ou plus souvent : « Je prierai le Créateur qu’il augmente Vostre Majesté en toute roialle grandeur, felicité et santé. C’est vostre très humble, très obeissant et très fidelle subject et serviteur. Rosny », ce dernier nom changé à partir de juillet 1606 (après le duché-pairie) en « M. de Béthune ».
Le contenu politique du message
16Les lettres du roi et du ministre concourent avec les dialogues reproduits ou supposés à dresser le tableau de l’œuvre politique de Sully, et à montrer la manière dont il a surmonté les embûches de toutes sortes. Aussi le discours a-t-il été retravaillé à partir de la matière première que constituaient les dossiers de documents. Le procédé hérité de Thucydide13 et de Salluste consiste à écrire l’histoire en mettant l’accent sur les interventions des protagonistes rédigées à la première personne, tandis que le récit des actions de Sully lui-même est étrangement placé, à la seconde personne, dans la bouche des secrétaires qui tiennent la plume.
17Le dialogue qui s’établit ainsi à travers les Œconomies royales entre Henri et Maximilien se ressent de cet effort persuasif et déclamatoire et l’apport du ministre locuteur prend la forme d’un long argumentaire, d’un programme gouvernemental qui a bien des chances d’avoir été recomposé a posteriori, ou d’un plaidoyer pro domo. Il est écrit dans une langue pesante ; c’est bien celle du huguenot fier de ses humanités qui n’hésite pas à faire la leçon à son interlocuteur. À deux reprises, le roi eut malicieusement l’occasion de lui écrire qu’il reconnaissait bien son style dans certaines lettres de la reine Marie (12 mai 1604, 8 mars 1607).
18Le style d’Henri IV était en effet bien différent : un phrasé rapide et imagé qui se reconnaît de loin. « Je vous fais ce mot le pied à l’estrier », écrit-il le 4 juin 1597 (BB, II, 191), et le 15 février 1591, au camp devant Chartres :
« Rosny, toutes les nouvelles que j’ai de Mantes sont que vous êtes harassé et amaigri, à force de travailler. Si vous avez envie de vous rafraîchir et rengraisser, je suis d’avis que vous en veniez ici, cependant que vostre frère sera par-delà, qui vous dira des nouvelles de notre siège »14.
19L’examen des lettres authentiques ou copiées devrait donc permettre de faire la séparation du vrai et du composé, par le style, par la longueur aussi. Les billets de la main du roi étaient courts : alors, pour faire bon poids, Sully recolle les morceaux de plusieurs lettres. La plus célèbre de ses compositions est la lettre des pourpoints troués et de la marmite renversée, datée faussement du 15 avril 1596 : « Je suis tout nud, écrit Henri, ma marmite est preste de tomber et donner du nés en terre. » En réalité, Sully a réuni pour la vraisemblance plusieurs extraits de billets du roi datant des durs moments du siège d’Amiens en 1597 : « Je suis tout nud » est du 8 juillet (BB, II, 194) et la « marmite » renversée apparaît dans les lettres des 26 septembre et 11 octobre (BB, II, 214 et 217). Autre arrangement probable dans une lettre destinée à donner la caution royale aux actions du ministre, la lettre du 8 mars 1594 – « Mon amy, vous estes une beste d’user de tant de remises » – avec une allusion trop savante à l’histoire de Francesco Sforza et de Louis XI (BB, I, 42-421), alors que celle du 14 mars suivant, qui qualifie de « miracles » les actions de Sully en Normandie et pourrait de ce fait éveiller quelques soupçons (BB, I, 428), nous est connue par une copie qui donne la vraie date, le 17 mars.
20Certaines lettres de Sully au roi semblent nées de son imagination et n’avoir jamais passé entre les mains du roi : ainsi celles où il expose à longs traits tous ses grands projets, ceux qu’il eut le loisir de mûrir dans l’amertume de la retraite, ainsi la lettre-fleuve de 1593, vrai discours-programme recopié prétendument à la demande du roi en juillet 1594 (BB, I, 532-539), dans lequel le ministre se plaît à donner à Henri une leçon d’histoire sur les rois de France, et cependant une autre lettre du 19 juillet 1597, pourtant contestée par Marbault, est connue par une copie (BB, II, 197-203). Les deux grandes lettres de 1607 sur le projet de « corps commun de république chrétienne » (MP, II, 212-218 et 218-221) sont à compléter avec un long mémoire d’octobre 1609 sur le projet de confédération européenne qui ne fit pas l’objet d’une lettre (MP, II, 323- 330). Quant à la copieuse lettre adressée au roi sur les différentes options d’une politique française aux Pays-Bas, datée du 26 décembre 1607 (MP, II, 208-209), elle a bien existé, puisque l’autographe original de sept pages a été vendu chez Charavay en février 1992. Toute prudence s’impose donc dans l’appréciation du travail opéré par Sully sur ses archives.
L’amical échange
21L’ensemble de ces témoignages est empreint, nous l’avons dit, d’un ton de confiance amicale et bourrue qui ne trompe pas. Très tôt, les deux hommes se reprochent mutuellement de s’exposer inconsidérément sur les champs de bataille. C’est le thème des premières paroles rapportées du roi en 1576 : « Rosny, ce n’est pas icy où je veux que vous hasardiez vostre vie, je loue vostre courage, mais je désire vous le faire employer en une meilleure occasion » (BB, I, 36, contesté à vrai dire par Marbault). Le thème récurrent revient entre eux en 1589, en 1591, en 1592 avant l’arquebusade reçue par Henri à Aumale.
22Ils s’inquiètent mutuellement de leur santé et se donnent des nouvelles. Henri fait saigner Sully par son médecin Du Laurens en 1600 (MP, I, 335), et Sully conseille au roi le 2 mai 1604 de cesser ses diètes répétées qui lui sont nocives15. Le roi se plaint à son compagnon des humeurs de ses femmes tout en lui déclarant un jour d’automne 1598 : « Allons, venés avecq moy, et je vous feray voir que les femmes ne me possèdent pas » (BB, II, 280). Avec Marie, avec Henriette, il charge Sully de régler les problèmes domestiques les plus épineux, bien que la scène de la promesse de mariage avec Henriette brûlée par Maximilien soit peut-être inventée (octobre 1599 ; BB, II, 376). Henri lui parle de ses enfants en père glorieux et attentif. Parfois, les sujets les plus délicats exigent que les lettres du roi soient brûlées, comme le précise Henri à deux reprises, le 25 mars 1607 et en octobre 1608 (MP, II, 182 et 433).
23Sully est au service du roi chaque jour de l’année, et c’est Henri qui accorde les permissions d’absence lorsque son serviteur l’a mérité et que les échéances politiques le permettent, mais si les vacances se prolongent au-delà du délai fixé, c’est le rappel brutal, la convocation impérieuse, à Fontainebleau par exemple : « Je ne vous avais donné congé que pour dix ours » (3 septembre 1593 ; BB, I, 375).
24Picoteries et brouilles sont contées avec complaisance. Tous deux ont le sang chaud et la parole rapide. Le jeune Rosny est qualifié par Henri d’« estourdy comme un haneton » en 1577 (BB, 1, 59), d’« estourdy, présomptueux », péchés de jeunesse, en 1580 (BB, I, 80), mais encore en 1593 au siège de Dreux : « Il a bonne volonté, mais il est si étourdi qu’il veut que tout cède à ses imaginations ».
25Le roi a manifesté sa première colère en 1580 à l’occasion d’un duel auquel Rosny a assisté (BB, I, 82), et de son côté le jeune homme commence à exprimer son impatience et ses revendications de serviteur dévoué d’un maître ingrat. Les gouvernements de Mantes puis de Gisors en 1580, de Dreux en 1593, lui sont refusés et provoquent les premières altercations, l’échange de « grosses paroles » comme l’écrit Sully : « Je vois bien que vous estes en collere à cette heure » ; « Il est en colère contre moy », dit Henri en 1592. Et plus tard, en 1603, s’adressant à la reine Marie : « Ma mie, je sais bien que son humeur est un peu brusque » (MP, I, 430). Sully, quant à lui, sollicité sans cesse de régler les problèmes personnels de tous ceux qui assaillent le roi de leurs « crieries et importunitez », se permet ce seul reproche à la mémoire de son maître, « car c’estoit quasy le seul deffault de ce prince que d’estre tendre aux contentions d’esprit » (1598 ; BB II, 273).
26La même année, dans une lettre du 7 novembre, certainement authentique, il exprime au roi son allégeance dans des termes sincères et émus qui méritent d’être rappelés (BB, II, 325) : « Sire, la naissance et la nature qui m’ont rendu vostre sujet, la nourriture que j’ay receue de Vostre Majesté dès ma première jeunesse, et ma propre inclination qui m’a causé ce bonheur de vous avoir eu pour mon seul et unique maistre, estoyent des liens et des chesnes [chaînes] assés fortes pour vous assujetir toutes mes volontés et disposer mes actions aux choses qui seroient agreables à Vostre Majesté. Mais tant de bienfaits receus et tant de faveurs nouvelles dont avés daigné m’honorer, et principallement... »
Le film des relations entre les deux hommes
27On notera aussi, et nous terminerons par-là, l’étonnante vivacité des souvenirs visuels dont Sully fait preuve dans tous ses récits.
28Ainsi le lieu des entretiens est toujours planté, et c’est souvent celui des déambulations qui aident le roi à préciser ses réflexions, puisqu’il est habitué à penser en marchant : en mai 1598, à Rennes (BB, II, 235-255), le roi qui s’en retournait aperçoit Sully qui entre dans la cour ; il se fait alors ouvrir un jardin voisin et l’y emmène ; « vous ayant pris par la main (à nud et passé ses doigts entre les vostres comme c’estoit sa coustume), il vous dist : “Allons-nous promener’’ » et ils y discutèrent « durant trois heures d’horloge » à la grande surprise des autres conseillers. La scène se renouvelle en 1603 : « Il vous prit par la main, vous mena dans un jardin tout seul, fit fermer la porte et y tenir des archers de sa garde » (MP, I, 427-428). Et les voici sur la terrasse des Tuileries en octobre 1604 (MP, I, 608).
29Au Louvre, on les trouve ensemble en 1594 : « Il vous appela dans l’embrasure d’une des fenestres de la grande chambre royale » (BB, I, 435), et encore dans une embrasure pour des apartés lors des conseils, en novembre 1594 (BB, I, 541-547), en 1601, à propos de l’horoscope du dauphin (MP, I, 79) ; ou encore dans « la première galerie proche de sa chambre, se promenant près le balcon d’icelle » (c’est-à-dire la Petite galerie à l’étage) en juillet 1603 (MP, I, 521), et en avril 1605 (MP, II, 15).
30Le plaisir est plus grand encore pour le ministre lorsqu’il attire son roi à l’Arsenal : « Appuyé avec vous sur le balcon de la grande allée de l’Arsenac », en novembre 1601 (MP, I, 381), la « grande allée et balcon de l’Arsenac » en avril 1604 (MP, I, 552), et encore en août 1609 « au bout de la longue allée qui regarde en terrasse sur la rivière et voit tout Paris » (MP, II, 305), cet Arsenal où il voulait traiter le roi plusieurs jours pour lui éviter les trajets fatigants... ou mortel ! (mars 1609 ; MP, II, 275).
31Sully se complaît à ces scènes d’affection qu’il ne peut avoir inventées. Les premières embrassades sont notées en 1581 (BB, I, 90). À Fontainebleau en 1601 : « Lors ayant mis pied à terre, vous lui vîntes embrasser la botte et il vous serra la teste contre son cœur selon sa coustume » (MP, I, 382). Et cet instantané mémorisé à Blois en 1602 et rappelé en 1605 (MP, II, 35) : « Le roi dans son cabinet assis dans sa chaire, qui se bottait pour aller à la chasse. Il se leva à demi, vous ôta son chapeau et vous donna le bon jour en vous appelant monsieur, qui étaient tous signes d’un esprit ou fort en peine ou fort fasché : car il n’avoit accoustumé de vous appeler, quand il estoit de bonne humeur, sinon mon amy, Rosny, ou grand maistre ». Ou les étrennes du 1er janvier qui autorisent Sully à pénétrer dans l’intimité royale du Louvre, où il trouve les souverains couchés dans le lit conjugal (1602, 1604, 1606, 1607, 1608).
32En une autre occasion, Sully a trouvé le roi au lit en plein jour, mais c’était qu’il ne pouvait plus se soutenir, lors du siège de Laon, en 1594. Il en a fait le récit avec un stupéfiant réalisme : « « Vous soyez le bienvenu, lui dit Henri dès qu’il l’aperçoit, et m’asseure que vous n’avez pas esté peu estonné de me trouver ainsy dans le lit... et affin que vous ne pensiez pas que je sois devenu paresseux ou que je face le douillet, je vous veux montrer mes piedz. » Lesquelz ayants aussytost tirez hors du lict, vous les vistes envelopez de serviettes, et quasy touts couverts d’emplastres qu’il fist lever, vous faisant veoir plusieurs fentes et crevasses toutes tantouillées [maculées] de sang, et de grosses cloques en divers lieux » (BB, I, 474).
33Terminons enfin avec la scène célèbre à l’Arsenal, dans les derniers jours. « Puis s’asseyant dans une chaise basse, que vous aviez fait faire exprès pour lui, rêvant et battant des doigts sur l’étui de ses lunettes, il se relevait tout à coup, et frapant des deux mains sur ses deux cuisses, disait : « Par Dieu, je mourrai en ceste ville et n’en sortirai jamais »» (MP II, 379).
34Sully chroniqueur, Sully reporter, Sully peintre. Outre son œuvre politique, nous lui devons décidément beaucoup.
Notes de bas de page
1 La présente communication doit l’essentiel de sa matière aux nouveaux éditeurs de ce texte fameux, David Buisseret et Bernard Barbiche, ici présents. Je rappelle qu’ils en ont assuré l’édition critique, préfacée et annotée, à la demande de la Société de l’histoire de France, pour les périodes 1572-1594 et 1595-1599 qui forment respectivement les tomes I, paru en 1970, et II, paru en 1988 (édition utilisée dans cette communication, sous le sigle BB, I ou II, avec l’indication de la page). Pour les années 1600 à 1610, il faut encore avoir recours aux anciennes éditions, et principalement à celle de Michaud et Poujoulat dans la Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France, 2e série, Paris, 2 volumes parus en 1837, le tome I (1570-1604) et le tome II (1605-1628). Édition utilisée ici, sous le sigle MP, I ou II.
2 B. Barbiche et S. de Dainville-Barbiche, Sully, Paris, Fayard, 1997, p. 309-312.
3 BNF, Mss. fr. 10309 et 10311.
4 P. Marbault, Remarques sur les Mémoires des sages et royalles Œconomies d’Estat, reproduites à la suite de l’édition des Œconomies royales de Michaud et Poujoulat, 1837, t. II.
5 Chr. Pfister, « Les Economies royales de Sully et le Grand Dessein de Henri IV », extraits de La Revue historique, t. LIV, LV, LVI, 1894.
6 Cf. Henri IV, Lettres d’amour et écrits politiques, choix et présentation par J.-P. Babelon, Paris, Fayard, 1988. Aux lettres du roi, nous avons ajouté, dans ce volume, des lettres de ses principaux correspondants ou correspondantes, afin de rétablir le ton du dialogue. Les lettres citées y sont référencées aux originaux et copies conservés, et par défaut aux Œconomies royales.
7 Buisseret et Barbiche, Les Œconomies royales de Sully, op. cit., t. I, p. XII, note 4, et t. II, p. X-XVI.
8 BB, II, 283, note 1.
9 Acquisition de la Bibliothèque historique de la ville de Paris en 1991.
10 B. et S. Barbiche, op. cit., p. 106.
11 Buisseret et Barbiche en comptent 59.
12 Buisseret et Barbiche, « Lettres inédites de Sully à Henri IV et à Villeroy », Annuaire-Bulletin de la Société de l’histoire de France, 1974-1975, p. 83-117.
13 L’historien des Guerres du Péloponnèse déclarait vouloir prêter à l’orateur le langage « qui paraissait le plus conforme à la situation, dans les circonstances qui se présentaient successivement, et en se tenant aussi près que possible du sens général des discours réellement prononcés » (t. I, chap. XXII).
14 Henri IV, Lettres d’amour et écrits poétiques, op. cit., note 6, p. 167, n° 126.
15 Buisseret et Barbiche, « Lettres inédites », op. cit., p. 102.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sully tel qu’en lui-même
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3