Table ronde
p. 185-197
Texte intégral
Philippe Minard
1La discussion, lors de la première séance, a plutôt porté sur la circulation de l’argent. Nous avons ensuite envisagé la mobilisation de l’argent. En gardant ces deux axes à l’esprit, nous pourrions revenir au rôle tenu, dans la réflexion historique, par les deux modèles évoqués en ouverture : celui de Chayanov, et celui, mieux connu des historiens français, d’Ernest Labrousse. De quelle manière ces modèles ont-ils été utilisés, et dans quelles limites sont-ils utiles ?
Laurence Fontaine
2En écoutant l’intervention de Philippe Minard puis les réflexions de Michel Morineau, je m’étais dit en effet qu’il fallait partir – on construit l’histoire à partir d’une historiographie – de ce double « refoulement méthodologique » : l’autarcie obligée et l’inévitable malheur paysan, auquel le paysan a d’ailleurs voulu nous faire croire. Ces refoulements viennent précisément de ces modèles qui sous-tendent nos analyses. Celui de Chayanov, expliquant que le paysan module son travail en fonction de ses besoins, a été très largement dominant. Par exemple, Annie Antoine a rappelé le schéma de Jean-Yves Grenier où les exploitations moyennes vivent en autarcie, les petites subissent le marché et les grosses en profitent. Philippe Minard a bien fait de mettre en contraste le modèle labroussien. Je voudrais aussi ajouter un troisième modèle, celui que Jan de Vries a mis au point pour la Hollande du xviie siècle. En se plaçant à l’échelle des familles, il montre que celles-ci travaillent pour consommer et non pas seulement pour se nourrir. Ces modèles sont-ils exclusifs, successifs ou coexistent-ils ? Je voudrais essayer de rendre plus complexes ces modèles et de les discuter à partir de trois entrées.
3Une entrée géographique, d’abord. On l’a dit, la proximité d’une ville, par sa demande de produits agricoles, permet une meilleure pénétration dans le marché. Alain Belmont a présenté une carte qui oppose régions ouvertes et régions enclavées. Mais j’aimerais aussi établir qu’un changement d’échelle complique cette analyse.
4Le deuxième point, qui me paraît central dans la discussion des modèles, est de comprendre la relation à l’argent, c’est-à-dire de réfléchir aux cultures économiques. On a opposé, au moins implicitement, prévision, risque, placement, et autoconsommation, épargne sèche. Mais si vous lisez les Mémoires de Samuel Pepys, cet Anglais qui était tout sauf paysan, vous verrez que, dès qu’il avait de l’argent, il l’enfouissait dans la terre, dans sa campagne. Placer ainsi son argent, expliquait-il aussi, c’était une manière de ne pas avoir à le prêter. On a fait un modèle qui oppose les riches aux pauvres ; il faudrait questionner ce modèle. La question est plutôt : qui fait preuve d’une mentalité entrepreneuriale ? Pas forcément un « gros ». Ce peut être une affaire de « petits ». On a toujours regardé l’argent, ce qui circule ; il faut se demander quelle est la relation du paysan à cet argent qui circule. Et en particulier peut-il se transformer en entrepreneur, si petit soit-il ? Pour trouver et mettre en évidence cette mentalité, il faut changer d’échelle c’est-à-dire déconstruire l’exploitation. On peut le faire de deux façons. Soit, comme l’a fait Jean-Marc Moriceau, observer les différences de revenus. Soit partir des membres de la famille et saisir ce que les comptabilités ne disent pas, c’est-à-dire l’argent qui est gagné ailleurs par les membres de la famille. Partant de là, deux options. La première renvoie au binôme hommes/femmes et à la distinction des générations. D’où les questions suivantes : Comment les femmes entrent-elles dans le marché ? Avec quels produits ? Que font-elles de l’argent qu’elles y gagnent ? Qui, dans la famille, gère cet argent ? Et même chose pour les enfants. Comment se répartissent les revenus et quelle est la possibilité qu’ont les gens de jouer avec ces revenus à l’intérieur des familles ? Deuxième approche possible – cela a été répété –, le colportage ou les autres métiers. Je pense à la Normandie qui s’inscrit dans un réseau du livre au xviiie siècle, mais dont les réseaux sont bien antérieurs. Dans son Dictionnaire du commerce, Savary mentionne le Cotentin comme une région de colporteurs. Je vois bien, pour les régions que je connais, que le colportage signifie accès au marché, et argent à la maison. Dans les villages les plus reculés de l’Oisans, il y a toujours de l’argent sonnant et trébuchant. Philippe Hamon a souligné l’investissement militaire, pour les familles nobles, qui permet d’accéder à la solde et au butin. Ajoutons-y l’investissement dans les charges religieuses, autre voie vers l’argent. Et les investissements dans les charges d’offices, pour les fermiers d’Île-de-France étudiés par Jean-Marc Moriceau. Bref, tout cela conduit à questionner les agents de la polyactivité au sein des ménages, en déconstruisant les acteurs sociaux et les entrées. Histoire minuscule, mais révélatrice que celle de ce paysan allemand du xviie siècle qui élevait des canaris et qui allait les vendre à la ville. Voilà l’ébauche d’une mentalité entrepreneuriale ! Ainsi entre-t-on dans les circuits de réflexion, de prévision. Nous sommes loin de la mentalité à la Chayanov, où le paysan est complètement borné et attend tout des autres.
5Enfin, je voudrais revenir aux modalités de circulation : le troc, l’argent, la marchandise et le crédit. Chacune a un coût, qu’il conviendrait de calculer. Par exemple, quel est le coût du crédit ? Quel est le coût d’un paiement en marchandises qu’il faudra revendre ? Le fera-ton à perte ou non ? Quand revend-on ? À quel moment du cycle ? Le troc non plus n’est pas neutre. Voici trois petits exemples. Diderot, rentrant de Russie avec de l’argent que lui a donné Catherine II, fait un contrat chez un marchand banquier spécifiant qu’il a donné de l’argent sonnant et trébuchant, et qu’il est hors de question qu’on le lui rende en marchandises. Si vous lisez Louis-Sébastien Mercier, vous y verrez quantité d’histoires de gens qui ont besoin d’argent, qu’on va payer en chevaux, en cercueils... C’est plein d’exemples, tous plus cocasses les uns que les autres. Mais il faut bien trouver quelqu’un qui achète ces marchandises. Il y a décidément des équivalents qui ne sont pas équivalents. Dernier exemple, que je tiens de Herman Van der Wee. Il me parlait de ce qu’il appelait un « clearing » général chez les petits artisans des villes flamandes. Dans ce milieu de petits artisans, personne ne paye en fait, mais chacun va inscrire ce qu’il a donné à l’autre. Une thèse, en flamand, m’a dit Van der Wee, explique ainsi que, une fois par an, les gens effacent cet ensemble de dettes... qui n’en sont pas.
Philippe Minard
6On parlait de l’argent gagné ailleurs. L’essentiel des interventions a porté sur la production agricole, mais on sait bien que dans le monde rural – le titre de cette journée est « L’argent des campagnes » et non « L’argent des paysans » –, il y a beaucoup d’autres ressources possibles. Nous n’avons pas eu de communication sur les activités proto-industrielles proprement dites. Alain Belmont a évoqué le rôle d’intermédiaires dans la circulation que jouent les artisans de village. Il y a aussi l’argent que les marchands-fabricants peuvent faire circuler dans les campagnes.
Didier Terrier
7On ne peut pas dire de l’argent des campagnes que soit il circule, soit on le mobilise. Cette alternative est réductrice car il est fréquent, me semble-t-il, que les formes de circulation entretiennent des liens très étroits avec les formes de mobilisation. Et l’un induit parfois l’autre. D’autre part, cet argent ne vient pas seulement des campagnes et ne va pas seulement aux campagnes. Associer ces deux remarques, c’est souligner l’importance de la pluri-activité et la présence de la ville. C’est le cas notamment dans les zones proto-industrielles où exercent les marchands-fabricants. Plus on avance dans le temps, disons du xviie à la fin du xixe siècle, plus les espèces liquides circulent ; les indices concordent.
8Dans notre première séance, nous n’avons pas beaucoup parlé, par exemple, des billets à ordre ou des lettres de change. Si je prends ceux que j’appelle des « fabricateurs ruraux », ces petits marchands intermédiaires entre les grands marchands de la ville et les petits tisserands des campagnes, il y a quantité de gens qui utilisent les lettres de change, qui sont initiés à la lettre de change par le biais de la ville et qui répandent ces types de circulation de l’argent. C’est monnaie courante dans les campagnes, et c’est absolument surprenant. Du même coup, ce qui se passe à la ville dans le devenir économique des individus peut avoir des conséquences extrêmement graves aussi dans les campagnes. Quand de grands marchands urbains font faillite, tout un système s’effondre comme un château de cartes.
9Je remarque enfin que nous sommes entrés dans le débat par le biais de milieux sociaux ou socioprofessionnels, et les choses n’ont pas été vraiment appréhendées en termes de milieux de vie. Or, pour que certaines personnes puissent mobiliser beaucoup d’argent à des fins d’initiative entrepreneuriale confirmée, il faut aussi que d’autres puissent mobiliser un tout petit peu d’argent, éventuellement pour prendre, elles aussi, des initiatives et participer à cette progression des activités, à leur place mais avec un rôle qui est déterminant. Mais il faut, inversement, que d’autres encore puissent aussi mobiliser de l’argent de manière parfois très passive, tout simplement parce qu’elles ont des dettes à honorer. Elles mobilisent aussi de l’argent pour leur survie et celle d’un milieu où des activités, y compris industrielles, se multiplient.
Denis Woronoff
10Je voudrais poursuivre en évoquant une forme d’industrie à la campagne, plutôt que de proto-industrie. Cette activité implique des dizaines de milliers de personnes, aussi bien dans les bassins houillers que dans les nébuleuses de la sidérurgie. À l’échelle, disons, d’un canton, il peut y avoir plusieurs centaines de familles qui sont, en partie ou essentiellement, rémunérées par de telles entreprises. En contredisant un peu le discours général, je dirai que le paiement au moins partiellement en nature est très présent dans ces milieux jusqu’au début du xixe siècle. Il est évidemment plus accentué pour le premier cercle, celui des ouvriers qui sont tenus d’être à la fosse ou à la forge, que pour les voituriers, charbonniers, bûcherons, etc. Mais il y a toujours une trace de ce genre de paiement. L’employeur ne paye pas forcément en blé : ce peut être du vin, de la viande, des chaussures, du tabac, etc. Ce qui fait apparaître un paramètre important : le site de l’entreprise, et son relatif isolement. Mais il ne faudrait pas croire que ce système se limite au Dauphiné ou à la Haute-Ariège. En Berry, en Limousin ou en Champagne, on repère des systèmes équivalents, et qui se maintiennent durablement, en dehors de l’événement monétaire paroxystique de la Révolution.
11En somme, si la circulation intense de l’argent dans les campagnes semble être un acquis de notre réunion, pour ma part, je résiste un tout petit peu s’agissant des secteurs que je viens d’évoquer. Il arrive que, dans certaines situations qui ne sont pas de crise, ce soit l’entreprise qui assure la nourriture complète. Une veuve, de mineur ou de forgeron, s’occupe de la nourriture. C’est très moderne, finalement. Non seulement ces ouvriers sont logés, mais ils « cantinent », c’est-à-dire que l’ensemble des marchandises dont ils ont besoin leur est vendue par l’employeur. Ces achats sont déduits du salaire qui leur est dû. Ces ouvriers « internes », et même les « externes » – bûcherons, charbonniers – reçoivent généralement des avances, plusieurs fois par mois certainement. Avec le système de crédit à la consommation, ils sont souvent endettés. Or ces ouvriers qualifiés sont mobiles, et cela ne semble pas concerner seulement les forgerons, les fondeurs et les mineurs. Sébastien Jahan a récemment montré que, contrairement à ce que l’on croyait, la mobilité géographique (on pourrait dire le nomadisme structurel) concerne aussi, au moins dans le Grand Ouest, des bûcherons ou des charbonniers. Mais cette mobilité est menacée par les dettes qu’ils ont à l’égard de leur entreprise. C’est l’espace pertinent du crédit dont parlait Postel-Vinay. S’ils veulent bouger, ils le peuvent, à condition que le nouveau patron acquitte ces dettes. Cela étant, certains, et on l’a déjà remarqué pour l’Ariège ou d’autres régions, arrivent à se constituer, probablement par ce système de cantine bon marché, une petite trésorerie, une épargne qui, à la fin, leur permet d’acheter une terre ou une maison qu’ils louent eux-mêmes. Donc, ils sont à la fois logés par les maîtres et propriétaires d’une maison au village dont ils tirent des revenus. Le système revient par conséquent à une mise en dérivation, dans certaines zones, par rapport à l’économie monétaire. Des centaines de familles, dans l’espace de plusieurs communes, voient et touchent peu d’argent. Elles sont quand même rémunérées très convenablement.
Philippe Minard
12On a beaucoup raisonné à l’échelle des acteurs, soit des individus, soit de la famille, soit de l’exploitation. Mais comment articuler cela avec une vision d’ensemble de l’économie d’Ancien Régime, de l’économie rurale d’Ancien Régime en tout cas ? Autrement dit, comment lier le niveau « micro » et le niveau « macro » ?
Dominique Margairaz
13Notre rencontre aborde la question de l’argent des campagnes avec comme sous-titre : « Échanges, monnaie, crédit ». Donc, l’échange venant en premier, le thème de la journée semblait mettre l’accent sur la circulation de l’argent. Or j’ai noté, en entendant les communications, que l’accent avait été mis principalement sur l’étude des stocks. Au fond, les sources nous y portent. Beaucoup des intervenants de ce matin ont exposé des travaux qui mettent en évidence deux phénomènes. D’abord l’apparition de l’argent dans les documents. À cet égard, on peut s’interroger. Est-ce que l’apparition de la mention d’argent dans les documents témoignerait effectivement d’une présence et d’une circulation accrue des espèces ou, plus largement, de signes monétaires dans les campagnes ? On a bien vu, à travers quelques interventions, celle de Didier Terrier notamment, que la mention répétée des sommes d’argent dans les documents ne signifie pas nécessairement la présence d’espèces, et que recenser des stocks ne nous dit finalement pas grand-chose sur la circulation. On la devine en creux, mais on ne peut pas la suivre. Quelles couches sociales sont impliquées, à quel rythme, jusqu’à quel point, par la circulation de l’argent, des signes monétaires ? L’enregistrement des stocks à un instant « t » donné témoigne-t-il d’une circulation ? Témoigne-t-il pour les flux ? Voilà une question qu’on a du mal à saisir. Annie Antoine remarquait, dans sa communication, que ses documents conduisaient davantage à une approche microéconomique, de comptabilités d’entreprise, qu’à une approche ou à une réflexion macroéconomiques, à une réflexion sur l’économie d’Ancien Régime. Mais en travaillant sur l’argent dans les campagnes, peut-on faire l’impasse sur la macroéconomie, sur la notion de circuit ?
14Au fond, la question récurrente est : Que fait-on de cet argent ? On le mobilise, on le trouve dans des poches riches ou pauvres, mais à quoi sert-il ? On le thésaurise peut-être, mais on le remet aussi dans le circuit pour un certain nombre de dépenses. Cette question est cruciale. Elle oblige à nous interroger, comme le faisait Philippe Minard en introduction de la journée, sur la relation implicite que nous faisons toujours entre circulation accrue de l’argent et développement des campagnes. Or, ici, les interrogations ne manquent pas. S’agissant des circuits, il faudrait revenir sur les questions de comptabilité urbaine, à partir par exemple de la très belle réflexion de Jean-Claude Perrot dans sa thèse sur Caen. C’est-à-dire, comme le disait Didier Terrier, que la circulation de l’argent implique, avec une plus ou moins grande proximité, de retrouver la ville. L’argent des campagnes vient souvent de la ville, comme Gilles Postel-Vinay Ta montré dans son ouvrage La Terre et l’Argent. Donc c’est bien en termes de circuit qu’il faut raisonner.
15Reposer le problème des comptabilités urbaines, c’est peut-être aussi tirer parti des réflexions que le xviiie siècle mènera, à la suite de Vauban, sur le lien entre Paris et la France. Paris, selon la métaphore de la circulation sanguine, est le cœur qui envoie du sang dans l’organisme et auquel revient ce sang. On s’interrogera alors dans cet esprit, et notamment au moment de la Révolution et de l’Empire, sur le rapport entre la ville et ses aires de subsistance. Adam Smith domine le champ de la réflexion à partir de 1776, mais beaucoup d’autres auteurs ont cette préoccupation.
16Il convient aussi de conduire l’étude non seulement en termes spatiaux, de circulation et de reproduction des richesses, mais aussi en termes sociaux, avec des choix de consommation. Ce qui est une autre façon de se demander ce qu’on fait de l’argent. Admettons par exemple qu’un paysan intègre un marché, qu’il vende des surplus que jusque-là il pouvait difficilement commercialiser : il acquiert un revenu supplémentaire. Qu’en fait-il ? Va-t-il consommer davantage de sabots, de viande ou de vin ? Le réinvestit-il pour planter des arbres alors que jusque-là il n’en plantait pas ? Va-t-il au contraire thésauriser pour essayer d’acquérir une terre ? Évidemment, selon les choix qu’il fait, les conséquences sur le développement et sur la suite des événements ne seront pas du tout les mêmes. Ce qui me conduit à penser que, au fond, la question de la circulation de l’argent, ou du moins son accroissement, n’est pas vraiment antagonique de la survivance, selon le modèle Chayanov. Est-ce que l’un suppose ou implique nécessairement la mort de l’autre ? Il me semble que la réponse n’est pas évidente, en particulier pour les achats de terres, si j’en juge notamment par les situations qui se produisent sous la Révolution ou après la Révolution. Est-ce qu’on a vraiment constaté cette obstination des petits paysans à vouloir absolument se procurer un lopin ? Oui, assurément ; de nombreux travaux l’attestent. Pendant la Révolution, à propos des communaux, tout le monde se dispute ces terres réputées stériles ; chacun essaye de s’en approprier un petit morceau. Voilà donc des paysans, de tout petits paysans, qui ont épargné ou se sont procuré un revenu d’appoint par la proto-industrialisation, et peuvent s’acheter un petit lopin. Quelle est la conséquence pour le progrès agricole, censé être atteint par cette monétarisation croissante de l’économie, cette intégration croissante à l’économie ?
Philippe Minard
17En matière d’analyse des circuits, les historiens ne sont pas totalement démunis d’outils, ne serait-ce que parce que des observateurs de l’époque eux-mêmes avaient réfléchi à la question. Je pense à ce qui s’écrit au xviiie siècle, dans le champ de l’économie politique, sur l’analyse de ces circulations, notamment la circulation monétaire. Est-elle un vecteur de progrès, et comment est-elle interprétée ? D’autre part, l’idée d’un jeu entre les représentations que les acteurs se font de leurs activités et de l’économie, et l’effet retour que ces représentations ont sur leur conduite même, est intervenue à plusieurs reprises dans cette journée.
Jean-Yves Grenier
18Le circuit est bien un grand classique de la pensée économique du xviiie. Je reviens d’abord à la question des modèles, celui de Chayanov, celui de Labrousse, qui est, comme Jean-Claude Perrot l’a bien montré, un modèle d’économie politique du xviiie siècle. Il y en a un autre, qui n’est pas forcément plus valable, mais qui a l’avantage d’ouvrir à la question de la consommation et de l’emploi de l’argent. Ce modèle, que j’appelle « mercantiliste », des auteurs comme Jan de Vries dans sa volonté modernisatrice le réfutent, mais d’autres le jugent un peu plus convaincant.
19Que dit ce modèle ? Selon lui, il y a une fonction d’offre de travail anormale, et le volume de travail offert par les ouvriers n’est pas déterminé par le taux de salaire – ce qui donnerait une corrélation positive entre les deux –, mais dépend d’un volume fixe de consommation. Cette idée d’une consommation fixée, d’un objectif qui conduira ensuite à arbitrer entre loisir et travail, et toujours en faveur du loisir, est une proposition un peu étonnante mais qui est bien dans l’optique du xviiie siècle. Cela relativise un autre problème, celui de la propension marginale à essayer de gagner de la monnaie. Marshall l’avait un tout petit peu abordé à la fin du xixe siècle. On a besoin de cette approche pour comprendre le xviiie siècle. Il y a à la fois la contrainte – c’est l’impôt –, et les arbitrages que chaque individu fera. J’appelle ce modèle « mercantiliste » parce que c’est un topos dans la littérature mercantiliste et néo-mercantiliste au moins jusqu’en 1750, en Angleterre.
20Venons-en au circuit, et plus généralement à l’économie politique au xviiie siècle et à son rapport à l’analyse monétaire. Je rejoins ce qui a été déjà dit : il est très difficile de faire une distinction entre ville et campagne, entre une monnaie rurale, monnaie des campagnes, et une monnaie urbaine, parce qu’une monnaie, cela circule. Les économistes, du moins ceux que l’on juge aujourd’hui comme les plus pertinents d’entre eux, ne se sont pas intéressés à l’économie rurale. Du coup, leur analyse est une analyse monétaire, mais on peut en déduire un certain nombre de remarques pour l’histoire rurale. Boisguilbert, par exemple, fait l’éloge des deux cents professions qui ne peuvent vivre que par la circulation intense de l’argent. Il est clair qu’elles sont aussi bien urbaines que rurales, autant agricoles que manufacturières. De la même manière, quand Cantillon essaie d’analyser quel peut être l’usage d’une quantité supplémentaire de métaux précieux ou de monnaie, par exemple s’il y a un excédent des exportations sur les importations, la distinction entre le rural et l’urbain n’est pas la plus pertinente pour lui. Il s’intéresse davantage à d’autres questions telles que la quantité de monnaie nécessaire. Mais nous sommes dans l’histoire rurale. En cherchant à savoir, en fonction de la rente foncière, quelle va être cette quantité nécessaire, il en arrive à l’idée qu’il faut qu’elle soit équivalente au tiers des rentes foncières. Comme les rentes foncières égalent le tiers du revenu global des terres, il estime, en gros, qu’il faut le neuvième de ce revenu. Ce qui est proche de la proportion donnée par les économistes anglais, qui est de l’ordre du dixième. Mais ce circuit économique est un circuit autant urbain que rural.
21Par là, on quitte le thème de la journée pour aborder l’économie d’Ancien Régime. Mais, de fait, toutes vos discussions concernent l’économie d’Ancien Régime au sens large, et pas seulement les campagnes. Sur ce rôle de l’argent, j’aurai à nouveau recours à Cantillon, auteur remarquable pour ce genre d’analyses, qui annoncent celles que l’on trouvera dans la littérature allemande, autour de Von Thünen sur le problème des cercles concentriques de cultures autour des villes. Von Thünen arrive à ce résultat en analysant la rente foncière. Pour lui, la distance entre les zones de culture et la ville sera déterminée par les coûts de transport qui annulent la rente foncière. Ce qui donnera une série de cercles concentriques qui, à chaque fois, annulent le volume de la rente foncière. Cantillon propose une analyse assez différente, qui repose sur la monnaie. L’idée est que, à partir du moment où il y a un différentiel de quantité monétaire entre les villes et la campagne, on aura un différentiel de prix. Ce différentiel de prix sera tout simplement le paramètre qui organisera, en cercles concentriques là encore, les cultures. Voilà un exemple d’analyse qui explique l’avantage monétaire de la ville en termes de circuit, mais qui met la monnaie et la répartition monétaire inégale, élément essentiel dans la pensée du xviiie siècle, au cœur de la réflexion sur le différentiel d’activité entre la ville et la campagne.
Philippe Minard
22La plupart de nos exemples régionaux ont été empruntés, par le hasard de l’évolution actuelle de l’historiographie, à la France de l’Ouest, Normandie et Bretagne. Mais le royaume est très divers : qu’en est-il d’autres régions comme le Sud-Ouest et l’Auvergne, notamment ?
Anne Zink
23Ce matin, les interventions étaient géographiquement concentrées sur l’Ouest, à l’exception de celle qui nous parlait du Dauphiné. J’ai entendu dire plusieurs fois : il faut étendre la chronologie. Je pensais, il faudrait aussi étendre l’espace. Pas seulement choisir d’autres régions d’étude, mais comparer, essayer de prendre tout l’espace. Elisabeth Labrousse, citant Pierre Bayle, disait qu’il avait été frappé du fait qu’il circulait beaucoup plus de numéraire en Normandie que dans son Languedoc. À partir de cette simple remarque, ne nous pressons pas d’opposer la France du Sud à la France du Nord. Peut-être que Bayle lui-même avait généralisé trop vite, comme le font les voyageurs pour qui toutes les Anglaises sont rousses !
24Depuis plusieurs années, je me partage entre la ville et la campagne, entre Bayonne et l’Auvergne. D’une part, je travaille à Bayonne sur un petit groupe humain qui vit dans un grand port. Certains des habitants ont atteint le niveau du grand commerce et je vois le rôle énorme que jouent le papier, la confiance, les lettres de change et aussi la correspondance privée – pour faire du commerce avec des gens qu’on n’a jamais vus –, le crédit. Tout cela repose sur du papier. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de numéraire à Bayonne, pour les besoins du commerce local, mais dès que l’on va un peu loin, il y a du papier. Comme Didier Terrier l’a dit, qu’une banqueroute survienne et tout se met à trembler, mais c’est rare. J’en suis même à me demander si le papier n’est pas beaucoup plus présent en ville qu’à la campagne, malgré tous ces petits billets d’obligation dont on nous a parlé.
25Mon autre chantier porte sur la géographie du droit familial et de la pratique en Auvergne, haute et basse, et me permet des comparaisons avec le Sud-Ouest. Dans les minutes notariales, j’analyse les contrats de mariage, qui sont les meilleurs observatoires des attitudes familiales, mais je regarde aussi les obligations, les quittances, les rentes foncières et les rentes constituées. Ce que j’avais repéré entre le Piémont pyrénéen et les Pyrénées me paraît encore plus net maintenant : les pays de montagne ou pays d’élevage voient passer beaucoup plus d’argent que les plaines. Un pays de montagne est acculé, en quelque sorte, à l’élevage. En Auvergne, l’argent circule davantage, à cause des migrants. Les travaux de Marie-Annie Moulin et d’Abel Poitrineau, quoique plus orientés vers la Basse-Auvergne, l’avaient bien montré. Ces migrants rapportent de l’argent. L’intendant de Riom avait dit : « presque deux millions de livres par an ». Je le vois dans les familles. Quand un gendre entre dans une famille, il s’engage à rapporter, pour les six mois où il ne travaillera pas sur l’exploitation, 60 livres ou 120 livres dans le budget familial. C’est beaucoup pour une famille. Argent encore de la vente des bêtes et, en Cantal, de la vente d’énormes quantités de fromage. À voir les obligations, les paysans du Cantal sont beaucoup moins endettés que les paysans de Basse-Auvergne vis-à-vis de non-paysans. Dans le champ de mes préoccupations d’anthropologue, je pense qu’il est plus facile de « faire un aîné », et donc de dédommager les cadets quand il circule beaucoup d’argent, et qu’en plaine où il circule peu d’argent, on est acculé au partage parce qu’on ne pourrait pas dédommager les autres. Si Bayle a raison et il circule plus de numéraire en Normandie que dans son Languedoc, c’est parce que la Normandie, on l’a dit, paye beaucoup d’impôts. C’est en quelque sorte le système des arachides : pour faire cultiver des arachides dans l’empire colonial français, on a établi des impôts, et les familles ont été obligées de passer aux cultures commerciales, en délaissant les cultures vivrières. L’Auvergne n’est pas autant chargée d’impôts que la Normandie, mais elle est moins privilégiée que le Sud-Ouest. Or le niveau de vie, si on en croit les trousseaux de mariage, y est plus élevé que dans ces dernières provinces. Les gens travaillent pour vendre afin de payer les impôts et à force de produire et de vendre, on finit par pouvoir garder de l’argent pour soi.
26J’en viens au paiement en nature ou en argent dans ces contrats de mariage. La dot est très souvent promise avec un étalement. Elle pourrait sans doute être payée tout de suite. Ce qu’apporte le gendre ou ce qu’apporte la fille, si elle « entre bru », est souvent payé immédiatement – ce qu’elle a gagné de ses salaires. Mais, comme la dot doit être rendue si le mariage se termine sans enfants, il convient d’en échelonner le paiement pendant quatre ans. Cela permet de voir que le mariage n’est pas stérile, que la jeune femme ne va pas mourir aux premières couches et que les enfants survivront aux premières années. Quand tout cela est assuré, on peut verser l’ensemble de la dot, parce que la famille qui la reçoit n’aura pas à la rendre. Robert Descimon a raconté l’histoire d’une famille qui avait donné une grosse dot à une fille ; le gendre avait payé ses dettes avec la dot et puis – c’est un milieu tout différent –, il s’est fait tuer à la guerre en Flandre. La famille a tout perdu, il n’y avait pas eu d’enfant. Donc, si la dot se paye par échelonnements, cela ne signifie pas absence d’argent. Les gens sont prêts à payer de façon échelonnée une dot de 200 livres et à mettre 40 livres dans les noces, ce qui est relativement beaucoup. Ils ont de l’argent, mais ils ne veulent pas le laisser partir tout de suite. D’autre part, le trousseau est une valeur majeure, surtout dans les familles peu fortunées. C’est une façon d’avantager les filles, c’est certainement aussi une façon de se valoriser. Ce sont des « serviettes ouvrées », c’est un « coffre en merisier », il y a de belles choses qu’on aime à montrer. En Cantal, mais non en Basse-Auvergne, il arrive que la toile remplace le trousseau. Cela ressemble à un paiement en nature, puisqu’on fabrique de la toile là-bas. Clermont, avec son environnement rural, est un grand centre de toile. Y a-t-il perte ? Ce n’est pas sûr. Les paysans ont l’habitude de fabriquer de la toile et de la vendre. Ils sont bien capables de vendre à profit la toile qu’ils ont reçue. Si on donne des bêtes à la fille, c’est un cadeau en nature, mais puisque la région vend des bêtes c’est comme si on lui avait versé de l’argent. C’est différent dans le Sud-Ouest, c’est différent en Haute-Auvergne. Je plaide donc pour des études comparatives dans l’espace et étalées dans le temps.
Philippe Minard
27Merci à tous. C’est maintenant à Denis Woronoff de tirer quelques conclusions de notre réflexion collective.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006