Archives et histoire des ponts et chaussées
p. 513-521
Texte intégral
1L’ingénieur se soucie fort peu en général de ce qui concerne l’histoire et même sa propre histoire : par la nature des choses, il ne pense pas que ce qu’il fait chaque jour, le dossier qu’il traite, le projet qu’il rédige puissent intéresser l’historien, que celui-ci puisse faire l’histoire de son présent. Entre l’ingénieur et l’historien, les rapports ne sont pas toujours clairs : l’historien se plaint du manque de documents, des destructions massives des papiers les plus intéressants, l’ingénieur comme l’administrateur ont l’un et l’autre des préoccupations immédiates, ils considèrent l’historien comme un doux rêveur, par définition éloigné de l’action présente. C’est là une vue trop simpliste : les archives sécrétées par un service – celles-là même concernant l’immédiat présent – constituent un patrimoine historique qu’il est nécessaire de préserver, et en ce domaine l’histoire a beaucoup changé depuis quelques décennies : elle s’intéresse aujourd’hui à des problèmes qui touchent de près l’ingénieur, et l’historien et l’ingénieur peuvent avoir les mêmes soucis, les mêmes modes de raisonnement ; or cette mutation de l’histoire a nécessairement des conséquences sur la définition d’une politique des archives ; il est nécessaire de sortir du cadre étriqué de l’histoire institutionnelle, juridique qui, jusqu’à présent, commandait ou inspirait les méthodes de collecte d’archives. Essayons de définir, dans les cas des Ponts et Chaussées, l’importance de cette mutation de l’histoire et d’examiner ses conséquences sur la définition d’une politique volontariste d’archives.
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2À l’évidence, on ne peut mener une politique d’archives sans se soucier des objectifs poursuivis par les historiens1 : or trop souvent, pour les Ponts et Chaussées, on vit sur des idées floues ; on n’a encore pas assez réfléchi à ce qui se passe sous nos yeux.
3La conception de l’histoire évolue très rapidement : si bien qu’on est bon gré mal gré conduit à changer la notion même d’archives. Prenons l’histoire des années 1830 : on insiste sur l’histoire des ingénieurs saint-simoniens, l’histoire du corps des Ponts et Chaussées, l’histoire de l’équipement de la France, la naissance des chemins de fer, les grands travaux : priorité est donnée à l’histoire du progrès technique. L’histoire des années 1880-1990 telle qu’elle se dessine dès maintenant est beaucoup plus ambitieuse : c’est une histoire des mentalités, elle s’intéresse ou va s’intéresser aux résistances, aux contestations du progrès, à l’histoire des choix, des processus de décision (comment le futur s’élabore-t-il, par quelles recettes, suivant quels modèles ?), à l’histoire des normes qualitatives qui guident les choix : ainsi tout ce qui concerne la qualité du vécu et du perçu, la lumière, le silence, l’ensoleillement, et qui inspire l’urbaniste et l’architecte. Force est bien de s’attacher à cette mutation de la conception de l’histoire : une politique des archives des Ponts et Chaussées ne concerne pas seulement l’histoire interne des Ponts, laquelle bouge nécessairement, mais elle doit tenir compte des besoins des autres disciplines historiques, qui ont, elles, de nouvelles exigences archivistiques.
4L’histoire des Ponts et Chaussées commence à se transformer : ce n’est plus l’histoire juridique, institutionnelle, que certains concevaient. L’histoire administrative est une discipline neuve, qui s’est depuis quelques années beaucoup développée, c’est une science carrefour, qui tend à se rapprocher de la sociologie administrative, de la sociologie des organisations, de la psychologie administrative. Elle touche à l’histoire sociale des techniques juridiques (ainsi, les conséquences humaines de l’expropriation), à l’histoire des rapports entre groupes sociaux (par exemple le contrôle des chantiers des sociétés de travaux), à l’histoire des fonctionnaires et de leur mentalité, à l’histoire du syndicalisme des petits fonctionnaires (ce n’est plus seulement l’histoire du corps), à l’histoire des réformes administratives si nombreuses depuis 1940, à l’histoire des techniques de gestion, à l’histoire des prises de décision (un jour, il faudra entreprendre l’histoire de l’Aménagement du Territoire, de la psychologie des « aménageurs », de leur capacité de prévoir le futur, de leurs espoirs, de leurs échecs), à l’histoire proprement politique de l’administration des Ponts et Chaussées, par exemple des relations de l’ingénieur en chef et du T.P.E. avec le préfet, le Conseil général, les élus, les Chambres de commerce : c’est de la sociologie politique à l’échelle locale...
5Il est évident que si l’on veut faire l’histoire administrative des Ponts et Chaussées de cette façon, on doit conserver d’autres documents que ceux qui sont traditionnellement gardés : il faut, par exemple, sauvegarder les dossiers du petit personnel, souvent détruits parce que jugés comme sans « intérêt historique », alors que c’est là précisément qu’on peut saisir les débuts du syndicalisme, conserver les archives de la vie quotidienne des bureaux d’une Direction départementale, les correspondances avec les élus, les dossiers d’interventions politiques, les traces des débuts de l’informatique. C’est une autre histoire des Ponts et Chaussées qu’il faudrait écrire : ainsi, par exemple, ce qui est important pour l’historien, c’est de savoir comment, à un moment donné, un ingénieur prévoit et modèle le futur, construit un programme d’équipement urbain à 20 ou 30 ans, fabrique un grand projet en fonction de besoins définis à 30 ans, comment il conçoit le futur d’une ville en remodelant son centre, en programmant ses équipements collectifs ; or pour saisir cette psychologie du temps de l’ingénieur, il faut pouvoir disposer des papiers intéressants, des procès-verbaux des réunions importantes, des schémas de prévision et des rapports techniques qui servent à leur élaboration. Le questionnaire de l’historien s’allonge, sa curiosité ne cesse de s’aiguiser : si l’on veut faire, par exemple, l’histoire des gestes des fonctionnaires2, il faut conserver, au moins à titre expérimental, un certain nombre d’archives de la vie quotidienne des bureaux (mémoires de comptabilité, plannings de vacances, inventaires de mobiliers, notes de service), qui généralement sont détruits.
6Mais les archives des Ponts et Chaussées ne servent pas à la seule histoire administrative : elles peuvent apporter beaucoup à bien d’autres disciplines nouvelles. Tout d’abord l’histoire de l’urbanisme est une histoire en pleine croissance : qu’il s’agisse des grandes opérations – villes nouvelles, grands équipements urbains, transports –, des opérations de remodelage du cœur des villes, ou encore des opérations de reconstruction et de logement social depuis 1945 (il faudra bien un jour en faire l’histoire, avec ses ombres et ses réussites), les archives apportent beaucoup à l’historien : choix des normes de construction, élaboration des projets, mise en œuvre financière, création d’organismes nouveaux (sociétés d’économie mixte, sociétés d’équipement), rapports avec la tutelle administrative, élaboration des décisions politiques (ainsi en matière d’aménagement du territoire), il est impossible pour l’historien de se fier aux seules sources imprimées, il lui faut les documents originaux.
7Autre exemple d’histoire en développement : l’histoire du confort urbain et du mode de vie, liée à celles de la qualité de la vie, des mœurs, du vécu quotidien. Or la définition des normes de logement (ensoleillement, silence, chauffage, équipement en eau, assainissement, services collectifs) a eu depuis 1945 des conséquences capitales sur le comportement, les gestes, la vie quotidienne : n’oublions pas le petit nombre de salles de bains, de postes d’eau, de W.C. dans les logements avant 1946, on se lavait peu dans la France des années 1930, et Giraudoux déclarait déjà en 1939 dans Pleins pouvoirs : « L’aménagement de l’existence quotidienne du Français était généralement préhistorique ». Or on entreprendra un jour l’histoire de cette mutation extraordinaire des années 1955-1970 ; les archives des Directions départementales de l’équipement permettent de dater, de saisir ces mutations, d’établir une histoire différentielle (toutes les régions n’ont pas évolué au même rythme), et l’on pourra élaborer, par exemple, une histoire de l’eau : l’histoire des services d’eau, des techniques de purification, mais aussi l’histoire sociale de la consommation de l’eau, l’histoire psychologique de l’usage de l’eau, de la propreté corporelle, l’histoire économique de l’eau (le prix de l’eau), l’histoire de la pollution de l’eau, l’histoire de l’assainissement...
8D’autres disciplines peuvent puiser beaucoup aux archives des Ponts et Chaussées : elles sont toutes récentes, leurs méthodes sont mal assurées. Par exemple l’histoire du temps3 : sur les déplacements urbains ou saisonniers, les archives sont fort riches, et cette histoire du temps recouvre l’histoire du trafic urbain (et des pointes de trafic), mais aussi l’histoire du temps de loisir, du temps de trajet, l’histoire des équipements collectifs de loisirs (qu’il s’agisse des piscines, du tourisme, des canaux, ou des centres omnisports), l’histoire des vacances. De même, il faudra bien entreprendre un jour l’histoire de la vitesse, de la perception de la vitesse, cette obsession du monde actuel, des débuts de l’automobile et sa diffusion, des premières liaisons aéronautiques intérieures, également l’histoire de la mesure du temps et des attitudes devant le temps (le règlement des éclusiers d’autrefois est un document très chargé de signification pour l’historien du temps) ou encore l’histoire des signaux et de la perception de l’espace urbain4 : or ces signaux routiers ou urbains se développent considérablement à partir de 1930 et surtout 1960 (un automobiliste enregistre 200 à 300 signaux par 100 km de route nationale de grand trafic, le double avec la traversée des villes...) : les signaux jouent un grand rôle dans notre vécu, on n’y fait pas attention. Or l’histoire des signaux appartient à l’histoire des communications non linguistiques, chapitre fort important de la sémiologie.
9Histoire du temps, histoire des signaux : évoquons encore l’histoire des gestes5, les archives des services permettent de dater l’évolution des gestes des cantonniers, des éclusiers, des mariniers (les rapports des Ingénieurs en chef donnent des témoignages très précis sur la disparition progressive du halage « à la bricole » dans les années 1920-1930), des ouvriers des chantiers, des grutiers, des conducteurs d’engins... ; les archives aident à saisir l’obsolescence de tel geste (ainsi la disparition du flottage du bois, par exemple sur l’Yonne : or le flottage représente un ensemble de gestes coutumiers ancrés dans une durée pluriséculaire), l’apparition de tel autre (par exemple la conduite d’engins américains après 1945), ou encore le geste malheureux (on fera un jour l’histoire des accidents de travail sur les chantiers)...
10Autre domaine priviliégé, qui doit se développer dans les vingt prochaines années : l’histoire des sciences et des techniques, domaine en pleine expansion ; nous sommes devenus depuis peu très attentifs à l’archéologie industrielle du xixe siècle et l’affaire des Halles de Baltard est très révélatrice de cette mutation des sensibilités. Mais il faut s’intéresser aussi à l’histoire de l’invention (par exemple le ciment Vicat, les ponts métalliques d’un Emile Martin), à ses difficultés (tel l’échec des premières voitures à vapeur routières vers 1868-1870, avec le cortège de protestations, de difficultés techniques, d’inquiétudes), à l’histoire de sa diffusion, à l’histoire des mutations techniques (par exemple l’utilisation de l’informatique pour dessiner le tracé des routes). Or curieusement l’on ne garde pas, en général, trace de la diffusion des innovations techniques et des résistances de l’environnement : on devrait, pour la construction d’une centrale nucléaire, étudier les résistances à l’introduction des nouvelles technologies et les protestations du milieu local ; aujourd’hui tout ce qui est résistance au progrès technique retient l’attention de l’historien.
11Ce ne sont là que quelques exemples des « nouvelles histoires » : et il faudrait évoquer l’histoire économique des grands travaux, l’histoire de l’énergie, l’histoire de la lumière et de sa diffusion, l’histoire de la nuit (et du sommeil), l’histoire des bruits et du silence, l’histoire de la fécondité et de la famille, l’histoire proprement architecturale, l’histoire de la perception de l’espace, l’histoire du paysage... Or la mutation de cette pluralité d’histoires est telle qu’on ne sait honnêtement ce qui dans notre vie banale, dans notre vécu quotidien, intéressera l’historien des années 2030 ou 2080. La chute de l’actuel dans l’historique est de plus en plus rapide : on voit disparaître des procédés, des techniques séculaires, apparaître de nouveaux produits, de nouveaux gestes, de nouvelles procédures (les modes administratives se succèdent rapidement), et dans chaque cas, il convient d’étudier les résistances psychologiques devant l’innovation, les inégalités de développement régional, les goulots d’étranglement.
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12La prospective de l’histoire devrait être entreprise systématiquement, et on n’a pas encore assez réfléchi à cette difficile prospective du « document » : on ne peut savoir, répétons-le, ce qu’exigera l’historien dans cent ans, comme sources et documents, et ceci à trois niveaux :
- d’abord, pour les besoins de l’histoire des cent prochaines années (1980-2080), à termes constants, sans mutation des techniques et des objectifs de l’histoire,
- en second lieu, pour l’histoire de notre présent et de notre passé proche (c’est-à-dire la période 1920-1980), dont on élaborera l’histoire dans 20 ou 30 ans,
- en troisième lieu, pour les besoins des disciplines nouvelles, des disciplines à naître dont nous n’avons pas encore d’idée, qu’on ne peut prévoir aujourd’hui : personne ne sait ce que sera l’histoire dans cent ans.
13Ceci explique la complexité de la définition d’une politique d’archives : on est toujours tenté de raisonner à termes constants, et de croire qu’on peut trier, éliminer, détruire, parce que, dit-on, cela n’intéresse pas l’historien d’aujourd’hui, donc l’historien futur. Or il y a un perpétuel glissement de l’historique : il y a vingt ans, on n’imaginait guère qu’une histoire de l’eau (et de la diffusion de l’eau) puisse être une histoire autonome, avec ses méthodes, ses exigences, ses perspectives internationales, ses connexions avec l’histoire de l’hygiène et l’histoire de la perception. De même, on imagine mal aujourd’hui ce que pourra être dans 30 ans une histoire de l’industrie nucléaire, ou une histoire de la pollution de l’air, ou une histoire des couleurs. Il faut avoir conscience de ce décalage incessant entre l’histoire telle qu’on la concevait en 1920-1940 (et telle qu’on l’enseigne aujourd’hui encore) et l’histoire telle qu’on peut la pressentir, telle qu’elle sera dans 50 ans, avec ses ambitions, ses curiosités, ses exigences archivistiques : telles, par exemple, l’histoire des signaux c’est-à-dire l’histoire des communications « non linguistiques », ou l’histoire de l’informatique, qui suppose qu’on ait gardé trace des premiers échecs et des premières réussites de l’informatique dans les grands travaux ou dans la gestion... Mais ce décalage entre l’histoire telle qu’elle sera dans x années peut être prévu, anticipé, on peut chercher à prévoir, ménager, sauvegarder les besoins de l’historien futur.
14À cette évolution de l’histoire s’ajoute la mutation du matériau sur lequel travaille l’historien : ce n’est plus seulement du papier administratif, correspondances, rapports, comptabilités, états de travaux qu’utilise l’historien d’aujourd’hui, et surtout qu’utilisera l’historien dans 50 ou 100 ans. C’est là une contrainte nouvelle, qui mérite réflexion, car la politique de collecte et de conservation des archives doit en tenir compte. Essayons de décrire cette mutation encore mal perçue.
- L’historien utilisera de plus en plus des statistiques, ce qui pose de redoutables problèmes avec l’informatisation des données : on ne sait trop où l’on va pour la conservation des sources informatisées.
- L’historien sera aussi amené à utiliser de plus en plus des documents audiovisuels : photographies de chantiers, d’engins, films de télévision, films de laboratoire ; on sait que l’historien exploite avec passion et zèle les photographies des chantiers de construction du métro parisien ; or à l’évidence, il faudrait disposer des mêmes documents pour un chantier de centrale nucléaire ou une opération de rénovation urbaine : chaque grande opération devrait avoir des archives photographiques ou filmées, ce qui pose des problèmes délicats de constitution, de collecte, de conservation, d’exploitation.
- Les archives proprement scientifiques, les archives des laboratoires ne sont habituellement l’objet d’aucune collecte systématique, d’aucune mesure de protection : or l’utilisation, donc la sauvegarde de ces archives, est essentielle pour l’histoire des innovations, l’histoire de la recherche, l’histoire également des techniques de laboratoire, que ce soit en matière de routes, de chemins de fer ou de constructions de centrales nucléaires. Les archives au départ de l’innovation méritent d’être préservées avec soin : on ne peut faire – c’est un principe fondamental – l’histoire de la recherche à partir seulement des sources imprimées, et il faudrait conserver – à titre d’échantillons – les procès-verbaux d’expériences, les comptes-rendus de réunions de recherche, les protocoles d’expertise, les essais de prospective de la recherche. C’est là une histoire à naître, dont on connaît mal les contours, et il faudrait garder – au moins à titre conservatoire – ces papiers qui intéresseront prodigieusement les historiens dans cent ans.
- Enfin, il faut rappeler qu’une des sources de l’historien aujourd’hui est l’enquête orale, par l’interview par exemple de responsables, directeurs, ingénieurs ou chercheurs âgés6 : or l’histoire de la vie du service des Ponts et Chaussées, comme l’histoire de l’innovation technique passe par l’interview systématique des personnes de plus de 70 ans ayant eu des responsabilités dans le corps ou encore d’ingénieurs civils, d’entrepreneurs. Ces archives orales permettent de combler les lacunes des sources d’archives, de saisir ce qui ne peut être saisi au travers du papier administratif, le climat du service, la psychologie d’un corps, les relations entre personnes, les motivations profondes, ce qui ne s’écrit pas, ce qui ne se dit qu’à demi et qui est le fondement de l’activité de toute organisation.
15Matériaux statistiques, archives audiovisuelles, archives scientifiques, archives orales : il semble nécessaire de surveiller la conservation de ces matériaux ou d’entreprendre leur collecte systématique, même s’ils surprennent parfois l’historien d’aujourd’hui qui (ainsi pour les archives de laboratoire) n’a pas encore les moyens ou les méthodes pour les exploiter : ils seront une source capitale pour l’historien des années 2030-2080. Chaque « matériau » doit faire l’objet de réflexions prospectives et de concertations entre administrateurs, historiens et archivistes : la prospective ne doit pas servir seulement à l’action administrative ou à l’aménagement de l’espace, elle peut être fort utile à la protection des archives, c’est-à-dire à la valorisation d’un capital fort mal connu.
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16Peut-on tirer prudemment quelques conclusions de cette évolution de la conception de l’histoire, de la mutation des besoins de l’historien et du changement du matériau ? On n’a pas encore assez réfléchi aux principes d’une politique des archives propres aux Ponts et Chaussées : dans ce secteur, les investissements intellectuels n’ont pas été faits en terme de calculs prospectifs ou de valorisation d’un patrimoine, comme on a coutume de le faire pour l’obsolescence des machines ou des équipements. Une politique des archives des Ponts et Chaussées doit faire l’objet d’une réflexion à la fois prospective et globale : on ne peut plus se contenter d’une conception limitée, parcellaire, des archives réduites aux seules archives des bureaux administratifs, et dépendant de la seule bonne volonté du chef du bureau d’ordre qui « verse » les archives...
17Si l’on veut ménager les intérêts de l’historien futur, celui de l’an 2030 ou 2080, il faut développer la recherche sur la prospective de l’histoire, s’intéresser à la chute de l’actuel dans l’historique, du présent dans le passé fütur. Or ceci nous oblige à observer le présent avec un autre regard : qu’est-ce qui, dans une grande organisation comme les Ponts et Chaussées, peut intéresser l’historien dans cent ans ? C’est là un problème très délicat ; les évolutions, les glissements sont souvent difficiles à percevoir : tantôt les mutations sont perceptibles à l’échelle de 30 ou 40 ans, par exemple dans la vie quotidienne, la diffusion de l’eau, les « normes » de propreté corporelle, l’habitude de chauffer les appartements, tantôt les glissements sont de plus faible amplitude, l’obsolescence est vécue quotidiennement, on ne s’en aperçoit même plus. Par suite il faut chercher à déceler, dans ce qui se passe sous nos yeux, les faits porteurs d’avenir, les faits lourds, ceux qui intéresseront l’historien futur. À l’expérience, on s’aperçoit que plus un service est marginal par rapport à l’institution, tels un centre de recherches, un laboratoire, plus les archives qu’il sécrète sont importantes pour l’historien cinquante ans plus tard. Or il faut bien savoir qu’un dossier que l’administrateur ou l’ingénieur traite aujourd’hui n’aura pas le même sens, le même intérêt, le même poids pour l’historien de l’an 2080 : par la force des choses ce ne sera pas la même grille d’interprétation, la même expérience, le même regard. Il faut donc savoir prendre ses distances avec le présent, en quelque sorte prévoir le présent futur, mettre à distance le présent. Ceci oblige à avoir une politique d’archives glissante, une « prospective de la conservation ».
18Il n’est pas facile de répondre à la question : que garder ? On ne peut à l’évidence tout garder, pour des raisons de place et d’efficacité, mais il faut avoir une politique réfléchie de conservation, définir des priorités.
19Tout d’abord, il faut garder le papier important, le bon papier, les dossiers qui se situent à la limite du politique et de l’administratif, du scientifique et du technique, papiers de cabinets ministériels, comptes-rendus de comités interministériels. Il faut donc une politique volontariste de collecte du bon papier, définissant des priorités de collecte, c’est-à-dire des plans d’archives.
20D’autre part, il faut chercher dans le présent ce qui peut intéresser l’historien futur : par exemple les papiers concernant les débuts d’une innovation (ainsi les débuts de la recherche opérationnelle, ou de la R.C.B.) ; tout ce qui concerne la construction de la première centrale nucléaire commence à nous apparaître très intéressant (et qu’en a-t-on exactement conservé ?) ; de même, il faudrait déceler chaque année toute innovation, donner une priorité particulière à la conservation de ce qui entoure cette innovation jusqu’à ce qu’on y vît plus clair.
21Si on veut une politique cohérente d’archives, il faudrait chaque année décider de protéger tout ce qui a été une chose neuve, ou sera un fait « porteur d’avenir » : un comité des sages, un mirador pourrait fixer cette liste, et peut-être ce comité pourrait-il être rattaché au Conseil général des Ponts et Chaussées puisque tout grand projet aboutit là ; ce comité des sages pourrait faire des recommandations, élaborer une liste de priorités, au besoin en recourant à l’avis d’historiens ou d’administrateurs, et cette liste de priorités, ces recommandations orienteraient la politique de conservation dans les services, la politique de collecte et de tri.
22Quels pourraient être les principes d’une politique d’archives qui soit propre aux Ponts et Chaussées ? Trois principes peuvent être définis :
23Premier principe : Comme on ne peut raisonnablement tout garder, et comme on ne sait pas ce qui intéressera un historien futur, il faut définir des blocs-témoins, c’est-à-dire conserver, pour une organisation-type (pour une centrale nucléaire ou la construction d’un barrage), tout ce que sécrète normalement un organisme : c’est là une réserve-témoin.
24Deuxième principe : Il faut utiliser la notion de modèles d’archives. Quand on veut collecter des archives sur un sujet donné, défini comme priorité, il faut avoir conscience que le bon papier, celui qui est le plus utile à l’historien, ne se trouve pas seulement à la Direction départementale, par exemple pour une opération de rénovation urbaine, mais dans bien d’autres gîtes : il y a une constellation ou un réseau d’archives, et il ne suffit pas de trier les papiers de la Direction, mais il faut aller chercher les papiers ailleurs, par exemple, à la société d’économie mixte, dans les services de la ville, de la région, dans les services fiscaux, à la S.C.E.T., etc. : il faut donc construire un modèle, rechercher les filières, recenser les gîtes, établir des priorités... Il serait important de disposer de modèles d’archives élaborés à partir de quelques grands projets.
25Troisième principe : Il faut définir certaines priorités de collecte (ou de sauvegarde) pour les archives qui ne sont pas habituellement insérées dans les programmes. C’est là la partie volontariste d’une telle politique : ainsi les archives d’intérêt scientifique (telles les archives des laboratoires régionaux, mais aussi ce qui concerne l’enseignement, les cours de perfectionnement, etc.), les archives photographiques ou archives audiovisuelles (y compris les films pédagogiques, les films scientifiques, les archives des télévisions régionales : il faudrait que le comité des sages, en fonction des innovations, définît des campagnes photographiques pour telle ou telle opération, c’est-à-dire qu’on constituât a priori des archives photographiques), les archives orales (il faudrait enregistrer systématiquement les souvenirs d’ingénieurs à la retraite, afin de reconstituer le climat de l’administration d’autrefois), les archives de syndicats et d’associations, les archives d’entreprises de génie civil et de travaux publics qui ont travaillé pour le service, les archives personnelles d’ingénieurs : trop souvent on néglige de sauvegarder les correspondances, les dossiers personnels, souvent très riches pour l’histoire des sciences et des techniques ou pour l’histoire administrative ; il faudrait, dans la collecte d’archives, donner une priorité à tout ce qui touche à la psychologie de l’ingénieur et aux modes de prise de décision.
26Plans d’archives, modèles d’archives, recommandations d’un comité des sages, blocs-témoins, priorités pour certaines catégories d’archives : ces différentes recettes permettront peut-être de sauvegarder les intérêts de l’historien futur, compte tenu de la vitesse des transformations techniques, et de l’imprévisibilité des besoins des disciplines à naître. Il faut bien mesurer, en un tel domaine, ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire, évaluer les contraintes, définir des choix.
27Une politique d’archives n’a de sens que si elle repose sur une connaissance assez fine des besoins actuels et futurs de l’historien, sur un effort de prévision, une volonté prospective : c’est là une politique volontariste, programmée d’archives, et non une politique mécaniste, arbitraire, passive ; il est impossible de croire que l’histoire ne bougera pas d’ici 50 ans, et elle aura nécessairement besoin d’autre matériaux et sources que les archives définies en termes traditionnels. Le monde évolue trop vite pour qu’une grande institution comme les Ponts et Chaussées ne se préoccupe pas de son histoire future, et n’ait pas une politique en quelque sorte planifiée d’archives : l’ingénieur habitué à établir des plans à 15, 30 ans, à prévoir la saturation des équipements, l’obsolescence des procédures, peut tout naturellement faire effort aussi pour prévoir ce qui se passera en ce domaine précis, inventer les modes de raisonnement adaptés, entreprendre les investissements intellectuels nécessaires pour préserver la mémoire d’un corps.
Notes de bas de page
1 Sur ces problèmes, cf. Pierre Renouvin, « Les récents développements de la politique d’archives », dans La France au xixe siècle. Mélanges offerts à Charles-Hippolyte Pouthas, P.U.F., 1973, p. 33-43.
2 Cf. « Pour une histoire des gestes des fonctionnaires », Revue administrative, 1978, p. 18-30.
3 Pour une histoire du quotidien au xixe siècle en Nivernais, 1977, p. 205-229, 407-420.
4 Ibidem, p. 245-261, 431-438.
5 Ibidem, p. 162-182, 392-406.
6 Cf. « Pour la création d’archives orales », Gazette des Archives, 1976, p. 28-32.
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