Histoire de l’énergie nucléaire1
p. 523-528
Texte intégral
1Rien n’est plus complexe que de définir un programme de recherche pour réaliser l’histoire d’une institution, d’une entreprise. On ne se heurte pas seulement à l’indifférence des responsables à ce qui se passera dans 10 ou 30 ans, au manque d’intérêt vis-à-vis des archives (cas fréquent en particulier pour les archives scientifiques, les archives des laboratoires, souvent détruites), mais on a grand peine à définir des priorités, à dire ce qu’il faut faire. Or pour de tels programmes, quand on lance 10 actions, on risque d’échouer sur 2 ou 3, mais on ne sait pas à l’avance lesquelles. Et il n’est pas simple de définir les modalités de coopération entre les décideurs, les historiens universitaires, les responsables des archives, ou encore de bâtir un système d’archives orales, ce qui, à l’évidence, est le plus urgent. Nous voudrions donner ici quelques indications en prenant un exemple précis : celui du Commissariat à l’Energie atomique (C.E.A.), institution prestigieuse, dont il sera nécessaire bientôt de faire l’histoire2. On saisira sur le vif quelles peuvent être les difficultés principales d’une telle entreprise.
2Comment développer l’histoire du C.E.A.? La réponse n’est pas évidente pour deux raisons principalement :
- l’histoire du C.E.A. ne peut se réduire à l’histoire d’une institution ou à l’histoire d’une technique,
- il ne s’agit pas simplement de rédiger une histoire ou de lancer des travaux d’histoire, mais de développer la mémoire de l’entreprise (et la mémoire future en particulier) ; il faut avoir une conception patrimoniale de cette histoire : c’est le capital mémoire du C.E.A. qu’il convient de préserver.
I. Principes d’action
3On peut dégager quatre principes d’action :
4Premier principe : à l’évidence, l’histoire du C.E.A., n’est pas une histoire scientifique, ou une histoire administrative, c’est une histoire à multiples facettes, une histoire carrefour, qui touche aussi à l’histoire du droit, à l’histoire politique, militaire, diplomatique, à l’histoire médicale, à l’histoire de la recherche : il faut avoir bien conscience de cette pluralité d’histoires.
5Deuxième principe : l’histoire du C.E.A. peut servir à de multiples histoires, on ne peut négliger les histoires non-C.E.A. qui utiliseront les documents sécrétés par le C.E.A. pour leurs fins particulières (par exemple l’historien de l’administration, ou des prix ou des finances pourront utiliser des documents C.E.A.), ce qui oblige à tenir compte de ces besoins particuliers dans une politique de conservation d’archives.
6Troisième principe : il faut avoir des perspectives glissantes, aucune histoire n’est définitive, le questionnaire de l’historien s’élargit considérablement depuis 20 ans, et on ne peut trop savoir quelle sera la conception de l’histoire dans 20 ou 30 ans : tout ce qu’on écrit aujourd’hui sera révisé ou remis en perspective, et il faut songer que l’historien de l’an 2050 ou 2070 aura peut-être besoin, dans les archives du C.E.A., de documents que l’on ne songe pas à préserver ; il y a vingt ans on ne songeait pas à faire l’histoire des femmes, de même l’histoire des gestes, des signaux, c’est-à-dire des communications « non linguistiques », commence à peine d’être explorée. Ceci conduit nécessairement à une très grande prudence dans les problèmes de triage, de destruction d’archives, ou de définition de normes de conservation (les tableaux d’éliminables ont souvent des effets pervers, il faut mettre au point des méthodes d’échantillonnage), et peut-être faudra-t-il, pour ménager les intérêts des historiens futurs, constituer des réserves, des blocs-témoins.
7Quatrième principe : il faut un programme d’action ambitieux, sur 10-15 ans et lancer à la fois des actions à court terme et des actions à long terme. Il est nécessaire de réfléchir à la façon dont on peut faire l’histoire du C.E.A. sur 20 ans, mais aussi à la nécessité de sauvegarder, ou de protéger le capital-mémoire du C.E.A.. C’est une planification des travaux qu’il faut envisager, ou plus exactement des investissements programmés (une thèse universitaire lancée en 1985 a chance d’aboutir en 1995 ou 1998). En histoire, on investit, on accumule : faire un colloque n’a pas grand sens, avoir les actes de 10 colloques commence à représenter un certain capital. Et la plupart des actions envisagées supposent une certaine continuité, une certaine durée.
II. Programme d’action
8Il convient de dégager des opérations prioritaires, qui conditionnent le développement de cette « discipline » : l’histoire du C.E.A.
91 – Actions de formation. Disposer d’un petit groupe de chercheurs de haut niveau, à temps plein, est nécessaire au démarrage de telles actions. On peut songer :
- à former des ingénieurs à l’histoire, c’est-à-dire à donner une formation historique à des ingénieurs à la retraite ou prêts à la retraite ; cette initiation peut être donnée en séminaires de 10-15 personnes, avec un module de 50 heures ; la méthode a été expérimentée avec succès pour l’histoire de l’électricité ;
- à obtenir le détachement auprès du C.E.A. de chartistes, d’agrégés d’histoire ou de sciences effectuant leur service militaire, ce qui assure un vivier d’excellente qualité3.
102 – Actions en matière d’archives. Compte tenu des contraintes évoquées ci-dessus, quels peuvent être les objectifs d’une politique d’archives ?
11Premier objectif : la constitution d’archives orales : c’est un objectif prioritaire, car chaque mort représente une perte du capital-mémoire de l’institution. La méthode définie par Mme Schnapper devrait être adaptée aux problèmes scientifiques. C’est là un instrument très rentable, car ce qu’on obtient ne peut se trouver dans les archives écrites (c’est pourquoi la méthode a été adoptée par les Archives diplomatiques depuis 1983). Les archives orales obtenues sont de véritables archives, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas communicables ni exploitables par des historiens avant 30-40 ans4.
12Deuxième objectif : il faut poser clairement le problème des archives scientifiques, notamment de la Direction des applications militaires (D.A.M.) : comment conserver les papiers qui intéresseront les historiens des sciences ou les historiens de l’invention en 2020 ou 2050 ? Quels types de documents doit-on conserver ? Un protocole de collecte des archives de laboratoire devrait être établi par un groupe de travail en liaison avec des historiens des sciences.
13Troisième objectif : il serait nécessaire de créer un groupe de travail chargé d’élaborer un plan directeur d’archives, c’est-à-dire un plan ou schéma directeur permettant de définir les principes d’une politique d’archives, d’élaborer les instructions nécessaires, et de définir les méthodes de collecte, d’échantillonnage, les secteurs prioritaires, les méthodes de révision périodique ; le plan directeur devra également préciser les méthodes de sensibilisation, de formation du personnel et notamment du personnel de secrétariat et de laboratoire. Soulignons que le plan directeur devrait :
- concerner aussi les archives de la D.A.M.,
- évoquer les problèmes particuliers des archives « latérales » :
- archives privées d’ingénieurs, de professeurs ou de hauts fonctionnaires,
- archives audiovisuelles (y compris les archives photographiques),
- archives de type médical, souvent détruites en raison du « secret médical »,
- archives informatiques,
- archives concernant l’enseignement (et la formation),
- archives des filiales, pour lesquelles des directives devraient être établies.
- archives privées d’ingénieurs, de professeurs ou de hauts fonctionnaires,
14Un plan directeur permettrait d’avoir une vue d’ensemble de la mémoire de la maison (ou du patrimoine-archives), et de s’intéresser autant aux archives futures qu’aux archives anciennes. Que doit-on collecter ? En fonction de quels objectifs ? Que réclameront les historiens des sciences et des techniques de l’an 2020 ou 2050 ? Que réclameront les autres historiens hors C.E.A. qui ne s’intéressent pas à l’histoire nucléaire ? Ce sont là des problèmes difficiles sur lesquels personne n’a d’idée claire. Il n’est pas commode de définir une politique volontariste d’archives et de déterminer ce qu’il est important de conserver ou de créer (comme les archives orales). Mais la définition d’une bonne politique d’archives, et l’élaboration d’un schéma directeur qui évite les destructions irréfléchies conditionnent le développement de la mémoire de l’institution. Or certaines questions sont redoutables, compte tenu de l’importance des archives sécrétées par le C.E.A. (mais à la différence d’autres institutions, il n’y a pas apparemment de problème de place). Peut-être serait-il possible de faire une opération exemplaire (car bien des entreprises publiques laissent détruire leurs papiers) ; l’opération pourrait être un modèle, par exemple, pour la collecte des archives scientifiques, pour la définition d’une politique d’archives « prospective » (avec échantillonnage et blocs-témoins) ou pour la révision des méthodes de collecte (un comité des sages ou mirador pourrait établir une liste de priorités chaque année sur ce qui mérite d’être sauvegardé en priorité).5
153 – Actions de sensibilisation. Au démarrage d’une discipline neuve, il faut mener des actions l’accréditant dans la communauté scientifique.
16Première méthode : un colloque de méthodologie avec des universitaires, juristes, médecins, historiens, économistes, sociologues, historiens des sciences, pour montrer ce que l’histoire du C.E.A. peut apporter à chaque discipline (par exemple, ce que l’histoire du C.E.A. peut apporter à l’histoire du droit, ou à l’histoire des mentalités, et ce que l’histoire du droit ou l’histoire des mentalités peut apporter à l’histoire du C.E.A.). Un tel colloque permet décloisonner l’histoire du C.E.A. et d’avoir une vue interdisciplinaire, de tels colloques de méthode ont eu lieu pour l’histoire de l’administration (1972) et l’histoire de l’électricité (1983).
17Deuxième méthode : on peut organiser des colloques à périodicité régulière (annuelle) soit avec des thèmes (formule de l’Institut français des sciences administratives ou de l’Institut Charles de Gaulle), soit sans thème (formule du Congrès des Sociétés Savantes), qui permettent de publier des travaux d’ingénieurs du C.E.A. ou d’universitaires, et des témoignages d’acteurs. Des colloques à 20-30 communications permettent d’accumuler des documents et d’obtenir une matière déjà élaborée.
18Troisième méthode : des journées d’études ou colloques fermés, de haut niveau scientifique, pour des historiens des sciences et des ingénieurs, de façon à susciter l’intérêt des historiens des sciences.
19Quatrième méthode : il faudrait lancer des travaux universitaires (soit subventions à la publication, soit aides à la recherche) sur des thèmes à information ouverte (sans accès aux archives confidentielles), par exemple en droit et sciences politiques : C.E.A. et Parlement, C.E.A. et budget, C.E.A. et évolution du droit, etc. Un groupe de travail C.E.A.-universitaires élaborerait un programme de travaux (une sorte d’appel d’offres).
20Cinquième méthode : préparer une petite histoire du C.E.A. par les textes, soit sur le modèle du Conseil d’Etat (CNRS, 1974), soit sur le modèle du livre de Catherine Bertho pour les télécommunications6. Il s’agit d’un livre élaboré à titre provisoire, pour grand public, sans accès aux archives7, mais permettant de sensibiliser le personnel et d’orienter la recherche (avec des états de question) ; il pourrait être rédigé par un ou des agrégés (de façon à avoir une vue extérieure).
214 – Aides à la recherche. Il faut élaborer des instruments de travail, des documents de référence indispensables aux historiens.
22Premier objectif : une bonne bibliographie historique sur le C.E.A. répertoriant les ouvrages, la littérature « grise » non confidentielle : c’est là un puissant stimulant de la recherche.
23Deuxième objectif : la publication de bibliographies spécialisées :
- bibliographie des périodiques, y compris les bulletins internes,
- bibliographie des débats et documents parlementaires,
- bibliographie des sources statistiques publiques,
- répertoire des sources iconographiques.
24Troisième objectif : le repérage des archives hors C.E.A. (ministères, Conseil d’Etat, Secrétariat Général du Gouvernement, Archives de France) et des archives hors administration (EDF, archives d’entreprises, archives « privées », écoles) : c’est important pour disposer d’un éclairage non C.E.A.
25Quatrième objectif : ces bibliographies et ces répertoires de sources pourraient constituer une petite banque de données historiques (d’information ouverte en principe).
26On voit que ce programme est très ambitieux, ce qui explique la nécessité d’un secrétariat scientifique étoffé. Quand on lance une nouvelle discipline, il faut avoir un programme de travail et remplir méthodiquement les cases. Mais on doit avoir nettement conscience des difficultés :
27Première difficulté : les historiens universitaires ne s’intéressent pas encore véritablement à la période 1940-1980, faute d’avoir accès à l’ensemble des sources ; il faut contourner ce problème (c’est le rôle des colloques).
28Deuxième difficulté : il faut soigneusement distinguer ce qui est information ouverte et information fermée (ou couverte par le secret militaire). Or il est impossible de faire sérieusement une politique d’archives en négligeant les archives de la D.A.M. Ce problème de l’information fermée mérite réflexion : on pourrait adopter la méthode du Ministère des Affaires Etrangères, qui possède une Commission pour la publication des documents diplomatiques français : cette méthode pourrait servir pour la publication des documents importants sur les débuts du C.E.A.
29Troisième difficulté : en établissant un programme de travail, on est souvent piégé par le passé, on est tenté de raisonner à termes constants ; il faudrait peut-être recourir à une autre méthode : réfléchir à ce que pourrait être dans 10 ou 15 ans l’histoire du C.E.A., c’est-à-dire rechercher ce qui permettrait d’optimiser le système, par exemple :
- développer l’enseignement de cette histoire (y compris dans les écoles d’ingénieurs),
- accroître la circulation de l’information (par exemple publier un Bulletin du type Bulletin d’histoire de l’électricité),
- chercher à susciter l’intérêt du personnel de la maison (notamment des retraités),
- tenter d’intéresser à cette discipline les compagnies savantes, les sociétés scientifiques, les sociétés d’ingénieurs.
30L’inventaire de ces moyens d’optimisation peut être à la source d’actions très neuves : il faut éviter que cette histoire ne soit l’affaire de quelques-uns, c’est un aspect psychologique essentiel.
31Ce programme est ambitieux : mais l’enjeu est important, car il s’agit d’une institution qui a beaucoup travaillé, qui a joué un rôle déterminant dans la politique scientifique, militaire et industrielle, et qui dispose d’un capital-mémoire considérable : il serait absurde de le laisser à l’abandon.
Notes de bas de page
1 Exposé fait en 1985 devant un groupe de responsables du C.E.A.
2 Nous nous limitons ici au C.E.A., nous n’examinons pas les problèmes du nucléaire d’E.D.F. Sur l’histoire du C.E.A., des travaux ont déjà été publiés, mais on n’a pas encore, à notre connaissance, exploré véritablement les archives administratives et scientifiques.
3 Au besoin en obtenant également, comme le Service historique des armées, le détachement d’ingénieurs auprès du C.E.A. pendant le service militaire (cette histoire exige un niveau élevé de connaissances scientifiques).
4 C’est la condition essentielle pour qu’elles ne soient pas biaisées ou autocensurées (on ne dit pas la même chose quand on sait que son propos sera exploité immédiatement, et quand il est archivé trente ans durant).
5 Mais qui s’intéresseront à l’histoire de l’énergie, à l’histoire de la recherche, à l’histoire industrielle, à l’histoire économique, à l’histoire politique ou à l’histoire administrative...
6 Télégraphes et téléphones, de Valmy au microprocesseur, 1981, 541 pages.
7 C’est-à-dire avec de l’information « ouverte ».
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