Conclusion
p. 199-202
Texte intégral
1La journée sur « L’argent des campagnes » n’aura pas suffi pour épuiser l’ambition de son titre. Qui en doutait ? À l’intérieur d’une séquence pluriannuelle de colloques et de journées d’études sur « L’économie et les finances de la France d’Ancien Régime », l’objectif était de revisiter brièvement le thème. C’est-à-dire trier les connaissances les plus classiques pour démêler celles qui restent opératoires, s’informer mutuellement de l’actualité de la recherche, repérer les zones d’ombre et les nouvelles frontières. Au-delà, aussi bien dans les interventions que dans la table ronde, le souci partagé aura été d’articuler étude de cas et réflexion sur la méthode. La monographie, on le sait, n’est pas un obstacle à une mise en perspective, mais peut conduire à reprendre, à nouveaux frais, modèles et théories.
2L’argent n’est pas rare dans les campagnes françaises d’Ancien Régime ; il est mobilisé, il circule. La problématique de la thésaurisation et plus encore de l’autarcie sort très affaiblie de nos discussions. En longue durée et réserve faite des moments de crise, le monde rural a un usage régulier et étendu de la monnaie. Toutefois, cette monétarisation nous est apparue très inégalement distribuée. Dans le temps d’abord. Si les médiévistes présents nous ont utilement rappelé que le phénomène étudié n’était pas né au xvie siècle, reste qu’il prend une grande ampleur avec la première modernité. Un second élan pourrait se déceler au xviiie siècle. Ne sous-estimons pas toutefois le risque d’un biais qu’introduirait, pour le xviie siècle, une moindre précision des actes notariés. La discrimination est aussi géographique. Il est vrai que notre échantillon d’études avait un fort tropisme en direction de l’Ouest, un peu rééquilibré par l’Auvergne et le Dauphiné. Malgré tout, il ressort que les campagnes les plus frappées d’impôts – et ici la Normandie tient la vedette – sont celles qui s’activent le plus à entrer dans la monétarisation. Elles font de nécessité, marché. A une autre échelle, des oppositions se dessinent. Retenons celle qui sépare, en Auvergne, pays de plaine pauvrement alimentés de monnaie et pays de montagne doublement approvisionnés, par la vente des bêtes, voire du fromage, et par l’argent que rapportent les migrants. Un dégradé, plutôt qu’une partition, distinguerait plus classiquement le lien des campagnes à la monnaie en fonction de la proximité d’une ville. Car c’est bien de la ville que viennent l’argent et le gros du crédit. Il n’est pas surprenant enfin que la disponibilité monétaire suive le clivage des groupes sociaux, que l’on trouve chez les fermiers d’Île-de-France de belles encaisses et quelques pièces dans le coffre des petits exploitants. Il est plus étonnant de constater dès le xvie siècle que, dans certaines régions, des paysans pauvres, sans être misérables, ne sont pas exclus du circuit. C’est peut-être en effet, comme on l’a dit, à la fois la contrainte et une « mentalité d’entrepreneur » au tout petit pied qui en amènent certains là où on ne les attendait pas. En forçant sans doute le trait, on dira qu’un retournement de perspective s’opère. Au lieu de s’étonner de la présence précoce de l’argent dans les campagnes, ne vaudrait-il pas mieux comprendre à quelles conditions y subsistent des angles morts de la circulation monétaire ? Un regard différent et une autre échelle encore conduisent à prendre cette fois la famille pour cible. La femme n’est pas seulement porteuse de dot. Elle tient aussi un rôle particulier vis-à-vis du marché et de ce qu’elle y livre : volailles, produits maraîchers, chenilles en pays de mûriers, etc. Ces petits gains font parfois l’essentiel des rentrées en espèces. L’approche micro-sociale ne sera complète que lorsqu’elle saura intégrer à l’analyse de ces flux l’apport des générations, parents vivants et enfants.
3L’intention des organisateurs n’était pas de s’en tenir aux seuls paysans, dans leur seule activité agricole. D’autres sources et d’autres acteurs de l’accumulation comme de la circulation monétaires à la campagne auront été au moins évoqués. Ainsi, nous avons marqué la place de la proto-industrie textile et de quelques formes d’industrialisation rurale (mines et métallurgie), faute de pouvoir les traiter pleinement. Par rapport aux migrants d’Auvergne et du Limousin, c’est une autre figure du travail salarié non agricole, cette fois à domicile. Ressources auxiliaires, qui peuvent devenir principales, sur le modèle de l’artisanat. Plutôt que d’interroger le rapport à l’argent de chaque strate dont se compose la société rurale, nous avons fait une incursion dans le monde de la noblesse qui, pour faire bref, dépense à la ville ce qu’elle accumule à la campagne. Mais elle irrigue aussi, sous forme de salaires, de crédits ou de charité, le peuple du plat pays. À l’inverse, les villes, lieux d’épargne abondante, prêtent beaucoup aux campagnes par l’intermédiaire des notaires. Là est pour les historiens le gisement essentiel d’information, même si des comptabilités, familiales ou d’entreprise, viennent à l’occasion enrichir nos connaissances. De quelles monnaies parle-t-on ? Celle en métaux précieux ou celle en cuivre ? Celle frappée en France ou celle frappée à l’étranger ? S’agit-il seulement d’espèces ou les billets à ordre figurent-ils aussi dans la panoplie ? La réponse est que tout cela circule dans les campagnes du royaume. Resterait à faire la part des volumes et des moments. Comment paye-ton ? Il faudrait savoir démêler le maquis des avances, des échanges, des formules convenues (« à la vue du notaire ») pour saisir un peu de la réalité du paiement. Les intervenants ont insisté sur la pratique répandue, en tout cas au xviiie siècle, du paiement par compensation. Entre propriétaire et métayer, client et artisan, on éviterait d’égrener des versements. La préférence irait à une balance des comptes, seul le solde serait versé. Au fond, la relation salariale d’un ouvrier des forges ou d’un mineur à son patron ressemble à cette procédure, à ceci près qu’il est question alors de balancer des avances monétaires et du temps ou des produits de travail. En outre, les échéances semblent être plus rapprochées. Le paiement en nature, aussi bien des baux que des produits et des services, est le contraire de la circulation monétaire. Il ne se dément pas pendant tout l’Ancien Régime (et bien plus tard !) comme moyen de régler une dette. Est-il un pis-aller, un expédient ou une coutume ? Cela nous renvoie à la diversité des cas, aux micro-arrangements qui ont laissé généralement peu de traces dans les archives. Cependant, le cycle ne s’arrête pas forcément à la réception d’un boisseau de grains, d’un fût de vin ou d’une pièce de drap. Le bénéficiaire peut ne pas avoir l’emploi de la marchandise et souhaiter la vendre. Ainsi la monnaie reviendrait-elle à la charge ; son usage aurait été à la fois transféré et différé.
4Ces acquis signalés, parmi d’autres, il convient d’évoquer aussi les déficits et les projets. Le choix a été fait, en matière de chronologie, de s’en tenir aux trois siècles canoniques de l’Ancien Régime, pour respecter la logique de l’ensemble. Sans avoir besoin de se référer aux travaux d’Ernest Labrousse, il était loisible d’adopter une définition plus large, puisque, aussi bien, il n’était pas question ici d’institutions mais de pratiques. Il n’aurait pas été déplacé d’inclure la période révolutionnaire dans notre cahier des charges. Le pouvions-nous ? Économie de guerre, cours forcé d’une monnaie mal acceptée et retour au numéraire, aventure des espèces – cachées, confisquées, expatriées –, développement des paiements en nature, cette simple énumération était dissuasive. L’argent des campagnes sous la Révolution méritait mieux qu’une mention. D’ailleurs, ce terrain est loin d’être en friche, mais il pourrait être réinvesti à partir des points de vue et des questionnaires qui sont apparus dans cette rencontre. Les débats ont justement signalé le point aveugle de l’exercice, l’usure. Dire qu’elle est difficile à saisir dans les documents qui nous sont parvenus ne saurait suffire. En termes d’histoire sociale et « au ras des pâquerettes », selon l’expression qui a fleuri dans cette journée d’études, l’usure pèse sur la condition des ruraux les plus modestes. Une histoire trop lisse de la circulation monétaire nous fait perdre ce poids de vie. Ce devrait être un chantier futur. On en dira presque de même du troc et de l’autoconsommation, qui dessinaient en creux notre sujet. Dans le silence des sources, il faudra bien trouver un chemin, en empruntant peut-être aux ethnologues des éléments de méthode et des outils. La démarche désormais familière qui fait tenir les deux bouts de la chaîne, le « micro » et le « macro », mériterait d’être approfondie. Davantage, le « jeu des échelles » prouve sa fécondité. La famille, on le sait, n’est pas insécable, pas plus qu’elle n’est stable. À distinguer ses éléments, moins en cercles, selon l’usage, qu’en sexes, en âges et en générations, on gagne de la visibilité sur les comportements à l’égard de l’argent. C’est la preuve, parmi d’autres, que l’anthropologie économique ferait mieux saisir le système ou, déjà, mieux formuler nos questions. Si près que l’on soit des écus « sonnants et trébuchants », le souci de la théorie, ou plus précisément des modèles, ne doit pas être rejeté. Dans ce sens, la pensée des contemporains, d’un Boisguilbert, d’un Cantillon par exemple, a-t-elle quelque chose à nous dire qui nous aide à pénétrer les mécanismes économiques et les présupposés des acteurs autrement que les concepts issus des sciences sociales ? On le voit, entre les niveaux d’analyse, la variété des échelles et le choix des outils, cette journée a circulé sans embarras mais non sans résultats.
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L’argent des campagnes
Ce livre est cité par
- (2021) Les campagnes françaises à l'époque moderne. DOI: 10.3917/arco.charp.2021.01.0333
- LANA-BERASAIN, JOSÉ-MIGUEL. (2012) Forgotten Commons: The Struggle for Recognition and Property Rights in a Spanish Village, 1509–1957. Rural History, 23. DOI: 10.1017/S0956793312000040
L’argent des campagnes
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