Les campagnes dans les espaces du crédit
p. 155-170
Texte intégral
1En demandant à des historiens d’horizons divers d’analyser ce qu’était « l’argent des campagnes » dans la France d’Ancien Régime, les organisateurs du présent colloque les invitent d’abord, me semble-t-il, à se prononcer sur le sens qu’en l’occurrence il convient de donner au génitif. Veut-on désigner ainsi l’argent qui appartient aux campagnes, en entendant par-là un espace spécifique peuplé d’une population spécifique ? Si oui, puisque la tâche qui m’est ici impartie est de traiter de l’argent qui va au crédit, il s’agirait donc de l’argent que les ruraux prêtent aux ruraux. Si non, il faudrait, plus classiquement, considérer qu’il s’agit de l’argent qui, venu d’ailleurs, est prêté dans les campagnes pour le meilleur – c’est-à-dire comme instrument du doux commerce, selon un modèle qui a ses titres de noblesse depuis Pirenne – ou pour le pire – comme instrument de l’expropriation paysanne. Je défendrai cependant un autre point de vue. J’avancerai plutôt l’idée que le découpage spatial qu’admettent l’une ou l’autre de ces deux hypothèses est loin d’aller de soi. Y compris – voire surtout – pour la période considérée, je dirai que la séparation ville/campagne s’abolit quand il s’agit de crédit ou, plus exactement, que le découpage spatial qui résulte de l’organisation du crédit abolit cette séparation. J’examinerai donc d’abord dans quel espace et selon quelle logique circule effectivement le crédit à l’époque, ce qui amènera à conclure que, dans ce domaine tout au moins, les campagnes ne constituent pas un espace pertinent tant elles sont généralement partie intégrante d’ensembles plus vastes dans le cadre de marchés locaux. Je montrerai ensuite que cette structuration très générale n’exclut pas de fortes différentiations. Enfin, j’évoquerai les raisons qui conduisent à ce que ces différences se pérennisent ou non au cours du temps.
I. L’ESPACE DES MARCHÉS LOCAUX DU CRÉDIT
2On sait maintenant que dans l’Europe moderne l’argent et le crédit circulent largement dans les campagnes. Dans le cas de la France du xviie et du xviiie siècle, on peut ainsi tenir pour acquis que le poids de l’endettement est sans doute inégal selon les lieux, mais que le recours au crédit est partout très répandu. En particulier, bien que l’encours moyen des ménages varie – et varie beaucoup – d’un endroit à l’autre, les écarts sont bien moindres si l’on considère la proportion de ceux qui s’endettent. Bon an mal an, il est courant qu’environ un ménage sur dix emprunte.
3La question est alors de savoir sous quelle forme. Une fois abandonnée l’idée que, dans l’Europe préindustrielle, les campagnes étaient soumises à un rationnement draconien du crédit engendrant un cercle vicieux de stagnation et d’usure, l’historiographie a eu tendance à faire l’hypothèse (implicite ou explicite) que les transactions de crédit ne pouvaient s’y nouer qu’au sein de réseaux interpersonnels. Et il y avait à cela de très bonnes raisons. Puisque tout prêt renvoie à un futur incertain et pose donc un problème d’information, la solution la plus simple pour un bailleur de fonds n’est-elle pas de ne s’engager qu’avec les partenaires qu’il connaît le mieux ? Or, pense-t-on souvent, dans une société ancienne, et a fortiori dans une société rurale ancienne censée être largement close sur elle-même, qui peut-on être sûr de connaître sinon ses proches ? Telle est donc la piste que les historiens ont, très naturellement, privilégiée. On a ainsi supposé que, pour réduire l’incertitude liée à la distance temporelle inhérente à l’acte de crédit, les contractants n’ont d’abord eu d’autre choix que de réduire au maximum la distance entre partenaires. De là, l’accent mis sur les proximités professionnelles ou sociales, mais aussi et surtout – histoire rurale oblige – sur les proximités de famille, de village ou de clientèle.
4Indéniablement, ce programme de recherche s’est révélé fructueux. Et il est loin d’être épuisé. Pour autant, les transactions qui répondent à ce modèle ne sont qu’un versant des affaires de crédit. Dans la « France rurale d’Ancien Régime » que l’on considère ici, en tout cas, on en observe d’autres qui sont de nature très différente. Contrairement aux transactions entre proches qui se connaissent du fait de leurs contacts répétés, ces dernières reposent en effet de façon cruciale sur l’intervention d’un tiers : le notaire. Ce personnage, peut-être inattendu dans le rôle d’intermédiaire financier, a pu s’imposer sur ce terrain grâce à deux atouts que lui apportait sa fonction. D’une part, il est partout présent – on en trouve dans une paroisse sur trois ou quatre – et, d’autre part, il sait de par son métier même collecter, stocker, déstocker et traiter une masse d’informations sans équivalent sur la population de son ressort. Comme tel, il s’est peu à peu trouvé au centre d’un système dont le mérite est considérable car, à l’inverse des transactions interpersonnelles, il permet de diversifier les ressources. De la sorte, le crédit peut ne pas (ou ne plus ?) constamment osciller entre le trop et le trop peu. Le système ne se clôt pas (ou plus ?) sur un petit groupe homogène dont les membres sont toujours menacés de subir ensemble les mêmes chocs, et donc de se trouver tous au même moment soit avec des ressources à placer, soit avec l’impérieux besoin d’emprunter. Parce que les notaires couvrent un ressort assez vaste pour qu’y coexistent des populations hétérogènes – tant urbaines que rurales en particulier –, ils peuvent mobiliser des ressources d’origines diverses et les mettre à la disposition des emprunteurs potentiels dont ils sont seuls, ou en tout cas mieux que quiconque, à même d’apprécier la fiabilité. Simplement, la logique d’un tel système suppose des espaces bien particuliers. Ils doivent être d’une étendue à la fois suffisante et suffisamment restreinte pour que les intermédiaires gardent la maîtrise de la machine informationnelle qui leur permet de distribuer à bon escient leurs ressources (ou plutôt celles de leurs clients).
5Il va de soi que le système engendre de nombreux exclus – en un sens, c’est sa raison d’être. Mais rien n’indique que ceux-ci soient plus spécialement issus des campagnes. Au contraire. Les laissés-pour-compte – ceux que les intermédiaires refusent d’avaliser comme fiables – sont, en effet, d’abord ceux qui n’ont pas, ou pas assez, de garanties immobilières non déjà obérées. Or, comme il se trouve que les ruraux sont plus souvent propriétaires que les urbains, le système tend à abolir la séparation classique entre ville et campagne : une partie des ressources qui se concentrent en ville est ainsi prêtée aux ruraux. Certes, le crédit interpersonnel parvient aussi à ce résultat dans une certaine mesure. Que l’on pense à ces familles de libraires qui sont établies dans toutes les grandes villes d’Europe au temps des Lumières et dont L. Fontaine a montré qu’elles n’ont pas pour autant rompu les liens avec leurs villages d’origine dans l’Oisans1. Que l’on pense aussi aux possibilités que s’ouvrent les familles toutes les fois qu’elles diversifient leurs sources de revenus et de crédit en organisant les migrations de leurs membres2. Mais, pour autant que les tentatives de mesures permettent d’en juger, le crédit bilatéral interpersonnel n’a pas l’extension du crédit qui passe par l’intermédiation notariale dont l’importance paraît largement prédominante.
6En même temps, le système de l’intermédiation notariale a ses propres contraintes, dont la première conséquence est de limiter l’étendue des marchés. En matière d’information, en effet, d’importantes déséconomies d’échelle liées à la distance demeurent et, à l’époque, nul ne parvient à les réduire. Sans doute les notaires permettent-ils aux prêteurs et aux emprunteurs potentiels de traiter avec des partenaires auxquels ils n’auraient jamais eu accès s’ils s’en étaient tenus à leurs réseaux propres. Mais si l’aire des transactions est ainsi considérablement étendue, elle reste néanmoins locale ou, au mieux, régionale. Sous l’Ancien Régime, alors que les riches fermiers de la Plaine de France ou du Multien placent leurs fonds chez les notaires parisiens, ce n’est déjà plus le cas de leurs homologues normands3. Or les frontières qui sont là en cause sont manifestement difficiles à franchir. Dans un travail précédent, j’avais cartographié l’espace de deux marchés du crédit du xviiie siècle, l’un dans la France du Nord – celui de Maubeuge –, l’autre au sud – celui d’Albi4. Pour l’un comme pour l’autre, les prêteurs et les emprunteurs résidaient à l’intérieur d’un périmètre presque exactement identique. Centrées sur un pôle urbain, les transactions rayonnaient largement alentour, mais sans trop s’en éloigner. A Albi comme à Maubeuge, ces marchés s’inscrivaient donc dans des cercles dont le rayon n’excédait guère la vingtaine de kilomètres. Au-delà, la densité des débiteurs décroissait vite, au point de devenir négligeable, mis à part quelques électrons libres. Espace restreint donc, mais juste assez vaste pour qu’il s’agisse d’un espace mixte. Mixte, parce que peuplé à la fois de ruraux et d’urbains. Mixte aussi parce qu’il permettait à chacun de contracter au-delà de ses relations directes. Mais précisons : il ne s’agit pas de réinventer pour la énième fois la transition entre le temps des relations interpersonnelles et le temps du marché « anonyme ». En fait, cet espace mixte était rien moins qu’anonyme puisque, si les contractants ne se connaissaient pas entre eux, au moins devaient-ils être bien connus des intermédiaires. C’était même là l’essentiel. Partant, il importait que l’espace en question reste confiné dans des limites assez étroites pour que les spécialistes puissent suivre de près leur clientèle et désigner les bons risques en fonction des informations fiables qu’il leur fallait tenir à jour sur les individus comme sur les gages.
7À l’époque, cette organisation paraît très générale. Elle est aussi, à plus d’un titre, curieusement rigide. Plus, en tout cas, que celle d’autres marchés. Par comparaison, les marchés des grains, par exemple, sont protéiformes. En temps normal, leur agencement varie du tout au tout selon que l’approvisionnement est fluvial ou terrestre, tant diffèrent les techniques de la navigation et du roulage – techniques qui d’ailleurs évoluent. Et, en temps de crise, l’aire des marchés est susceptible de changer, fut-ce au prix de tensions très fortes5. Or, de prime abord, les marchés du crédit ne présentent rien de tel. En effet, si les façons de transporter le grain s’améliorent au xviie et au xviiie siècle, lorsque, au cours de ces deux siècles, un individu doit se déplacer, il reste soumis à des contraintes inchangées : pour qui doit se mettre en quête d’un prêt, une journée de marche ou de cheval reste une journée de marche ou de cheval. De même, les techniques d’information sont stables pendant cette période. Dans ces conditions, la densité et la localisation des études jouent sans doute un grand rôle et, comme celles-ci sont soumises à une réglementation qui évolue peu, la relative permanence du maillage notarial doit tendre à figer les aires des marchés du crédit6. De là, cette même structure décentralisée qui tend à se reproduire à peu près partout à l’identique, couvrant, ici comme là, un nombre assez restreint de paroisses et desservant, ici comme là, une population limitée. La démarche de la démographie historique fournit une analogie commode. Dans une paroisse d’Ancien Régime, le curé n’enterre pas les morts ou ne baptise pas les enfants des paroisses voisines dont les limites, comme celles de la sienne propre, sont connues et stables. Mutatis mutandis, la situation des marchés du crédit est comparable car ils sont soumis à des contraintes légales voisines : les intermédiaires qui y opèrent (les notaires) agissent dans un ressort qui leur est fixé. L’analogie ne doit cependant pas être poussée trop loin car ni les intermédiaires ni leurs clientèles ne sont strictement enfermés dans un territoire. Il arrive en effet qu’ils en outrepassent les limites, quitte alors à se trouver en concurrence avec leurs homologues sur d’autres marchés7. En ce sens, l’homomorphisme de tous ces marchés n’est pas le simple effet d’un découpage administratif. Pourtant, la structure repérée dans le Nord ou le Sud-Ouest se retrouve bel et bien partout. Prenons ainsi trois marchés voisins dans la France de l’Ouest : ceux de Laval, de Mayenne et de Château-Gontier (cf. graphique 1).
8On retrouve là les mêmes caractéristiques que précédemment. Plus on se rapproche de la ville principale, plus les transactions sont denses. Si l’on classe les emprunteurs par lieu de résidence, les habitants du centre viennent certes en tête, mais ils sont loin de constituer une majorité écrasante. En fait, ils ne représentent que de 30 à 50 % des emprunteurs. En d’autres termes, les bénéficiaires des prêts résident, pour au moins la moitié d’entre eux, dans des paroisses rurales. Et la quasi-totalité de ces derniers – comme à Maubeuge et à Albi – se tiennent à moins de 20 km du chef-lieu. L’aire comprise entre les rayons de 20 et 30 km est, par comparaison, presque vide ; celle entre 30 et 40, un quasi-désert ; et, au-delà, on ne trouve plus que des cas isolés8. Mieux, la similitude de la distribution spatiale demeure lorsqu’on affine l’analyse. Si l’on considère les emprunteurs qui ne résident pas au chef-lieu, ils en sont en moyenne distants de 10,6 km dans le cas du marché de Mayenne, de 11,6 dans celui de Laval et de 11,5 dans celui de Château-Gontier. Parmi eux, neuf sur dix ne dépassent pas le seuil de la vingtaine de kilomètres (20,1, 18,1 et 19,6 respectivement) et le dernier dixième (les emprunteurs les plus éloignés) résident seulement à une trentaine de kilomètres du centre du marché (à nouveau, respectivement 29,8, 36,3 et 33,3 km en moyenne). On pourrait multiplier de tels résultats. Or, puisque cette étrange constance de la taille des marchés n’est pas strictement imputable au découpage administratif, il semble légitime de supposer qu’elle résulte, au moins en partie, d’une procédure de tâtonnement. Les marchés trop peu étendus auraient disparu sous le coup de crises répétées faute de s’être assez diversifiés. Inversement, ceux qui se seraient le plus agrandis (que ce soit à l’occasion d’une phase de croissance économique dans la zone ou à sa périphérie, ou simplement du fait des esprits animaux des intermédiaires locaux) auraient eu du mal à maîtriser l’information nécessaire et se seraient, eux aussi, trouvés confrontés à des crises récurrentes faute d’avoir sélectionné des emprunteurs fiables... ou, dit autrement, faute d’avoir su s’en tenir à leur clientèle traditionnelle de riches patentés.
II. LES VARIATIONS DU MODÈLE SPATIAL
9Le modèle est très général. Et en même temps, si général soit-il, il est aussi susceptible de forts infléchissements. On en relèvera ici de trois ordres.
10Les premiers renvoient aux variantes du cadre institutionnel. De ce point de vue, on est surtout habitué à souligner des différences nationales. Ainsi, aujourd’hui encore, se plaît-on souvent à opposer le régime continental au régime de la commun law9. C’est, de même, un topos du xviiie siècle que de lier les progrès du crédit en Angleterre aux avantages que la loi garantissait au prêteur alors que, par comparaison, la situation française, plus clémente envers le débiteur, était censée être moins favorable au développement de marchés financiers. De telles hypothèses sont sûrement problématiques tant les régimes légaux restent à l’époque hétéroclites à l’échelle d’un pays comme la France d’Ancien Régime. En revanche, en deçà ou au-delà de l’échelle « habituelle » des États, il est aisé de repérer d’importantes variations du modèle.
11Certaines viennent ainsi de ce que le système d’information mis en place par les notaires est parfois affecté par l’organisation d’une publicité des actes de crédit à l’échelle de telle ou telle (petite) entité territoriale. Il n’est pas rare, par exemple, qu’une municipalité, un évêché, une principauté prennent ce genre d’initiative. L’objectif est alors de permettre aux ressortissants de cette entité territoriale d’avoir accès aux crédits de bailleurs de fonds extérieurs en tenant ces derniers informés de la situation financière des habitants. Ce type d’institution a été décrit, notamment pour l’Allemagne10. Mais il est aussi assez répandu en France, en particulier dans la frange nord-est du pays.
12Plus surprenant, parce que ne se coulant dans aucun découpage géographique préexistant, est la fragmentation de l’espace qui résulte de ce que les marchés locaux du crédit sont loin de mettre tous en œuvre de la même façon la palette des instruments de crédit disponibles. On le sait, au premier rang de ces instruments figure la rente, contrat tout à la fois « perpétuel » et « rachetable » qui constitue l’outil le plus classique du prêt à long terme. L’obligation, au contraire, a d’abord été utilisée pour des affaires beaucoup plus courtes même si sa durée a, dans certaines régions, tendu à s’allonger au xviiie siècle au point de se transformer en engagement à moyen terme – pouvant alors porter sur deux ou trois ans en moyenne. Enfin, il faut rappeler l’extension étonnante de la rente viagère sur un grand nombre de marchés. Ce phénomène propre au xviiietardif témoigne en effet d’un glissement très frappant dans les priorités que se fixent les épargnants : alors que, jusque-là, ceux qui cherchaient des placements longs les voulaient transmissibles, ce siècle « aux mœurs viagères », selon la formule de Mirabeau, s’entiche d’un instrument qui augmente le revenu que chacun, de son vivant, peut tirer de son épargne, quitte à ce qu’il n’ait plus rien à transmettre aux générations suivantes. Or, pour des raisons qu’on n’abordera pas ici, les marchés locaux utilisent inégalement cette gamme d’instruments. De ce point de vue, les contrastes régionaux sont même particulièrement accusés. Dans le nord de la France c’est la rente qui prédomine. Au contraire, le sud constitue la terre d’élection de l’obligation. Au xviiie siècle, d’après ce que l’on sait d’une cinquantaine de marchés locaux du crédit éparpillés dans toute la France, ceux qui sont situés dans la moitié nord du pays réalisent les deux tiers de leur activité sous forme de rentes ; ceux de la moitié sud, le quart11. En outre, on l’a dit, l’obligation n’est pas partout semblable. Ici, le contrat est de durée uniformément courte ; là, il est tantôt court tantôt plus long. C’est notamment le cas dans certaines zones d’élevage et de métayage – comme autour de Laval et de Château-Gontier. En effet, l’obligation sert alors soit à financer à court terme l’achat de cheptel ou de fourrage (par des-prêts de six mois à un an), soit elle constitue un instrument de prêt à moyen terme quand sa durée se cale sur celle des contrats de métayage – c’est-à-dire souvent de trois ans et plus. C’est le cas en particulier quand il s’agit de fournir une avance destinée à permettre au métayer de prendre sa part de la valeur du cheptel qui garnit l’ exploitation dans laquelle il se prépare à entrer.
13Enfin, les variations les plus spectaculaires de marché à marché tiennent au niveau extrêmement inégal de leur activité. Les administrateurs de l’Ancien Régime parlaient de la « force » des marchés des grains, entendant par là le volume de grains négociés sur une place donnée en « année moyenne ». On peut, de même, parler de la « force » des marchés du crédit. Celle-ci paraît directement liée à la richesse de leur population mais aussi à la répartition plus ou moins inégale de cette richesse comme on le verra plus loin. Revenons ainsi aux trois marchés du Bas-Maine examinés plus haut. Bien qu’ils couvrent chacun une aire à peu près équivalente, ils sont de force très inégale. C’est sans doute là l’effet de la hiérarchie des villes : des trois, Laval est la plus grande et la plus riche. Et puis joue aussi, en mineur, la hiérarchie des autres paroisses : celles du sud de la province, autour de Château-Gontier, sont à la fois moins densément et plus richement peuplées qu’au nord autour de Mayenne – on mange beaucoup de pain blanc dans le sud, moins autour de Laval et, vers le nord, il faut se contenter de pain noir. De là, de fortes disparités. Les ruraux ont plus souvent accès aux prêts au sud qu’au nord alors que les habitants situés dans l’orbite de Laval bénéficient de ressources bien supérieures (pour autant qu’ils peuvent emprunter). C’est ce que schématise le graphique 2 ci-dessous, qui scinde l’activité de ces marchés en deux. Une (faible) part des sommes prêtées va aux emprunteurs les plus éloignés. Le reste va aux habitants du chef-lieu et à ceux qui en sont éloignés de moins de 20 km. À la périphérie des marchés, de toute façon, les transactions sont rares et les sommes en cause limitées de sorte que l’activité apparaît comme un cylindre très aplati – si aplati que sa hauteur semble nulle sur le graphique (le rayon de ces cylindres étant fonction de la distance moyenne à la ville des emprunteurs qui en sont le plus éloignés). Mais au cœur même de chaque marché, dans cette aire qui comprend la ville centre et son proche voisinage, les écarts deviennent considérables. Certes, plus on va vers le centre, plus l’activité y est considérable. Mais elle est aussi importante dans les campagnes. On l’a donc figurée par un cône dont le volume est proportionnel aux sommes prêtées. On perçoit bien ainsi à quel point les ressources qui transitent par l’intermédiation notariale sont inégalement réparties dans l’espace. Aux inégalités qui existent au sein d’un marché (en fonction de la richesse), s’ajoutent – à une réserve importante près comme on le verra plus loin – les inégalités entre marchés. En l’occurrence, les sommes prêtées à Laval et alentour sont environ trois fois plus importantes que sur les deux autres marchés voisins (graphique 2).
III. QUELQUES CONSÉQUENCES
14Il est évidemment très probable que d’aussi fortes disparités ne sont pas restées sans conséquences. Mais alors, la question se pose de savoir si ces dernières ont été durables et, si oui, dans quelle mesure elles l’ont été. Sur ce point, au moins deux hypothèses opposées sont envisageables.
15On peut d’abord supposer que la diversité même du système a permis, voire a provoqué des évolutions. Notons ainsi que bien que chacun de ces marchés soit relativement isolé12, les chevauchements n’en sont pas moins fréquents. C’est pour simplifier que le graphique 1 a présenté les trois marchés séparément.
16En fait, ils empiètent tous, plus ou moins, les uns sur les autres, comme on le voit sur le graphique 3. C’est plus spécialement le cas du plus « fort » des trois marchés, celui de Laval. Une telle situation débouche donc sans doute sur des concurrences susceptibles d’engendrer des transformations en chaîne. On peut s’attendre notamment à ce qu’apparaisse et se développe une certaine tendance à la concentration. Qui réside dans un petit marché mais dispose de fonds à placer peut en effet être tenté de recourir aux services (moins coûteux, plus rapides, plus variés...) des notaires d’un plus gros marché. De même, un riche13 qui réside dans un petit marché et cherche à emprunter aura sans doute les moyens d’informer un intermédiaire financier d’une place plus importante et, par là, pourra trouver plus facilement un créancier. Le graphique 3, qui localise la résidence des emprunteurs des trois marchés, montre ainsi qu’un certain nombre de ruraux plus proches de Mayenne ou de Château-Gontier préfèrent néanmoins emprunter auprès d’intermédiaires lavalois. Et si on prenait également en compte la résidence des prêteurs, on verrait la chaîne se prolonger. Certains emprunteurs des trois marchés (ruraux ou urbains, pour autant qu’ils sont assez riches) trouvent en effet des bailleurs de fonds sur d’autres places. Certains parviennent même à emprunter jusqu’à Paris.
17Les riches, au moins, ont donc une certaine latitude dans le choix du marché. En ce sens, le marché du crédit notarié parisien, parce qu’il est à la fois exemplaire et extrême, peut servir de point de comparaison. Au xviiie siècle, en effet, des non-Parisiens, dont une bonne part de ruraux, viennent en nombre croissant dans la capitale pour emprunter. Cependant il y a à cela un ensemble de conditions. Il faut que les postulants proposent des garanties telles qu’elles s’imposent en dépit de la distance. En même temps, tout se passe comme si le risque s’accroissait avec la distance. Les candidats à l’emprunt qui se présentent dans les études de la capitale peuvent donc venir d’assez loin mais, sauf exceptions, pas de très loin. En tout cas, ceux qui parviennent à emprunter par le truchement d’un notaire parisien sans résider dans la capitale demeurent, en moyenne, à environ huit lieux de la ville. En un sens, c’est peu, et le cercle qui est défini ainsi est bien étroit – tout comme l’est celui qui limite la zone d’approvisionnement en blé qui s’inscrit, elle aussi, dans un cercle d’abord de huit puis de dix lieux14. Mais c’est aussi beaucoup à en juger par le cas plus banal des marchés examinés ici, où les ruraux qui empruntent chez les notaires d’une petite ville en sont éloignés d’une dizaine de kilomètres en moyenne. La remarque vaudrait a fortiori pour les bourgs. On voit ainsi se dessiner une hiérarchie grosse de menace pour les plus petits marchés. Et, de fait, on observe au cours du xviiie siècle une certaine concentration des marchés locaux du crédit.
18Argument voisin, des changements peuvent également provenir de la concurrence entre le crédit notarié et celui organisé par d’autres canaux. Certes, les différents intermédiaires financiers ne sont pas nécessairement rivaux : ils peuvent fort bien être complémentaires. Néanmoins, la concurrence entre eux est plus ou moins probable selon les types d’instruments mis en œuvre (et donc selon les régions). Par exemple, là où les notaires ont fait évoluer l’obligation pour la transformer en un instrument de moyen terme, ils ont aussi réduit les risques en segmentant le marché. A chacun son métier. En privilégiant le moyen terme, ils ont aussi abandonné à d’autres spécialistes le vaste domaine du crédit à court terme marchand.
19Divers facteurs semblent donc susceptibles de susciter des dynamiques divergentes, depuis l’éventuelle concurrence entre intermédiaires financiers jusqu’aux effets sur l’organisation du crédit de la structure de la demande locale. Or, dans un marché donné, la demande évolue beaucoup au cours du temps et notamment celle, habituellement majoritaire, d’un secteur agricole beaucoup moins stable qu’on l’a souvent pensé.
20En même temps, on peut aussi supposer que le système de crédit notarial qui s’est ainsi développé en servant à la fois ruraux et urbains a pu se perpétuer tel qu’en lui-même selon la logique d’un mécanisme d’enfermement.
21Il suffit pour cela de déplacer légèrement les arguments précédents. L’effet demande, par exemple, peut conduire non à des évolutions mais à une pérennisation des situations locales. Certes, la machine informationnelle notariale ne fonctionne pas à l’identique selon qu’elle a à servir des clientèles riches ou pauvres, et, dans cette mesure, la croissance de l’économie locale (et notamment de l’économie rurale agricole et non agricole) modifiera le crédit. Mais il faut aussi se rappeler que, sur un marché donné à un moment donné, la distribution des richesses qui pèse à la fois sur la demande de prêts et sur le niveau des coûts de transaction est fortement marquée par le passé. Or la distribution des richesses ou, pour-être plus précis, l’inégale distribution des richesses utilisables comme garanties joue comme un opérateur de longue durée. Pour autant que chaque société (ici chaque marché local) donne lieu à des institutions particulières qui lui permettent de régler les difficultés contractuelles résultant de l’inégale distribution des richesses, on doit donc s’attendre plutôt à de longues permanences. Posons, en tout cas, que cette inégale distribution importe, et sans doute importe plus que d’autres divisions. En particulier, ce qui importe alors, ce n’est pas tant la dichotomie villes/campagnes que le niveau et la concentration de la richesse dans l’espace couvert par un marché donné. Qu’il soit rural ou urbain, chacun aura accès à des transactions inégalement nombreuses et portant sur des montants plus ou moins élevés selon qu’il détient ou non assez de biens jugés aptes à garantir un prêt et selon le degré d’inégalité du marché où il réside. Or, dans un cas comme dans l’autre, ce sont là, par excellence, des domaines où « le mort saisit le vif ».
22De même doit-on reconnaître que l’équilibre institutionnel que constitue le système de crédit notarial, pris qu’il est dans l’histoire, est difficile à remplacer une fois qu’il s’est mis en place – et cela, qu’on le considère dans sa généralité ou dans sa diversité locale. D’un côté, l’institution notariale est universelle, ce qui lui donne un avantage considérable sur d’éventuels concurrents. De l’autre, l’accumulation d’informations qu’elle réalise dépend toujours, pour une part, de la richesse de sa clientèle potentielle. Il est, en effet, d’autant plus probable que des intermédiaires investissent dans la collecte d’informations locales qu’ils anticipent que ceux qui feront appel à leurs services seront nombreux. La raison en est que pareil investissement constitue un coût fixe15. Outre les frais liés à sa formation comme au stockage et à l’archivage des contrats passés, le notaire doit aussi, quand il devient intermédiaire de crédit, tenir à jour des dossiers retraçant l’activité contractuelle de tous ses clients potentiels. Ce suivi minutieux implique des dépenses qui ne sont pas assurées de retour. Pour qu’un dossier de client présente un intérêt, il doit en effet avoir été alimenté jour après jours, que le client en question ait recours aux services du notaire ou qu’il s’en passe. Or ces coûts fixes irrécupérables n’ont évidemment pas le même poids selon que l’étude a plus ou moins d’activité. En ce sens, on doit s’attendre à ce que ce type de crédit soit soumis à de forts phénomènes de dépendance temporelle. Cela revient à souligner à la fois que la façon dont se développent les marchés est inséparable du déroulement historique et que le crédit notarial (dans sa généralité face à d’autres intermédiaires comme dans sa diversité locale) connaît des rendements croissants dès lors qu’il est bien établi.
23Reste qu’il y a de solides raisons pour que le système de crédit évolue, à commencer par les transformations – fréquentes – des économies locales. Jouent aussi les chocs qu’elles subissent. Ces marchés compliqués reposent sur des systèmes d’information qui, s’ils sont généralement fiables, n’en ont pas moins leurs failles. Et ils sont d’autant plus fragiles qu’ils sont soumis aux chocs fréquents et souvent brutaux que connaissent les autres intermédiaires financiers. Les tribulations du marché d’Angoulême dans la seconde moitié du xviiie siècle constituent un cas d’école qu’E. Rothschild vient de réexaminer – après Turgot –, en se centrant sur le crédit commercial16. Resterait à voir comment le crédit notarial qui touche plus directement les ruraux a traversé un tel choc et s’il en a été marqué de façon passagère ou durable.
24On ne connaît pas la réponse pour cet événement précis. En revanche, on peut s’appuyer sur les effets que la Révolution a eus sur ces marchés et le choc est, évidemment, d’une ampleur autrement considérable puisque l’inflation des assignats a bouleversé les circuits de crédit. Alors, le système du crédit notarial a vacillé et s’est aussi assez profondément transformé. Pour autant, il s’est finalement maintenu pour l’essentiel, dans les campagnes comme dans bien des villes. Pas partout, il est vrai. Certains marchés locaux ne se sont pas remis du choc de la Révolution : le marché parisien, en particulier, qui dès lors va, de ce point de vue, constituer une exception. L’exception, bien sûr, est de taille ; mais elle ne nous concerne pas ici, puisque les organisateurs du présent colloque ont souhaité s’en tenir à l’Ancien Régime. Notons donc seulement qu’en matière de crédit, la frontière chronologique retenue ne va pas de soi, elle non plus, puisque le modèle de crédit qui s’est développé dans la France rurale – et urbaine – de l’Ancien Régime s’est généralement maintenu au siècle suivant, donnant aux marchés financiers des logiques assez éloignées de celles qu’on leur prête couramment depuis Gerschenkron.
Notes de bas de page
1 L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, xv-xixe siècle, Albin Michel, Paris, 1993.
2 J. Bourdieu et al, « Migrations et transmissions inter-générationnelles dans la France du xixe et du début du xxe siècle », Annales HSS, 2000, n° 4, p. 749-789.
3 J.-M. Monceau, « Un système de protection sociale efficace : l’exemple des vieux fermiers de l’île-de-france (xviie-début xixe siècle) », Annales de démographie historique 1985, p. 127-144.
4 G. Postel-Vinay, La Terre et l’argent, Albin Michel, Paris, p. 37 et 139.
5 J. Meuvret, Le Problème des subsistances à l’époque Louis XIV, vol. 2 La production des céréales et la société rurale et vol. 3 Le commerce des grains et la conjoncture, Éd. de l’EHESS, Paris, 1987 et 1988. S.L. Kaplan, Les Ventres de Paris, Fayard, Paris, 1988.
6 Le maillage notarial évolue cependant (notamment au xviiie siècle), et ce phénomène, qui reste mal connu, mériterait d’être analysé de près.
7 De ce point de vue, les marchés du crédit ressemblent à d’autres marchés, à commencer par les marchés des grains.
8 De petits marchés se sont souvent développés dans ces zones interstitielles, mais on les néglige ici par souci de simplicité.
9 Rafael La Porta, Florencio Lopez-de-Silanes, Andrei Shleifer, Robert W. Vishny, « Law and Finance », The Journal of Political Economy, Vol. 106, n° 6. (Dec. 1998), p. 1113-1155.
10 D. Sabean, Propery, Production, and Family in Neckarhausen, 1750-1870. Cambridge UP, Cambridge, 1990.
11 On s’appuie ici sur le montant de prêts réalisés dans une cinquantaine de bureaux du Contrôle des actes. Voir P. Hoffman, G. Postel-Vinay, J.-L. Rosenthal, à paraître.
12 Ajoutons qu’un même marché n’est pas homogène. En particulier, comme l’accès au crédit décroît à mesure qu’on s’éloigne du centre, cette discontinuité peut tendre à modifier le fonctionnement des autres marchés (par exemple, le marché foncier ne fonctionnerait pas à l’identique pour qui se trouve à la périphérie ou au centre d’un de ces marchés locaux...).
13 Notons qu’en matière de crédit, la richesse a une définition étroite : elle est constituée de ce que le système de crédit reconnaît comme garantie, soit essentiellement les immeubles pour autant que leur valeur dépasse un certain seuil, variable selon les marchés.
14 J. Meuvret, Études d’histoire économique, Librairie A. Colin, Paris, 1971, p. 203. S.L. Kaplan, Les Ventres...,
15 Sur ces prestations, voir Ph. Hoffman, G. Postel-Vinay, J.-L. Rosenthal, Des marchés sans prix, Paris, Éd. de l’EHESS, 2001, notamment la conclusion.
16 E. Rothschild, « An alarming commercial crisis in Eighteenth century Angoulême. Sentiment in Economie History ». Economie History Review. LI (2) : 268-93, 1988 et A.R.J. Turgot, Œuvres, Guillaumin, Paris, 1944. Voir aussi T. Luckett, « Crédit and Commercial Society in France, 1740-1789 », PhD dissertation, Princeton University, 1992.
Auteur
Gilles Postel-Vinay est directeur de recherche à l’INRA et directeur d’études à l’EHESS. Il est l’auteur de cinq ouvrages avec divers auteurs : La rente fonçière dans le capitalisme agricole, Maspéro, 1974 ; Ferme, entreprise, famille, Éditions de L’EHESS, 1992 (en coll. avec J.-M. Moriceau) ; La terre et l’argent, Albin Michel, 1998 ; L’industrie française au milieu du XIXe siècle. Les enquêtes de la statistique générale de la France (en collaboration avec J.-M Chanut, J. Heffer et J. Mairesse) Éditions de l’EHESS, 2000 ; le cinquième (en coll. Avec P. Hoffman et J.-L. Rosenthal) a été publié en anglais – Priceless markets. Credit in Paris, 1660-1870, Chicago University Press, 2000 – et en français – Des marchés sans prix : une économie politique du crédit à Paris, 1660-1870, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001. Il a d’autre part publé une quarantaine d’articles (notamment dans American Historical review, Annales ESC, Economie History, Le Mouvement social, Revue économique) et a édité les quatre derniers volumes de l’œuvre de Jean Meuvret aux Éditions de l’EHESS en 1987 et 1988.
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