Pour une prospective de l’histoire1
p. 533-543
Texte intégral
1La prospective de l’histoire n’est pas encore faite : et pourtant, l’historien sait par métier la précarité du présent, il connaît les risques d’une vision figée, doctrinaire, de l’avenir. Un effort de réflexion prospective mettrait en évidence certaines contraintes qui pèsent sur l’historien d’aujourd’hui, certaines menaces à plus ou moins longue échéance, dont chacun a le pressentiment : l’historien ne peut demeurer indifférent devant son avenir2. Sans doute ces quelques notes sur la situation future de l’histoire ne peuvent-elles que suggérer une réflexion globale sur la politique de l’histoire que nous appelons de nos vœux.
I. Difficultés de la prospective
2Les difficultés d’une prospective de l’histoire sont de trois ordres : elles tiennent à la conception fermée, passéiste de la discipline, à la matière même de l’histoire, à la logique propre de l’historien. Essayons brièvement d’analyser ces difficultés en nous limitant à l’histoire contemporaine.
A. La conception de l’histoire
3Raisonnablement on ne peut croire que l’histoire soit figée quasi définitivement : trop souvent l’histoire n’est pas encore pensée, son domaine n’est pas encore « reconnu » ; l’histoire n’est pas – et ne peut être – déjà faite, elle ne saurait être dans cinquante ans, dans cent ans, ce qu’elle est aujourd’hui, et la réflexion sur ces changements devrait nous inciter à une certaine prudence, nous conduire à remettre en cause certaines tendances passéistes, impérialistes ou monolithiques, d’une histoire trop fidèle au déjà là, qui rassure, sécurise l’historien, qui sécrète des normes que l’on voudrait stables, que l’on cherche à transmettre intégralement. Les filières historiques actuelles – filières privilégiées, souvent nées de la pression du milieu, des institutions, des hiérarchies – doivent nécessairement être remises en question par une réflexion prospective : l’histoire, à la vérité, est une discipline effervescente, mobile, fort capable de mettre à profit les mutations qui se déroulent à nos yeux, et il faut que l’inquiétude du temps qui tourmente l’historien l’oblige à se saisir du glissement nécessaire du présent dans le passé3, à se faire l’historien du présent, à réviser ses normes traditionnelles, ses coutumes de pensée qui privilégient certains secteurs de l’histoire, et, partant, à inventer, à innover. Force est bien de constater que l’on n’a pratiquement jamais étudié les conditions de l’innovation en histoire4 – ni réfléchi sur les conditions à venir de cette innovation5.
4Cependant, on ne peut plus aujourd’hui raisonner à termes constants, la mobilité des perspectives exige une « reconnaissance » de l’avenir. L’histoire qui doit advenir et qui est déjà présente pour nous commande dans une certaine mesure un effort de réflexion prospective sur les projets – et les exigences – de l’historien « à venir », et ce, à trois niveaux ; ainsi il faudrait tenter de prévoir la situation, les besoins, les contours :
- de chaque discipline ou secteur historique constitués tels qu’ils seront dans cent ans ;
- de l’histoire à faire des cent prochaines années ;
- des disciplines historiques à naître (ou des innovations technologiques) au long des cent prochaines années.
5À l’évidence, la méthodologie de la prospective dans ces trois cas est fort différente : mais aucun effort n’a encore été fait dans ce domaine essentiel, alors que d’une telle réflexion on peut – ou on doit – tirer des conclusions utiles sur la satisfaction de telle ou telle « contrainte », par exemple la formation des chercheurs, l’orientation des institutions de recherche, la collecte des documents, le traitement des informations. C’est la conception même de l’histoire et de sa méthode qui vient à être mise en cause par cet effort prospectif. Il est vrai qu’on ne sait pas à quoi s’intéressera dans x années l’historien dans ses ambitions d’histoire totale. Cependant, de l’observation du comportement actuel de l’historien6, de ses projets, de sa démarche, de la réflexion systématique sur les voies neuves de l’histoire, de la recension des friches et réserves existantes, de l’analyse des mutations et de la technologie historique (au sens large du terme), et du matériau de l’historien futur, on peut tirer un certain nombre de « projections », esquisser un certain nombre de reconnaissances, mettre en valeur certaines contraintes à venir : pour sa discipline, l’historien est trop volontiers passéiste, fataliste7 ; il se méfie d’une prospective imprudente par nature, il défriche son lopin, il se fie à son flair, il apporte une pierre anonyme8. Réticences capitales, qui expliquent l’absence de toute réflexion fondamentale sur le devenir de l’histoire9.
B. La matière de l’histoire
6Pourtant par la force des choses, l’historien est contraint à une telle réflexion ; son champ d’investigation s’accroît, il multiplie les interrogations, – « tout est objet d’histoire »10 –, il tend à reculer ses contraintes, à « innover ». Or, par cette exploration qui se situe à plusieurs niveaux, les méthodes traditionnelles se trouvent tout naturellement mises en cause.
7A) Tout d’abord, de nouveaux secteurs de recherche s’organisent, se développent : histoire des mentalités, histoire de la vie quotidienne, histoire médicale, histoire des sciences et des techniques, histoire du langage, rien n’est plus ouvert aujourd’hui – et demain – que le champ d’interrogation de l’historien. Ceci impose, en amont, la collecte de nouveaux types de documents : par exemple l’histoire de l’ambition professionnelle, des motivations professionnelles et de la mobilité sociale – inspirée de recherches récentes en psychologie appliquée11 – requiert l’analyse de dossiers de bourses, d’examens d’orientation professionnelle, de dossiers de conseils d’orientation, de dossiers de personnel (administration, grandes entreprises), et pour que la recherche soit valable, il faut un échantillon considérable : or le plus généralement, de telles archives, volumineuses et jugées « inutiles », ne sont pas conservées (par exemple pour les services des bourses et de l’orientation professionnelle). De même l’histoire de la publicité – qui tient à l’histoire des mentalités, mais aussi à l’histoire économique – concerne à la fois l’incidence de la publicité dans la vie quotidienne et la pression exercée sur l’individu, les techniques de publicité et leurs changements (ce qui touche à l’histoire des entreprises de publicité et à l’histoire des techniques), l’évolution des interprétations et de la psychologie publicitaire, le rôle du langage et de l’image publicitaire : il est évident que pour saisir de telles évolutions, il faut conserver les archives des entreprises, les matériels publicitaires, et les papiers des « concepteurs ».
8Prenons un autre exemple, qui touche à une discipline toute neuve : l’histoire médicale concerne à la fois l’histoire des malades, de leurs attitudes devant la maladie, de leurs relations avec le médecin (et à ce titre elle rejoint l’histoire des mentalités)12, l’histoire des maladies et de leurs thérapeutiques, l’histoire de l’institution médicale et hospitalière, de la corporation médicale, de la formation des médecins, l’histoire de la recherche médicale et de l’innovation technique : or une telle histoire exige des enquêtes dans des sources de nature très diverse, l’exploitation des dossiers médicaux des médecins (généralement détruits), des dossiers des malades dans les hôpitaux (conservés seulement, semble-t-il, dans les hôpitaux psychiatriques)13, les archives des services hospitaliers, des organismes de recherche et des laboratoires pharmaceutiques. Dernier exemple : l’histoire de la décision d’investir, de la technique de l’investissement suppose une histoire de la technique comptable du financement, de plus en plus complexe, une histoire de l’innovation et de la diffusion de l’innovation (du laboratoire à la chaîne de fabrication), une histoire de la décision même et de la psychologie de l’investisseur14 : il s’agit d’explorer des sources également d’une extrême diversité, et, par exemple, si on veut un jour retracer les débuts dans les entreprises de la recherche opérationnelle, la pénétration de l’informatique, l’évolution des méthodes de calculs de rentabilité des investissements, il faudra avoir conservé des archives d’un type très particulier et généralement dédaignées15 : or il s’agit là d’une histoire encore à naître.
9B) Le problème est encore plus évident quand il s’agit d’organismes ou d’institutions de création récente qui méritent qu’on entreprenne leur histoire : prenons, par exemple, le cas de la Sécurité sociale (caisses d’assurances maladie et caisses d’allocations familiales)16. Là encore le projet de l’historien est nécessairement complexe : il peut s’attacher soit à l’institution (la vie administrative de l’établissement, la gestion des personnels, les aspects politiques et financiers de la gestion), soit aux attitudes devant la maladie, la sécurité, la solidarité, la pauvreté, révélées au travers de ces organismes (dans les délibérations des conseils d’administration, les dossiers du contrôle médical, les programmes d’action sanitaire et sociale, les enquêtes d’assistantes sociales, les réalisations des centres sociaux), soit à la vie économique de ces institutions (par exemple la consommation médicale et pharmaceutique des différents groupes professionnels). Une telle histoire suppose l’exploitation de catégories de documents qui ne sont pas familières à l’historien – du « dossier médical » au dossier de tutelle aux allocations familiales – et qui souvent par leur masse exigent un traitement particulier (par exemple par échantillonnage) ; de plus, il est évident qu’une caisse d’assurance maladie du Nord ne se gère pas comme une caisse de Provence, et que l’historien doit s’attacher précisément à cette diversité géographique – ce qui complique sa tâche17.
10L’historien se trouvera assurément placé devant les mêmes difficultés dès qu’il voudra s’intéresser à d’autres catégories d’organismes : par exemple les entreprises de service et de software (du type de la S.E.M.A.), les centres de recherche scientifique (par exemple le Commissariat à l’Énergie atomique ou l’I.N.S.E.R.M.), et même les écoles ou institutions d’enseignement scientifique (dès qu’on veut aller au-delà de l’histoire administrative et connaître la vie quotidienne, le niveau réel de l’enseignement, l’efficacité des techniques pédagogiques, et mesurer l’écart des programmes et de la réalité professionnelle). Or l’exploration des masses documentaires de ces organismes suppose des connaissances techniques, une familiarité avec les procédures de gestion, une expérience des milieux scientifiques qu’il est souvent bien difficile pour l’historien « généraliste » de posséder, ce qui conduit nécessairement à des travaux d’équipe18 .
11C) Le matériau même sur lequel travaille l’historien est en train de changer et la nécessaire réflexion sur la méthode d’interprétation (et de conservation) est le plus souvent à peine amorcée. Or, il s’agit là de domaines considérables, non encore exploités.
12Prenons par exemple le problème des films19 : leur analyse est chose délicate, et l’historien peut s’intéresser soit à l’histoire artistique (et technique) du cinéma, soit à l’histoire des mœurs : il retire du film des « documents » sur les gestes, la vie quotidienne, les coutumes (en tenant compte toutefois du caractère arbitraire de l’élaboration et d’un certain écart avec la réalité)20, soit encore à l’histoire psychologique liée à l’histoire du goût (le « produit » répondant à une « demande » des spectateurs, et c’est l’histoire du spectateur, de ses attitudes devant la vie, le temps, la politique, l’amour, etc., qui peut être ainsi décrite). Il est évident dès lors qu’il faut non pas trier, et conserver les meilleurs films (comme l’ont fait jusqu’à présent les historiens du cinéma), mais analyser, et conserver la masse des films, quel que soit leur niveau artistique. De plus, on ne peut s’attacher à la seule conservation des longs ou courts métrages ; le cinéma est une technique largement utilisée à d’autres fins : éducatives (films d’instruction, documentaires, géographiques, etc.), scientifiques (films médicaux par exemple), techniques (films industriels21, films de vulgarisation agricole), publicitaires : l’historien des sciences et des techniques ne pourra délaisser cette source capitale d’information. Et il faudrait évoquer encore le matériel immense accumulé par la télévision au profit de l’historien futur, dans toutes les disciplines – et notamment pour l’histoire de la vie quotidienne, l’histoire des mentalités, l’histoire du goût.
13D’autres matériaux vont retenir l’historien : en premier lieu le matériel statistique, qui va poser aux archivistes des problèmes redoutables, qu’il s’agisse du matériel des sondages, du traitement automatique des informations ou des futures « banques de données » ; il est certain que vu leur masse, l’exploitation de certains documents ne peut être traitée de façon artisanale, mais requiert des moyens électroniques (par exemple dossiers fiscaux, dossiers de sécurité sociale, recensements) : l’historien – comme l’archiviste – se trouvera devant des problèmes singulièrement difficiles de conservation et d’utilisation22. En second lieu, l’historien – comme le sociologue – est (et sera) incité à utiliser très largement la méthode de l’enquête orale : ainsi l’interview de savants âgés dont on recueille les souvenirs est déjà pratiquée systématiquement aux Etats-Unis, et, pour l’histoire des sciences – et l’histoire des techniques – de telles méthodes sont très fructueuses ; nécessairement, l’historien de la vie quotidienne doit pratiquer de telles enquêtes, et il est évident qu’une histoire du langage – de ce que véhicule le langage, de ce qui résiste dans et par le langage, des rites du langage – exige des sources orales nombreuses. En troisième lieu l’histoire des sciences exige impérieusement la conservation de documents qui sont traditionnellement détruits : procès-verbaux d’expériences, cahiers de laboratoires, dossiers d’expérimentations qui ont échoué ; c’est là un matériel neuf pour l’historien – malheureusement aucune norme n’est prévue pour leur conservation23. Dès que l’historien des sciences dispose d’archives, sa sécurité, sa démarche sont totalement différentes de celles de l’historien qui travaille sur l’imprime24 .
14Ces quelques exemples montrent l’importance des mutations des matériaux historiques. Or il est évident que l’historien – qu’il le veuille ou non, et généralement il n’avoue pas volontiers cette dépendance vis-à-vis du matériau – ne raisonne pas de la même façon suivant son matériau. On ne peut donc prévoir de façon précise les conséquences de ce changement du matériau sur les conceptions de l’historien ; celui qui utilisera le film comme source principale n’aura pas la même démarche intellectuelle que celui qui utilise les minutes notariales.
C. La logique de l’histoire
15La logique de l’histoire incite à une certaine prudence dans la réflexion prospective : le comportement de l’historien n’est pas toujours rationnel et les changements sont difficiles à prévoir, tant l’équivoque est grande dès qu’on touche aux ambitions de l’historien, aux finalités de l’histoire. Certains historiens entendent expliquer, élaborer des lois – ils créent leur objet, mais nécessairement ils réduisent l’histoire à un jeu de courbes et de concepts ; d’autres se résignent à ne pas comprendre, et veulent surtout rendre sensible la façon dont l’homme tisse son destin : ils portent leur attention à ce qui se cerne mal, se définit mal, à ce qui n’aboutit pas, avorte, échoue (telle l’histoire des échecs dans la recherche, dans l’investissement, dans les ambitions professionnelles), à ce que charrient implicitement le langage, les usages, les gestes quotidiens, à ce qui ne se date pas, à ce qui bouge très lentement, à l’échelle de plusieurs générations (les attitudes devant le temps, la mort, le sexe), à ce qui ne se dit pas, se tait, se cache (par exemple tout ce qui touche le corps et l’alcôve), à ce qui se repaît d’imaginaire (l’enfance, l’adolescence), à ce qui devient oppressant (la peur de la maladie, du vieillissement), à ce qui ne laisse pas de traces (l’usage du temps, le geste routinier, l’invisible quotidien)25. Or tout ce qui concerne l’homme et le corps social n’est pas quantifiable (ni explicable), il y a des zones d’ombre où le chiffre perd son sens. L’histoire du langage, l’histoire du temps exigent des méthodes neuves – et des sources nouvelles –, une collaboration plus étroite, sur le plan des méthodes, avec d’autres disciplines, et sans doute le comportement même de l’historien peut-il être modifié dans la mesure où son expérience personnelle et actuelle est reliée fortement à l’objet de sa recherche, où l’observation du présent peut donner une signification à son projet : il est évident que l’on est loin ici des courbes de Milton Friedman et des discussions économétriques. Aussi bien une réflexion prospective montrerait-elle un accroissement significatif des écarts entre ces tendances extrêmes et un certain désordre apparent dans les concepts d’histoire – mais, assurément, ce désordre est signe de santé26 : en fait, c’est la même inquiétude du temps (passé et présent) qu’exprime l’historien, mais sous des formes divergentes. Des groupes de réflexion prospective par secteurs, par grandes tendances ou par « filières » devraient cerner au plus près les points de divorce : la capacité d’autonomie et d’innovation de l’histoire est souvent limitée par de telles équivoques.
16Mobilité des perspectives de l’histoire, changement de la matière même de l’historien, divergences dans les fins assignées à la recherche : sur ces trois plans, un effort collectif de réflexion devrait être entrepris, en inventant la méthode, en cernant au plus près les contraintes. Sans doute on peut être sceptique sur notre capacité à esquisser l’histoire des années 2070, sur l’utilité d’un tel effort, alors que tant d’autres urgences requièrent l’historien : mais le scepticisme ne peut être une règle d’action.
II. Conséquences d’une prospective de l’histoire
17Une bonne prospective débouche nécessairement sur l’action – ou plutôt sur l’évaluation d’actions possibles – : aussi devons-nous esquisser – grossièrement – les conséquences de cette prospective sur une politique générale de l’histoire.
18En premier lieu, la formation des historiens doit être remise en question. Il est évident que l’extension du domaine de l’histoire conduit à la formation d’historiens autres que l’historien « littéraire » traditionnel : ainsi pour l’histoire des sciences, l’histoire des techniques, l’histoire médicale, il faut des ingénieurs, des savants, des médecins ayant vocation d’historiens, formés aux méthodes historiques, et il convient d’aménager leur carrière en conséquence. Si l’histoire des sciences se développe fort peu en France, c’est en raison de l’absence de postes de chercheurs et d’enseignants – à la différence de l’étranger. Il faut donc planifier le développement de ces secteurs en jachère, inventer les institutions nécessaires (chaires, séminaires, fondations, laboratoires.). D’autre part, il importe, certes, que l’historien acquière la maîtrise des techniques générales : statistique, informatique, économétrie ; mais pour l’histoire récente, il est impossible, à l’évidence, de faire de l’histoire bancaire, ou de l’histoire de l’assurance, sans connaître la pratique de la banque ou des assurances27. Les documents nouveaux, qui s’ouvrent aux recherches des historiens – par exemple, les archives de la Sécurité sociale –, imposent des connaissances « techniques » ou « pratiques », à peine d’erreurs graves d’interprétations ou de simplifications abusives28. Aussi l’histoire des cent prochaines années requiert-elle – à la différence de l’histoire des « filières » traditionnelles – une vision plus aiguë du monde technique où nous vivons, une expérience plus fine du présent. C’est là probablement un des principaux goulots d’étranglement de l’histoire à venir.
19En second lieu, les nouveaux domaines où pénètre l’historien exigent une révision des normes de collecte des archives – au sens le plus large du terme, en incluant les documents audiovisuels. L’apparition de disciplines nouvelles, l’émergence de nouveaux besoins29 conduisent à étendre singulièrement la collecte et la création mêmes d’archives ; par exemple l’historien du sentiment (et de la mesure) du temps demande la conservation de certains documents – tableaux de roulement, emplois du temps, plannings de vacances, horaires, etc. – qui traditionnellement sont éliminés – comme « inutiles » – des grilles de conservation30 ; de même l’utilisation des films comme source documentaire conduit à la conservation de tous les films, et non seulement des films de qualité intéressant l’historien du cinéma. L’historien en arrive à formuler de nouvelles exigences, afin de desserrer les contraintes en amont qui pèsent sur l’histoire : ainsi l’historien de la presse s’intéressera non pas seulement à l’imprimé, mais aux archives de l’entreprise, et notamment aux lettres de lecteurs (sur cent « tribunes libres » reçues par Le Monde, deux seulement sont publiées)31, aux articles éliminés ou coupés ; de même l’historien des sciences s’intéresse au processus de la recherche, et donc aux recherches abandonnées, ou qui ont échoué : l’histoire des échecs est très profitable, et il convient donc de garder les archives – procès-verbaux d’expériences notamment – concernant ces pistes abandonnées, et d’inclure dans les normes de conservation des archives – non encore élaborées – des laboratoires scientifiques la préservation de ces papiers. De même l’histoire du sport – et des attitudes devant le sport – incite à rechercher – et à préserver – les archives de sociétés sportives, et même à recueillir systématiquement des documents photographiques (photos de presse, d’amateurs) et des témoignages oraux, afin de pallier le manque de sources précises.
20Cette pluralité d’histoires conduit donc à une révision des normes traditionnelles d’élimination et de conservation : il faut conserver des documents autres que ceux que l’on conserve habituellement et surtout sauvegarder des documents intéressant directement l’historien, que le « producteur » tend tout naturellement à détruire. C’est au niveau de la « production » et de l’archivage sur place des documents (laboratoire, administration, entreprise), que l’historien et l’archiviste sont amenés à intervenir. Quand la masse des documents se révèle trop considérable, on peut procéder – à regret – à un choix par échantillonnage : il est évident qu’on ne peut conserver toutes les copies du baccalauréat, mais qu’il y a intérêt à en conserver un certain nombre chaque année.
21Mais la prospective de l’histoire nous montre qu’on ne sait pas ce qu’exigera l’historien dans cent ans, pour les besoins de l’histoire des cent prochaines années, et surtout pour les besoins des disciplines ou branches historiques « à naître » : on ne peut plus dire honnêtement aujourd’hui ce qui doit être « détruit », car ce qui n’intéressait pas l’histoire institutionnelle des années 1900 intéresse aujourd’hui l’histoire des mentalités, l’histoire de la vie quotidienne, l’histoire du langage ou l’histoire des groupes sociaux, et on a peut-être trop détruit. Aussi en arrive-t-on à l’idée de conserver des blocs-témoins, des « réserves », par exemple tout ce que « produisent » comme papiers, documents audiovisuels, un lycée, un hôpital, ou plutôt un échantillon donné de lycées, d’hôpitaux, de façon à ménager les intérêts des historiens futurs32 : il y a là un pari qui mérite d’être tenté33 .
22En troisième lieu, l’historien doit s’intéresser à ce qui est actuel et deviendra « historique », car jamais la chute de l’actuel dans l’histoire n’a été apparemment si rapide, et le mécanisme même de ce glissement incessant doit retenir l’attention de l’historien comme de l’archiviste : certains glissements sont perceptibles sur vingt ou trente ans (par exemple, dans la vie quotidienne, l’accroissement de l’intensité des lampes ou de la propreté corporelle), d’autres ont une amplitude bien plus faible : l’obsolescence devient une chose vécue quotidiennement. Il convient donc de déceler les signes en quelque sorte cliniques de ces mutations, et l’historien et l’archiviste, en collaboration avec le sociologue, l’économiste, l’administrateur devraient pouvoir être à même d’évaluer ces modifications significatives, ces points de flexion des rapports quotidiens de l’homme au monde, ces changements de la qualité de la vie, afin de déterminer la politique archivistique qui devrait en découler. L’historien doit jeter sur l’actuel un regard d’archéologue afin d’élaborer ou de préserver son matériau : il est certain, par exemple, que l’introduction du contrôle continu des connaissances dans l’Université rendait en 1969 urgente la préservation des copies d’examen (et des procès-verbaux d’assemblées sur les modalités du contrôle des connaissances), que le développement du rôle de la télévision scolaire implique de façon stricte la conservation de ses archives ; de même, le rôle croissant en France des contraceptifs oraux depuis 1967 incite à demander la conservation de tout ce qui a trait aux débuts de la diffusion massive des contraceptifs34. Peut-être conviendrait-il d’envisager un « comité des sages » ou un « mirador » annuel chargé de recenser ces faits « porteurs d’avenir »35, et donc d’histoire, d’évaluer leur incidence et d’en tirer des conclusions pour la préservation des matériaux d’étude, mais aussi pour le lancement d’enquêtes orales « en amont », afin de saisir les faits antérieurs, ou d’études préparatoires : cette évaluation du sens privilégié de certains faits devrait au fond être une des techniques de l’histoire « science du présent ».
23L’histoire vit beaucoup sur ses privilèges. Mais, répétons-le, l’histoire, dans cent ans, ne sera pas telle que nous la connaissons. Il faut donc en discerner – ou tâcher d’en discerner – dès maintenant les points d’évolution et prévoir, peut-être, l’obsolescence de certaines formes d’histoire trop dépendantes des structures anciennes, car il est évident que tel dossier que j’étudie n’aura pas le même sens pour l’historien de 2070. Qui donc, plus que l’historien, devrait avoir une conscience aiguë de cette dépendance vis-à-vis du temps et chercher à « prévoir le présent » ?
Notes de bas de page
1 Article publié en 1973 dans la Revue historique.
2 Aucun groupe de réflexion n’existe actuellement en France sur ce thème, à notre connaissance, aucune étude à long terme n’a été tentée. Il est significatif que le recueil L’histoire d’aujourd’hui (Revue de l’enseignement supérieur, nos 44-45, 1969) ne fasse pas allusion à un tel problème.
3 C’est le pourquoi de l’histoire qui se trouve ici en question : il faudrait analyser le sentiment du temps chez l’historien, ses attitudes devant le présent et le futur. Or la psychologie de l’historien n’est pas encore faite et généralement on dédaigne de savoir pourquoi il écrit l’histoire, comment il s’est voué à l’histoire.
4 L’apparition de nouvelles méthodes, de nouveaux secteurs de recherche, de nouvelles « disciplines » mérite une attention toute particulière, également les conditions d’élaboration des plans ou orientations globales (par exemple dans les commissions d’histoire du C.N.R S.) : il faut évidemment faire la part des institutions, de la capacité des individus (et des équipes) à innover, de leur goût du changement, du progrès de la technologie historique. De plus, les projets des historiens sont souvent faussés par les institutions, les soucis de carrière : il est difficile de se lancer dans telle discipline (par exemple l’histoire des sciences) quand il n’y a pas de postes d’enseignants.
5 Notamment sur la vitesse de diffusion des innovations, dues aux conditions du changement technologique (par exemple la pénétration de la statistique) : les mutations sont lentes, à l’échelle d’une ou deux générations.
6 Il convient d’ouvrir le champ d’observation : il est certain que l’historien du droit, formé aux disciplines juridiques ou économiques, n’a pas le même comportement, les mêmes réflexes et les mêmes curiosités que l’historien des Facultés des Lettres. En histoire des sciences, les écarts de méthode suivant la formation (philosophes, historiens, ingénieurs, scientifiques) sont encore plus évidents.
7 Généralement, il ne s’intéresse guère à la méthodologie de sa discipline : il n’a pas conscience de l’obsolescence – souvent faible, pour des raisons institutionnelles – de ses méthodes de pensée. C’est dans tel ou tel secteur très particulier – histoire de l’art, histoire économique – qu’on s’aperçoit du déclassement rapide de certaines formes ou coutumes de pensée. Il faudrait d’ailleurs réfléchir au taux d’innovation (et partant au taux d’obsolescence) de chaque branche, secteur ou discipline, et en trouver l’explication.
8 Cette conception artisanale, individualiste du projet de l’historien est souvent renforcée par la méfiance vis-à-vis des autres disciplines ou des historiens « non littéraires » (statisticiens, économistes, scientifiques, juristes) qui « parlent un autre langage ».
9 Le sous-développement de la recherche sur l’histoire, et les méthodes de l’histoire, est très significatif ; généralement les historiens parlent peu de leur métier, et s’interrogent peu, par exemple, sur leur vocation d’historien, leur manière d’écrire l’histoire, les mécanismes d’élaboration de l’histoire : la tentative de Marc Bloch n’a pas fait école. Une réflexion sur les causes de ce sous-développement serait bien nécessaire (cf. l’appel à une histoire de l’histoire, de Alphonse Dupront, « L’histoire après Freud », in L’histoire d’aujourd’hui, ouv. cité, p. 44-46).
10 Ch. Samaran, préface à L’histoire et ses méthodes, 1961, p. XII.
11 Cf. les travaux de M. Alain Girard et de Mme Claude Lévy-Leboyer.
12 Cf. Pr Soumia, Mythologies de la médecine moderne, 1969.
13 Ces dossiers médicaux sont conservés dans les hôpitaux psychiatriques depuis 1840, mais leur dépouillement suppose que soit trouvée une solution au problème du secret médical...
14 Cf. France Margot-Duclos, « Une enquête clinique sur les comportements d’investissement », in G. Palmade, L’Économique et les sciences humaines, t. II, 1967, p. 227-257.
15 Il faudrait conserver également les « études de cas » destinées à la formation des futurs investisseurs, par exemple dans les grandes écoles commerciales : c’est là qu’on s’aperçoit nettement des changements de méthode.
16 On se reportera aux travaux de la Commission permanente des archives de la Santé publique et de la Sécurité sociale, créée en janvier 1971 et présidée par M. le doyen Renouvin.
17 On trouvera les mêmes difficultés d’analyse pour l’histoire des hôpitaux dès que l’historien voudra entrer dans le détail des rapports entre les malades, les médecins (et les infirmières) et l’administration, de l’introduction de nouvelles thérapeutiques, du développement de l’« hospitalisme », etc.
18 L’histoire de la pénétration de l’informatique en France dans les administrations et dans les entreprises – phase capitale assurément de notre évolution future – posera à l’historien quelques problèmes si l’on veut dépasser les déclarations officielles et interpréter correctement les sources de base.
19 Cf. le rapport de Henri Michel sur la conservation des archives cinématographiques (1969).
20 Mais on ne sait pas quel détail retiendra l’historien futur : par exemple, si dans cinquante ans n’existe plus de sanatorium, un film ou une partie de film ayant pour cadre un sanatorium aura une valeur documentaire certaine.
21 Par exemple, en matière pétrolière.
22 Cf. le rapport de M. Burckhardt, directeur des archives de la Seine-Maritime, devant le groupe de travail « Archives » de la Commission des Affaires culturelles du VIe Plan (juin 1970).
23 La Commission des Archives de l’Enseignement présidée par M. Renouvin a réclamé l’élaboration de ces normes.
24 Cf. A. Birembaut, Rapport sur les archives intéressant l’histoire des sciences et des techniques (Commissariat au Plan, 1965).
25 P. Leuilliot, « Défense et illustration de l’histoire locale », Annales, 1967, p. 162.
26 Encore que la dépendance des historiens vis-à-vis des économistes soit assez dangereuse, les théories et les hypothèses des économistes (par exemple en matière de monnaie, d’investissement) étant fort fragiles, si bien que les historiens ont toujours un certain retard par rapport aux « économistes de pointe » qui portent la « vérité » de demain.
27 De même, pour faire l’histoire de l’administration, ou plutôt de la décision administrative, il faut connaître de façon pratique le mécanisme du raisonnement de l’administrateur.
28 Ajoutons que l’histoire économique de la France des vingt dernières années exige une bonne connaissance des mécanismes de la comptabilité nationale et de ses techniques opératoires : on ne peut totalement, là encore, se fier à l’imprimé. On pourrait multiplier les exemples où l’historien devient un technicien.
29 Il s’agit là des besoins immergés d’une histoire pressentie plutôt que clairement dessinée à nos yeux.
30 De même l’histoire de la vie quotidienne, l’histoire du vêtement, l’histoire des travaux ménagers ou l’histoire de l’hygiène privée conduisent à conserver des factures, des carnets de blanchisseuses, des livres de comptes, des documents qui sont généralement réputés « ne pas présenter d’intérêt » : il y a là nécessité de réviser notre conception du « document ».
31 De même les lettres de lectrices à Elle sont une source remarquable pour l’histoire des mentalités (10 000 lettres pour telle enquête sur l’avortement).
32 C’est la solution qui semble devoir être retenue pour les archives des établissements d’enseignement et des établissements hospitaliers.
33 Il est évident qu’avant de déterminer des normes d’élimination pour des institutions récentes, on doit préalablement faire élaborer des monographies « historiques », par exemple pour une Caisse de Sécurité sociale ou une Caisse d’Allocations familiales.
34 Ce qui touche à l’histoire démographique, à l’histoire des mentalités (attitudes devant la fécondité), à l’histoire économique (statistiques de production des laboratoires), à l’histoire administrative (processus du visa), à l’histoire de la recherche pharmaceutique (évolution de la composition des pilules) – également à l’histoire de la presse féminine : on saisit sur le vif qu’un fait décelé ne relève pas d’une seule « histoire ».
35 On peut par exemple considérer que le taux de croissance très fort de certains secteurs trahit des évolutions significatives touchant à la qualité de la vie, à l’environnement quotidien, à l’évolution des mentalités : par exemple, la croissance très forte de la production des articles d’hygiène (notamment pour hommes), ou celle de l’électroménager (diffusion hier de la machine à laver, aujourd’hui du lave-vaisselle.). Il y a en quelque sorte des clignotants à établir (certains travaux des groupes « long terme » du Commissariat au Plan sur les « indicateurs sociaux » sont significatifs, par exemple sur l’usage du temps) : il est certain que la pénétration des médicaments dits « de confort » (et des psychotropes), ou la généralisation des vacances devraient conduire à une politique particulière de « préservation » des documents.
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