Histoire administrative et archives de l’enseignement
p. 445-459
Plan détaillé
Texte intégral
1On ne peut mener une politique d’archives sans réfléchir sur les finalités de l’histoire, sans avoir une conscience claire des objectifs poursuivis par l’historien : on vit trop souvent sur des idées ni claires ni distinctes, sur des principes mal élucidés, on ne réfléchit pas volontiers aux conditions de l’élaboration d’une « politique » de l’histoire. Or l’histoire de l’enseignement – et l’histoire de l’administration de l’enseignement – supposent une certaine conception de l’histoire assez différente de la conception traditionnelle ; elles exigent toutes deux une vue programmée et cohérente de la collecte des archives, elles s’inspirent toutes deux de préoccupations, de nécessités actuelles : il s’agit en effet d’histoires utiles, qui permettent d’expliquer le présent et peuvent même orienter l’action, servir le planificateur, donner quelque prudence à l’administrateur. Une politique rigoureuse d’archives de l’enseignement devrait s’appuyer sur un effort de réflexion systématique sur les fins actuelles de l’historien et même sur une prospective de l’histoire (et du matériau de l’histoire)1 : est-il possible, est-il légitime de concevoir une politique d’archives propre à l’enseignement et de l’histoire de l’administration ? Quelles règles d’action peut-on en tirer ? Essayons brièvement de montrer la complexité de l’élaboration d’une politique en ce domaine.
I. L’histoire de l’enseignement
2L’histoire de l’enseignement est encore à faire : c’est une discipline toute neuve qui a de grandes ambitions, mais on n’a pas encore fait les investissements méthodologiques nécessaires, on n’a pas encore exploré toutes les ressources d’une histoire totale de l’enseignement. Nous voudrions brièvement faire prendre conscience de ces changements nécessaires, en esquissant les finalités de cette discipline et les principes auxquels elle semble devoir obéir.
3Rien n’est plus flou que les finalités de l’histoire de l’enseignement, au moins pour la période récente : cette discipline n’a pas encore subi sa révolution intellectuelle, elle en est encore à chercher ses règles et ses méthodes. Souvent les perspectives sont parcellaires, l’historien se heurte encore à quelques tabous2 ou se refuse à aborder tel ou tel problème : mieux vaut étudier les programmes des universités médiévales que l’hygiène des collèges en 1910-40, c’est-à-dire l’absence de douches et de règles hygiéniques ; de plus les méthodes neuves de la sociologie, de la statistique, de l’analyse du contenu n’ont encore guère pénétré cette discipline : volontiers l’histoire de l’enseignement reste juridique dans son esprit, histoire des institutions et des variations administratives plus qu’histoire de la transmission des connaissances.
4Or l’histoire de l’enseignement est à la fois l’histoire de l’émetteur (l’enseignant), du récepteur (mais l’histoire de l’élève reste encore à écrire, c’est l’histoire de la vision du monde par l’adolescent, avec la part d’imagination, la création d’un monde parallèle à celui de l’adulte), du message enfin (c’est-à-dire l’histoire du contenu pédagogique, du vecteur et de la relation pédagogique) ; ceci explique que la copie du brevet élémentaire ou la copie d’agrégation soit ce qui tente l’historien, car la copie annotée traduit la conception pédagogique, reflète l’évolution des mentalités, explicite les orientations théoriques de la politique de l’enseignement, et l’interprétation de ces « archives » pédagogiques obéit à des règles particulières très différentes des règles de l’histoire juridique.
5Par la nature des choses, l’historien de l’enseignement cherche – si l’on simplifie – à découvrir les variations des relations entre le système d’enseignement et la société, le système pédagogique et l’individu. Or dans ces deux domaines on vit trop souvent sur des idées préconçues et passionnelles ; seules les archives de type pédagogique peuvent aider à comprendre la signification réelle de ces variations. Essayons de montrer la complexité des ces deux grandes interrogations qui s’imposent à l’historien :
- Relations de la société et du système d’enseignement : la « grille » des questions que peut à bon droit se poser l’historien est chose difficile à saisir, tant on est habitué à une histoire juridique, statistique, quantitative. Prenons trois exemples qui montrent combien l’histoire de l’enseignement n’est pas encore faite en profondeur :
- ainsi pour la démocratisation, la question première que l’on doit se poser est : que signifie l’élève pauvre, ou de milieu culturellement pauvre, à telle date, dans telle province ? que recouvrait exactement cette idée de pauvreté ? comment l’école transigeait-elle avec cette pauvreté, comment la faisait-elle disparaître ?
- de même pour l’enseignement professionnel, la véritable question, par-delà l’histoire des avatars de l’enseignement technique depuis Duruy, est de savoir comment a évolué la relation de l’élève (et du professeur) avec la matière, l’outil, le savoir du métier, comment et sur quelles valeurs techniques et morales s’est bâti l’enseignement technique. Or il est très difficile, dès qu’on sort des sources imprimées, de savoir ce que représentait techniquement un cours professionnel municipal entre 1920 et 1930, et il faut recourir à l’interview, à la collecte de souvenirs ;
- enfin, il est bien délicat de savoir dans quelle mesure l’enseignement secondaire a reflété les valeurs de la société, comment le collège préparait à la vie, au xixe, au xxe siècle ; les collèges et lycées créaient certes un monde clos de valeurs (rappelons l’« école du sublime » dans Simon le Pathétique de Giraudoux), préparaient au concours, au mandarinat sous toutes ses formes, à une société hiérarchisée, mais il faut recourir aux témoignages oraux, aux correspondances privées pour bien comprendre le mécanisme réel de cette formation sociale.
- ainsi pour la démocratisation, la question première que l’on doit se poser est : que signifie l’élève pauvre, ou de milieu culturellement pauvre, à telle date, dans telle province ? que recouvrait exactement cette idée de pauvreté ? comment l’école transigeait-elle avec cette pauvreté, comment la faisait-elle disparaître ?
- Relations du système pédagogique et de l’individu : il s’agit là de domaines encore fort mal explorés par les historiens et qui exigent de recourir à des témoignages oraux, à des sources privées : sans doute l’historien doit-il s’attacher à savoir comment on forme, on éveille la sensibilité, le jugement, la volonté de l’enfant, comment on lui donne le sens de l’imaginaire et du réel, mais il est délicat de juger exactement de ce qui se passait réellement. Les méthodes françaises dans les collèges, exaltées par Giraudoux, conduisaient à un certain mépris du corps, à un certain individualisme, à certaines formes de sécheresse intellectuelle et de mépris hiérarchique, et les contestations d’un Barrés et d’un Demolins mériteraient d’être vérifiées « sur pièces ». De même, on pourrait s’interroger sur certaines formes d’idéalisme de l’école primaire qui souvent aboutissaient à des compromis, à des incompréhensions : le monde très fécond des valeurs de l’enseignement primaire – celui qu’a connu Péguy et qu’évoquent Roger Martin du Gard dans Vieille France et plus récemment Gaston Bonheur – est encore très mal exploré par l’historien, car on vit souvent sur des images littéraires ou politiques, parfois fausses, de cet enseignement primaire, dont on connaît encore mal les attitudes devant l’enfant, la pauvreté, la famille, la vie, le métier.
- Sur ces relations entre le système d’enseignement, la société et l’individu, des choix ont été faits, plus ou moins consciemment : quelle part faut-il faire à l’idéologie, à la volonté individuelle, aux pressions du corps social ? Comment les choix ont-ils été réalisés ? Un Guizot, un Duruy, quelques grands directeurs et universitaires ont eu une influence considérable : comment s’est-elle exercée ? D’autre part, comment l’innovation pédagogique a-t-elle eu lieu ? Comment s’est-elle diffusée, par quels canaux ? Ainsi la pédagogie des écoles maternelles, la pédagogie de l’art à l’école vers 1900, la pédagogie neuve de l’enseignement technique, la réforme pédagogique des années 1960, méritent de retenir l’attention de l’historien : l’histoire de l’innovation pédagogique, des résistances à l’innovation, est chose extrêmement complexe. Le concept d’innovation recouvre en effet plusieurs réalités :
- un changement dans la définition des finalités d’un enseignement de telle discipline : or, compte tenu de l’inertie des enseignants due aux décalages de générations, il est très difficile d’opérer un tel changement ;
- un changement dans les méthodes de transmission des connaissances, dans les relations enseignés-enseignants (par exemple, les exercices sur le terrain des géographes, les visites d’usines des scientifiques, l’utilisation des plaques photographiques et des « projections ») ;
- l’introduction de nouveaux secteurs d’enseignement à finalités différentes de l’enseignement « traditionnel » : ainsi l’enseignement commercial et comptable, l’enseignement technique et industriel, l’enseignement des inadaptés, les cours d’adultes. L’histoire de la création de ces enseignements nouveaux, de leurs difficultés d’insertion dans les structures habituelles, de la formation des enseignants, de la mise au point de la pédagogie, de l’application sur le terrain des décisions ministérielles est souvent chose passionnante.
- un changement dans la définition des finalités d’un enseignement de telle discipline : or, compte tenu de l’inertie des enseignants due aux décalages de générations, il est très difficile d’opérer un tel changement ;
6Précisément ce qui intéresse l’historien, c’est de saisir ces résistances, ces refus, d’analyser ce qui ne va pas, ce qui échoue temporairement, ce qui tombe dans la fiction, ce qui se sclérose en s’institutionnalisant : l’histoire des variations et des échecs pédagogiques est fort instructive. En général, pour résoudre une contradiction, on en crée de nouvelles, et on peut suivre ainsi les grandes mutations pédagogiques, par exemple l’équilibre entre les études scientifiques et les études littéraires, sans cesse remis en question depuis 1880 jusqu’à Carcopino et Edgar Faure, le conflit toujours actuel entre les écoles primaires et les écoles maternelles, ou encore l’introduction de nouvelles disciplines (la technologie par exemple). L’historien de l’enseignement doit s’attacher à expliquer le mécanisme de ces mutations et des résistances très révélatrices qu’elles suscitent : mais c’est là une tâche qui exige une grande connaissance des mécanismes psychologiques de l’enseignement.
7On peut dégager – à grands traits – quelques principes de l’histoire de l’enseignement et qui, en partie, font l’originalité de cette discipline.
8En premier lieu, il s’agit d’une histoire axée sur le présent, sur nos problèmes actuels, partant des difficultés d’aujourd’hui pour mieux comprendre la réalité concrète, contraignante de l’enseignement de jadis : une interpénétration féconde doit exister entre les analyses du présent et celles du passé, entre le souci immédiat et l’œuvre de l’historien. Ainsi les difficultés actuelles de l’éducation permanente (ou de la « formation permanente ») doivent nous permettre de mieux saisir l’effort d’un Duruy, qui a réussi sans financement budgétaire à monter un système remarquable de cours d’adultes par voie de la persuasion autoritaire, ou encore de comprendre les causes du déclin de ces mêmes cours d’adultes après 1920. De même, les difficultés financières de l’explosion scolaire doivent nous inciter à quelque indulgence dans l’analyse de la lenteur d’application de la loi Guizot sur l’enseignement primaire, qui n’eut son plein effet que vers 1860. La recherche de l’historien peut être orientée par ce qui se passe sous nos yeux : l’attention accordée par le planificateur à l’innovation pédagogique, à la pédagogie nouvelle, à la recherche de nouveaux modes de transmission des connaissances ou d’éducation, doit nous amener à considérer plus attentivement les modes de naissance et de diffusion des innovations pédagogiques au xixe siècle, les modalités de prise de décision en matière pédagogique, l’importance des secteurs « expérimentaux » : ce qui nous oblige à rechercher et à analyser les archives proprement pédagogiques, les procès-verbaux des commissions d’enquête, les notes des « conférences pédagogiques », ou encore les archives personnelles d’initiateurs comme Freinet...
9En deuxième lieu, l’histoire de l’enseignement est une histoire qualitative et non quantitative : les chiffres, les statistiques, les courbes en matière d’enseignement ne doivent avoir qu’une valeur limitée (les statistiques administratives, rappelons-le, sont très souvent faussées au xixe siècle pour de multiples raisons...). En fait, il faut évaluer la qualité de l’enseignement, de la « relation pédagogique », l’efficacité de la transmission des connaissances, les difficultés de l’éducation (au sens large du terme) : par suite, il convient de remonter aux copies des élèves, aux « cahiers de textes », aux cahiers de préparation et aux notes des instituteurs et professeurs, à tout témoignage sur le style des relations maître-élève (la façon de noter, le mode des relations en dehors de la classe, le patronage, les associations), aux principes d’action des enseignants, à ce qui les faisait agir « de leur mieux » (on ne saurait négliger tout ce problème moral des enseignants). Même aujourd’hui, le nombre d’élèves, de diplômes n’a pas grande signification : ce qui importe, c’est le devenir professionnel des élèves, leur taux d’échec – ou de réussite – dans la vie active, leur capacité de s’adapter à la vie professionnelle (ou de s’élever dans la hiérarchie sociale) ; or c’est là ce qui intéresse l’historien, et c’est précisément ce qu’il est si difficile de saisir dans le passé.
10En troisième lieu, l’histoire de l’enseignement vise à connaître la vie quotidienne, concrète, de l’enseignement, la pratique réelle de la « classe » : c’est ce qui était banal, c’est l’« invisible quotidien » qui intéresse d’abord l’historien. Il existe en effet un écart considérable entre ce que révèlent les sources d’archives et ce qu’affirment les sources imprimées, une distorsion sensible entre la réalité provinciale, les « compromis » locaux, et les principes définis par les « instructions ministérielles », entre la pratique journalière et les affirmations statistiques, ou les rapports administratifs. Aussi convient-il de rechercher activement, afin de recouper les sources administratives, de nouvelles sources de documents : notes personnelles d’instituteurs ou de professeurs, archives privées et correspondances, archives des syndicats locaux, témoignages oraux (la pratique de l’interview est une nécessité si l’on veut saisir la vie d’une école normale avant 1940 ou la qualité des relations pédagogiques), documents audiovisuels même (l’analyse des films de télévision scolaire sera plus tard une des sources capitales de l’histoire de l’enseignement). Savoir ce qui se passait exactement dans telle classe, dans tel collège, à telle date est la chose la plus difficile du monde : on peut en effet se tromper beaucoup dans l’appréciation de la vie quotidienne d’une école primaire d’autrefois si l’on se fie aux seuls témoignages administratifs (il y a toujours eu d’étranges compromis avec les usages locaux), ou encore dans l’analyse de la vie d’un enseignant de jadis (rappelons l’isolement moral et social de l’institutrice ou de la femme professeur de collège avant 1914...).
11En quatrième lieu, il s’agit d’une histoire différentielle, visant à mesurer l’écart entre l’évolution générale et l’évolution particulière des régions : en effet les structures et la psychologie même de l’enseignement peuvent être très différentes d’une région à l’autre, suivant les traditions, les usages, le tempérament, le « modèle culturel », les coutumes intellectuelles de la province ; on n’enseigne pas de la même façon, quelles que soient les instructions ministérielles, en Alsace et en Languedoc, et les cartes d’entrée en classe de 6e ou d’accès à l’enseignement supérieur montrent bien les différences d’intensité de l’enseignement et de niveau culturel d’une région à l’autre. Or il est très difficile de rendre compte, même aujourd’hui, des facteurs psychologiques, sociologiques, socioculturels de ces écarts, qui relèvent pour une part du non mesurable, de l’incertain, de l’« invisible quotidien ».
12En cinquième lieu, l’histoire de l’enseignement est une histoire à finalités socioculturelles, s’appuyant sur une psychologie et une sociologie de la connaissance. Il s’agit d’étudier l’élaboration et la diffusion de modèles culturels dont le contenu, les formes, les sous-systèmes sont souvent très difficiles à analyser : évoquons par exemple le modèle culturel défini par les livres des écoles primaires vers 1880-1890, livres de morale, d’histoire, de français (derrière la « petite Histoire Lavisse » il existait une volonté politique évidente d’inspiration patriotique, républicaine, jacobine), ou encore les modèles culturels reflétés par les livres scolaires de l’enseignement confessionnel ; il serait important de définir de façon précise les modèles culturels de type humaniste et élitiste des lycées avant 1914 (les compositions de Jean Giraudoux confirment Simon le Pathétique) ou les modèles culturels livrés par les classes de philosophie avant 1940 (rappelons les batailles séculaires livrées autour des programmes de cette classe, et du contrôle du concours de l’agrégation de philosophie). L’histoire de l’enseignement relève, en réalité, de l’histoire des mentalités et de la formation des mentalités, beaucoup plus que de l’histoire « sociale ».
13Enfin, l’histoire de l’enseignement est une histoire ouverte sur bien d’autres réalités que l’instruction (c’est-à-dire la transmission des connaissances) : elle s’intéresse à tout ce qui est trahi par l’école, à tout ce qui tend à rejeter l’école, à tout ce qui relève de la sphère de la vie privée ou de la vie active. L’histoire de l’enseignement nous apprend beaucoup sur des évolutions à très long terme, par exemple en ce qui concerne le corps (la santé des élèves, la gymnastique), la famille (l’évolution des mœurs familiales, les droits du père de famille), les mœurs (rappelons les « sujets tabous » ou les problèmes particuliers de l’enseignement féminin), la vie quotidienne et ses normes (la nourriture, l’hygiène, le linge, le « confort »). L’histoire de l’enseignement concerne aussi l’histoire des techniques (par le biais de l’initiation aux techniques et de la « formation professionnelle » à différents niveaux), l’histoire militaire (la préparation militaire), l’histoire de l’architecture, ou encore l’histoire religieuse et de la sensibilité religieuse (rappelons la place non négligeable de l’enseignement religieux de Jules Simon à Carcopino). Bref, il n’est pas de domaine qui soit étranger à l’histoire de l’enseignement ; c’est une histoire interdisciplinaire par nature.
14On peut définir l’histoire de l’enseignement comme une histoire aux préoccupations actuelles, à vocation qualitative, visant à l’histoire du quotidien, à méthode différentielle, à finalités socioculturelles et par nature indisciplinaire ; on saisit là sur le vif combien ces préoccupations et ces soucis d’une histoire vivante conduisent à des méthodes très différentes de celles d’une histoire institutionnelle de l’enseignement, d’esprit juridique, à base de lois, décrets et circulaires ou de statistiques officielles, ou d’une histoire des doctrines pédagogiques (ou plutôt des idées sur la pédagogie), laquelle est fort oublieuse des réalités concrètes de l’enseignement et parfois déformée par des préoccupations idéologiques : oublier l’existence des archives pédagogiques, ne vouloir connaître que l’imprimé est assurément fort dangereux et conduit à une vision purement nominaliste du monde pédagogique.
II. L’histoire de l’administration de l’éducation
15Les archives sécrétées par le système d’enseignement peuvent aussi servir très utilement à l’histoire de l’administration. Or l’histoire administrative obéit à d’autres règles que l’histoire de l’enseignement ; elle peut aider à son élaboration, certes, mais elle est par nature différente : c’est une histoire aux finalités plus complexes, qui a des règles subtiles et qui exige également une politique archivistique vigoureuse et cohérente. On connaît mal encore les limites et les méthodes de cette discipline qui intéresse à la fois les praticiens, les administrateurs, les sociologues, les juristes, les historiens des mentalités : c’est une discipline toute jeune qui n’a pas encore trouvé tout son développement et qui n’a pas encore de règles fixes. Essayons de préciser d’une part l’utilité de cette histoire pour l’administration et d’autre part les objectifs poursuivis par l’historien de l’administration.
16Une administration comme l’Éducation nationale sécrète normalement des archives qui peuvent être la base d’une histoire administrative, qui n’est pas encore faite et qui concerne à la fois l’histoire des institutions, l’histoire des hommes (les fonctionnaires, à tous niveaux), l’histoire des décisions, ou plutôt des modalités de prise de décision : or c’est là une histoire pleine d’enseignements pour l’administrateur d’aujourd’hui, pour le planificateur même. L’histoire de l’administration est une histoire « utile », qui permet de saisir le mode de raisonnement propre à chaque administration, la logique propre à chaque institution : il est évident qu’on ne raisonne pas au ministère des Finances comme à l’Éducation nationale, et qu’on ne raisonne pas dans les bureaux de l’enseignement supérieur comme dans les bureaux de l’enseignement technique : le même dossier est traité dans un esprit différent, avec des méthodes, des critères, une logique rituelle différents. Or l’administration vit dans la permanence, avec ses traditions, ses règles, sa durée propre : le fonctionnaire qui arrive à l’administration centrale apprend vite comment raisonne son service (sa direction ou le fragment de direction à laquelle il appartient), dans quel esprit et avec quelles « traditions » du service on doit traiter un dossier ; rapidement il sait d’instinct jusqu’où il peut aller pour régler telle affaire, défendre telle position, quels sont les intérêts légitimes du service, ceux qu’on ne peut laisser compromettre sans danger, à partir de quand il faut se battre sur les principes, ou « en faire une question de principe » ; cette durée du service, ces traditions, ce sont les certitudes de l’administrateur, la source de la légitimité de son action, ce qui lui permet d’agir avec bonne conscience. Une « coutume » administrative s’établit, une sorte de jurisprudence de fait composée de normes empiriques, imperceptibles de l’extérieur, qu’on apprend sur le tas : ce qu’on appelle la tradition, c’est précisément cette sorte de police interne du service, cette mémoire instinctive de l’administrateur. Former un administrateur, lui apprendre son métier, c’est justement lui apprendre à « peser l’importance de tel dossier quant à la ligne de conduite du service, à continuer à coup de notes de principe telle guerre d’usure avec la direction voisine ou le service du personnel, à répondre judicieusement en commission en réservant une liberté d’action ultérieure, à éviter de formuler trop nettement la doctrine du service »3, à répondre au cabinet sans compromettre le service, à flairer les pièges dissimulés par d’innocentes interventions : c’est là un dressage souvent fort complexe, il faut du temps pour « faire » un administrateur expérimenté. De là l’utilité de l’histoire administrative, qui montre l’élaboration progressive des principes de raisonnement d’un service, la construction souvent fort lente d’une doctrine du service, fondée souvent sur des principes coutumiers : or l’administrateur d’aujourd’hui, rappelons-le, raisonne comme l’administrateur d’autrefois, avec les mêmes moyens logiques, la même pente d’esprit, les mêmes réactions devant l’événement ; un préfet, un recteur ont apparemment les mêmes conflits et les mêmes réflexes en 1840, en 1942, en 1968 ; pour l’historien il existe entre l’actuel et le présent un va-et-vient incessant qui est très révélateur du temps de l’administration.
17Aussi bien l’histoire de l’administration cherche-t-elle à analyser le mécanisme de l’action administrative beaucoup plus que le contenu même des décisions. L’histoire de l’administration de l’Éducation nationale a quatre objectifs principaux :
- L’histoire du groupe des fonctionnaires et du comportement des fonctionnaires pris dans un mécanisme complexe, hiérarchique, politique : or il existe des traditions pour chaque corps, et le comportement des inspecteurs d’académie, ou des proviseurs, sous le Second Empire, et leurs efforts pour tenir tête au préfet, à l’évêque, pour garder en mains leurs subordonnés, sont très proches souvent de leurs homologues d’aujourd’hui. Il faudrait faire également – comme M. Gerbod l’a tenté4 – l’histoire de la condition des fonctionnaires d’autrefois (ou plutôt des différentes castes de fonctionnaires), également de la vie quotidienne des employés de l’administration centrale.
- L’histoire des coutumes d’administration reste à écrire pour l’Éducation nationale : il faudrait analyser concrètement – et à coup d’archives – cette logique coutumière qui constitue en force et en durée les traditions d’un service, d’une direction, et qu’on retrouve parfois sous le nom d’usages (« l’usage, la tradition veut que ») : il existe, répétons-le, un mode de raisonnement propre à chaque ancienne grande direction du ministère, une manière d’utiliser la fiction, de définir l’intérêt général, de défendre certains privilèges corporatifs, de s’abriter derrière les principes, les textes juridiques, qu’il faudrait définir de façon très attentive. Ces modes de raisonnement plongent leurs racines dans un temps fort ancien ; ainsi le débat très actuel entre deux conceptions de l’enseignement supérieur : avoir quelques grandes universités avec de grands moyens, une réputation internationale, des laboratoires importants, ou une multiplicité de petites universités provinciales, est un débat qui remonte à 1830 et que chaque ministre, chaque directeur de l’enseignement supérieur a été obligé de poser à nouveau5. Le cheminement des idées est très lent, et on est souvent obligé de suivre les mêmes traces : ainsi un Duruy, en matière de formation permanente, s’est trouvé devant les mêmes difficultés que son successeur lointain en 1966, et même le problème des transports scolaires était posé en 1851 à peu près dans les mêmes termes que dans les années 1960-19706.
- L’histoire administrative peut avoir aussi pour but de saisir l’évolution des méthodes de décision et de gestion : comment prenait-on les décisions autrefois ? Comment définissait-on une doctrine ? Il faudrait examiner, par exemple, en partant des problèmes actuels, le poids relatif des directions, des services et du cabinet (le cabinet d’un Duruy était déjà très interventionniste), le conflit, traditionnel, entre « pédagogues », « financiers », « politiques » et « visionnaires », les problèmes de déconcentration des pouvoirs du ministère, ou encore le rôle des commissions supérieures, des conseils, des commissions de réforme (chaque année ou presque depuis 1880 on crée une commission de réforme) : l’histoire administrative enseigne une certaine défiance vis-à-vis de ces multiples commissions de réforme, qui jouent le rôle – depuis le Second Empire – de défouloirs collectifs7 ; il faudrait, de même, faire l’histoire des méthodes de prévision et de programmation dans le temps et l’espace (il existe une géographie instinctive de l’administrateur, un art de l’étalement des mesures dans le temps), ou encore des relations entre le ministère de l’Éducation nationale et le ministère des Finances, toujours très dominateur. Ce qui importe à l’historien, se sont les choix opérés dans ces domaines : comment peut-on les expliquer ? par le jeu des forces sociales ? par les mécanismes administratifs ? Quelle part doit-on faire à la doctrine, aux circonstances, à ce qui est imputable aux hommes, à leur caractère, à leurs faiblesses ? Qu’il s’agisse de l’école unique, des études scientifiques, de la prolongation de la scolarité, des modes de contrôle des connaissances, de la pondération des programmes, ce sont des choix complexes, souvent expérimentaux, onéreux : en matière d’éducation nationale, les querelles de corps, de doctrines ou de personnalités, ont parfois coûté cher à l’intérêt général.
- L’historien doit également s’attacher aux rapports entre l’administration et le corps social, le pouvoir politique, étudier l’autonomie de l’administration, ce corps qui a pour lui la durée, le temps, la légitimité, face à un pouvoir politique changeant, incertain de sa doctrine ; une administration a son propre rythme de vie, sa propre mesure des choses, sa conception personnelle de l’intérêt général, de la « réforme » administrative. Hier comme aujourd’hui l’administration est par nécessité conservatrice, elle défend ses traditions, ses règles d’action, sa doctrine, elle résiste à l’emprise croissante du pouvoir politique, à l’intervention des administrés, formés en associations, syndicats, groupes de pression. Aussi l’historien doit-il s’attacher à voir comment l’administration centrale est vue par les intéressés, enseignants, parents, parlementaires (et certaines difficultés en mai 1968 sont très révélatrices sur ce point), comment l’administration (et le corps enseignant) se sont parfois coupés du pays réel, de certaines forces vives de la nation. À cet égard, le phénomène des grandes écoles littéraires ou scientifiques échappant à l’Éducation nationale est très significatif, l’innovation pour les méthodes pédagogiques ou la matière enseignée (par exemple jadis l’électricité, l’informatique aujourd’hui) y étant grande, et les liens avec les débouchés professionnels ayant été négligés par l’administration de l’Éducation nationale ; souvent l’administration s’est isolée, a manqué de souplesse, de flair dans l’approche de sa fonction de formation professionnelle, et l’histoire de ces écoles, de ces conflits (qui souvent recouvrent des conflits de principes, les écoles étant par nature malthusiennes), est passionnante : rappelons qu’en 1945 la Formation professionnelle des adultes (F.P.A.) a bien failli être rattachée à l’Éducation nationale, mais un inspecteur général a fait échouer la négociation...
18Histoire des fonctionnaires, de la coutume administrative, des méthodes de décision, des rapports avec le corps social : on voit que l’histoire administrative n’est nullement une histoire des institutions, au sens juridique du terme, mais qu’elle s’attache au contraire à la façon dont on administre ou est administré, bien ou mal ou médiocrement ; c’est en fait un exercice de scepticisme, on y acquiert un certain sens du relatif, du déjà-vu, déjà-entendu, on y apprend le coût des réformes hâtives, mal conçues, mal dirigées, mal digérées ; ce qu’on voit se passer sous nos yeux se relie à ce qui est bien plus ancien, à une expérience du maniement des hommes et des idées, qui est baptisée tradition ; on peut deviner quels seront les butoirs, les contraintes d’une réforme, quels assouplissements ou compromis on doit consentir pour atteindre un objectif et là l’histoire rejoint en partie la prévision : l’historien peut servir au planificateur par son scepticisme, son goût du qualitatif, sa défiance des chiffres globaux, son flair des obstacles humains. Pour un administrateur, bien connaître son dossier, c’est aussi connaître le déroulement dans le temps de ce dossier, les querelles de principes et de doctrines qui ont eu lieu, qui ont guidé tel choix : l’administrateur doit donc avoir un sens aigu de la durée, de la force du précédent, de l’écoulement d’un temps répétif. Il ne croit pas beaucoup à l’urgence des hommes politiques, ni à la prévision rigoureuse et mathématique des experts, il vit un temps prudent, différent à la fois de celui des hommes politiques et de celui des enseignants. Une histoire de l’administration bien faite lui apporte une meilleure compréhension de mécanismes qui possèdent une certaine durée, une certaine cohérence et efficacité, une meilleure approche des rapports entre le corps administratif et le monde environnant : c’est en quelque sorte une philosophie de l’action administrative qui se dégage des analyses de l’historien. On apprend ainsi à saisir les éléments non mesurables, incertains, les zones d’ombre, la force des résistances psychologiques devant l’événement, on apprend à évaluer ce qu’on ignore, ce qu’on doit se résigner à ignorer ; l’histoire administrative telle que nous l’avons décrite peut être un élément de modération dans le jugement, elle peut apprendre à l’administration, au sens fort du terme, la prudence, le discernement de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. C’est une école de circonspection, et là l’histoire rejoint l’expérience de l’administrateur : rappelons-nous qu’un directeur de 60 ans, qui à 35 ans d’expérience administrative – depuis Laval – a vu tellement de réformes intempestives, d’occasions manquées, de zèles inutiles, de faiblesses humaines, que rien à ses yeux n’est plus précieux que de posséder assez de jugement pour surmonter ces traverses, pour survivre : l’administrateur est par nature un historien et sécrète naturellement l’histoire.
19Bref, l’histoire de l’administration cherche, à partir de l’étude de cas, d’expériences, d’erreurs de décision, à découvrir la permanence dans l’administration de certains ressorts humains, à dégager certaines constantes psychologiques dans les décisions, certaines attitudes fondamentales du fonctionnaire, lequel est jeté, broyé dans la mécanique administrative : c’est au fond, une histoire expérimentale, mettant en lumière la part de fiction, d’imaginaire, de formalisme dans l’administration, et par là ayant une certaine fonction critique et pédagogique. Ceci explique que cette histoire, fort exigeante, ait besoin que l’on sauvegarde le matériel d’archives dont elle dépend étroitement et qu’elle implique à son profit une politique archivistique cohérente, car les hauts fonctionnaires tiennent rarement un journal intime et n’écrivent guère leurs mémoires.
III. Conséquences
20L’histoire de l’enseignement et l’histoire administrative ont chacune leurs exigences propres en matière d’archives. Quelle politique d’archives peut-on mener à partir de ces principes afin d’administrer ce que sécrètent quotidiennement les multiples rouages administratifs ? À quel prix peut-on concevoir une politique des archives de l’enseignement ?
21Il faut assurément tenir compte des réflexes et des habitudes de l’administration, de son désintérêt traditionnel pour les archives (Julien Cain disait un jour que les Français étaient par nature un peuple destructeur) ; l’administration a l’habitude de détruire ses archives, les dossiers de travail des cabinets et des directeurs sont rarement conservés. Il est vrai que les urgences administratives, le surmenage actuel expliquent ces réflexes, on n’a plus le temps de faire le tri, d’entretenir des dossiers, on est accaparé par les réformes incessantes. Surtout, l’administrateur est sceptique sur l’intérêt historique des dossiers présents : on ne croit pas que ce dossier apparemment insignifiant aura une importance notable pour l’historien des années 2070, que tel dossier de brevet professionnel ou de brevet technique supérieur peut avoir « de l’intérêt » pour l’historien des techniques, que les liasses de factures de l’intendant de collège intéresseront l’historien de l’économie (ou l’historien de la vie quotidienne) dans 50 ou 100 ans... Avoir une politique d’archives suppose un certain effort d’imagination, une vision prospective : il faut imaginer quels seront les besoins de l’historien dans 50 ou 100 ans, alors que les conditions de l’histoire, ses orientations, ses centres d’intérêt auront sans doute notablement évolué. Or le goût des Français pour la prospective est, on le sait, assez modéré... Désintérêt traditionnel, surmenage administratif, scepticisme : ceci explique les destructions fréquentes, l’existence d’archives à l’abandon, l’élimination quasi rituelle des copies de baccalauréat ou d’agrégation. Peut-on réagir ? Comment concevoir une véritable politique d’archives ? Assurément il faut faire un effort de réflexion doctrinale, et tirer les conclusions pratiques à la fois de l’évolution de l’histoire et des transformations du matériau même de l’histoire.
22Force de bien constater que l’histoire évolue très rapidement et que l’on est conduit par là même à faire éclater la notion traditionnelle d’archives. Nous avons déjà analysé les objectifs complexes de disciplines neuves comme l’histoire de l’enseignement et l’histoire de l’administration, mais il faut tenir compte aussi de l’évolution des autres disciplines, par exemple de l’histoire des mentalités, des attitudes devant le monde, la vie, le sexe, la mort, la religion. Or l’histoire de la formation de la sensibilité, la naissance chez les adolescents de ces attitudes est une histoire qui reste à écrire. De même l’histoire de l’invisible quotidien, de ce qui ne se voit pas parce que journalier et banal, a beaucoup à retirer des archives de l’enseignement : une liste de trousseau de collégien, un menu, les habitudes d’hygiène d’un internat, voilà ce qui intéressera l’historien de l’hygiène dans cent ans ; on ne comprend déjà presque plus les propos de Giraudoux dans Pleins pouvoirs, évoquant les collégiens cassant la glace dans le lavabo. Sans doute un jour écrira-t-on une histoire du temps (de la mesure et du sens du temps), une histoire des gestes et de leur apprentissage, ou encore une histoire du silence et des bruits : on sait combien, dans ces trois domaines, les archives des établissement apporteront des documents précis et révélateurs, par exemple pour l’histoire du temps, « l’emploi du temps », l’apprentissage du temps mesuré, de la vitesse, pour l’histoire des gestes, les témoignages des écoles maternelles et ceux de l’enseignement technique, pour l’histoire du silence, les documents sur le silence « administré », imposé, élevé en doctrine (rappelons Intermezzo). De même il faudra assurément élaborer des méthodes neuves et donc recueillir des documents ou témoignages nouveaux pour écrire une histoire du langage, de ce que charrie le langage, une histoire de l’ambition professionnelle, des rêves des adolescents ou une histoire du temps de loisir ou du « temps collectif », ou encore une histoire psychiatrique, par exemple une histoire du suicide des adolescents.
23Il est nécessaire de tirer de cette évolution des règles pour la collecte et la conservation des archives de l’enseignement :
24D’une part il faut s’intéresser à ce qui est hors de l’enseignement officiel : œuvres péri- et postscolaires, source non négligeable d’initiatives pédagogiques, C.E.M.E.A., colonies de vacances, enseignement privé religieux, qui représente un monde de valeurs traditionnelles en voie de disparition (le silence a disparu en 1964 du règlement de tel Grand Séminaire), institutions d’enseignement et grandes écoles hors de l’Education nationale (Ecole polytechnique, Mines, Ponts et Chaussées, École des sciences politiques, écoles agronomiques...), enseignement militaire supérieur, utilisant, souvent, des méthodes neuves, institutions et associations parallèles à l’enseignement public, telle la Ligue de l’enseignement et ses multiples filiales.
25D’autre part, il faut également rechercher et collecter autant que possible, et de façon systématique, les archives non administratives : archives personnelles des hauts fonctionnaires, correspondances et dossiers personnels des inspecteurs généraux, des directeurs d’administration centrale, des professeurs à la Sorbonne, – archives des organisations syndicales, souvent gardées par d’anciens dirigeants, – archives d’enseignants (dossiers de préparation de cours, notes et rapports de conférences pédagogiques), – archives d’élèves (cahiers de cours, devoirs, notes des élèves des grandes écoles), – archives des services placés hors de l’enseignement traditionnel (par exemple les cours de promotion sociale, l’enseignement des handicapés, les dossiers d’orientation professionnelle, les dossiers d’innovations pédagogiques dans les classes « expérimentales »), – archives des maisons d’édition de manuels scolaires, etc...
26Enfin, il faut bien l’avouer, on ne sait pas très bien, ce qui, dans notre vie banale, quotidienne, pourra intéresser l’historien des années 2010 ou 2070 : la chute de l’actuel dans l’historique est très rapide, et on voit disparaître très rapidement des procédés, des techniques, des exercices pédagogiques séculaires, on voit apparaître de nouvelles formules pédagogiques dont la durée de vie semble devoir être brève. Aussi bien la tentation est grande d’essayer de tout conserver, ou tout au moins de garder des blocs-témoins, c’est-à-dire de définir des écoles ou institutions où l’on garderait tout ce qui est « produit » comme archives. Ce n’est guère là qu’un palliatif : en effet, la prospective de l’histoire, telle qu’on peut la faire aujourd’hui, nous montre, à l’évidence, qu’on ne sait pas ce qu’exigera l’historien dans cent ans et ce, à trois niveaux :
- pour les besoins de l’histoire des cent prochaines années,
- pour les besoins de l’histoire de notre présent et de notre passé proche, c’est-à-dire les années 1940-1970.
- pour les besoins des disciplines nouvelles « encore à naître », besoins qu’on ne peut prévoir réellement aujourd’hui (que sera l’histoire dans cent ans ?).
27Ceci explique la prudence avec laquelle on doit procéder : on ne peut dire honnêtement aujourd’hui ce qui doit être détruit, donc il faut ménager les intérêts des historiens futurs, constituer des réserves, faire attention à toute innovation, à toute émergence de nouveaux besoins d’archives ; il est essentiel dans ce domaine d’avoir clairement conscience du décalage entre l’histoire telle qu’on la concevait dans les années 1910-1930 et l’histoire à naître telle qu’on peut la pressentir aujourd’hui, et telle qu’elle sera demain.
28Il est nécessaire également de tirer des conclusions pratiques de l’évolution du matériau sur lequel travaille l’historien : ce n’est plus uniquement sur le papier qu’il se penche aujourd’hui et qu’il se penchera dans cent ans. Il est donc nécessaire de collecter :
- les documents statistiques, ce qui pose des problèmes complexes mal connus (comment archivera-t-on les banques de données ?), les dossiers de sondages d’opinion ;
- les matériaux audiovisuels : enregistrements en classe, films de télévision scolaire, émissions en circuit fermé, voilà probablement une donnée future essentielle pour l’histoire de la pédagogie, et il faudra conserver également les documents préparatoires, le matériel de conception de l’émission, car nous sommes dans une période d’innovation, où il convient de tout garder ;
- les matériaux correspondant à de nouvelles méthodes de gestion (par exemple les méthodes de R.C.B.) ou à l’introduction des procédures de traitement informatisé de l’information (par exemple pour la gestion du personnel) ;
- les documents sécrétés par la recherche scientifique (papiers de laboratoire, procès-verbaux d’expériences, photographies, etc.), le plus souvent détruits et pourtant source essentielle pour l’histoire des sciences ;
- enfin, il ne faut pas oublier cette source capitale que représente l’interview enregistrée d’enseignants, anciens professeurs ou instituteurs. En histoire des sciences, les Etats-Unis pratiquent une politique systématique d’enregistrement des souvenirs de savants : l’histoire de la pédagogie devrait recourir à des méthodes identiques.
29On doit donc surveiller attentivement ces matériaux nouveaux, qui surprennent peut-être l’historien d’aujourd’hui peu habitué à les traiter, mais qui seront une source essentielle pour les équipes d’historiens futurs, familiers de l’informatique et des analyses de contenu : on peut tirer beaucoup d’un film de télévision scolaire et de ses documents préparatoires, et même pour ce qui ne concerne pas l’histoire de la transmission des connaissances, par exemple pour ce qui relève de l’histoire des vêtements, des gestes, du langage.
30Il faut être conscient de cette pluralité d’histoires qui s’oppose à l’histoire monolithique souvent enseignée ; la prospective de l’histoire nous conduit à vivre de très près la chute de l’actuel, de l’invisible banal dans l’historique, le significatif, et le mécanisme même de ce glissement du présent dans le « passé futur » doit obliger l’historien a une attention plus grande : tantôt les glissements sont perceptibles sur 20 ou 30 ans (par exemple, dans la vie quotidienne, l’accroissement de l’intensité des lampes, le changement des normes de confort et de propreté corporelle), tantôt les glissements sont de plus faible amplitude, l’obsolescence est chose vécue quotidiennement et les points de flexion des rapports quotidiens de l’homme au monde sont souvent difficiles à définir ; il est parfois difficile d’observer la naissance de ces « faits porteurs d’avenir », par exemple les premières tentatives d’éducation sexuelle systématique ou l’apparition du phénomène de la drogue dans un lycée. Au fond, le problème des archives est d’avoir une conscience aiguë de notre dépendance vis-à-vis du temps, de cette chute du présent dans un passé futur ; il est évident que le dossier que l’administrateur traite ou que l’historien étudie aujourd’hui n’aura pas le même sens pour l’historien des années 2070 : il faut en quelque sorte savoir prévoir le présent.
31De cette prospective peut-on dégager prudemment quelques règles d’action pour l’immédiat, à la fois pour l’administrateur « producteur » d’archives et pour l’archiviste chargé de collecter les documents ?
32En premier lieu, les archives sécrétées par tous les services sont toutes intéressantes et, paradoxalement, plus un service est marginal par rapport à l’enseignement « normal », plus ses dossiers, ses archives seront intéressants dans 30 ou 60 ans pour l’historien : c’est le cas déjà pour l’enfance handicapée, la promotion sociale, l’enseignement artistique, les I.U.T., l’enseignement technique ou social ; c’est également le cas pour les services « chargés du futur », services du plan et de la prévision, ou pour les services qui sont passés les premiers à l’informatique. Il est nécessaire également d’obtenir des institutions parallèles à l’Education nationale qu’elles conservent leurs papiers, qu’elles s’intéressent à leurs archives, qu’il s’agisse d’associations, de syndicats, d’entreprises, d’organismes subventionnés : il est possible que ces archives extérieures à l’Education nationale intéressent plus l’historien futur que les archives « officielles ».
33En second lieu, il faut être bien persuadé que le tri ne peut être fait maintenant, qu’on ne sait honnêtement pas ce qui peut intéresser l’historien des années 2020 ou 2070 : il faut préserver un capital historique non encore discernable, et dans ces conditions, plutôt que d’éliminer et de trier aujourd’hui, il faut tout verser, verser des séries complètes (documents finaux et documents préparatoires ou intermédiaires), verser les dossiers d’archives même si le document paraît conservé ailleurs (tels les documents préparatoires d’un budget).
34En troisième lieu, il faut essayer de prévoir ce qui peut intéresser l’historien dans 50 ou 100 ans, et faire un effort de prospective afin de définir les « faits porteurs d’avenir », les éléments importants de mutation, cette prospective pouvant s’appuyer sur les documents de la planification, qui peuvent fournir une sorte de grille d’interprétation à la fois à l’historien et à l’archiviste.
Notes de bas de page
1 Le président Edgar Faure avait en 1969 créé une Commission permanente des archives de l’Éducation nationale, présidée par le doyen Pierre Renouvin, qui a accompli un travail considérable de sauvegarde des archives et de définition des nonnes de conservation. Des instructions ont été données (notamment la circulaire 70-215 du 28 avril 1970, B.O.E.N., 14 mai 1970, p. 1617-1626), un haut fonctionnaire chargé de l’histoire de l’Éducation reçut mission de lancer des études dans ce domaine.
2 Force est bien de constater que l’histoire de l’enseignement est restée longtemps un sujet tabou, ainsi que le notait le Recteur Ponteil en tête de son Histoire de l’enseignement : « Au moment de mettre le point final à ce travail, je suis pris de scrupule. Comment ai-je pu me décider à écrire un ouvrage sur un sujet aussi brûlant ? Mais pourquoi ne m’y serais-je pas décidé ? Y a-t-il des sujets tabous ? Sont-ils réservés aux uns et interdits aux autres ? Pour ma part, je le trouve passionnant. Certes, je crois qu’au long de ce siècle et demi et plus, bien des décisions auraient pu, sans dommage, ne jamais venir au jour... »
3 R. Catherine et G. Thuillier, Introduction à une philosophie de l’administration, 1969, p. 72.
4 Paul Gerbod, La condition universitaire en France au xixe siècle, 1965, et La vie quotidienne dans les lycées et collèges au xixe siècle, 1968.
5 Cousin en 1840 déclarait déjà : « Ce n’est rien de créer des Facultés. Il faut les faire grandes et fortes. Les éparpiller, c’est les annuler. Le principe incontestable de cette matière, c’est un petit nombre de grands foyers d’études qui aient des professeurs éminents et beaucoup d’élèves... »
6 Ainsi le polytechnicien Renouvier dans Le gouvernement direct, en 1851, concluait à la nécessité du ramassage des elèves au chef-lieu de canton : « Jamais des maîtres isolés n’équivaudront à un groupe de professeurs ni une petite école à un grand collège, et cette concentration est extrêmement favorable au progrès des élèves, à leur stimulation constante, à leur éducation mutuelle », elle offre « de grandes ressources aux instituteurs eux-mêmes qu’ (elle) soustrait à la fatigue et à la monotonie de leurs fonctions actuelles pour les placer dans un milieu où leur mérite, au lieu de s’eteindre graduellement comme aujourd’hui, ne peut que se perfectionner (...). Il ne serait pas impossible d’établir dans une grande partie des cantons des voitures publiques destinées, entre autres usages, à parcourir tous les jours de classe, matin et soir, le territoire d’un certain nombre de sections, de hameaux, de fermes isolées, à recueillir les enfants sur des points désignés, à les mener au collège et à les ramener, etc. ».
7 Jérôme Carcopino, dans ses Souvenirs, conte comment il décida de renoncer au système inefficace des commissions et de fabriquer tout seul avec les services les textes de réforme.
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