Théorie de la communication en histoire
p. 89-101
Plan détaillé
Texte intégral
1La communication est un problème bien oublié de la théorie de l’histoire, on ne sait pourquoi : il n’y a pas, le plus souvent, d’actions cohérentes, de politique de communication, en dehors de rares institutions ou centre de recherches, qui raisonnent plutôt en termes d’image. Mais dès qu’on gère des crédits importants, qu’on applique des programmes de recherche pluriannuels, il faut une politique de communication, ou, à tout le moins, une politique d’image. L’historien n’est pas habitué à raisonner en termes de communication, il est peu familier de ces techniques, qui sont parfois coûteuses ; il connaît les risques d’une mauvaise communication (telle celle de ses éditeurs), mais il voit beaucoup de flou, d’incertain dans ces problèmes de communication, souvent difficiles à gérer1 : et comment réfléchir, par exemple, à la politique de communication d’une discipline ou sous-discipline ? Et pourtant l’éveil des vocations de chercheurs, leur orientation sont parfois liée à des actions de communication.
2Une théorie de la communication en histoire peut avoir quelques avantages : elle permet de simplifier des opérations de communication, de les légitimer aux yeux du bailleur de fonds, toujours inquiet, d’imposer aux chercheurs quelques règles de bon sens, de clarté2 (un livre doit être lisible, avoir des objectifs visibles – ce qui n’est pas toujours le cas)3 : c’est un moyen simple qui relève d’une bonne gestion de la recherche. Mais les méthodes ne sont pas encore reconnues, quelques abus ont laissé de mauvais souvenirs.
3Aussi devrons-nous montrer une grande prudence en cherchant à saisir ce qu’est cette communication, nous ne disposons que d’expériences très partielles, incertaines : nous voudrions – en biaisant quelquefois – exposer les principes de cette communication, les théories et leur mise en œuvre, et les règles de bon usage d’une « politique » de communication.
I. Principes
4Il est nécessaire de rappeler certains principes pour mesurer l’importance théorique de la communication.
5Premier principe : traditionnellement on distingue l’émetteur, le récepteur, le message. Mais le problème est compliqué pour l’historien : quand on rédige un livre, un article, comment définir exactement le message ? Un livre, un article peut-il être « traduit » en termes de « message » ? A quelles conditions ? On a parfois intérêt à insinuer4, à dissimuler, à oublier de dire5... Le souci du récepteur est capital : mais l’historien – par présomption, naïveté, imprévoyance ou médiocrité – oublie trop souvent qu’il a un lecteur (et même deux : le lecteur d’aujourd’hui et celui de 2050...)
6Deuxième principe : une œuvre historique peut avoir une signification à différents niveaux, ce qui complique toute opération de communication :
elle a un sens pour la « discipline », les pairs, les patrons, les élèves ;
elle en a un pour la communauté scientifique en général ;
elle peut en avoir pour le grand public (le lecteur « non spécialisé ») ;
elle peut en avoir un pour le lecteur de 2050 (si l’œuvre tombe sous son regard – ce qui est fort douteux).
7Mais c’est là une vue partielle, insuffisante : une œuvre peut avoir une audience, des résonances, des connexions particulières : par exemple elle peut intéresser les décideurs d’aujourd’hui (un colloque sur le Plan Marshall peut intéresser le diplomate ou l’économiste qui veut faire un « plan Marshall » pour les pays de l’Est), les corps administratifs (ce qui conduit à des opérations de « communication interne », par exemple pour les travaux des Comités d’histoire de ministère), elle peut concerner la technique et l’histoire de la discipline – dans la mesure où elle donne un exemple de méthodologie, ou apporte une innovation technique (ce qui peut justifier des opération de communication hors de la discipline ou à l’étranger) –, elle peut modifier l’image de l’historien, son audience, sa réputation (le livre est important pour la « notice nécrologique ») : on saisit sur le vif la multiplicité de ces reflets d’une œuvre, c’est un jeu de miroirs (qui se prolonge jusqu’à 2050), et les conséquences sur la présentation, la rédaction de l’œuvre6 les efforts de communication qu’on entreprend en fonction de ces différents « publics ».
8Troisième principe : il faut gérer la communication avec des techniques particulières, proches de l’ingénierie7 : la communication peut être personnelle (certains historiens « médiatiques » construisent une image de marque, ont une stratégie personnelle), éditoriale (une œuvre historique peut répondre à une commande d’éditeur, se situer dans une politique, ou une ligne éditoriale) ou collective (les centres de recherche, les Comités d’histoire ont, en principe, une « politique de communication », avec un encadrement, des objectifs précis, une méthode propre pour raisonner en termes de communication). Or les éditeurs, les centres de recherches ou Comités ne jouent pas sur un message, un produit, ils ont plusieurs types de produits, de messages, de communications : il faut gérer un système de communication complexe, ce qui oblige à une certaine prudence, à certains « contrôles » ; ainsi il est dangereux de lancer un mauvais produit, il faut flairer dès le départ le produit médiocre, « dangereux », obtenir un contrôle scientifique sévère ; de même un centre de recherche doit éviter de donner une image brouillée, ou faussée, de ses objectifs de recherche ou de son système éditorial : on doit toujours bien vérifier son image, ne pas commettre d’impair, avoir une ligne lisible.
9Quatrième principe : il faut une conception dynamique, créatrice de la communication : elle ne peut être totalement étrangère à la définition, à l’élaboration du produit, elle doit remonter en amont au choix du sujet, aux objectifs de recherche : le « responsable » de la communication doit participer à l’élaboration de la stratégie de recherche, il doit montrer les objectifs, le souhaitable, le possible ; un bon « communiquant » doit être un peu en avance sur son temps, vivre cinq ou dix ans en avant, avoir un esprit prospectif, spéculer sur les mutations possibles – ou nécessaires – du marché de l’histoire ; il doit sans cesse rappeler aux responsables de la recherche, aux historiens, les principes de la nécessaire clarté : on doit avoir des objectifs lisibles, visibles, ne pas chercher à tricher avec le lecteur, éviter les manipulations, les messages embrouillés, la surestimation des « produits »...
10Adaptation nécessaire au lecteur, multiplicité des significations d’une œuvre, gestion rigoureuse du « système » de communication, influence de la communication sur la conception de l’œuvre : apparemment les principes d’une politique de communication sont clairs, mais leur mise en œuvre suppose une bonne base doctrinale.
II. Théorie de la communication
11On voit bien les questions que l’on peut poser pour la revue (quelle orientation lui donner ?), l’ouvrage (à quoi doit-il servir ?), le colloque (que veut-on en tirer ?) ; ce sont là des exercices périlleux : penser un travail historique – quel qu’il soit – en termes de communication peut paraître gênant, alors qu’il s’agit d’une « technique » floue, incertaine, pragmatique, toute liée à l’intuition. Essayons de dégager quelques problèmes de doctrine, de donner quelques repères, de montrer ce qui est important et mérite réflexion.
12Première théorie : le message. Nous l’avons déjà évoqué : dans un article, un livre, y a-t-il un message précis ? L’avant-propos, l’introduction, la préface, la page de couverture devraient permettre de dégager ce message (ce que l’auteur a voulu dire). Mais le problème est délicat : faut-il dire nettement le « message » ou l’embrouiller habilement ? Il y a souvent quelque risque à dire les choses trop nettement : dans un livre d’histoire il y a parfois deux « messages », l’un, apparent, lisible, l’autre par-dessous, en pointillé8 ; un livre sur les retraites au xixe siècle montre, « en deuxième ligne », le danger des projeteurs et réformateurs, la difficulté de réformer un système de retraite en tenant un compte scrupuleux des « droits acquis » ; un livre sur les origines d’une institution quelconque peut montrer, en pointillé, les erreurs, les équivoques, la médiocrité, les faux-semblants de cette institution. Plus un sujet est difficile, plus on pratique, avec prudence, les « bombes dans les poches », suivant le mot d’Henri Focillon9 ; plus on fait de l’histoire qui a des conséquences ou subversives ou relativistes pour le présent, plus on est contraint d’être discret. On voit que rédiger une « quatrième » de couverture n’est pas toujours chose simple...
13Deuxième théorie : l’adaptation à un public. La gêne de l’historien, c’est qu’il connaît mal son public, il spécule sur ses goûts. En fait, il y a plusieurs publics de niveau, de sensibilité, de goûts différents ; on est très gêné pour répondre aux diverses demandes : celle des pairs, celle de la communauté scientifique, celle de l’historien de 2050 (celui qui jugera l’œuvre), celle du public libéral, non spécialiste – et les demandes ne sont pas identiques (si je refuse de mettre des notes, j’affaiblis la durée de vie de l’ouvrage, je décourage le spécialiste comme l’historien de 2050, mais le public « libéral » n’aime guère les notes). On n’écrit pas un livre pour soi : ce serait imprudent, il faut se soucier de son public, mais sans aller jusqu’à le flatter (ce qui a des effets pervers). On doit donc respecter les exigences de clarté, de lisibilité, de concentration du message : si l’on veut donner une leçon de relativisme ou de scepticisme, il faut sans doute le dire expressément et non le sous-entendre (on prend date pour l’histoire future) : un lecteur ne comprend pas toujours à mi-mot.
14Troisième théorie : le brouillage de communication. C’est un domaine mal connu : c’est ce qui empêche de saisir ce qu’on a voulu dire, on écrit à contre-courant, à contretemps, on écrit à l’intérieur d’un « système » très concurrentiel, plus ou moins faussé par des effets de domination, on n’est pas compris (ce qui abrège la durée de vie de l’œuvre), quelle que soit la valeur de la recherche, l’image est brouillée, incertaine. Quelles sont les causes de ce brouillage ? Parfois le choix du sujet à la marge, qui surprend les bonnes âmes (plus on sort des sentiers battus, plus on est mal vu, mal lu), parfois la présentation (les historiens de l’époque contemporaine ne comprennent plus guère la nécessité de publier des documents, ils s’attachent à une histoire résumée, une histoire « de manuel », qui provoque parfois des réactions négatives), parfois la critique implicite de méthodes de travail « à la mode » (si l’on critique la notion de « modèle » ou le recours excessif au chiffre, on n’est pas toujours « compris ») : plus on critique les modes habituels de pensée des historiens, plus le message passe difficilement.
15Mais il faut faire aussi la part des manipulations, des batailles de clans : quand on veut discréditer un adversaire, on cherche à brouiller son message, à le mettre entre parenthèses : ainsi on répand de fausses interprétations des ouvrages10. Le brouillage peut être volontaire : on aboutit à des batailles d’images, de communication, à des manipulations de toutes sortes (telle « école » faisait croire, vers 1970-1980, qu’elle dominait seule le marché de l’histoire, et pratiquait un triomphalisme imprudent)11 : une étude de ces manipulations serait très instructive12
16Quatrième théorie : stratégie de recherche et stratégie de communication ont des liens étroits, quasi-physiques, à la fois pour un individu, pour une discipline et pour une institution (Comité d’histoire, centre de recherches). Mais il faut bien saisir la complexité de ces liens :
toute opération de recherche doit avoir un volet « communication », conçu dès le départ ;
une politique de communication doit s’appuyer sur de bons produits, bien adaptés, une stratégie de recherche conçue intelligemment.
17Les conséquences en sont nettes :
il faut que l’historien ait des réflexes de communiquant, c’est-à-dire qu’il ait une bonne connaissance du mode de raisonnement, des techniques de communication, une certaine aptitude à la rhétorique et un bon flair de ce qui peut paraître important ou brillant ;
il est nécessaire que la cellule communication sache voir à long terme ce qu’elle peut tirer d’un système de recherche cohérent, car elle peut influer sur la conception et sur l’orientation de la recherche, par exemple en matière de colloques, d’affichage d’objectifs, de mise en valeur des travaux, d’édition (il faut publier ce qui a une certaine durée de vie, ce qui sera encore « important » dans dix ou quinze ans) : une bonne stratégie de communication éditoriale peut inciter, par exemple, à commander des livres (au lieu d’attendre qu’on les apporte), ou à lier colloque, édition d’actes, publication de recueils de documents, ou à monter des coups médiatiques (colloques historiques liés à des problèmes actuels13) ;
le responsable de la communication – historien ou non – doit faire effort :
pour traduire les objectifs de recherche en termes de communication (interne s’il y a lieu, ou externe) ;
pour obliger les historiens à tenir compte de ces objectifs de communication (par exemple, pour le bicentenaire d’une institution, la recherche, ou la sauvegarde, de la mémoire d’un ministère, l’éloge de l’esprit de corps).
18Mais il faut bien être conscient des risques de manipulation ou de médiocrité : on ne fait pas de bonne communication avec des produits insuffisants, de chétive érudition, éphémères ou « à la mode », ou avec des produits « politisés », ou montrant de singulières confusions entre politisation de la recherche et histoire prétendue « impartiale » (l’histoire engagée a encore beaucoup de partisans, même s’ils ne le crient pas par-dessus les toits).
19Cinquième théorie : il est nécessaire de contrôler et d’évaluer l’outil (ou le système) de communication. Une communication doit être efficace : mais l’idée d’efficacité est encore mal acceptée en histoire, on ne sait pourquoi :
20– l’efficacité est maximale quand le produit est excellent, le message lisible, la durée « prévisible » de vie, longue ; par suite la communication doit viser à déceler l’excellence (garantie de durée) : mais le communiquant vit, par construction, dans l’instant ; ce sont là deux logiques différentes, ce qui provoque parfois des malentendus ; la communication, d’autre part, doit à aider à « formuler » le message, à le rendre lisible, à accroître l’utilité du produit ;
21– pour qu’une communication soit efficace, il faut combiner les différents sous-produits possibles, les adapter aux diverses cibles (c’est un problème classique d’ingénierie) : à partir d’une recherche, on doit élaborer divers « produits », par exemple :
une version érudite
une version « grand public »
un recueil de documents
un disque optique numérique
un colloque de recherche
une note de méthode (ou état des sources)
une exposition (en communication interne ou externe)
des articles de vulgarisation (en communication interne)
une émission de télévision
le cas échéant des articles de réflexion méthodologique ou de philosophie de l’histoire14.
22La gamme des produits est très variable suivant les secteurs15, leur durée de vie et leur efficacité sont très différentes. Il faut une réflexion attentive sur le maniement de cette ingénierie : la vitalité, l’économie, l’efficacité des méthodes de communication en dépend ; le principe en est clair : pour x heures de travail, on peut avoir des effets multiples E1, E2, En, alors qu’on n’avait auparavant qu’El – la publication du travail (et encore certaines thèses n’étaient-elles pas publiées avant 1960) : aujourd’hui on ne peut plus croire à la seule efficacité de l’imprimé.
23Sixième théorie : la gestion et la responsabilité de la communication. Apparemment il y a des niveaux différents : donneurs d’ordre, responsable scientifique, responsable de la communication, historiens et chercheurs ; or les objectifs de communication ne sont pas toujours identiques, ils n’ont pas la même perception du temps16, la même aptitude à la négociation, la même capacité de s’imposer à l’autre, la même vision de la communication (et de son efficacité). Prenons un exemple simple : la préparation d’un colloque ; une opération de communication à l’occasion de ce colloque suppose :
des propositions, un plan de communication (qui a la capacité technique de l’élaborer ? qui a le pouvoir de proposer ?) ;
une évaluation des effets souhaitables et des effets probables ;
une négociation des objectifs de communication aux différents niveaux de responsabilité ;
un programme d’action « négocié », souvent après de fortes modifications ;
une évaluation des résultats ex-post (ou un « retour d’expérience »).
24Dès qu’on raisonne en termes de communication, toute une logique neuve se met en place, en amont de l’opération : et pour un livre, ce devrait être la même chose, si l’on était plus habile17. Il existe tout un savoir-faire du communiquant, qui devrait servir à modifier ou infléchir la stratégie de recherche, à définir clairement les cibles ; ce savoir-faire donne naissance à une capacité d’expertise-, le communiquant peut (et doit) dire au responsable scientifique : ce livre est ou n’est pas bon en termes de marché, l’auteur a (ou n’a pas, ou ne peut avoir) une bonne image, le système proposé est en avance (ou est en retard), il prendra bien (ou ne réussira pas) : mais on voit bien qu’il faut que le communiquant soit très sûr de lui, et qu’il sache percevoir habilement les défauts du produit.
25Lisibilité du message, adaptation au public, brouillages de communication, connexions avec la stratégie de recherche, contrôle et évaluation du système, gestion et responsabilité de la communication : on voit la complexité de ces opérations et leur incertitude, car on ignore en général les désirs du « récepteur », sauf quand il y a un public captif (ainsi en histoire religieuse) et on peut se tromper : la demande est volatile, insaisissable, éphémère, personne n’est assuré de son coup...
III. Conséquences
26Comment passer de ces théories à la pratique ? Comme résoudre les problèmes délicats de dérivée18 ? Il faut bien saisir les difficultés de mise en œuvre d’une bonne communication.
27Première difficulté : on voit bien que le caractère subversif de la communication. Réfléchir en termes de communication oblige à rompre les routines, les déterminismes, les coutumes d’endormissement. On est contraint d’innover, de monter des coups, de voir autrement le « produit », de fixer une autre « image », ce qui conduit à concevoir parfois différemment la recherche. Mais ou l’historien se transforme en « communiquant » (en général à son profit exclusif), ce qui pose quelques problèmes, ou il est conseillé, aidé – ce qui demande beaucoup de talents, de diplomatie et de souplesse au spécialiste de la communication, car il y a souvent des malentendus, des « incompréhensions ».
28Deuxième difficulté : l’application des méthodes de communication suppose des programmes précis et contrôlés. Faire savoir que l’on fait est une nécessité sur un marché concurrentiel : mais on l’oublie parfois (notamment dans les centres de recherche, qui « vivent sur leur réputation », sans effort de communication ni politique d’image)19. La communication institutionnelle suppose des réflexions, une organisation, des plans de communication, une certaine durée d’action, c’est l’affaire de spécialistes. Le faire savoir est une forme d’ingénierie : mais c’est souvent d’application très compliquée. Prenons l’exemple simple d’un plan de communication et de diffusion d’un livre : on s’aperçoit vite que l’on remonte facilement de ce plan à la conception et à la rédaction du livre (qui est peut-être mal adapté au public-cible, qui peut être « illisible », ou fort ennuyeux20 : on peut chercher à aménager la présentation, à imposer une typographie plus claire, des illustrations, etc.), on remonte également à la communication éditoriale (et à son image de marque) : quelle image de l’auteur – et de l’éditeur – veut-on donner ? en publiant ce livre, que veut-on dire, ou obtenir ? Et de proche en proche on remonte à la commande, au choix du livre, c’est-à-dire à la politique éditoriale et à ses objectifs, à la conception des « produits » commandés.
29On voit par cet exemple la nébuleuse de la communication historique ; pour un centre de recherche, ou un Comité d’histoire, on doit poser les bonnes questions : quelle est la politique de communication externe ? de communication « interne » ? Qui y réfléchit ? Qui en est responsable ? Quelles conséquences en tire-t-on sur la conception (et la commande) des « produits » – livres ou publications périodiques ? Quelle communication choisit-on pour des opérations lourdes (comme les colloques) ? Quels objectifs poursuit-on en termes d’image ? On est là à l’intérieur de systèmes complexes d’ingénierie :
il faut des plans de communication annuels (et pluriannuels) ;
il y a un coût de la communication : quels en sont les éléments ? Comment l’évalue-t-on et le contrôle-t-on ?
il y a nécessairement des conséquences sur l’orientation de la recherche, la conception des produits : comment se font les ajustements ? Quels sont les rapports entre les historiens et les responsables de la communication ?
30Troisième difficulté : la transmission de l’expérience. La communication historique peut-elle s’enseigner ? Est-ce un élément du métier d’historien ? Que doit-on « transmettre » ? Dans tout historien on trouve, quand il s’agit d’un patron, à la fois un bon journaliste capable de trousser rapidement un papier (ainsi André Chastel), un bon directeur de collection ayant la capacité directoriale, le flair du bon créneau, l’imagination nécessaire pour inventer un produit nouveau21, mais aussi un bon communiquant, capable de parler avec autorité à la télévision, de raisonner en termes d’image (et même aujourd’hui un bon président de société savante doit savoir parler à la télévision régionale...). Aussi peut-il paraître nécessaire d’enseigner ces techniques de communication, ou du moins de donner aux historiens des repères, de les aider à raisonner en termes d’audience, d’image de la discipline, de contraintes éditoriales à long terme, de marché des images, de banques de données – et peut-être aussi en termes d’évaluation et de contrôle de la communication. Mais on voit le flou de ce nécessaire enseignement, les zones d’incertitude (comment obliger un érudit frileux, enfermé dans sa « bulle », à raisonner en termes de communication ou d’image ?).
31Quatrième difficulté : les techniques de communication obligent à réviser nos conceptions coutumières. Prenons l’exemple des colloques22 : il y a une part classique d’ingénierie pour l’organisation, la gestion, mais le but d’un colloque (ou d’une journée d’études) est bien la convivialité (ce qui se lie au convivium et aux « parlotes » de couloirs ou de réceptions) : il faut analyser en termes de communication un colloque :
il permet les confrontations de points de vue, provoque des tensions, des conflits, il oblige l’historien à se situer par rapport aux autres, voir « où il en est » ;
l’historien rencontre, à la marge du colloque, les autres historiens spécialistes, discute, noue des liens (on est vu et on voit) : il faut aider les auditeurs dans ces efforts d’écoute, de rencontre, organiser des pauses, des réceptions, des visites d’expositions... ;
avant le colloque on organise aussi des déjeuners, des réunions fructueuses pour la mise au point, après le colloque on noue des relations durables pour la publication des actes : les opérations de communication se prolongent.
32Dès qu’on examine un colloque en termes de communication (et d’image), on voit bien le rôle du spécialiste de communication :
il peut aider au « partage d’expérience », organiser des rencontres à la marge (par exemple pour nouer des liens avec les historiens étrangers, favoriser les contacts, les déjeuners entre spécialistes) ;
on doit aider ceux qui ont besoin de se mesurer aux autres, les jeunes qui cherchent à se situer ;
on doit aussi chercher à réduire les tensions, les conflits inévitables.
33C’est un exercice qui exige de la souplesse, de la diplomatie, la capacité d’écouter autrui, de deviner ses besoins, le talent de s’adapter à des historiens d’âge, de formation, de tempérament différents. Un colloque réussi permet de décloisonner les chercheurs, de permettre l’affirmation des différences (c’est une opération anticonformiste en soi), de créer des passerelles, des connexions (c’est par là, bien plus que par la transmission d’un savoir, qu’un colloque peut être fort utile au développement d’une discipline ou sous-discipline). Et ce qui sera important en 2050, ce sera peut-être, non pas l’exposé d’un « patron », mais la communication « marginale » d’un jeune « historien d’avenir »23. Mais en général on oublie ces principes, on préfère les colloques monochromes, conformistes, « directifs », alors que pour un communiquant, ce qui est important dans un colloque, c’est de rapprocher des « différences », des historiens de goûts, de sensibilité, de tempéraments divers, même s’il y a des « accrochages »24.
34On saisit sur le vif comment les techniques de communication obligent à voir autrement des institutions aussi coutumières, rituelles que les colloques (et on pourrait appliquer cette théorie de la convivialité à d’autres « systèmes » comme les conseils scientifiques, les comités de direction de revue ou les bureaux de sociétés savantes).
IV. Du bon usage
35Il faut éviter de trop croire à la communication ; il y a parfois des erreurs : certaines opérations peuvent paraître trop abondantes, trop bruyantes ; une certaine discrétion est nécessaire, et il est dangereux de faire de la communication pour de mauvais produits. Mais on ne peut négliger cette technique de rayonnement. Donnons quelques règles de prudence :
36Première règle : on doit limiter ses visées quand on n’est pas sûr de ses méthodes : ce sont principalement des actions d’accompagnement (plan de diffusion d’un livre), il faut bien en mesurer l’efficacité (des actions de mailing peuvent n’être pas toujours rentables).
37Deuxième règle : il faut avoir des objectifs décidés en commun : les Comités d’histoire obligent à poser les problèmes de communication en termes « rationnels » (il faut viser un bon produit, éviter la mode, le produit éphémère, chercher à faire avancer une discipline, aider les futurs historiens : ce sont là des objectifs « raisonnables » qui supposent souvent une réflexion à plusieurs).
38Troisième règle : cette technique de raisonnement peut servir à monter des opérations complexes ; ainsi, quand on organise un colloque, on peut chercher à raisonner en termes de communication, d’image, et même de symbole : on voit bien les principes à mettre en œuvre, et le responsable de la communication doit pleinement jouer son rôle lors des décisions principales :
le choix du thème (« le premier colloque sur... »),
le choix de l’image scientifique (parfois on précède la demande, on veut en tirer un « profit » scientifique et pédagogique),
le choix des conférenciers (certains sont là à titre « symbolique »),
l’image que l’on veut donner à l’étranger,
l’image que l’on voudrait donner pour l’historien futur (l’historien de 2050) : un colloque qui innove beaucoup peut laisser des traces importantes,
la signification pour le développement de la discipline (un colloque isolé n’a pas grande signification, il doit se situer sur une chaîne de colloques),
l’image conviviale (un colloque doit servir aussi à rapprocher les chercheurs, à les sortir de leur isolement – ce qui suppose des techniques de communication particulières),
l’image en termes de publications (les actes du colloque, le recueil de documents qui « prolonge » le colloque).
39On voit bien la multiplicité des formes de communications directe et indirecte25.
40Quatrième règle : la communication est chose subversive par elle-même, elle doit être l’objet d’une réflexion collective (c’est une rêverie à plusieurs) ; il faut des plans de communication, des responsabilités clairement définies26 , un souci d’efficacité ; bâtir un colloque n’est pas un choix purement scientifique, c’est aussi, nous l’avons vu, une décision de communication : mais cette position n’est pas encore bien admise, notamment dans les milieux universitaires, qui ne sont pas encore habitués à raisonner en termes d’image.
V. Prospective
41On a quelque mal à comprendre de telles opérations, les règles du jeu ne sont pas toujours claires. Aussi est-il dangereux de vouloir établir une prospective.
42On voit bien les facteurs de développement :
43– on mène de plus en plus des opérations complexes relevant de l’ingénierie et supposant une « bonne communication » : ainsi les Comités d’histoire des ministères (qui ont acquis un certain savoir en nature de communication)27, les Musées nationaux qui organisent de grandes expositions avec des opérations lourdes de communication (publication de catalogues scientifiques, de « petit journal », de CD Rom, organisation de colloques, d’émissions de télévision, etc.)28, les éditeurs d’histoire qui lancent des opérations difficiles comme le Dictionnaire Napoléon, etc. ;
44– on est de plus en plus habitué à utiliser ces techniques de raisonnement, qui font partie des méthodes d’ingénierie historique, on commence à bien gérer techniquement des colloques lourds de plusieurs journées, à chercher à obtenir des effets d’image ;
45– le marché de l’histoire est de plus en plus concurrentiel, les problèmes d’image sont de plus en plus difficiles. Le centre de recherche qui n’a pas de politique de communication, qui vit sur des images anciennes, risque – quelle que soit la qualité de la recherche – de se marginaliser rapidement (l’audit d’un centre de recherches doit porter nécessairement sur la communication).
46Mais les obstacles sont évidents :
47– cette communication n’est guère transmissible que par la pratique : on ne peut guère l’enseigner (pas plus qu’on n’enseigne jusqu’à présent l’ingénierie), et les investissements intellectuels n’ont pas encore été faits (on n’a pas encore une doctrine de la communication « au sens large » pour un colloque lourd) ;
48– les erreurs de communication sont nombreuses (et excitent la méfiance) : la communication est souvent appliquée à un mauvais produit (ce n’est pas rare pour les produits spécialisés ou « grand public » d’éditeurs privés ou publics) et on peut organiser des colloques d’un niveau médiocre. Une réflexion sur les erreurs de communication (et leurs causes) serait nécessaire ;
49– l’historien a quelque peine à sortir de son cabinet, il se méfie des spécialistes de la communication, il n’imagine pas les efforts de communication que représente une grande exposition – et surtout il est préoccupé de sa propre image de marque, il ne s’intéresse pas assez à la « communication » (ou à l’image) de sa discipline ou sous-discipline.
Conclusion
50On voit bien l’importance de ce que nous pouvons observer depuis quelques années : la communication joue un rôle de plus en plus important. Quelles conclusions peut-on – à titre provisoire – en tirer ?
51Première leçon : l’historien doit s’intéresser à la stratégie de communication de ses produits, aux méthodes de raisonnement et de travail des « communiquants » : il doit intégrer la communication dans sa politique de recherche.
52Deuxième leçon : les méthodes de communication doivent permettre d’accroître l’audience des « produits », de donner une image précise de l’effort de recherche ; la politique de communication des Comités d’histoire des ministères et des centres de recherche montrent la voie : mais on voit bien les limites de cette « communication institutionnelle » si les acteurs principaux – les historiens – s’en désintéressent.
53Troisième leçon : toute communication fondée sur le livre est incertaine, car elle spécule sur l’intérêt, la libido sciendi du lecteur ; il faut donc procéder à des adaptations, l’historien – c’est un de ses devoirs d’état – doit songer à son lecteur (et aussi au lecteur de 2050)29 et être capable de traduire en messages clairs ce qu’il veut transmettre30 : ce qui n’est pas toujours facile.
54Quatrième leçon : la communication fait naître beaucoup d’erreurs, de déceptions, de désillusions, de pertes d’énergie : il faut un contrôle sérieux de la communication, des évaluations périodiques, des mécanismes de révision ; une bonne communication suppose – comme pour toute technique neuve – beaucoup de rigueur et de « professionnalisme ».
Notes de bas de page
1 L’historien n’aime pas les mots communication, marché de l’histoire, il se méfie de l’ingénierie institutionnelle, il a peur des manipulations (ce qu’on a appelé histoire « médiatique » a souvent provoqué des effets négatifs, car les produits étaient souvent médiocres). Sur les résistances de l’historien en ce domaine, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le marché de l’histoire, 1994.
2 Sur le devoir de clarté de l’historien, cf. G. Thuillier et J. Tulard, La morale de l’historien, 1995, p. 23-26.
3 L’idée qu’un livre ait un objectif n’existe pas toujours chez l’historien. Quel message veut-il transmettre ? Que veut-il dire ? Ce sont là des questions « naïves » qui lui sont parfois pénibles (« Pourquoi ce livre ? » paraît presqu’une injure) : il n’a de comptes à rendre à personne, il n’imagine pas (ou il feint de ne pas imaginer) qu’il est sur un marché très concurrentiel.
4 Sur l’art d’insinuer, cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 616-625.
5 Sur l’ambiguïté du message, infra.
6 Il peut y avoir diverses rédactions : ainsi on publie des rédactions simplifiées de thèses (sans notes), ou encore on édite une version « livre de poche », de façon à conquérir des publics différents.
7 Cf. supra, p. 71. La communication est parfois considérée comme une des branches de l’ingénierie.
8 Les archives orales montrent bien cette dualité de messages.
9 Dans une lettre à un professeur roumain, Georges Opresco (21 février 1934), à propos de La Civilisation en Occident : « Ce travail semble innocent comme l’enfant qui vient de naître. Mais ce petit écolier a plein de bombes dans les poches » (Lettres d’Henri Focillon, Revue Roumaine d’Histoire de l’Art, série Beaux-Arts, t. XXIX, 1992).
10 Les vulgarisateurs de la Vie des formes de Focillon ne dépassent pas parfois les quinze premières pages...
11 Cf. G. Thuillier et J. Tulard, Les écoles historiques, 1993.
12 Rappelons les manipulations pratiquées jadis par les historiens maurrassiens, dénoncés par Paul Valéry.
13 Par exemple colloque sur la corruption de l’administration et les « affaires », ou colloque sur le Plan Marshall au moment où l’on voulait aider l’Europe de l’Est...
14 Et il faudrait ajouter, pour être complet : des archives orales sur la recherche ou un journal de recherche qui mériterait d’être publié.
15 On voit bien ces divers produits adaptés pour une grande exposition de peinture.
16 Certains conçoivent tout en termes d’urgence, d’autres n’ont aucune conscience du prix du temps.
17 La communication est bien différente pour un livre écrit pour montrer quelque chose, un livre destiné à un public captif, un livre ciblé sur un marché potentiel, un livre rédigé pour « monter un coup », un livre destiné aux historiens de 2020 ou 2050.
18 Rappelons l’importance de la notion de la dérivée : ce qui est perçu et « comment c’est perçu », sont choses plus importantes que l’objet, l’idée ou la personne. On connaît bien la dérivée politique en théorie politique, on connaît moins bien la dérivée en théorie de l’histoire : or c’est l’enjeu même d’une politique de communication.
19 Cette absence de communication est fort dangereuse – il y a un appauvrissement de l’image sur 10 ou 20 ans – même si la recherche est de bonne qualité.
20 Sur l’ennui en histoire, cf. G. Thuillier, « Réflexions sur l’histoire », dans Historical Reflections, summer 1981, Waterloo (Canada), p. 191-204.
21 Ainsi Jean Tulard a-t-il su mettre en œuvre son Dictionnaire Napoléon et son Dictionnaire du Second Empire.
22 Cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le marché de l’histoire, 1994, p. 64-68.
23 C’est par là que les colloques « effervescents », où chacun peut préparer librement une communication sur un thème de son choix (comme les Congrès nationaux des Sociétés Savantes) sont souvent fort utiles pour une discipline.
24 Il est nécessaire qu’il y ait des historiens qui troublent le ronronnement, la somnolence des colloques trop bien organisés, où tout est déjà-vu, déjà-jugé.
25 Il peut y avoir aussi des sous-produits en termes de communication interne, qui concernent l’image du Comité à l’Intérieur de l’institution : ainsi l’opération du Comité pour l’histoire économique et financière du Ministère des Finances concernant le concours autobiographique des retraités du Trésor (qui a abouti à la publication de divers récits de vie, dont celui de Blanche Py en 1995) peut s’analyser aussi en termes de communication interne.
26 Il faut savoir qui décide du choix de l’image que l’on veut donner : le rattachement des Comités d’histoire aux Directions de la Communication des ministères facilite les décisions en ce domaine, il renforce le volet « communication » de la stratégie de recherche.
27 Ainsi au Comité pour l’histoire économique et financière du ministère des Finances et à l’Association pour l’histoire de l’électricité.
28 Des opérations éditoriales complexes sont organisées par les éditeurs d’art sur les thèmes des grandes expositions (cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le marché de l’histoire, ouv. cit., p. 52-55).
29 Cf. « Les devoirs de l’historien envers son lecteur », dans G. Thuillier et J. Tulard, Le métier d’historien, 1995, p. 99-100.
30 Beaucoup d’historiens rédigent leurs travaux en ne songeant guère à leurs lecteurs futurs, ils exigent d’eux de trop grands efforts, ce qui, sur un marché concurrentiel, provoque la chute de l’ouvrage dans l’oubli (ne pas se soucier du lecteur, provoquer son ennui, est une cause d’obsolescence rapide).
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