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Des sols contre de la terre. L’argent dans les transactions foncières au XVIIIe siècle

p. 171-183


Texte intégral

Introduction

1Telles qu’elles se révèlent, par exemple dans les inventaires après décès ou dans les déclarations de successions1, les trésoreries paysannes de la fin de l’ère préindustrielle sont singulièrement pauvres ; du moins ont-elles longtemps été considérées comme telles. Les difficultés des ruraux à s’acquitter des charges qui leur incombaient (droits seigneuriaux, impôts, mais aussi dots et légitimes des filles) et leur confrontation incessante avec des arriérés parfois longtemps conservés, ou, à défaut, pieusement entretenus, semblent corroborer une version pessimiste des rapports entre la paysannerie et la monnaie. Il est communément admis, en effet, que les paysans étaient perpétuellement en quête de liquidités et qu’ils n’avaient quasiment pas, ou très peu, de réserves monétaires à leur disposition. C’est même pour cette raison qu’ils auraient été contraints d’intervenir sur le marché, de partir au loin pour trouver un complément de revenu, ou de faire appel au crédit. Le manque de liquidités aurait ainsi été le moteur du marché des produits et de la spécialisation agricole, de celui du travail et des migrations, voire, dans les temps difficiles, de l’appel au crédit et de l’endettement, et, dans les cas graves, de l’irruption sur le marché de la terre et de l’expropriation.

2Dans un tel contexte de pénurie générale en argent, et plus précisément en monnaie métallique, il peut sembler logique que les ruraux interviennent fréquemment sur le marché de la terre en position de vendeurs, mais il devient paradoxal qu’ils soient tout aussi fréquemment présents en position d’acheteurs2. Pour que des opérations foncières aient lieu, il faut, en effet, que la question de leur financement soit résolue. Elle conditionne bien évidemment la décision de passer un contrat de vente et la réussite des mutations. Sans mise de fonds, il est difficile de se porter acquéreur, à moins que l’accès au crédit ne permette de surmonter cette carence. Sans perspective d’obtenir des liquidités, il n’y a pas de raison de se manifester en tant que vendeur, à moins que la nécessité d’éteindre une dette ne soit une motivation suffisante, ou que l’on puisse raisonnablement escompter une indemnisation à plus ou moins court terme de la part de l’acheteur.

3Si l’on retient l’hypothèse selon laquelle le mode de paiement au comptant est relativement marginal, on admettra sans coup férir que l’activité du marché est freinée par le manque chronique de liquidités et entièrement tributaire des facilités de crédit dont pouvait jouir l’acquéreur3. Mais si, d’aventure, il s’avère que le paiement comptant et la mobilisation d’espèces métalliques n’est pas une simple curiosité, alors il faudra bien en conclure non seulement que le règlement d’une transaction est subordonné au transfert d’une somme minimale en espèces sonnantes et trébuchantes, mais aussi que l’argent n’était pas aussi rare que l’on veut bien le dire dans les ménages paysans.

4Que, pour les vendeurs, le but soit de négocier un redéploiement des parcelles à la suite d’une succession (cas des mutations intra-familiales), ou de se débarrasser d’une dette trop criante, ou encore de trouver des ressources pour répondre à d’autres besoins, dans les trois hypothèses on voit bien qu’il s’agit pour eux de se procurer de l’argent. Par conséquent, il est évident que toute proposition des acheteurs ne sera bien accueillie que s’ils peuvent mettre de l’argent sur la table pour résoudre les problèmes de leur interlocuteur, soit en apportant du numéraire, soit en renonçant à des créances, soit en présentant de solides garanties. Leur choix est donc simple : mobiliser leur épargne métallique (ou en papier), faire appel au crédit, à moins que le vendeur, impavide, ne consente des délais de paiement.

5L’objectif de ce texte est donc triple. Il est de montrer à partir des données puisées dans l’historiographie et à partir des informations obtenues sur quelques marchés fonciers-témoins :

  1. que le paiement en monnaie métallique n’est pas si exceptionnel qu’on le croit habituellement ;

  2. que l’intrusion de la monnaie détermine la finalité des achats et que, inversement, celle-ci est en liaison directe avec le mode de paiement choisi ;

  3. enfin, que les notions de paiement comptant et de crédit sont à tout prendre beaucoup plus ambiguës que l’on ne le suppose communément.

I. LA BANALITÉ DU PAIEMENT COMPTANT

6C’est évidemment dans les minutes notariales que l’on peut espérer obtenir des renseignements sur les modes de paiement adoptés par les acquéreurs. Mais, dans notre cas, les informations ont été prélevées dans une autre source : l’enregistrement d’Ancien Régime. On sait que depuis le règne de Louis XIV, les actes translatifs de propriété doivent être consignés dans des registres institués à cet effet, et dûment taxés au titre de ce que l’on appelle le centième denier4. Certes, en établissant le résumé de l’acte de vente, le greffier n’est nullement obligé d’indiquer comment le montant de la vente a été acquitté. Il se trouve pourtant que sur la centaine de bureaux prospectés à la fin de l’Ancien Régime, au moins trois contrôleurs des actes ont cru bon de faire mention de la façon dont l’acheteur entendait se libérer. Ce sont les contrôleurs de Lamballe, en Bretagne, dans le département des Côtes-d’Armor, de Bourgneuf-en-Retz, dans le marais breton, dans le département de Loire-Atlantique, et, de manière discontinue, de Viviers, dans le Vivarais, dans le département de l’Ardèche5.

7L’examen des actes ainsi enregistrés autorise à produire quelques conclusions simples, mais éclairantes.

  1. Le paiement totalement au comptant n’est pas vraiment insolite. Les indications du type « tant de livres »« comptées » ou « payées » ne sont pas rares. Dans le bureau de Bourgneuf, 27 % des acquisitions foncières sont réglées intégralement au comptant6. Et, de fait, les témoignages ne manquent pas qui permettent de vérifier l’importance de l’argent liquide dans les transactions. Ne voit-on pas, en Touraine, une transaction qui porte sur un domaine de 20 000 livres intégralement acquittée au comptant7 ? On objectera que l’acheteur n’est pas issu de la paysannerie. Il est vrai, mais, dans le Livradois, dans un milieu résolument paysan, on sait que les demandes de retrait lignager sont assorties d’exigences strictes relatives aux conditions de paiement formulées par les vendeurs. Il est expressément demandé que l’opération se fasse « à deniers découverts... on doit apporter la bourse, montrer l’argent, le faire tinter », et les sommes engagées s’inscrivent tout de même dans une fourchette de 120 à 535 livres. Ce n’est pas négligeable dans une région censée être pauvre et traditionnellement considérée comme atteinte de fringale en matière de numéraire8.

  2. Ce sont essentiellement les petites transactions, celles qui restent inférieures à 200 livres, qui se négocient de cette manière. À Bourgneuf toujours, la moitié de ces petites opérations, de loin les plus nombreuses, s’effectuent par un paiement immédiat. Au-delà de 200 livres, elles ne représentent guère plus de 10 %.

  3. Le paiement totalement à crédit est quasiment exclu, sauf cas exceptionnels. La plupart des contrats combinent donc de manière originale paiement au comptant et paiement à crédit. La part du crédit à Bourgneuf oscille entre 15 et 38 %, selon que l’on incorpore ou non une énorme acquisition de 1 452 000 livres, entièrement payée à terme. Ce sont des pourcentages du même ordre que retrouve J. Garnier dans le Forez, avec 20 et 30 % pour deux coupes du xviie siècle, et P. Servais pour le ban de Herve, près de Liège, au xviiie siècle, avec 15 %9.

  4. Il semble qu’il existe une existe une barrière difficile à franchir aussi bien à Lamballe qu’à Viviers ou à Bourgneuf : c’est celle des 200/ 250 livres. Jusqu’à cette valeur, les acquéreurs sont capables de mobiliser des espèces ; au-delà, ce n’est pas impossible, mais cela devient plus rare. Il faut faire appel au crédit et il est manifeste que l’achat foncier est à maintes reprises un vecteur de l’endettement et en certains cas tributaire des conditions de crédit.

  5. L’exemple de Lamballe tend à prouver que la règle est que les vendeurs réclament le paiement comptant de 50 % du prix de la transaction. Du prix et non pas de la valeur du bien, donc sans tenir compte des charges qui incombent au nouveau propriétaire. À ces 50 %, s’ajoutent, de manière non systématique, le pot-de-vin, les « épingles » ailleurs, qui viennent en sus et qui sont également à payer « cash ». Il s’agit d’une somme parfois respectable, surtout pour les petits contrats : généralement c’est un multiple de 6 livres, qui dépasse rarement 24 livres. Ce pourcentage de 50 % reste dominant jusqu’aux contrats qui concernent des biens d’une valeur de 400/500 livres (c’est le fameux seuil des 200/250 livres comptant), puis décline, même si l’on trouve encore des contrats de plusieurs milliers de livres qui prévoient un comptant de 50 %.

II. LA DIVERSITÉ DES TYPES DE TRANSACTIONS

8La finalité de l’opération foncière explique en grande partie le choix du mode de paiement retenu. Pour la commodité de l’exposé, on distinguera quatre types d’acquisitions fondamentales10.

  1. Les acquisitions mécaniques, lorsque l’acquéreur mobilise les liquidités dont il dispose pour obtenir une parcelle, une exploitation, un domaine ; dans cette hypothèse, le paiement se fait intégralement au comptant. Il peut s’agir de la mobilisation d’une somme d’argent patiemment thésaurisée, ou de l’exploitation d’une circonstance favorable : l’irruption d’un héritage ou le recouvrement d’une créance arrivée à son terme. Il existe une variante de cette option : l’acquéreur n’emprunte pas, mais ne paie pas comptant non plus. Il se borne à transmettre à son vendeur un titre de rente, en dédommagement de la somme qu’il doit lui verser. Cela suppose que le propriétaire antérieur accepte cette solution, faute de quoi il ne reste d’autre perspective que de monnayer la créance auprès d’un tiers qui fournira alors le comptant escompté.

  2. Les acquisitions circonstancielles englobent une série de transactions au cours desquelles le vendeur ne paie rien, mais s’empare d’une terre en dédommagement d’une créance dont il ne parvient pas à s’acquitter. Ainsi, lorsque François Charruau de Machecoul cède une terre et une maison situées à Bourgneuf à un chirurgien de Saint-Hilaire, il ne récupère que 3 000 livres sur les 6 400 indiquées par le contrat. Le solde sert à éponger une dette qui lui était due. Bien entendu, il peut s’agir du résultat d’un calcul antérieur lorsque l’acquéreur guignait depuis fort longtemps l’objet du délit : l’historiographie traditionnelle a beaucoup insisté sur ce processus qui coïncide avec l’expropriation des ruraux par des citadins avides11. Ou bien, on ne perçoit aucune anticipation de l’acquéreur qui devient propriétaire du bien largement contre son gré, à seule fin de ne pas perdre sa créance, irrécouvrable par les voies ordinaires12 ; dans cette hypothèse, le paiement comptant est réduit à sa plus simple expression et le règlement s’effectue contre décharge des dettes antérieures.

  3. Les acquisitions tactiques comprennent toutes les mutations qui sont motivées par une préoccupation majeure de la part des exploitants, mais aussi des rentiers : remodeler le patrimoine afin que les parcelles soient moins éloignées, contiguës éventuellement, avec l’intention d’amorcer une sorte de remembrement et l’espoir de réduire ainsi la perte de temps occasionnée par la mise en culture de lopins dispersés ; recentrer le domaine à proximité de la résidence, afin d’améliorer la surveillance des terres et de pouvoir les louer d’un bloc. Dans ce cas, le paiement s’effectuera largement au comptant, puisque l’acquisition sera financée par la vente d’autres propriétés excentrées, si toutefois cette dernière opération a pu aboutir au préalable.

  4. Les acquisitions stratégiques, qui sont de véritables investissements et ont pour finalité de se constituer un patrimoine ou une exploitation pour les mettre en valeur ou en tirer une rente. Le mode de paiement privilégié, mais forcément exclusif, est alors le crédit, puisqu’il s’agit d’anticiper des revenus futurs. Lorsque Louis Moreau, laboureur à Arthon-en-Retz, devient propriétaire de 26 boisselées de terre dans sa paroisse en 1789, il s’engage à remettre au propriétaire, un noble nantais, 41 livres et 1 sol annuellement. Mais le cas de figure est, il est vrai, un peu particulier, puisqu’il s’agit en fait d’un bail à rente (cf. infra).

9On mesure donc clairement que, selon que l’acquisition peut être qualifiée de « mécanique », « circonstancielle », « tactique » ou « stratégique », la part du comptant et celle de l’emprunt seront différentes. Mais il ne faut pas postuler pour autant que ces quatre formes « pures » d’opérations foncières se dévoilent aussi facilement comme telles. Chacun aura compris que les formes mixtes dominent certainement le paysage contractuel et justifient ainsi la complexité des modes de paiement. Ceux-ci peuvent inclure de manière variable chacun des trois composants possibles : comptant (majoritairement en numéraire sans doute, mais aussi – pourquoi pas ? – en papier), appel au crédit, et transmission de la dette.

10Inversement, d’ailleurs, les options retenues par les acquéreurs sont éloquentes pour définir la nature réelle de la transaction. La solution adoptée pour solder le prix convenu en dit a priori fort long sur les intentions des acheteurs aussi bien que sur les motivations des vendeurs. Car tout est réversible. Un acquéreur qui paie comptant mobilise assurément son épargne pour procéder à une opération dite mécanique, à moins qu’il n’ait emprunté par ailleurs, quelles que soient les conditions de ce crédit ; un acquéreur qui ne débourse rien et recourt massivement au paiement à terme est apparemment engagé dans une opération dite stratégique, à moins qu’il n’ait réservé ses liquidités pour d’autres fins. En réalité, une telle identification, pour séduisante qu’elle soit, est trop belle pour être opératoire. La plupart des modes de paiement revêtent des formes mixtes qui en disent long sur la complexité des transactions et des mobiles des contractants, aussi bien que sur les difficultés rencontrées pour satisfaire le vendeur et pour réunir les fonds nécessaires, mais ne permettent pas de démêler totalement l’écheveau des déterminations et des stratégies. Elles le peuvent d’autant moins que les catégories « comptant » et « crédit » sont passablement poreuses.

III. L’AMBIGUÏTÉ DES FORMES DE PAIEMENT

11Il convient, en effet, de revenir de manière critique sur la signification profonde des formes de paiement qui sont utilisées.

12D’une part, l’expression « au comptant » est peu explicite, en ce sens qu’elle ne dit rien du support monétaire employé. S’agit-il de pièces sonnantes et trébuchantes, ou bien y a-t-il du papier ? La question n’est pas secondaire si l’on entend discuter sur les usages respectifs de la monnaie métallique et de son substitut, le papier, avec les billets et autres obligations, – sans parler des rentes foncières transmissibles à l’acquéreur et qui, elles, sont systématiquement mentionnées par le greffier, dans le but d’asseoir la taxe non pas sur le prix payé, mais sur la valeur réelle du bien. On ne peut conclure avec certitude sur la nature de la monnaie employée mais toutes les indications sont concordantes pour suggérer que, dans l’ensemble, les sommes mises en jeu sont réglées en argent. D’ailleurs le vendeur est-il fréquemment disposé à se faire payer en papier ?

13Ce n’est pas cependant la seule incertitude. Les pièces de monnaie appartiennent-elles réellement à l’acquéreur ? Car, bien entendu, même s’il annonce qu’il paie comptant, rien ne l’empêche de solliciter de ses proches un prêt destiné à le munir de la somme nécessaire, qui lui sera avancée en pièces de monnaie. Encore n’évoquons-nous que pour mémoire les vertus de l’usure qui procure du numéraire dans les conditions que l’on sait et qui s’accompagne d’un crédit caché. Or, là-dessus, nous sommes par définition peu renseignés. Si nous pouvons espérer repérer les prêts contractés par un acte notarié auprès d’un créancier, éventuellement par l’entremise du notaire, il paraît totalement utopique de prétendre maîtriser les prêts informels, notamment familiaux, qui se concluent en toute confidentialité. Seuls le manque de confiance ou les incidents de paiement déboucheront sur l’écriture d’un acte sous seing privé, sur la rédaction d’un billet, ou sur la conclusion d’un contrat plus officiel, telle une obligation que l’on peut effectivement espérer déceler dans les archives. Les exigences du prêteur sont donc graduées en fonction des assurances dont il croit pouvoir bénéficier, et elles croissent à mesure que les chances d’un règlement rapide et assuré s’estompent.

14En contrepartie, il n’est pas aisé de décider que l’acquéreur est vraiment assujetti à des liens de crédit. Faisons d’abord un sort aux crédits intra-familiaux. Seront-ils réellement remboursés ? On ne veut pas tant suggérer par là que le parent créancier fera cadeau de la créance ainsi consentie (ce que l’on ne peut exclure totalement, par exemple pour avantager un héritier) qu’évoquer le cas où elle figure plutôt comme une avance sur héritage, qui sera soldée au moment de l’ouverture de la succession. Pourtant, si l’on néglige ce cas de figure quelque peu particulier, il est d’autres sources de confusion. Même s’il concède qu’il s’acquittera du montant de la mutation à terme, l’acheteur peut être confronté à des délais tellement courts qu’il s’agit en fait d’un pseudo-crédit. Or le peu que l’on sait sur les délais de paiement conduit à relativiser la portée de l’engagement ainsi souscrit. Quand le paiement du solde ne doit pas intervenir juste « après l’appropriement », ce qui est suffisamment vague mais paraît la moindre des choses, les contrats négociés autour de Bourgneuf stipulent des délais relativement brefs pour en finir avec la dette ainsi créée : dans trois mois, à la Toussaint prochaine ou pour les Pâques suivantes. Même pour des sommes rondelettes – plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de livres –, le cas du pays de Retz semble accréditer l’idée que l’on ne dépassait guère les trois ou cinq ans, sept ou neuf ans dans les très grandes occasions. Où est le crédit lorsqu’il s’éteint presque immédiatement après la signature du contrat de vente ? Là encore, cependant, il convient de se montrer prudent. Rien ne dit que les délais seront respectés et que l’acquéreur respectera ses engagements, rien ne permet d’affirmer qu’au terme prévu il ne sollicitera pas et n’obtiendra pas de son vendeur ou de son créancier, qui n’en peuvent mais, un délai supplémentaire. Quand bien même il respecterait les termes du contrat, rien ne permet de garantir qu’il le fera avec ses deniers propres et qu’il ne souscrira pas un autre emprunt pour faire face aux échéances prévues. Un crédit peut en cacher un autre.

15Ce qu’il est important de retenir, c’est que la part du comptant n’est quasiment jamais nulle. Si l’acquéreur s’avère incapable de donner le moindre sol, l’alternative consiste à adopter une autre procédure et à choisir un autre type de contrat qui permet précisément de suppléer au manque de capitaux. Le bail à rente, dans les cas retenus et dans d’autres également repérés, sous cette forme ou sous une autre, sous cette appellation ou sous une autre, permet ainsi de se porter acheteur, théoriquement sans avancer la moindre somme d’argent. L’exemple de Louis Moreau évoqué précédemment est éloquent à cet égard. Le nouveau propriétaire s’engage, en effet, à payer uniquement une rente perpétuelle et il devient une sorte de locataire, également perpétuel, susceptible de transmettre, de vendre ou d’hypothéquer le bien concerné. Il existe donc des contrats qui permettent de tourner la difficulté de l’« apport », mais il s’agit de cas relativement marginaux dans la plupart des régions dans la France du xviiie siècle. Qui plus est, ce type de transactions semble être en régression, comme le seraient apparemment d’autres formes cousines germaines telles que le bail à fief ou la fieflfe13.

16Ce n’est pas tout. Bien souvent, le bailleur prend la précaution d’exiger un droit d’entrée (« introge » ou autre), qui vient en complément de la rente perpétuelle. Pour obtenir la « borderie » qu’il convoite, Pierre Monnier, laboureur à Arthon, s’engage certes à payer annuellement une rente de 62 livres au vendeur, mais en sus il doit se résoudre à verser un droit d’entrée qui atteint tout de même 120 livres. Rien ne distingue plus vraiment ce contrat prétendument atypique d’une vente classique qui comprendrait une charge de rente en complément du prix convenu. À vrai dire, l’écart semble mince et la distinction subtile entre la vente qui prévoit le versement d’une somme d’argent assortie d’annuités et le bail à rente qui stipule la création d’une rente complétée par un paiement liquide. Dans la pratique, les greffiers ne font pas toujours la différence, ce qui entraîne des libellés sibyllins tels que « vente et bail à rente », ou des ratures, le contrat passant sans coup férir du statut de bail à rente à celui de vente, ou réciproquement14.

Conclusion

17Relisons Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution. Lorsqu’il écrit que le paysan est « si passionnément épris de la terre qu’il consacre à l’acheter toutes ses épargnes [c’est moi qui souligne] et l’achète à tout prix », il faut sans doute prendre la formule au premier degré. Il n’évoque pas le paysan en train de tresser la corde du crédit qui va l’étrangler en croyant assouvir sa soif de terre, mais l’affectation prioritaire de son épargne vers cette forme d’investissement. Ce n’est pas la même chose. On a successivement décrit une société d’Ancien Régime, et notamment une société rurale et paysanne, soumise à une diète monétaire stricte, abrutie de charges diverses, puis, dans un second temps, enfermée dans les délires de l’endettement et, enfin, prise de la fièvre du crédit et tourmentée d’une frénésie d’investissement. L’expérience incite à ne pas ratifier totalement cette vision pessimiste et archaïque, et donc à la nuancer fortement, quel que soit le poids des diversités locales et sociales qui empêchent toute généralisation.

18Il est vrai que l’incertitude demeure fréquemment quant à l’origine des fonds mobilisés par les acquéreurs ou la destination de ceux obtenus par les vendeurs. On gardera à l’esprit que, quelles que soient la précision et l’efficacité des dépouillements entrepris, il reste toujours une zone d’ombre qui englobe tous les apports de fonds qui surviennent sans qu’aucune trace écrite ne permette de les identifier. Il paraît malheureusement impossible de surmonter le manque d’informations sur ce pan de l’économie dite informelle, sauf à s’en approcher autant que faire se peut, au cas par cas, par des archives privées. À l’évidence, cependant, les paysans ne sont pas tous, loin de là, dépourvus de numéraire. Les sommes engagées dans les transactions ne sont pas minces. Une bonne partie du prix est versée comptant au moment de la signature des contrats, tout au moins pour les petites, voire pour les moyennes opérations foncières. Le crédit n’est qu’un appoint, et encore est-il de courte durée, sauf pour les grosses transactions, où il devient indispensable, mais il s’agit d’une tout autre clientèle. C’est que, pour les paysans, la terre est un objet de commerce trop important pour être cédée uniquement contre des promesses et du papier. Le marché de la terre est donc imprégné de liquidités. Il se trouve, en effet, que les petites transactions sont largement majoritaires, les autres étant hors de portée des ruraux et les domaines restant jalousement préservés par leurs propriétaires. À un tel déséquilibre, l’explication est simple. Ce n’est pas un problème de moyens de paiement, mais de moyens de financement du côté de la demande, et c’est un problème de rétention de terres du côté de l’offre, un peu comme pour les appartements de certains arrondissements privilégiés parisiens aujourd’hui.

19Sans doute toutes les régions ne sont-elles pas engagées au même titre dans l’économie d’échange et leurs habitants n’ont-ils pas toujours les mêmes ressources monétaires à leur disposition. Sans doute tous les milieux sociaux ne sont-ils pas également imprégnés de numéraire. Il est inutile d’insister sur le fait que ruraux et paysans n’ont évidemment pas le même rapport à l’argent. Même à l’intérieur de la paysannerie, des inégalités flagrantes séparent les individus, tant il est vrai que le « paysan » est une catégorie générique bien commode mais parfaitement inadaptée pour traduire la réalité sociale des campagnes15. Il serait caricatural d’imaginer que tous sont susceptibles de participer aux processus d’accumulation initiés par certaines familles, même modestes, mais dotées d’un minimum de liquidités16. Partout figure en effet, en bonne place, une couche sociale qui détient des moyens de paiement et s’avère par suite capable de participer à un marché sélectif, très exigeant sur les garanties que doivent présenter les acteurs, et qui, par ricochet, ne fait que tolérer le paiement différé, un mal inévitable. Une couche sociale plus ou moins mince selon les lieux et qui ne doit pas dissimuler les autres membres du corps social, tous ceux qui n’ont rien ou quasiment rien, en tout cas aucune épargne si modeste soit-elle, et qui, de ce fait, se trouvent exclus des échanges de terres. Il faudrait donc marquer les écarts qui séparent les espaces et les groupes sociaux, et mesurer le degré de participation au marché de la terre tout comme le taux d’accès au numéraire.

20Reste que les sociétés observées n’ont rien d’exceptionnel. Ce ne sont pas celles de l’Île-de-France, et les intervenants ne sont en aucune façon assimilables aux membres de la communauté des fermiers qui manipulent sans vergogne des sommes considérables. Rien ne permet de supposer que les paysans de Lamballe, de Bourgneuf ou de Viviers aient été en mesure de développer des relations privilégiées avec l’argent ou aient pu déployer des ressources financières hors du commun. Il s’agit plutôt de paysans banals qui, de ce fait, ont une certaine valeur d’exemplarité. Bien mieux, on peut soutenir sans crainte du paradoxe que ce sont précisément ces petites gens, limités dans leurs moyens financiers et leurs capacités d’emprunt, qui font circuler le plus volontiers les espèces métalliques. Inversement, les plus riches, et spécialement les propriétaires urbains, qui négocient des biens-fonds considérables, font plus systématiquement appel au crédit, tant parce qu’ils ont des besoins de liquidités sans commune mesure avec leur encaisse, que parce qu’il leur est plus facile de trouver des prêteurs.

21Arrêtons donc de véhiculer l’image sans nuances du paysan misérable et sans le sou, même si c’est celle qu’il aurait souhaité que nous diffusions. Cessons de propager l’idée d’une société rurale sans liquidités, réduite à l’économie de troc et obsédée par l’autosubsistance. Distinguons nettement celui qui vit chichement, médiocrement, sur ses maigres lopins, sans épargne et sans réserve, de celui qui, patiemment, s’emploie à arrondir son exploitation avec les économies qu’il a accumulées ou qu’il anticipe de peu. En prenant acte de cette hétérogénéité, nous aurons peut-être une autre conception du marché foncier et de la place de la monnaie dans les sociétés préindustrielles.

Notes de bas de page

1 Toutes les études s’accordent sur la faiblesse des sommes laissées par les défunts. Cette absence « devait être mise au compte d’un prudent usage paysan », comme le dit Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l’histoire sociale de la France du xviie siècle, Paris, EPHE, 1960, 2 vol., LXXII-653 p. + 119 p., réimpr. Éd. de l’EHESS, Paris, 1982, p. 145-146.

2 Sur la forte participation au marché foncier de la part des ruraux, cf. Gérard Béaur, Le Marché foncier à la veille de la Révolution. Les mouvements de propriété beaucerons dans les régions de Maintenait et de Janville de 1761 à 1790, Éd. de l’EHESS, Paris, 1984, p. 115 sq. Pour le cas des vignerons, Gérard Béaur, « Investissement foncier, épargne et cycle de vie dans le Pays chartrain au xviiie siècle », Histoire et Mesure, vol. VI, n° 3-4, juillet-décembre 1991, p. 275-288.

3 Sur le rôle déterminant du crédit, clé de tout le système foncier, cf. Gilles Postel-Vinay, La Terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1997.

4 Sur cette institution et sur l’importance de cette source, cf. Gérard Béaur, Le Marché foncier..., op. cit., p. 20-27, et « Le centième denier et les mouvements de propriété. Deux exemples beaucerons (1761-1790) », Annales ESC, septembre-octobre 1976, p. 1010-1033.

5 Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 2C non classée lors du dépouillement, bureau de Lamballe, centième denier 1771-1790 ; Arch. dép. de la Loire-Atlantique, IIC 986-994, bureau de Bourgneuf-en-Retz, centième denier 1771-1790 ; Arch. dép. de l’Ardèche, 3Q 3520-3522, bureau de Viviers, centième denier 1771-1790.

6 Les données et les exemples relatifs à Bourgneuf-en-Retz sont tirés de Gérard Béaur, « Au comptant ou à crédit : comment financer une acquisition foncière au xviiie siècle », in Paris et ses campagnes sons l’Ancien Régime. Mélanges offerts à J. Jacquart, Publications de la Sorbonne, Paris, 1994, p. 47-56.

7 Brigitte Maillard, « Les contrats d’exploitations des vignes dans les pays de la Loire moyenne au xviiie siècle », in Mathieu Arnoux et Gérard Béaur, Anne Varet-Vitu, Les Contrats agraires de l’Antiquité à nos jours, BHR, Rennes, à paraître.

8 Bernard Brunel, Le Vouloir vivre et la force des choses. Augerolles en Livradois-Forez du xviie au xixe siècle, Université Blaise-Pascal, Institut d’études du Massif central, Clermont-Ferrand, 1992, p. 330.

9 Paul Servais, La Rente constituée dans le ban de Herve au xviiie siècle, Publ. du Crédit communal de Belgique, Bruxelles, 1982, p. 71-72 ; Josette Garnier, Bourgeoisie et propriété immobilière en Forez aux xviie et xviiie siècles, Centre d’études foréziennes, 1982, p. 183-184.

10 Sur cette distinction, cf. Gérard Béaur, « Au comptant... », art. cit., et « Investissement foncier », art. cit.

11 Cf. notamment Pierre Goubert, Beauvais et le Beauvaisis..., op. cit., p. 183-189 en particulier, et, surtout, Jean Jacquart, La Crise rurale en Île-de-France, Armand Colin, Paris, 1974.

12 Ou qui prête bien au-delà de la valeur du bien pour conserver le contrôle du débiteur, selon Laurence Fontaine, « Le marché contraint. La terre et la révocation de l’édit de Nantes dans une vallée alpine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXXVIII, avril-juin 1991, p. 275-294.

13 Sur cette progression des ventes consensuelles, cf. Josette Garnier, Bourgeoisie..., op. cit., p. 83-86 entre autres, pour le Forez, et hypothèse convergente pour la Normandie en ce qui concerne la fieffe, selon Bernard Garnier, « Problèmes de reproduction économique et sociale dans le bocage normand au xviie siècle », in Joseph Goy et Jean-Pierre Wallot, Évolution et éclatement du monde rural. Structures, fonctionnement et évolution différentielle des sociétés rurales françaises et québécoises (xviie-xxe siècles), Colloque franco-québécois d’histoire rurale comparée, EHESS-Presses de l’Université de Montréal, Paris-Montréal, 1986, p. 121-140. Sur l’usage du bail à fief, Gérard Aubin, La Seigneurie en Bordelais d’après la pratique notariale (1715- 1789), Publications de l’Université de Rouen, Rouen, n° 149, 1989, p. 100-128.

14 Symptomatique est le cas de La Rochelle. Arch. dép. de la Charente-Maritime, 2C 3348- 3358, bureau de La Rochelle, centième denier 1771-1780 et 1781-1790.

15 Sur le problème des catégories, cf. Gérard Béaur, « Les catégories sociales à la campagne : repenser un instrument d’analyse », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1999,n° 1, p. 159-176.

16 Gérard Béaur, « Investissement foncier... », art. cit.

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