Introduction
p. 3-9
Texte intégral
1La thématique de la jeunesse soulève de nombreuses questions dans l’ensemble des sciences humaines et sociales et nourrit des analyses approfondies depuis plusieurs décennies1. Dans un texte fondateur, Pierre Bourdieu a ainsi pu avancer que « la jeunesse n’est qu’un mot »2, mettant en lumière la difficulté de saisir le concept, invitant plutôt à le considérer comme l’enjeu d’une lutte de catégorisation. En ce sens, il précise les difficultés et les risques d’appréhender les différentes générations, les « vieux », les « jeunes », comme des groupes homogènes et construits. D’autres sociologues, comme Louis Chauvel, ont pu montrer la croissance des inégalités entre les générations au xxe siècle et le sentiment de déclassement social qui l’accompagne3.
2Aujourd’hui, dans nos sociétés contemporaines, il est souvent question de ces jeunes, nés entre le début des années quatre-vingt et le milieu des années quatre-vingt-dix, qui ont grandi avec les technologies de l’information et de la communication (NTIC), notamment les médias sociaux, et que l’on qualifie de « génération Y »4. Les Y deviennent l’objet de toutes les attentions dans le secteur privé : de nombreux travaux voient le jour, notamment pour mieux les intégrer dans les entreprises5 et leur offrir des dispositifs de management appropriés6. Bien que certains auteurs aient quelques réticences sur la qualification de génération Y7, lui conférant le statut d’un « concept marketing » ou d’une « représentation managériale »8, de nombreux chercheurs attestent aujourd’hui de sa réalité sociologique9.
3Forts de ces précautions, nous n’essayerons pas ici d’aborder le concept de génération Y comme un ensemble délimité et délimitable10 mais axerons davantage la réflexion autour de l’arrivée d’une nouvelle génération au sein des administrations publiques et des modalités d’adaptation qui sont proposées11. Autrement dit, il s’agira de manier la focale sur les dispositifs mis en place pour relever les défis professionnels posés par les caractéristiques de cette génération, qui semblent assez distinctes de celles de leurs aînés.
4Ainsi, de manière objective, il est possible de considérer que les Y sont la première génération dans l’histoire à avoir grandi avec les technologies de l’information et de la communication apparues dans les années 1980 : internet, le téléphone portable et les réseaux sociaux se développant en parallèle de leurs premiers pas. L’habitude prise de communiquer en temps réel, d’adhérer à des communautés d’intérêt au-delà des frontières et de s’exprimer librement dans des agoras virtuelles semble avoir eu quelques conséquences sur leur appréhension du monde en général et du monde du travail en particulier.
5Même s’ils s’en défendent et s’insurgent contre ces lieux communs12, les Y sont souvent dépeints comme porteurs de caractéristiques spécifiques13, notamment dans leur vie professionnelle (rapport au temps, à la hiérarchie, à l’information…).
6Cet aspect est d’autant plus d’actualité qu’ils vont bientôt devenir, d’après une étude récente, la population majoritaire sur le marché de l’emploi. À ce sujet, une enquête, menée pour la Harvard Business Review, montre que d’ici « quatre ans, les jeunes nés entre 1977 et 1997 représenteront environ la moitié des employés dans le monde »14. En Australie, par exemple, l’heure est plus que jamais au recrutement de jeunes diplômés analyse Jeanette Taylor15. Elle estime que « cela s’avère difficile, la jeune génération étant l’une des plus mobiles qui soit » et précise qu’il est nécessaire, pour les séduire, de répondre à leurs aspirations : « on constate qu’en général, les candidats attirés par le secteur public sont un peu plus sensibles à la reconnaissance « intrinsèque » (évolution de carrière) qu’à la reconnaissance « extrinsèque » (salaires élevés), favorisée par ceux qui privilégient le secteur privé ».
7Pourtant, au-delà de quelques constats, peu d’études documentées visent à analyser la place des Y dans les organisations publiques alors que ces dernières sont aujourd’hui confrontées au départ en retraite des Baby Boomers et à la nécessité d’assurer leur relève. Il paraît donc nécessaire que les administrations publiques se questionnent sur les aspirations et les motivations de ces nouveaux entrants, et qu’elles en tirent des conséquences en termes d’évolution des valeurs et des modalités du management. Le rapport au travail est-il modifié ? Cela influence-t-il la motivation et la formation des agents ? Faut-il repenser les outils de dialogue ainsi que les modes de participation ? Existe-t-il des écosystèmes propices à l’accueil de ces nouveaux entrants ?
8Ces préoccupations sont d’autant plus indispensables qu’elles sont au cœur des problématiques du management public, en particulier de la gestion des ressources humaines (GRH) publique16. Elles invitent, en outre, les managers, du public comme du privé, à une réflexion approfondie sur les valeurs à l’occasion de ce renouvellement générationnel.
9La première partie de l’ouvrage propose une analyse des caractéristiques de la génération Y. Loin de prendre ce terme comme quelque chose de construit et figé, les contributeurs y voient surtout un sujet d’exploration de nouvelles perspectives, notamment sur le rapport aux nouvelles technologies.
10Claudine Attias-Donfut inscrit son propos dans une recherche de sens autour des concepts de « génération » et de « jeunesse ». Elle montre que les politiques publiques doivent être arrimées aux préoccupations de nos jeunes concitoyens pour leur offrir des perspectives de « civilisation ». Plus généralement, c’est à une réflexion sur la gestion publique de l’ensemble des âges et des générations que la chercheuse nous invite.
11Après cette contribution liminaire, les auteurs de la première partie réfléchissent à une des spécificités de ces jeunes que semblent constituer leurs relations étroites avec les NTIC. C’est ce que nous présente le psychiatre Roland Jouvent quand il décrit les ressorts psychologiques et les nouvelles formes de « plasticité » dont font preuve aujourd’hui les cerveaux humains en raison des nouveaux modes de travail et de communication.
12Dans cette perspective, le rapport entre génération Y, nouvelles technologies et administration est ensuite affiné. Tim Davies suggère qu’il existe une certaine fracture entre la génération Y et les services publics. Il est alors nécessaire, selon lui, de remédier au déficit de participation. À cette fin, plusieurs pistes, fondées sur la « culture participative » des NTIC, sont explorées dont l’interactivité et la participation à l’élaboration des politiques publiques.
13De son côté, Antonio Casilli offre une lecture très bourdieusienne des rapports humains et des institutions en se penchant sur la « reconfiguration de la sociabilité contemporaine » par les médias sociaux. Il nous incite à la vigilance et conseille d’éviter la « businessification » des administrations qui doivent réaffirmer leurs valeurs, tout en s’interrogeant sur la place de ces natifs du numérique (« digital natives »).
14Enfin, Danièle Bourcier et Primavera de Filippi élargissent les perspectives en proposant un nouveau modèle de coopération avec les communautés numériques qui sont nées avec la génération Y. Il est alors question de voir comment évoluent les modes de travail de la fonction publique, mais aussi ses valeurs, sous l’influence des Y.
15Éclairée par les travaux de ces chercheurs, la seconde partie aborde les modalités d’adaptation des administrations, françaises, européennes et étrangères.
16Les enjeux en termes de management des ressources humaines sont posés par Jean-François Verdier qui nous donne des clés de lecture sur l’effet générationnel. Celui-ci impacte les administrations publiques qui mettent en place de nouveaux modes de management (mobilité, rémunération à la performance…) intégrant les valeurs traditionnelles et les valeurs émergentes. Dans cette veine, il paraît nécessaire de trouver les moyens d’attirer, de recruter, de motiver et de manager cette nouvelle génération.
17Dans une configuration spécifique du secteur public, celle de l’armée de terre, le Général Benoît Royal nous montre comment cette dernière se « construit » avec la génération Y. Confrontée au brassage culturel et à la spécificité de ses métiers, avec l’omniprésence du facteur « danger », l’armée de terre a nécessairement dû s’adapter aux caractéristiques humaines des jeunes Y qui ont intégré, en retour, les exigences militaires très fortes.
18Prenant un angle d’analyse comparatiste, trois contributeurs présentent ensuite des adaptations récentes mises en œuvre par des administrations nord-américaines.
19La Commission de la Fonction Publique du Canada en interrogeant les valeurs de la fonction publique canadienne et la place des Y en son sein, expose des propositions aujourd’hui expérimentées pour mieux concilier cette soif communicationnelle sur les médias sociaux avec les exigences d’impartialité politique.
20De son côté, Robert Shriver décrit avec minutie ce que met en place, aux États-Unis, l’administration fédérale pour surmonter les problèmes liés au processus d’embauche ; à savoir la simplification des procédures et la création de programmes spécifiques, voies d’accès plus efficaces aux emplois publics pour les Y. De l’autre, Andrew Krzmarzick, animateur de GovLoop, explique comment ce réseau social de fonctionnaires américains permet les échanges, la formation, la progression en commun. Plus largement, il réfléchit à la façon dont les administrations qui, depuis plusieurs années, mettent l’accent sur un dialogue dématérialisé avec les usagers et les citoyens, doivent s’approprier les nouveaux outils comme « Facebook » et apprendre à les utiliser à bon escient.
21De surcroît, une autre perspective, cette fois-ci privée, éclaire les échanges de la seconde partie. Annick Chaumartin, en tant que DRH, parle de l’expérience de son cabinet international de conseil, PwC, qui recrute beaucoup de jeunes issus de la génération Y. Elle examine les différentes réponses apportées par son institution, oscillant entre « proximité du management » et « réalisation de soi ». Tandis que Françoise Gri affirme que les codes de l’entreprise ont changé. On assiste, nous dit-elle, à l’apparition de l’entreprise 2.0 signifiant que les repères traditionnels sont transformés par l’arrivée de la génération Y et l’avènement des NTIC. On parle désormais d’une entreprise « 2.0 » ou « Y », plus ouverte et décloisonnée, fonctionnant davantage en mode « projet » et de manière collaborative, ce qui correspond aux aspirations des nouvelles générations. Des leçons tirées du « privé » intéressantes pour les organisations publiques.
22De manière transversale, la question du rapport au politique17 de ces jeunes transparaît, ici et là, dans les différentes contributions, mais c’est la postface de Monique Dagnaud qui aborde plus directement cet aspect. Elle souligne, en faisant un détour par des mouvements protestataires récents, les nouvelles formes politiques issues du Net et articulées aux réseaux sociaux, très prisées par les jeunes Y. On voit alors se former, selon elle, des modes d’actions « post-démocratiques ».
23Enfin, on ne saurait conclure sans évoquer la nouvelle génération qui a déjà succédé aux Y. Le philosophe Michel Serres parle, à son propos, de la « génération mutante », « petite poucette »18, obligée de tout réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles technologies et des mutations assez exceptionnelles dans l’histoire humaine. Un nouveau défi à relever pour la gestion publique.
Notes de bas de page
1 La littérature académique sur le sujet est abondante. Pour une récente mise au point en science politique, se reporter au dossier coordonné par Boumaza (M.) et Havard (J.-F.), « Générations politiques : regard comparés », Revue internationale de politique comparée, n° 16 (2), 2009.
2 Bourdieu (P.), « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 143-154.
3 Chauvel (L.), Le Destin des générations : structure sociale et cohortes en France du xxe siècle aux années 2010, Paris, PUF, 2010.
4 Aux États-Unis, on la surnomme la « génération Why », non seulement parce que « y » se prononce « why » mais aussi car elle questionne tout ce qui l’entoure (« pourquoi »).
5 Desplats (M.), Pinaud (F.), Manager la génération Y - Travailler avec les 20-30 ans, Paris, Édition Dunod, 2011.
6 Pouget (J.) Intégrer et manager la génération Y, Éditions Vuibert, 2010.
7 C’est le cas de Jean Pralong, professeur à Rouen Business School : « La question des générations est banale. Tous les vingt-cinq ans, il faut s’attendre à ce que, mécaniquement, elle revienne sur le terrain (…) Selon moi, les 25-35 ans cadres à la Défense, les ruraux et les jeunes des quartiers partagent la même génération, mais pas grand-chose d’autre » in interview donnée au magazine Le Point : Dorion (A.-N), « Le mythe de la génération Y », Le Point.fr, mis en ligne le 14 février 2011, http://www.lepoint.fr/grandes-ecoles-de-commerce/le-mythe-de-la-generation-y-14-02-2011-1295418_123.php
8 Pichault (F.), Pleyers (M.), « Pour en finir avec la Génération Y… Enquête sur une représentation managériale » Gérer et comprendre, n° 108, 2012, p. 39-54.
9 Sur ce sujet, voir l’ouvrage récent de Dagnaud (M.), Génération Y, les jeunes et les réseaux sociaux : de la dérision à la subversion, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
10 C’est d’ailleurs cette vigilance analytique que propose Luc Boltanski quand il aborde la question du groupe social des cadres in Boltanski (C.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982.
11 Il s’agit ici d’une référence aux approches qui questionnent les « générations en entreprise » in Troadec (T.), « Avant-propos. Des générations coupables ? », Sociologies pratiques, 2006/1, n° 12, p. 1-6.
12 Levain (M.), Tissier (J.), La génération Y par elle-même, François Bourin Éditeur, 2012.
13 Rollot (O.), La génération Y, Paris, PUF, 2012.
14 Meister (J.), Willyerd (K.), « Mentoring Millenials », Harvard Business Review, mai 2010. URL :
15 Taylor (J.), « Graduate recruitment in the Australian public sector », Public Management Review, vol. 12, 2010, p. 789-809.
16 Pour un point de vue comparatif sur le sujet : Guérard (S.), (dir.), La GRH publique en questions : une perspective internationale, L’Harmattan, Collection « Management Public », 2008. Pour une analyse approfondie des enjeux : Emery (Y.), Giauque (D.), (dir.), Dilemmes de la GRH publique, Lausanne, LEP Éditions, 2007.
17 Se reporter, par exemple, en sociologie politique, à deux ouvrages d’Anne Muxel : Muxel (A.), Les Jeunes et la politique, Paris, Hachette, 1996 et L’Expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, Académique, 2001.
18 Serres (M.), Petite Poucette, Paris, Éditions Le Pommier, 2012.
Auteurs
Docteur en science politique de l’Institut d’études politiques de Bordeaux (2010), Nicolas Matyjasik est chercheur à l’IGPDE et chargé de mission au bureau de la recherche. Il est maître de conférences associé à Sciences-Po Lille, où il est responsable d’un master en management des politiques publiques. Il est également, depuis 2010, vice-président de la Société française de l’évaluation (SFE), association qui regroupe les acteurs de l’évaluation des politiques publiques en France. Ses travaux de recherche, en sociologie de l’action publique, portent sur la diffusion de normes néo-managériales et sur le rôle des consultants dans la transformation de l’État. On compte parmi ses récentes publications : L’évaluation des politiques publiques. Défi d’une société en tension, avec Gaëlle Baron (L’Harmattan, 2012).
Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et de l’ESM de Saint-Cyr, Philippe Mazuel est directeur de la recherche de l’IGPDE. Après avoir servi comme officier dans l’Arme blindée cavalerie, il a été conseiller défense au cabinet du Président de l’Assemblée Nationale (Laurent Fabius). Philippe Mazuel a par ailleurs été adjoint du Préfet coordinateur pour la justice et les affaires intérieures au SGCI, chargé de mission à la DG Élargissement de la Commission européenne et auprès des Nations unies au Kosovo, puis directeur des affaires européennes du cabinet de conseil Ethos Challenge (Groupe Axcess). Ancien maire-adjoint d’Abbeville chargé de l’économie et de l’emploi, Philippe Mazuel est titulaire de la Croix de la Valeur militaire (Liban).
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