Pour une théorie générale de l’histoire de la bureaucratie
p. 5-36
Texte intégral
1Peut-on faire l’histoire de la bureaucratie ? A quelles conditions ? Ce sont là des questions redoutables, car l’on ne possède pas encore de bonne théorie de la bureaucratie, et les règles de cette histoire sont encore fort incertaines : il y a d’étranges confusions doctrinales1, on publie peu dans cette discipline et parfois les travaux sont de faible qualité (à quoi bon des « synthèses » prématurées ?). Peut-être est-il nécessaire de réagir : une théorie générale a l’avantage de montrer ce qui est important, de distinguer le nécessaire, le possible, le souhaitable, d’affirmer quelques principes, elle permet aussi de ne pas tout dire. Nous manquons cruellement de doctrine : or une théorie générale doit se nourrir à la fois de l’expérience de l’historien et de celle du bureaucrate, qui connaît bien ce qui mérite d’être étudié, qui ne se laisse pas piéger par les apparences, séduire par les abstractions ou les « modèles », qui sait ce qui se passe par-dessous et qui est « le plus important »2 : mais ce sont là deux expériences difficiles à joindre3. Une théorie générale, en principe, permet de donner des repères, de mettre en garde, mais l’exercice est nécessairement arbitraire. Une discipline ambitieuse comme l’histoire de la bureaucratie pose de multiples problèmes de méthode, de fixation d’objectifs « réalistes », de liaisons avec les disciplines connexes, et on doit établir clairement certaines règles du jeu, montrer certaines difficultés doctrinales – mais personne ne sait encore ce qu’est une bonne histoire de la bureaucratie.
2Nous voudrions répondre – avec prudence – à quelques questions (en nous limitant à l’histoire de la bureaucratie française)4 et nous efforcer d’analyser les principes de l’histoire de la bureaucratie, la demande à laquelle elle répond, les méthodes d’ingénierie qu’elle peut employer, les règles d’efficacité à laquelle elle doit obéir, les conséquences que l’on peut en tirer pour la discipline et la conduite du chercheur.
I. Qu’est-ce que l’histoire de la bureaucratie ?
3Comment peut-on faire l’histoire de la bureaucratie ? Le mot bureaucratie effraie, inquiète même, on n’aime pas la bureaucratie, on critique la paperasserie, le formalisme, le guichet, mais en général on n’en a qu’une idée très floue : or la bureaucratie régit notre quotidien, exerce une sorte de tutelle indépendante sur le corps social, sous le prétexte – fictif ? – de mieux défendre « l’intérêt général » que les politiques, et l’on voit se développer de nouvelles bureaucraties (secondaires comme les bureaucraties régionales, tertiaires comme les bureaucraties sociales ou culturelles) : ne doit-on pas faire l’histoire de cette bureaucratie foisonnante, dont les principes ont été définis récemment par Nicolas Grandguillaume (Théorie générale de la bureaucratie)5 ? Cette histoire doit chercher à comprendre le mécanisme des bureaux, la place de la bureaucratie dans le corps social, ses liens avec les groupes sociaux, son niveau d’efficacité, de rationalité, la multiplication, à partir de la bureaucratie-mère, de bureaucraties-filles, sous forme d’établissements publics ou d’associations chargées de missions de service public6, l’importance des clientèles, le rôle des traditions, des coutumes ; elle doit aussi saisir les rapports complexes de la bureaucratie – qui incarne en principe l’ordre, la continuité, la durée – avec le pouvoir politique, par nature instable, précaire, sensible aux intérêts particuliers. Le champ de la recherche, tel que le définit Grandguillaume7, est immense : et on voit bien l’utilité de ces travaux d’histoire pour mieux comprendre notre présent, pour saisir les modes de réforme de bureaucraties vieillissantes ou obsolètes, pour analyser les conflits – nécessaires – entre les bureaucrates et les politiques, entre la bureaucratie et le corps social : la bureaucratie incarne l’unité, la cohérence, la durée, elle conforte l’identité nationale, mais elle tient à ses privilèges, elle a ses buts de guerre propres, elle veut définir seule l’intérêt général et souvent elle crée le désordre et commet des erreurs.
4C’est là une histoire ouverte, inachevée (depuis 1974 la bureaucratie a beaucoup étendu ses pouvoirs et elle devrait encore accroître son emprise dans les vingt prochaines années), mais les travaux sont peu nombreux, parce qu’on a confondu abusivement cette histoire avec l’histoire juridique des institutions (les liens sont nécessairement étroits, mais l’histoire de la bureaucratie est autonome) ou avec l’histoire proprement politique de l’État ; il est vrai que les obstacles sont nombreux, que la pauvreté des sources ne permet pas de tout saisir (elles sont souvent résiduelles : plus un papier est important, plus il a chance de n’être pas conservé)8, et les méthodes de cette histoire sont incertaines ; il n’est pas facile de saisir ce qui se passe réellement dans un ministère, de comprendre les rapports entre le corps social et telle bureaucratie, le bureaucrate, par principe, aime œuvrer discrètement et faire silence sur ce qui est le plus important, il préfère ne pas parler des conflits internes, des désordres, des tensions. Assurément c’est une histoire difficile, qui n’a pas de « traditions », une histoire neuve9, incertaine, qui a un fort taux de novation10 (à la différence de l’histoire économique ou sociale).
5Cette histoire, par construction, est fortement technique (elle suppose un capital de connaissances pratiques ou juridiques), mais elle est flexible, vivante, en pleine mutation (chacun peut inventer ses méthodes, créer son « fief »), on n’est pas obligé d’imiter autrui, d’obéir au modèle du patron (comme dans d’autres disciplines), la liberté de jeu est extrême.
6À l’évidence on ne peut tout savoir en ces domaines : mais on peut chercher à montrer ce qui est « important », réfléchir librement aux bonnes questions à poser, remonter aux principes de ces bureaucraties éclatées, fiscales, économiques, sociales, culturelles, universitaires, chercher à saisir l’étendue de leurs pouvoirs, de leurs clientèles, leurs techniques d’influence. Mais pour atteindre ces objectifs – nécessairement incertains – on doit faire des investissements importants, recourir à des techniques d’ingénierie complexes : nous voudrions – en tâtonnant, en biaisant parfois – donner quelques repères à l’historien débutant (ou même déjà expérimenté) et montrer :
la nécessité de respecter certains principes du métier ;
l’importance d’une analyse attentive de la demande en amont de la recherche, car c’est une histoire qu’il convient de compliquer ;
la nécessité d’optimiser le système de recherche.
7La démarche de l’historien de la bureaucratie n’est pas tout à fait identique à celles d’historiens d’autres disciplines (le développement des Comités d’histoire des ministères pour stimuler la recherche le montre bien), il y a une sorte de logique propre à cette histoire, qui a été trop longtemps délaissée11 : il faut certes aller lentement, prudemment – mais c’est une histoire qui suppose qu’on ait quelque ambition, qu’on sache explorer des terres vierges.
II. Les principes
8Répétons-le : l’histoire de la bureaucratie est une histoire neuve, incertaine, une histoire difficile, qui exige beaucoup de l’historien ; il convient donc de donner des repères visibles, de fixer un certain nombre de principes à titre provisoire (un chercheur a besoin souvent de règles pratiques qui touchent à la morale du métier)12. Donnons quelques-uns de ces principes (en rappelant que l’exercice est nécessairement arbitraire).
9Premier principe : c’est une histoire qui doit être érudite, observer les règles d’honnêteté, de scrupule et d’impartialité : on ne peut rien affirmer sans document, on ne peut faire de simples constructions doctrinales sans les étayer sur des sources d’archives, on doit se défier des grands systèmes, des « modèles » définis arbitrairement sous l’influence des sociologues13 ; il faut s’en tenir à des règles strictes d’érudition, de scrupule, de rigueur – ce qui n’est pas pratiqué par tous les historiens, qui n’aiment pas toujours fouiller les archives14, et on ne peut confondre les essais, à forme journalistique ou philosophique, avec des travaux d’histoire.
10Deuxième principe : il faut faire preuve de scepticisme, voire d’humilité : on ne sait pas grand chose, on ne peut savoir réellement ce qui s’est passé, on est forcé de rester en deçà ; bien des sources en effet sont poreuses, peu fiables, incertaines15 et une grande part de la réalité bureaucratique n’est pas accessible à l’historien : encore aujourd’hui, un directeur de cabinet ne sait pas tout ce qui se passe dans le cabinet, et on ne peut reconstituer tout ce qui a pu se passer dans une direction quand on a pris telle décision ; pour une bonne part l’action bureaucratique relève du clandestin, du non-dit, de l’occulté16. L’historien ne peut travailler que sur des fragments découpés arbitrairement, il ne peut en tirer que des affirmations limitées, incertaines, provisoires : à la vérité c’est une histoire qui n’est guère propre aux grandes synthèses, on doit se méfier des « grandes idées », des belles certitudes, on reste toujours dans le douteux, l’incertain17.
11Troisième principe : c’est une histoire qui n’enseigne pas : on ne peut en tirer des leçons, des explications, des prévisions. Cette histoire ne peut rien expliquer, la seule règle est le relativisme : on ne peut raisonner, à l’évidence, en termes de causes et de conséquences (sauf à verser dans le journalisme)18, on ne peut guère que décrire – et très imparfaitement – des mutations longues, peu compréhensibles (un bureaucrate exerce son métier 40, 50 ans), et encore avec beaucoup de circonspection (on ne saisit souvent que des apparences) ; on doit éviter les fausses certitudes, les fausses « conclusions » (la seule règle de l’historien est la nécessité de compliquer, d’aller au-delà du visible : comment pourrait-on se fier à l’écrit ?). Ce qui est parfaitement décourageant : on sait qu’on ne peut faire qu’une histoire imparfaite, douteuse, inachevée (ce qui provoque l’irritation, ou le mépris, des historiens économiques ou sociaux, qui veulent à toute force des explications, des certitudes).
12Quatrième principe : cette histoire exige beaucoup de prudence, de pragmatisme : on doit savoir s’adapter aux bosses du terrain, se méfier des chiffres, des moyennes, des informations publiées, des fausses continuités, des documents trop affirmatifs (une circulaire peut être publiée, mais non appliquée dans les deux tiers des départements), des raisonnements trop juridiques (la bureaucratie, qui aime l’ordre, recouvre cependant beaucoup de désordres, on réprime les petits abus, on laisse impunis les plus grands désordres)19. On est souvent piégé par ses sources (même les affirmations d’un « témoin » peuvent être erronées)20 : l’historien doit être vigilant, prudent (comment évaluer le rôle des personnalités ? des entourages ?)21.
13Cinquième principe : cette histoire est difficile parce qu’il faut bien connaître le métier bureaucratique, avoir des connaissances techniques, si possible une expérience (si l’on n’en a pas, il faut consulter, interroger, et le risque est grand de mal interpréter, de mal lire les documents)22. C’est une histoire qui exige de la finesse, de la flexibilité, une certaine expérience de la vie (il est bien difficile de faire l’histoire du corps préfectoral sans avoir vu, ne serait-ce qu’un mois, un cabinet de préfet)23, du tact, du coup d’œil (on doit voir les pièges avant). Et il n’est pas aisé dans cette histoire de faire la part du hasard, de saisir le rôle des ambitions – souvent pathologiques – et les « déformations » du métier.
14Sixième principe : c’est une histoire à dominante psychologique, on travaille sur des hommes plus que sur des systèmes, on doit tenir compte du vécu du bureaucrate, de ses valeurs, il faut saisir ce que peut être l’esprit de corps, ses vertus, son efficacité, sa tyrannie parfois, et il est nécessaire de faire preuve d’intuition, de souplesse, de subtilité, qualités assez rares.
15Une histoire érudite, qui suppose de l’humilité, qui n’enseigne rien, une histoire qui exige de la prudence, de l’expérience, de la finesse : on voit bien les principes de cette discipline qui justifient son autonomie, par ses exigences elle va à contre-courant de l’histoire commune – politique, économique, sociale – qui veut « expliquer », raisonner, montrer que tout est « compréhensible ». L’historien de la bureaucratie peut apporter beaucoup à condition de respecter les règles du métier de l’historien (un historien de la bureaucratie ne peut dire n’importe quoi)24. Certes cette histoire peut être gênante, subversive même, dans la mesure où elle montre l’envers des choses, le désordre mêlé à l’ordre, le jeu des ambitions, des intérêts, les déformations, les décadences, les régressions, les manipulations : mais c’est un jeu intelligent, aux règles compliquées ; rien n’est joué d’avance et l’historien peut y montrer sa liberté de jeu, marquer habilement sa différence.
16Il faut bien voir les limites des principes que nous avons définis.
17Première limite : il s’agit de principes établis à titre provisoire, chacun doit les adapter à son officium, il y a un pragmatisme nécessaire : on acquiert sur le terrain une expérience qui peut être différente, il faut être « à l’école de la recherche ».
18Deuxième limite : ces principes, à l’évidence, sont révisables ; leur révision périodique est une nécessité, car rien n’est assuré en ce domaine (il faudrait répéter l’exercice dans dix ans).
19Troisième limite : ces principes sont définis en songeant à l’historien de 2050 ou 2080, qui aura sans doute d’autres soucis, d’autres règles du jeu ; ils permettent de lui montrer un « système de réflexion » en amont de la recherche, de lui faire comprendre les règles du jeu de l’histoire d’aujourd’hui25 : elle n’est pas simple accumulation de fiches, elle ne se confond pas avec la construction arbitraire de « modèles », elle est imparfaite, inachevée et parfois impossible26.
20Quatrième limite : ces principes s’adressent à l’historien débutant, mais ils n’ont pas le même sens pour le jeune universitaire qui n’a pas encore l’expérience de la vie, et pour l’historien non professionnel – administrateur, ingénieur, officier – qui possède un capital d’expérience bureaucratique, qui comprend aisément le sens de ces mises en garde et qui sait bien que, quel que soit le sujet, on ne saisit que quelques facettes du polyèdre (et il y a des facettes qui sont pour toujours invisibles).
III. La demande
21Rien n’est plus incertain que le champ de recherche de l’historien de la bureaucratie : à quelle demande doit-il répondre27 ? Quel système de questions doit-il gérer ? Comment organiser ce champ de recherche ? L’embarras est grand, car on préfère souvent ignorer l’ensemble (on écrit une monographie), soit timidité, soit ignorance des pratiques bureaucratiques, soit vue trop juridique des choses (en principe, les bureaucrates obéissent aux « politiques », ils n’ont pas d’indépendance, de buts de guerre propres : mais c’est souvent une vue illusoire)28 ; on préfère passer sous silence les problèmes les plus difficiles, ce qui tient par exemple à l’imaginaire, à la médiocrité, ou à la pathologie, ce qui tient à la coutume des bureaux (même aujourd’hui il est difficile de décrire en termes réels une décision un peu importante). Souvent on voit des administrateurs, mais aussi des historiens très réticents devant l’histoire de la bureaucratie, jugée par certains côtés inutile, dangereuse ou même subversive (et ces réticences sont encore plus grandes dans les bureaucraties imparfaites, sans « traditions »).
22À quelles demandes doit répondre l’historien ? Il ne peut éviter cette question redoutable, qui nécessairement est en amont de toute recherche ; la demande en histoire de la bureaucratie est floue : quelles formes a-t-elle ? Que veut-on obtenir ? Quelles priorités doit-on fixer ?
23On peut décrire – arbitrairement – cinq formes de demande.
24Première forme : la demande interne, celle des bureaucrates qui cherchent à savoir d’où ils viennent, à connaître le ressort de leur action, à retrouver la mémoire de leur « maison » ; dans une période de fortes mutations, cette demande n’est pas négligeable, mais elle est incertaine, elle doit être traduite intelligemment, informée, consolidée ; elle représente une priorité pour l’historien, car elle est la condition nécessaire pour l’allocation de moyens, et souvent pour l’accès à l’information : on ne peut rien faire sans les administrateurs, mais il faut user de diplomatie et bien connaître les arcanes de la « maison » pour éviter d’être un enjeu de pouvoir.
25Deuxième forme : la demande externe (demande sociale ou demande « grand public »), qui concerne le public informé, qui veut comprendre les mécanismes de la bureaucratie, ses principes d’action, ses rapports avec la politique : c’est souvent une demande de caractère « politique »29 , qui peut s’opposer aux exigences scientifiques, et qui préfère l’essai journalistique ou philosophique sur la bureaucratie aux documents, aux travaux sérieux (mais on n’a que peu de bons produits à lui proposer). Elle peut être dangereuse pour le développement de la discipline en favorisant une littérature superficielle, qui « n’apporte rien », médiocre ou médiatisée (comme celle de Zeldin), en propageant des images fausses (le colbertisme ou l’État-Providence par exemple) qui gênent la recherche : mais il est nécessaire de s’attacher à satisfaire cette demande, à la former, à suivre ses mutations.
26Troisième forme : on trouve une demande des autres disciplines historiques ; par exemple l’historien d’art a besoin de connaître l’histoire de la Direction générale des Beaux-Arts, les historiens de l’éducation, l’histoire des bureaux du ministère de l’Instruction publique, leur fonctionnement, leurs modes de travail, leurs coutumes30 : c’est là une demande externe qui n’est pas négligeable (il est difficile de faire l’histoire de l’agriculture, de la diffusion des progrès agricoles en ignorant tout de la bureaucratie du Ministère), mais l’étude des liens entre ces disciplines et l’histoire générale de la bureaucratie n’est pas commode31.
27Quatrième forme : il existe une demande technique d’outils de travail (guides de recherche, inventaires, banques de données, chronologie) qui doit être satisfaite en priorité, car elle est la condition même de la croissance de la discipline (un bon guide de recherche peut avoir des effets à 30/40 ans).
28Cinquième forme : la demande de l’historien de 2050 doit être aussi prise en compte32 : que voudra-t-il connaître de notre bureaucratie d’hier et d’aujourd’hui ? Quels seront ses centres d’intérêt ? Quelles bonnes questions posera-t-il ? Il est évident que chaque fois qu’on entend explorer un secteur, on doit songer à faciliter la tâche de l’historien de 2050 (ou 2080) :
en créant des archives qu’il pourra utiliser ;
en sauvegardant des archives menacées de tris excessifs ou de destructions ;
en publiant des documents, des notes de méthode qui lui permettront de saisir les hypothèses d’aujourd’hui.
29L’idée que l’histoire de la bureaucratie est figée est une sottise33 : il y aura nécessairement des mutations, que nous ne pouvons encore déceler, mais qu’il faut faciliter en ménageant les intérêts de l’historien de 2050.
30Ces différentes demandes doivent être analysées, traduites en programmes d’action pour chaque secteur ou champ de recherche, et il faut suivre attentivement les mutations de ces demandes (par exemple en observant les changements du marché éditorial).
31On peut aussi chercher à établir l’arbre de la demande, inventorier le champ de recherche, procéder à des dénombrements aussi précis que possible : le but étant de définir ce qui est important à l’intérieur de chaque segment et d’affiner le questionnaire. Que faut-il chercher ? Sur quels points faut-il insister ? Dénombrer est un exercice nécessaire en amont de la recherche : mais on doit bien voir que sur chaque segment il y a une demande actuelle, qu’il faut satisfaire, mais aussi une demande future, inédite (que demandera l’historien dans 30 ans ?), qu’on ne sait comment traiter, et on voit bien comment le présent ou le futur proche peuvent peser sur la demande (on ne fait d’histoire des retraites des fonctionnaires que depuis 1991)34 : ces dénombrements ne sont donc que provisoires.
32Nous avons fait l’exercice de façon très arbitraire en dressant un arbre de la demande pour l’histoire des bureaux35, et cette grille de recherche incite à prendre en compte des secteurs ou segments ignorés, méprisés, jugés trop techniques (par exemple l’histoire des concours) ou trop difficiles (l’histoire de l’esprit de corps ou de la coutume) ; la règle du jeu est de se rapprocher le plus possible de la vie des bureaux telle que nous la pratiquons chaque jour, et d’éviter ainsi d’avoir une vue trop mutilante, trop juridique des choses : ce n’est, à la vérité, qu’un outil d’analyse, que l’on peut compléter, adapter, transformer. Donnons le schéma de cet arbre de la demande36.
33I. Fonction personnel.
34Formation, recrutement, avancement, gestion, traitements, retraites, dénombrement, femmes fonctionnaires.
35II. Vie quotidienne.
36Famille, vie privée, vie au bureau, vieillissement.
37III. Action administrative.
38Techniques (procédure orale, méthodes de raisonnement), langage administratif, instruments techniques (machine à écrire, téléphone, gestes, etc.), instruments juridiques, conflits administratifs et juridiques, instruments chiffrés, information, maintien de l’ordre (financier, social, juridique, etc.).
39IV. Conditions de l’action.
40Hauts fonctionnaires, grands corps, contrôle politique, clandestin, bureaucraties secondaires, action des bureaux et Parlement, contrôle de l’opinion, rôle économique, image de l’administration, conflits internes, contrôle du corps social.
41V. Critiques de la bureaucratie.
42Syndicats, presse administrative, techniques de réforme, désordre bureaucratique, coût de la bureaucratie, temps administratif.
43Sur chacun de ces segments, on peut dresser des bilans, réfléchir, chercher à établir des passerelles avec d’autres disciplines (notamment avec la psychologie sociale ou la sociologie). Mais il faut bien voir ce que cet arbre peut apporter :
Il oblige à tenir compte de choses qu’on néglige parce qu’on ne sait pas comment les traiter (par exemple le temps des bureaux, c’est-à-dire la croissance ou le vieillissement des organisations, les réorganisations, les scléroses, les déformations).
Il faut démultiplier cet arbre : il peut conduire à établir des arbres secondaires (ainsi nous avons dressé l’arbre de la demande pour l’histoire des retraites)37.
Il devrait inciter à établir des dénombrements de sources disponibles38, des notes de méthode (comment faire l’histoire du « petit chef » ?39 comment étudier l’action d’un sous-préfet ou d’un ingénieur des mines ?), des orientations de recherches pour étudier un corps40 ou un système : ce sont des prolongements qui sont nécessaires et économisent beaucoup de temps aux chercheurs.
Il faut bien saisir que cet arbre ne recouvre pas tout41 et que l’historien de 2050 sera beaucoup plus exigeant, par exemple sur les zones d’ombre de l’administration, le clandestin (on voit combien aujourd’hui on s’intéresse à l’histoire de la corruption, ignorée pratiquement avant 1990)42 : il est difficile de prévoir ses exigences, mais un tel arbre devrait être révisé tous les 10 ans (les glissements seraient intéressants pour l’historien).
Pour bien des segments les sources sont ou inexistantes ou peu fiables (quelle est la fiabilité d’un dossier de personnel de 1880 aujourd’hui ?), les archives orales sont par suite un recours nécessaire (si je veux faire l’histoire du petit chef, qui en général est bien noté, de quelles sources puis-je disposer en dehors des archives orales ? Pourtant le phénomène, de l’aveu de chacun, est général, c’est une tradition et une force de la bureaucratie)43.
Le vécu du bureaucrate échappe nécessairement (sauf, et encore, s’il tient un journal intime : ce qui est fort rare, même pour les hauts fonctionnaires)44 : il n’y a que le romancier qui pourrait retracer le monologue intérieur du bureaucrate, ses ambitions, ses obsessions, mais les romanciers écrivent très peu sur la bureaucratie. L’historien n’a aucun moyen d’atteindre le vécu, il a le plus grand mal – faute de sources – à saisir la coutume, qui est ancrée dans la durée, à comprendre ce qui est important : qu’est-ce que l’expérience d’un directeur ? D’un préfet ? Ils ont le plus grand mal eux-mêmes à la définir45. Ceci explique que l’historien ne peut tout saisir, que ce qui est sans doute le plus important dans le jeu bureaucratique lui échappe.
IV. Les méthodes d’ingénierie
44Comment passer de la demande à la recherche ? Comment optimiser le système de recherche (et éviter la sous-optimisation, trop fréquente dans la recherche aujourd’hui) ? Il faut veiller à la cohérence des efforts, à la combinaison nécessaire des moyens en vue des objectifs précis qu’on s’est fixés : c’est là un problème d’ingénierie historique46. On doit savoir évaluer les différents moyens, faire marcher de front leur exécution, fixer des programmes à terme47, établir des priorités, des échéanciers, créer des mécanismes de révision, de contrôle : c’est un véritable savoir-faire qu’on a tort de négliger, surtout dans une discipline comme l’histoire de la bureaucratie, où les finalités de la recherche ne sont pas toujours évidentes, où les méthodes sont incertaines, où l’on constate souvent des gaspillages de moyens, où l’on ne sait pas toujours bien viser à l’excellence (la pression est forte pour obtenir une histoire facile, lisse, mécanique, de belles « synthèses » sans érudition)48. Organiser un système de recherche cohérent oblige à maintenir un certain niveau de qualité, d’érudition, à mettre en jeu des innovations, à créer des systèmes complexes de commandement, d’émulation, de communication, d’évaluation : pour l’histoire de la bureaucratie, qui est une histoire à défricher, c’est une nécessité49, mais l’optimum n’est pas facile à obtenir quand on doit fixer des programmes sur 10-15 ans et maintenir une unité d’esprit.
45On voit bien les avantages de cette combinaison ou optimisation de moyens ordonnés à une fin :
46Premier avantage : elle oblige à prendre en compte ce qui est important et le plus important, à se fixer des objectifs précis dans le temps : or ce qui à l’évidence est important en histoire de la bureaucratie, c’est de bien comprendre des mécanismes flous, des systèmes complexes, des données psychologiques incertaines comme l’esprit de corps, la cooptation, les décisions à haut niveau ou encore le « petit chef » : il faut se donner les moyens d’atteindre ces objectifs par des voies souvent indirectes (par exemple pour l’histoire d’un corps).
47Deuxième avantage : on doit inventorier les moyens qu’on peut mettre en œuvre et combiner, établir des schémas directeurs, des programmes, des priorités (on ne peut tout faire à la fois) : il convient, dans chaque cas, de vérifier par exemple :
ce qui peut être fait pour satisfaire la demande d’outils de travail (inventaire d’archives, bibliographie, guide de recherche, banque de données), c’est-à-dire ce qui économise du temps, améliore la qualité des produits et donne des bases cohérentes à la discipline ;
les investissements qu’on peut entreprendre en matière de méthode : réflexions sur les outils d’analyse, confrontations de méthodes avec les disciplines conjointes (science administrative, sociologie, droit, psychologie). Or les investissements en méthode sont rarement faits en histoire de la bureaucratie, par paresse ou par timidité : on a des livres sur l’histoire des corps, mais aucune étude sur l’esprit de corps ;
les investissements nécessaires en formation : on a besoin de chercheurs formés spécialement, ou initiés à la recherche sur la bureaucratie, car les formations trop générales donnent souvent des produits superficiels, médiocres, peu utilisables, le chercheur mal ou peu formé ne sait pas poser les bonnes questions, lire intelligemment les documents. Chaque fois qu’on aborde un problème, une institution, un système, on doit veiller à former l’historien50, à lui donner les connaissances spéciales (au besoin par des stages dans l’administration étudiée)51, ou les connaissances méthodologiques (comment poser une « bonne question » ? Comment étudier les « zones d’ombre ? »). On doit aussi investir en formant aux méthodes historiques les administrateurs âgés, retraités ou non, qui ont un capital de connaissances techniques irremplaçable52.
48Or dans ces trois cas il s’agit d’investissements, qui supposent du temps, des programmes cohérents, des garanties de durée : si l’on crée par exemple, un Comité d’histoire de la fonction publique, on voit immédiatement l’importance des investissements nécessaires, des moyens à allouer, la nécessité d’une bonne programmation, l’urgence de former attentivement les chercheurs, universitaires ou non : dès que l’on veut optimiser un système de recherche, on doit décider de tels investissements (dont la rentabilité peut être évaluée à 20-30 ans.).
49Troisième avantage : cette combinatoire des moyens doit rendre plus attentif à l’innovation, à ce qui peut permettre de mieux saisir l’être bureaucratique : or le taux d’innovation est nécessairement élevé, puisque l’on a pratiquement oublié de faire l’histoire de la bureaucratie. Une réflexion sur l’innovation, et les conditions de l’innovation, doit être entreprise dès le départ, en amont du système de recherche, soit sur le choix de l’objectif, en vérifiant les taches blanches de la carte (on peut faire ainsi l’histoire des gestes bureaucratiques53 ou l’histoire des petits chefs), soit sur les sources à utiliser, par exemple en créant des archives autobiographiques, archives orales54, archives écrites (récits de vie55, souvenirs56, journaux intimes), soit sur les méthodes à utiliser (ainsi faire l’histoire de la genèse d’une institution bureaucratique exige une réflexion sur l’histoire génétique et sur ses limites57, l’histoire du vieillissement ou de la décadence d’une institution impose d’autres méthodes pour saisir les conflits internes, le poids des médiocres ou « la conjoncture »)58 .
50L’historien de la bureaucratie doit avoir conscience de cette nécessité de l’innovation, il ne doit pas mettre ses pas dans les pas d’autrui (c’est toujours dangereux) ; le temps de la recherche est un temps incertain, on va nécessairement vers des choses inconnues, mais importantes, on ne sait quelles méthodes utilisera l’historien en 2050 : il y a certainement des innovations à naître (et les historiens « innovateurs » qui lanceront ces nouvelles méthodes ne sont pas encore nés). Il faut avoir l’intuition de ces glissements successifs59, surveiller attentivement le taux d’innovation de la discipline (un fléchissement est toujours à craindre), guetter les signes de l’innovation, ou des innovations apparaissant dans les disciplines voisines60.
51Quatrième avantage : cette optimisation doit conduire à avoir une politique active d’information, de circulation de l’information :
information des chercheurs ;
information plus générale des donneurs d’ordre, des administrateurs du secteur étudié ;
information de la communauté scientifique à l’extérieur, soit des historiens, soit des chercheurs de disciplines conjointes ;
information du « public », soit à l’intérieur de l’institution (information « corporative »), soit à l’extérieur (le « grand public »). Ce sont là des champs d’information différents, avec des méthodes particulières, des innovations significatives, par exemple :
des séminaires mixtes chercheurs-administrateurs sur des thèmes précis, avec des échanges d’informations, des confrontations61 ;
des actions de « sensibilisation » sur le personnel de l’institution (les concours de récits autobiographiques sont aussi une forme de communication interne)62.
52Toute action de recherche a aussi une facette « information » ou « communication » qui doit faire l’objet de programmes précis et qu’on ne doit pas sous-estimer (car elle peut créer ou renforcer la demande, apporter des soutiens, des matériaux) et qui est souvent ignorée par l’histoire traditionnelle : ce qui oblige à des réflexions sur l’optimisation de ces différents systèmes de communication ; on ne travaille pas sur un milieu abstrait, sur des êtres de raison ou des « systèmes ésotériques », l’historien doit « communiquer » (tout en gardant son indépendance, son exigence de niveau de qualité). Ce sont là des problèmes délicats, mais la règle bien connue des bureaucrates est qu’il ne suffît pas de faire, qu’il faut faire savoir63 : et on doit savoir appliquer intelligemment ce précepte (chaque investissement doit avoir un volet « information » et un volet « évaluation des retombées de l’information »)64.
53Cinquième avantage : il faut bien saisir que ces recherches d’histoire de la bureaucratie obligent à inventer des méthodes neuves de gestion de système (c’est presque un laboratoire d’expérimentation), avec les multiples moyens d’intervention ou d’action qu’on doit combiner : un objectif quelconque, l’histoire d’une direction65 ou d’un établissement public par exemple, suppose la mise au point d’x programmes, par exemple :
subventions à des travaux universitaires66 ;
création d’archives orales ;
collecte de récits de vie ;
organisation de colloques lourds, de journées d’études67 ;
création d’outils de travail (guides, banques de données, inventaires d’archives) ;
organisation de la sauvegarde et du triage des archives ;
formation des chercheurs ;
séminaires d’initiation pour les « anciens » ;
organisation de séminaires mixtes historiens-administrateurs ;
publication de travaux, de revues ;
programmes de « communication ».
54On voit la diversité de ces programmes, qui doivent être menés de front, ce qui n’est pas commode, surtout quand on veut maintenir un niveau scientifique élevé (il y a nécessairement des problèmes de commandement, de liaison ou de pilotage, des frottements avec les donneurs d’ordre), quand on doit bâtir des plans pour 5 ou 10 ans70 (ce qui suppose des mécanismes d’évaluation et de révision) ou quand on veut éviter l’endormissement, ce qui est presque inévitable dans tout organisme de recherche.
55Sixième avantage : on est conduit, par cette logique d’optimisation, à raisonner sur des schémas complexes ; supposons une innovation, par exemple on veut créer des archives filmées de l’institution, c’est-à-dire filmer des séances de conseil, des réunions de service, des discussions interministérielles, des entrées et sorties d’agents, des réunions à la cafétéria ou à la cantine, etc.71 ; on doit mener un certain nombre d’opérations difficiles :
réfléchir à la demande à laquelle répond cette innovation, à l’utilisation future par l’historien d’aujourd’hui (mais aussi par l’historien de 2050)72 : que cherchera-t-il dans ces documents ? Quelles questions faudra-t-il poser ? Doit-on l’associer, et comment, au programme de l’opération ?
fixer des objectifs précis, des échéances, allouer des moyens (l’opération doit être renouvelée périodiquement si l’on veut que l’ensemble documentaire ait une signification) ;
former à cette collecte d’archives, établir les modèles de fiches écrites qui doivent accompagner les films73 ;
les faire accepter par l’institution (ce qui n’est pas évident) : il faut sensibiliser – mais comment ? – à l’effort de mémoire, rappeler la nécessité de sauvegarder la mémoire74 ;
prévoir les conditions de catalogage, de stockage, de consultation (quel inventaire publiera-t-on ?) ;
faire un effort de doctrine (c’est une innovation : faut-il la réaliser ailleurs ? A quelles conditions ? On a acquis un savoir-faire, comment le transmettre ? Quels débats de doctrine faut-il mener ?) ;
lancer des travaux expérimentaux sur ces archives filmées (il s’agit, en fait, d’opérations à renouveler tous les 5 ans pour saisir les glissements, les mutations75, l’historien a besoin d’un recul, il doit comparer : les travaux sérieux ne peuvent avoir lieu que dans 10 ans.) ;
examiner les retombées en termes d’information (communication interne, image scientifique, image extérieure) ;
évaluer l’opération (qu’est-ce qui n’a pas marché ? Aurait-on pu mieux faire ? Le coût de la 2e opération, dans 5 ans, pourra-t-il être réduit ? etc.).
56On voit la souplesse – et les exigences – de cette méthode, la multiplicité des questions posées : mais c’est précisément l’intérêt de telles opérations76 ; encore faut-il que, dans le cas précis, on soit assuré de pouvoir continuer dans les cinq ans : il faut une garantie de bonne fin.
57Nous n’avons donné qu’un exemple77, mais en fait tous les segments d’un « système de recherche » obéissent à cette logique. Nous avons souligné les avantages de cette méthode d’ingénierie historique, mais l’histoire de la bureaucratie, actuellement trop délaissée, ne peut se développer que si on utilise de tels moyens d’action, que si l’on raisonne en termes d’investissement, que si l’on se préoccupe de l’historien de 2050 – sinon les produits risquent d’être médiocres (il y a quelques exemples récents).
58Mais on ne peut sous-estimer les difficultés que l’on rencontre dans ces mécanismes d’optimisation.
59Première difficulté : il faut trouver des hommes ou des femmes capables de piloter de tels systèmes, de les mener à bien, ce qui suppose un sens aigu de l’écoulement du temps, des glissements temporels, beaucoup de ténacité, de la diplomatie (ce sont des opérations où l’on se heurte à l’indifférence ou à l’hostilité du milieu bureaucratique, on perd souvent courage), le sens de la bonne gestion, de l’autorité personnelle, une forte capacité doctrinale, de l’imagination, des talents de « communiquant » : ce qui donne un ensemble de qualités assez rares chez les historiens.
60Deuxième difficulté : le vieillissement du système de recherche, soit vieillissement des hypothèses (c’est chose fréquente, si l’on ne fait pas les révisions d’objectifs nécessaires : ce qui était « innovant » à t ne l’est plus à t + 2, t + n, et il y a des effets de dominos)78, soit vieillissement des chercheurs, des équipes (il faut nécessairement un renouvellement), soit vieillissement du système de commandement, qui devient routinier : mais ce sont là des problèmes que l’on rencontre dans tout système de recherche.
61Troisième difficulté : la stratégie d’innovation peut n’être pas comprise et susciter des réactions hostiles :
soit de la part de certains administrateurs, qui préfèrent nettement une histoire hagiographique, qui dissimule habilement les défaillances, une histoire épurée, aseptisée, qui oublie de poser « les vrais problèmes » (l’historien qui fera l’histoire de l’esprit de corps devra être très diplomate) ;
soit de certains universitaires, qui sont habitués à une histoire lisse, banalisée, résumée, mécanisée, « qui explique tout », qui raisonne en termes de « causes » et « conséquences », et cherchent à éviter toute question gênante : trop souvent ils n’ont aucune expérience de la vie, aucune idée de ce qu’est la vie de bureau, et ils ne raisonnent qu’au travers du prisme universitaire79.
62Mais ces réactions hostiles peuvent être surmontées par un effort d’explication, de communication : c’est souvent un effet de génération, et on voit de plus en plus apparaître chez certains responsables une véritable demande d’histoire « impartiale ». Mais quand l’historien traitera des bureaucraties secondaires ou tertiaires, il risquera de provoquer quelques tensions.
V. L’efficacité de l’histoire de la bureaucratie
63L’image d’une histoire « efficace » relève de la rêverie : et le mot lui-même entraîne beaucoup de confusions. L’efficacité, c’est à la fois la fécondité pour les travaux futurs, la capacité de pénétrer plus avant dans la réalité, de bien expliquer ce qui se passe sous nos yeux, la fiabilité, la pertinence : c’est aussi ce qui s’oppose à la médiocrité. On peut bien voir ce qu’implique pour l’histoire de la bureaucratie cette exigence d’efficacité.
Cette histoire doit être acceptée par les anciens, elle doit être cohérente avec la pratique : le travail ne doit pas être « en l’air », il ne doit pas faire sourire le bureaucrate de métier80.
Elle doit montrer ce qui est important, ou qui sera important81 : on ne doit, en principe, traiter que de choses importantes.
Elle doit reposer sur des documents oubliés, méconnus ou ignorés, apporter des choses neuves ; c’est une histoire à fort taux d’innovation (dans un jury de thèse on dit au candidat : « Vous n’apportez rien de neuf »)82.
Elle doit être gérée prudemment, intelligemment, c’est-à-dire qu’on ne doit présenter comme définitif que ce qui est prouvé, qu’on ne doit pas utiliser un vocabulaire ésotérique, qu’on ne doit pas plaquer des schémas idéologiques sur la réalité, faire de l’histoire dogmatique, ou doctrinaire, qu’on doit observer certaines règles d’honnêteté, d’érudition et d’impartialité.
C’est une histoire qui doit être rigoureuse83 : elle doit être réfléchie (on ne peut soutenir n’importe quelle « théorie »), éviter le bavardage (ce n’est pas un « essai sur... »), la rhétorique, le journalisme, les équivoques ; or cette exigence de rigueur n’est pas toujours respectée.
64Cohérence, importance, innovation, prudence, rigueur : on voit les critères d’efficacité qu’on impose à tout travail d’histoire de la bureaucratie84, mais ces exigences – pourtant fort ordinaires en histoire – soulèvent quelques difficultés qu’on ne peut méconnaître :
65Première difficulté : au départ de cette histoire, on doit éviter les synthèses, les grandes vues d’ensemble, les « fresques » : on ne peut guère offrir que des fragments, il faut limiter ses visées, utiliser la méthode monographique nécessaire pour établir des bases sérieuses ; cela peut laisser insatisfait le chercheur, qui rêve de grandes explications doctrinales, de belles théories sociologiques ou politiques, mais c’est là une illusion fréquente, trop fréquente dans la discipline.
66Deuxième difficulté : on ne peut répéter un modèle, on n’a pas de précédents, d’exemples85 : on doit inventer son chemin, procéder à des explorations sans avoir de méthodes certaines ; il faut donc être assuré de soi, bien monter son coup, on fait de l’histoire en quelque sorte expérimentale (par exemple quand on fait l’histoire d’une grande décision ou que l’on cherche à saisir l’esprit de corps)86 : c’est une histoire qui repose moins sur l’accumulation de fiches que sur l’intuition, l’habileté à comprendre par le dedans (« il n’y a pas d’histoire sinon par le dedans », disait Bergson), à voir ce qu’on ne voit point (« l’invisible quotidien »)87 : on comprend que cette histoire paraisse difficile, trop difficile même.
67Troisième difficulté : pour être bien faite, cette histoire exige non seulement des connaissances, mais de la curiosité, de la ténacité, de la flexibilité d’esprit, des qualités de finesse, de la prudence : on ne lit pas un dossier de personnel de préfet sans quelque circonspection, il faut s’y prendre à plusieurs fois pour le bien comprendre88, se méfier de ses premières « impressions », et on doit – quand on aborde la période récente – être capable d’interroger intelligemment les « anciens », les responsables (pour faire l’histoire d’une direction, on devrait tout savoir sur tout le monde – ce qui est impossible)89 : or ces qualités de pénétration, d’adaptation, de flexibilité ne sont pas données à tous.
68On saisit la complexité de la tâche – et aussi la difficulté déjuger de la valeur des travaux : or l’histoire de la bureaucratie doit être soumise à évaluation, à contrôle. Évaluer est une nécessité dès qu’on utilise les méthodes d’ingénierie90, qu’on conduit des entreprises de recherche qui peuvent avoir une durée de 15, 20 ans. Certes évaluer est, en histoire, un métier traditionnel, c’est ce que font les jurys de thèse, mais c’est chose nouvelle quand on l’applique à un système de recherche complexe91 : ce qui importe, c’est de discriminer le bon, l’insuffisant, le médiocre, de montrer ce qui est important, peut servir d’exemplum, d’indiquer ce qui apporte quelque chose de neuf et peut être prolongé, ce qui aura une durée de vie longue92. Or en histoire de la bureaucratie, il est nécessaire d’être très prudent dans de telles évaluations ; en fait, on cherche à évaluer à longue échéance : qu’est-ce qui sera important dans 20 ans ou 50 ans93 ? Ce qui ressort de telles évaluations, c’est la médiocrité de certains « produits » (ou leur inadaptation) due à des erreurs, des lacunes, des défaillances ; il est facile d’en donner quelques exemples habituels (ce sont les reproches que l’on entend dans les jurys de thèse)94 :
l’excès de doctrine, la construction arbitraire ;
l’insuffisance des recherches, la méconnaissance des sources ;
la carence de la réflexion sur les objectifs (« vous n’avez pas vu ce qu’il était important de traiter ») ;
l’insuffisance des méthodes de travail, les défauts de présentation, l’absence de prudence, de finesse dans la lecture des documents ;
l’oubli du rôle des personnalités, une conception trop mécanique, trop lisse de l’histoire ;
l’oubli de la psychologie du bureaucrate, des traditions, de la coutume, de l’esprit de corps, des méthodes de raisonnement et des passions bureaucratiques.
69Une évaluation de l’efficacité conduit à montrer de tels défauts, qui nécessairement limitent la durée de vie du produit, qui gêne le développement de la recherche : l’histoire biaisée, l’histoire dogmatique, à modèle, à prétentions scientifiques ou sociologique, ou l’histoire « politisée » sont choses fréquentes, très fréquentes, tant l’histoire de la bureaucratie est encore incertaine de ses objectifs et de ses méthodes. Il convient d’avoir une conception modeste de l’histoire de la bureaucratie95 : répétons-le, elle n’enseigne pas, elle ne peut donner de leçons, elle montre seulement ce qui est important, elle décrit, analyse, éclaire, elle met en doute les belles certitudes, elle restitue une mémoire nécessairement imparfaite : c’est par là qu’elle est efficace. Elle peut montrer des enchaînements, des permanences des mentalités, elle permet de mieux saisir le rôle des personnalités, le jeu des ambitions, la défense des intérêts corporatifs96 : mais elle ne peut que décrire, elle n’explique pas97. Notre conception est volontairement limitée : peut-être, quand la discipline aura des méthodes plus assurées, une doctrine plus ferme, pourra-t-on – avec prudence – être plus ambitieux98, mais il y faut au moins deux générations.
VI. Conséquences
70Il faut chercher à donner des bases plus assurées à cette discipline en tâchant de raisonner à 50 ans – ce qui suppose des investissements lourds : c’est une discipline en pleine mutation, mais on doit être prudent dans la réflexion. Cherchons à tirer les conséquences des analyses de la demande, de l’ingénierie et de l’efficacité.
71Première conséquence : quelle dose de risque faut-il prendre en définissant le champ de recherche, en établissant dans le détail ces explorations ? L’historien, on le sait, n’aime pas le risque par tempérament, mais ici il est soumis à un taux de risque élevé, anormal (car on peut faire des produits médiocres, qui suscitent les railleries des administrateurs de métier)99 : en particulier, choisir un sujet suppose – le plus souvent – des connaissances précises, parfois techniques, des instruments coûteux en temps (par exemple la collecte d’archives orales) ; c’est une opération délicate (on ne peut décider de faire de l’histoire de la fiscalité au xxe siècle sans chercher à acquérir, au préalable, des connaissances en ce domaine), mais le grand avantage est que tous les domaines de recherche sont vierges (les travaux antérieurs à 1960-1970 nécessitent des révisions sérieuses, ils sont le plus souvent peu utilisables).
72Deuxième conséquence : cette histoire suppose, sinon des travaux d’équipe (ce qui, dans le monde universitaire, n’est guère facile)100, au moins des coordinations, des objectifs de recherche communs, la mise au point de méthodes fines d’analyse ; ces formules ne sont pas encore bien acceptées, elles sont pratiquées seulement par les Comités d’histoire de ministères ou d’institutions, qui cherchent notamment à remédier à l’isolement des chercheurs, à leur insuffler un esprit commun : mais, à l’évidence, les principes et les méthodes de coordination scientifique sont encore à mettre au point, notamment pour la formation spéciale des chercheurs et la circulation de l’information101.
73Troisième conséquence : il est nécessaire d’utiliser des méthodes particulières pour développer la discipline : publication de documents, de recueils de documents, de notes de méthodes, d’états de source, édition de monographies, de thèses, l’histoire est nécessairement accumulation. Mais il faut également chercher à accréditer ce type d’histoire (qui suscite beaucoup de résistances), faire sauter la barrière d’indifférence, sensibiliser de façon large le public historien (« la communauté scientifique »), mais aussi les administrateurs, les donneurs d’ordre, le grand public, le public « corporatif », ce qui relève proprement des méthodes de communication ; il faut précéder la demande dans le secteur étudié, chercher à la susciter, à la former et à l’informer : mais raisonner en termes d’offre, de demande, de communication n’est pas une tâche aisée, on ne sait pas toujours raisonner intelligemment sur 10 ou 15 ans102, on veut des résultats à brève échéance – ce qui souvent est un contresens et ruine les entreprises les mieux conçues.
74Quatrième conséquence : c’est, répétons-le, une discipline à fort taux d’innovation : encore faut-il se donner les moyens de favoriser habilement l’innovation et observer quelques règles d’action :
éviter l’empilement de travaux « à l’identique » ;
diffuser largement les innovations méthodologiques et le savoir-faire correspondant ;
élargir le vivier des chercheurs en formant à l’histoire les anciens qui ont une expérience, un savoir technique irremplaçables, en déparisianisant la recherche (l’étude des bureaucraties secondaires, ou tertiaires suppose précisément une délocalisation de la recherche)103 ;
former les chercheurs et les responsables à l’innovation, ou du moins les sensibiliser, les habituer à voir ce qui est important, à raisonner à 30-50 ans, à établir des programmes d’action à moyen terme, ou à l’horizon 2050, ce qui a nécessairement des répercussions sur l’orientation aujourd’hui des travaux (par exemple pour l’établissement d’instruments de travail, la publication systématique de documents ou d’écrits de doctrine). Voir à 2050 oblige à raisonner autrement.
75Cinquième conséquence : il faut nécessairement décloisonner la discipline, établir des passerelles, des connexions, des croisements avec les autres disciplines conjointes qui s’intéressent (ou devraient s’intéresser) à la bureaucratie. La confrontation de méthodes peut être féconde si l’on prend quelques précautions, si l’on précise les principes et si l’on évite les effets de domination (certaines disciplines ont traditionnellement des visées impérialistes)104. En particulier, il faut définir les liens avec la science administrative qui a pour objet précisément d’établir une théorie de la bureaucratie, qui a des questionnaires conjoints ratione materiae (par exemple pour l’analyse de décision)105, avec la sociologie administrative (qui souvent excite la défiance de l’historien en raison de son esprit dogmatique, de ses explications trop simplistes, de ses systèmes de « modélisation », et qui n’est pas toujours prise au sérieux par les administrateurs), avec l’histoire de l’économie (qui s’est toujours, on ne sait pourquoi, trop peu intéressée à l’histoire de la bureaucratie économique), avec l’histoire des méthodes de contrôle de l’État (qui a besoin, à l’évidence, d’une bonne histoire de la bureaucratie), avec l’histoire sociale (qui s’intéresse trop peu à l’histoire du groupe des fonctionnaires, à son influence sur le corps social, à son rôle dans les mouvements sociaux), avec l’histoire des normes juridiques, du droit administratif (l’histoire de la bureaucratie n’a pas les mêmes fondements), avec l’histoire juridique des institutions (qui ne traite souvent que des mutations apparentes)106. L’historien de la bureaucratie doit tirer tout ce qu’il peut des méthodes, des règles d’action de ces disciplines connexes (chacune a son savoir-faire et ses petits secrets)107, et toutes les hypothèses sont bonnes à saisir pour élargir le questionnaire108 : mais il est nécessaire d’affirmer l’autonomie de l’histoire de la bureaucratie, qui a ses principes et son domaine propres109.
76Sixième conséquence : cette histoire doit s’intéresser aux sources dont elle dispose (ou disposera en 2050) : or les investissements intellectuels n’ont pas encore été faits en ce domaine, les méthodes de tri des archives oublient souvent qu’on peut faire d’un document deux lectures, l’une pour l’histoire du secteur, de l’institution, l’autre pour l’histoire des méthodes bureaucratiques de raisonnement ou d’action : ce problème de la multiplicité des lectures – qui devrait imposer une grande prudence dans les triages, éliminations ou destructions (on risque de détruire ce qui est le plus significatif, le plus important) – n’est pas encore bien réglé, faute de réflexion d’ensemble en liaison avec les historiens de la bureaucratie. D’autre part ceux-ci n’ont pas encore réfléchi sérieusement à la protection des sources qui leur sont nécessaires (ou seront nécessaires aux historiens de 2050-2080) ; par exemple la destruction des dossiers de petits fonctionnaires risque d’être fâcheuse pour l’histoire de la bureaucratie féminine110. Il faudrait faire une évaluation critique des sources écrites, et de leur probabilité de destruction (on ne sait trop comment optimiser la collecte des archives)111. Mais il est certain que la sauvegarde intelligente des archives est une priorité pour ménager les intérêts de l’historien futur112, et la création d’archives comme les archives orales, ou les archives filmées113 , est faite précisément dans l’intérêt de l’historien de 2050 ou 2080 : c’est là où les efforts de réflexion prospective devraient être les plus rentables (mais les résistances des responsables des archives sont considérables, car ils n’ont pas toujours en ce domaine de doctrine assurée, et paraissent parfois peu se soucier de ménager les intérêts de l’historien de 2050)114.
77Septième conséquence : si l’on veut optimiser le système « histoire de la bureaucratie », il faut opérer des révisions périodiques, évaluer les « produits », l’incidence des mutations en cours (par exemple, quelles sont les conséquences pour cette discipline de la collecte de récits de vie ?115), chercher à deviner les évolutions des demandes (publique, sociale, corporative, technique), à saisir les changements de l’offre, à éviter l’abaissement du niveau scientifique (menace permanente) : il faudrait, à intervalles réguliers, procéder à des évaluations du système.
78L’histoire de la bureaucratie est une histoire fragile, qui a des liens complexes avec le corps social et ses transformations (la bureaucratie est aujourd’hui vivement contestée, comme après 1968) : mais c’est une histoire exploratoire, une histoire fortement technique, qui exige du sérieux, des connaissances (on doit décoder les documents, s’intéresser au fond des affaires, interpréter avec une grande prudence), une histoire qui donne à réfléchir, qui doit inciter à un effort de doctrine, porter attention à ses méthodes, à ses innovations ; mais elle suppose que l’historien comprenne bien les objectifs poursuivis et leurs limites ; cette histoire ne prétend pas expliquer la société ou la bureaucratie, ni intervenir dans le « changement social », elle a des visées très limitées, elle doit seulement permettre de comprendre ce qui se passe sous nos yeux116.
VII. Règles de bon usage
79On voit bien le privilège – considérable – de l’historien de la bureaucratie : il a la liberté d’innover, il est le premier (le plus souvent) à défricher un sujet, à faire l’histoire de tel corps, de telle technique, de tel système : ce qui suppose un certain esprit d’aventure, le goût d’entreprendre, du courage, de la ténacité – mais aussi beaucoup de prudence et d’habileté. Et l’histoire de la bureaucratie est aussi une histoire qui fait rêver, où l’on peut aller très loin s’il n’y a pas censure (par exemple quand on entreprend l’histoire de conflits de services ou l’histoire « ethnographique » d’une maison).
80Essayons de donner quelques règles d’action117.
81Première règle : il faut gérer une recherche longue, sur 20-30 ans, c’est-à-dire constituer un capital de savoir et d’expérience, qui permette une connaissance en profondeur de la matière, une optimisation du jeu118.
82Deuxième règle : il faut avoir des connaissances sur le secteur étudié, un savoir juridique et technique (il est dangereux d’étudier le corps des Ponts et Chaussées en n’ayant pas idée de la complexité du métier et en ignorant certaines règles administratives ou techniques « non écrites »)119.
83Si on n’a pas ce savoir, il faut avoir un consultant, un expert du métier, avec lequel on établit des liens étroits, durables, et on doit même, si possible, feuilleter la mémoire des anciens de la maison, se mettre à leur école120.
84Troisième règle : il faut appliquer les règles d’érudition les plus strictes, ne rien affirmer sans documents, s’appuyer sur des méthodes « positives »121, chercher à publier systématiquement des documents (comment pourrait-on résumer un rapport de 30 pages du Conseil d’État ?)122 : publier le beau document, le rapport inconnu, la note confidentielle, c’est une nécessité de l’histoire bureaucratique
85Quatrième règle : on doit faire effort de doctrine, car on est aux débuts d’une discipline, ce qui est une chance considérable : il faut chercher à transmettre aux successeurs123, et bien comprendre qu’on doit tenir les deux bouts de la chaîne : l’érudition, la monographie et l’interprétation, la doctrine – mais cela suppose beaucoup de méthode, de circonspection, on doit faire attention à ce que l’on écrit124, et il faut bien saisir les limites de nos connaissances : comment suis-je parvenu à tel type de savoir ? et quelles sont ses limites ? Celui qui travaille sur les dossiers personnels de sous-préfets et de préfets doit savoir que ses dossiers ne disent pas tout, loin de là, et sont souvent très biaisés
86Cinquième règle : on doit gérer méthodiquement son système de recherche, opérer des révisions tous les trois ou quatre ans, afin d’éviter le vieillissement du questionnaire, ou des hypothèses de travail : être vigilant est une nécessité du métier, on doit même surveiller ce que les autres font dans la discipline ou la sous-discipline125.
87Sixième règle : on doit éviter une spécialisation trop étroite, dans une discipline neuve c’est toujours dangereux, on doit même flâner, vagabonder, ne pas se limiter à un siècle126 ; n’oublions pas qu’un fonctionnaire exerce son métier 40, 45 ans, parfois plus, et qu’il a été initié à 20 ans aux coutumes du métier par des gens de 60 ou 65 ans, formés eux-mêmes 40 ans auparavant : c’est ainsi que se transmettent les traditions de génération en génération...
88Septième règle : on doit se méfier de tout système, de tout modèle, de toute doctrine empruntée maladroitement aux sciences politiques ou à la sociologie ; rien n’est plus dangereux que ces influences extérieures, qui parfois faussent le jugement, biaisent l’érudition, altèrent les résultats d’une recherche ; quand on entreprend une étude, on ne doit avoir aucune idée a priori, et il importe de maintenir certaines règles d’impartialité et d’honnêteté intellectuelles ; à l’évidence une des raisons du retard de l’histoire de la bureaucratie tient au poids excessif de l’histoire idéologique.
89Huitième règle : on ne doit pas s’inféoder, chasser en bande : il faut protéger son indépendance de pensée, éviter les pièges et les « bavardages » imposés par les groupes et chapelles, les fausses certitudes d’une vision politique ou « politisée » de l’histoire : le dogmatisme, quel qu’il soit, est toujours dangereux pour la durée de vie des travaux127.
90L’histoire de la bureaucratie exige une discipline de pensée assez stricte, on doit être en défiance de soi-même : on ne saurait croire qu’on a trouvé la bonne méthode d’analyse128, établi le bon questionnaire et au cours d’une recherche on devrait se poser, à intervalles réguliers, ces questions importantes, auxquelles il est souvent difficile de répondre honnêtement :
91– Ai-je bien compris ce qu’était l’histoire de la bureaucratie (ou plutôt de telle bureaucratie) et ses règles du jeu ? Ai-je trouvé quelque chose de neuf, d’important ?
92– Ai-je bien fait l’effort nécessaire pour lire les documents, les relire ? Ai-je bien réfléchi aux différentes lectures possibles de tel rapport ? Ai-je bien compris les raisonnements du rédacteur, ses raisons profondes ? La méthode qui sous-tend la rédaction ? Ai-je saisi en quoi cette méthode était proche (ou non) des méthodes d’aujourd’hui ?
93– Quel est le jeu souterrain, par en dessous dans ce système, cette institution ?
94– Ai-je bien saisi la chaîne des événements, des desseins, des projets ? Quels maillons me manque-t-il ?
95– Ai-je bien vu le rôle des personnalités, le jeu des acteurs ?
96– Suis-je bien sûr de ce que j’avance ?
97– Qu’ai-je négligé d’important ?
98On voit l’importance d’un tel questionnaire, et la nécessité d’être très prudent dans le faire et le conclure129. Il est toujours dangereux de surestimer la valeur, la signification de ses travaux130, de généraliser imprudemment : un historien de la bureaucratie doit nécessairement s’en tenir à des conclusions provisoires, éviter les synthèses brillantes., les belles certitudes, bien définir les limites des recherches qu’il entreprend131 ; l’expérience de l’administration active montre qu’il est très difficile de savoir exactement ce qui s’est passé, par exemple pour une nomination un peu difficile de directeur ou pour une « révocation ». Quand on fait l’histoire d’un système, d’un corps, d’une réforme, on ne saisit jamais qu’une partie des choses, et souvent très mineure ; les archives orales collectées auprès de hauts fonctionnaires132 soulignent bien que les lacunes de nos connaissances sont très grandes : comment analyser, comprendre le jeu d’un contre-pouvoir ?133
99On voit la nécessité d’observer certaines règles du métier : on peut, certes, s’en affranchir, par exemple en faisant de l’histoire idéologique, « politisée », mais on prend des risques certains, et l’obsolescence frappe rapidement ce type de travaux ; c’est une histoire où il faut bien mesurer ses forces, et savoir réfléchir intelligemment avant de commencer la moindre recherche : c’est ce qui explique sans doute la rareté des bons travaux.
VIII. Prospective
100Comment faire la prospective d’une histoire à peine constituée, incertaine – ô combien – de ses méthodes, de ses objectifs134 ? La difficulté est grande, on doit être prudent dans les évaluations. L’histoire de la bureaucratie n’est pas bien vue135, elle est dans une situation très minoritaire, probablement parce qu’elle est une histoire carrefour, interdisciplinaire par construction, et qu’elle s’oppose aux constructions globales de l’histoire politique ou de la sociologie politique, à une conception « déterministe », mécaniciste, de l’histoire et de la société : cette situation durera-t-elle ? On ne le sait pas, les mutations récentes ne sont pas achevées136. On peut cependant tenter d’avancer quelques hypothèses.
101On saisit bien les facteurs d’expansion de la discipline.
102Premier facteur : il y a une demande publique croissante, la bureaucratie est omniprésente, elle pèse sur toute la société : il est nécessaire de développer une connaissance intime, par le dedans, de l’histoire de cette bureaucratie, de sa genèse, de sa volonté de puissance, de son esprit de corps, pour comprendre le présent. Et le poids croissant des bureaucraties secondaires ou autonomes (bureaucraties locales, bureaucraties d’associations culturelles ou sociales) oblige à étendre le champ d’investigation de l’historien : c’est l’ensemble de la bureaucratie, et non seulement la bureaucratie régalienne, que l’on doit étudier137.
103Deuxième facteur : on a multiplié les tentatives pour développer l’histoire des ministères en créant des Comités d’histoire, nous l’avons vu, en utilisant intelligemment des techniques d’ingénierie ; cet effort devrait se poursuivre dans les vingt prochaines années, on devrait notamment :
former habilement des fonctionnaires expérimentés, des anciens, aux techniques de l’histoire, ce qui créerait un vivier nouveau de chercheurs ;
développer la mémoire des ministères sous toutes ses formes ;
accorder des subventions aux Universités, avec des objectifs précis : par exemple faire l’histoire des services fiscaux dans un département, ou l’histoire des bureaux de la préfecture depuis 1830138 ;
utiliser des techniques nouvelles, dont on mesure mal encore les conséquences sur les principes de la science administrative et de l’histoire de la bureaucratie : les archives orales (qui n’ont pas encore été utilisées par les spécialistes de la science administrative), les récits de vie, et peut-être y aura-t-il d’ici 2050 d’autres méthodes ou techniques dont nous n’avons aucune idée.
104Troisième facteur : nous avons déjà souligné les insuffisances et incertitudes doctrinales : mais peut-être avec la multiplication des travaux, le lancement des recherches sur les méthodes, le développement de l’enseignement139 y aura-t-il d’ici 2050 quelques améliorations (c’est à l’échelle 2050 qu’il convient de raisonner)140. Certes, le développement de la discipline se heurte à de nombreuses résistances, notamment dans les Facultés des lettres, où l’on ne comprend pas toujours l’intérêt d’une histoire des mécanismes de décision, ou des techniques juridiques de la bureaucratie, mais il est possible que ces résistances s’affaiblissent avec le temps (c’est sans doute affaire de générations – mais nous en doutons). Et il faut faire la part du rôle des personnalités créatrices, des « leaders », qui apparaîtront sans doute d’ici 2050 : une discipline, qu’on le veuille ou non, se développe par les personnalités capables d’innover, et l’historien de la bureaucratie, qui aura quelque génie, est peut-être encore à naître.
105L’histoire de la bureaucratie est une discipline qui exige quelque expérience de la vie, quelques connaissances techniques : mais c’est aussi une histoire génétique, qui a pour elle un taux d’innovation élevé, et qui devrait attirer de bons sujets : tout le problème est de savoir les bien former.
106En sens inverse, on peut relever d’autres facteurs qui limitent la croissance de la discipline.
107Première limite : il y a des résistances à l’intérieur même de la bureaucratie, elle n’aime guère son histoire141, qui est toujours par quelque côté gênante, et même subversive (elle montre que la bureaucratie a ses propres buts, qu’elle n’est pas toujours fidèle à son mandat, qu’elle commet des erreurs, que ses divisions coûtent cher au corps social) : si bien qu’on ne sait trop si la bureaucratie ne freinera pas le développement de son histoire (les politiques, eux, n’aiment guère qu’on rappelle le poids de la bureaucratie qu’ils sont censés contrôler – ce qu’ils ne font pas)142 .
108Deuxième limite : c’est une histoire difficile, technique, qui, répétons-le, exige un certain savoir : ce qui explique les réticences, les réserves de certains universitaires, qui ont quelque mal à maîtriser ce savoir, et les étudiants sont souvent ou désorientés, ou mal conseillés, ou découragés volontairement. Cette situation ne devrait s’améliorer qu’à moyen terme, d’autant que l’hostilité doctrinale est toujours forte chez certains historiens ou de formation marxiste, ou qui ne croient qu’à l’histoire économique, politique ou sociale143 : l’histoire de la bureaucratie montre à nu les limites de leurs certitudes, ils n’arrivent pas à la faire entrer dans leurs « modèles ». À quoi il faut ajouter l’importance des destructions d’archives (qui devraient se multiplier, sous de multiples prétextes, notamment le manque de moyens matériels), la difficulté d’accès aux archives récentes (notamment pour les dossiers personnels) et les incertitudes de méthode (c’est une histoire qui exige beaucoup d’efforts de l’historien, les investissements intellectuels n’ont pas encore été faits)144.
109On a donc de bonnes raisons d’être sceptique sur la croissance de la discipline, sauf si certains obstacles sont levés, si l’on cherche à faire les efforts d’ingénierie nécessaires, à construire – avec prudence – une doctrine de cette histoire-carrefour, à bien expliquer en quoi elle est utile pour comprendre notre présent (et notre avenir) : assurément il est absurde de parler de réforme de l’administration (ou de l’État) sans avoir quelques connaissances historiques sur la capacité de résistance de la bureaucratie, son opacité, ses modes d’opposition « en sous-main »145, ou de vouloir refondre l’enseignement de l’ENA sans connaître les compromis des années 1936-1950. Mais ce sont là des évidences, dont il vaut mieux sans doute ne pas parler : car elles gênent les décideurs, les « politiques ». Quel sera l’état de la discipline en 2050 ? Personne ne peut le dire, mais la demande publique et sociale est certaine, et plus on va, plus elle devrait croître devant les incertitudes de l’avenir146 : la bureaucratie a grand besoin de renforcer son image, de montrer son passé qui lui donne sa légitimité.
Conclusion.
110De ces brèves observations, quelles conclusions peut-on tirer (à titre provisoire) ?
111Première leçon : si l’on avait une bonne théorie de la bureaucratie, et de la psychologie bureaucratique, on pourrait sans doute aller plus loin dans l’exploration du passé : or on constate aujourd’hui une insuffisance de la réflexion doctrinale sur la bureaucratie d’Etat et les bureaucraties secondaires147 ; c’est là une grande faiblesse, alors même que l’historien de la bureaucratie pourrait apporter beaucoup de matériaux à une théorie de la bureaucratie.
112Deuxième leçon : c’est une histoire où il faut aller lentement, patiemment, s’assurer d’abord de bases solides, faire les investissements préalables nécessaires, créer les sources là où l’on n’a rien : on a trop tendance à se presser, à ne pas réfléchir avant de commencer la recherche, à ne pas prendre le temps d’avoir en mains de bons outils d’analyse. Il y a sans doute – mais faut-il le dire ? – une bonne et une mauvaise histoire de la bureaucratie, et l’on ne peut que souligner les faiblesses de certaines histoires ou résumées ou trop descriptives ou voulant « tout expliquer » ou oubliant le rôle des hommes ou trop « contaminées » par la sociologie148 : or la mauvaise histoire discrédite la discipline aux yeux des administrateurs.
113Troisième leçon : on ne sait trop ce que pourrait donner une bonne histoire de la bureaucratie, il y a une grande marge d’incertitude, on peut en rêver : en principe elle devrait être quelque peu différente de celle qu’on connaît jusqu’à présent, ou du moins elle devrait chercher à explorer, à appréhender des choses différentes ; l’histoire de la bureaucratie doit faire réfléchir aux limites de la connaissance historique, nous inciter à quelque humilité (l’expérience de la bureaucratie active incite à beaucoup de prudence). Pour le moment c’est en quelque sorte une histoire expérimentale, nécessairement lacunaire, imparfaite.
114Quatrième leçon : cette histoire, répétons-le, exige beaucoup de l’historien, elle suppose beaucoup de qualités, de savoir, de travail, de zèle, et il importe de l’aider, de faciliter sa tâche, d’économiser son temps, de guider des travaux : c’est le rôle des Comités d’histoire, mais ils n’ont pas encore entrepris l’effort de doctrine nécessaire sur les objectifs, les principes, les méthodes de l’histoire de la bureaucratie – par timidité ou par prudence, mais cette réflexion en amont de la recherche devient urgente.
Notes de bas de page
1 Le jeune historien se détourne de l’érudition et cherche à se rattacher à Weber, ou à Bourdieu, ce qui provoque nécessairement quelques déceptions et quelques désordres ; il croit naïvement qu’il peut négliger le rôle des hommes. Sur ces confusions, cf. Nicolas Grandguillaume, Théorie générale de la bureaucratie, Economica, 1996.
2 Qu’est-ce que l’expérience d’un bureaucrate ? C’est un beau sujet de méditation pour l’historien. C’est un mélange d’impressions, de rêveries, de traditions, de coutumes, de réflexions personnelles, de scepticisme, de réflexes de prudence, et de croyances naïves. L’expérience de l’historien est assez proche au fond de celle du bureaucrate : mais sa faiblesse est de croire qu’on peut expliquer les choses, de n’être pas assez sceptique.
3 Comment joindre théorie et expérience ? Comment interpréter l’expérience du bureaucrate ? L’histoire de la bureaucratie bute sur l’absence d’expérience de la vie chez le jeune historien.
4 Nous excluons tout ce qui est bureaucratie d’entreprise, à la différence de Crozier et des wébériens. Nous suivons les définitions de N. Grandguillaume, ouv. cité.
5 Ouv. cité. On emploie souvent les mots d’histoire administrative, d’histoire des institutions administratives, ou d’histoire de l’État. Mais en fait, ce qu’il y a par-dessous, c’est bien l’histoire des bureaucrates.
6 Le rapport public 1994 du Conseil d’État (1995) sur Service public, services publics : déclin ou renouveau constitue une excellente introduction à une théorie de la bureaucratie, compte tenu du flou de la notion de service public.
7 Il exclut, comme nous, tout ce qui est « bureaucratie » d’entreprises privées et d’entreprises multinationales : car le fondement même de la bureaucratie, c’est la durée, la certitude d’une duree longue (on est l’héritier d’une longue tradition, on sait qu’on aura des successeurs). Crozier méconnaît tout ce qui est durée, comme le souligne N. Grandguillaume (ouv. cité).
8 Et pour les périodes récentes il n’est pas accessible (par exemple pour les dossiers de directeurs, de préfets : on ne peut y avoir accès que 120 ans après la date de naissance, soit 50-55 ans après la mise à la retraite...).
9 Il a fallu attendre 1984 pour avoir un livre sur les syndicats de fonctionnaires, 1994, une étude sur les pensions de fonctionnaires et le livre de Lefas de 1913 sur L’État et les fonctionnaires n’est toujours pas remplacé...
10 Les chances d’innovation en ce domaine pour les années 1996-2016 sont très élevées, on le voit bien par l’expérience des années 1985-1990 avec le développement des Comités d’histoire des ministères (le bilan ne pourra en être fait que d’ici quelques années : pour un exemple des innovations que peut apporter un Comité, on se reportera à Florence Descamps. Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Rapport d’activité 1992-1993 et programme de travail 1993-1994, infra, p. 74-75).
11 Pourquoi l’histoire de la bureaucratie est-elle mal vue ? Pierre Rosanvallon constatait naguère le dédain des historiens pour cette discipline, et nous n’avons pas encore d’histoire de direction de ministère. L’histoire économique et sociale n’a pas encore – peut-être sous l’influence d’un marxisme diffus – pris en compte l’importance du fait bureaucratique, ce qui a paralysé la recherche de 1930 à 1980 : songeons que nous ne possédons pas encore une histoire sérieuse de l’Inspection des finances ou des régies financières. Sur les difficultés de l’histoire de la bureaucratie, on lira Jean Tulard, « Défense et illustration de l’histoire administrative », préface à G. Thuillier, La bureaucratie en France aux xixe et xxe siècles, 1987, p. V-XII, et « Pour une prospective de l’histoire administrative contemporaine », Mouvement social, octobre 1991, p. 71-83.
12 Cf. Jean Tulard et Guy Thuillier, La morale de l’historien, 1995.
13 Nous avons ainsi critiqué la notion de modèle dans « Remarques sur le modèle napoléonien d’administration », dans Les influences du modèle napoléonien d’administration sur l’organisation administrative des autres pays (I.I.S. A, Cahier d’histoire de l’administration, n° 6, 1995, p. 25-33) ; il faudrait aller plus loin et montrer le danger de l’utilisation des modèles dans une histoire aussi complexe que l’histoire d’une bureaucratie.
14 Il faut dire que les règles d’érudition sont compliquées quand on aborde la période récente, quand on peut faire l’histoire d’une direction non seulement avec les « chronos », les peluriers, mais aussi avec les souvenirs des acteurs, des archives orales : c’est là qu’il faut faire preuve d’esprit critique et d’habileté.
15 Pour bien comprendre un décret, il faudrait avoir les différentes moutures ou esquisses : or en général on ne possède rien.
16 Cf. Nicolas Grandguillaume, ouv. cité.
17 L’historien qui affirme sans montrer cette part d’incertain, finit par commettre – de bonne foi ? – des erreurs : même un dossier de personnel ne doit pas être cru aveuglément, il comporte beaucoup de trous, de pièces biaisées ou codées (les bureaux de personnel le savent bien).
18 Il n’y a pas de lois en histoire de la bureaucratie (pas plus qu’en histoire économique...).
19 La loi n’est pas appliquée à 100 km de Paris, raillait Balzac : les contrôleurs le savent bien.
20 Pour les archives orales, il faut pratiquer des recoupements, se méfier des discours tout prêts des administrateurs, et celui qui raconte qu’il a joué un grand rôle dans telle décision, n’y a peut-être eu aucune part (on ment sans mentir vraiment, on recompose le passé...).
21 L’histoire des cabinets ministériels est une histoire impossible (sauf à avoir des journaux intimes, et encore) : une grande partie de l’activité est orale (infra, p. 135).
22 C’est ce qui explique sans doute que nous ayons si peu de bons travaux.
23 Ou plus exactement la qualité du travail s’en ressent, on peut mal décoder les documents : pour bien comprendre un dossier de sous-préfet, ou de préfet de 1860 ou 1890, il faut avoir un certain savoir pratique que ne possède pas, en général, l’universitaire.
24 C’est un axiome qu’on oublie trop souvent.
25 C’est ce que l’on aimerait trouver aujourd’hui pour les années 1890 ou 1930.
26 Cf. « L’histoire impossible », Études et documents, t. IX, 1997, p. 561-568.
27 Sur la théorie de la demande en histoire, cf. « Réflexions sur la demande en histoire », Études et documents, t. II, 1990, p. 379-386.
28 Cf. Nicolas Grandguillaume, ouv. cité. Cette idée d’une bureaucratie neutre, obéissante, a été très longtemps celle des juristes de droit public et de droit administratif jusque dans les années 1960-1970 : la rupture serait intéressante à étudier.
29 Elle est souvent influencée par la sociologie politique – et les idéologies politiques ou partisanes (certains dans les années 1960-1970 ont mélangé les critiques du gaullisme et les critiques de la bureaucratie).
30 L’étude de l’histoire des bureaux de l’Instruction publique, de cette bureaucratie très particulière, aux règles du jeu mal connues (par exemple pour les conflits du cabinet et des directions avec l’Inspection générale) suppose qu’on possède une certaine expérience des bureaux du Ministère... On fait plus facilement l’histoire de la pédagogie, ou des enseignants, que de cette bureaucratie longtemps toute puissante (infra, p. 445).
31 Dans chaque ministère il y a des méthodes de décision, des modalités de gestion ou des techniques de travail, qui sont très diverses d’esprit et d’efficacité : on ne « gère » pas un artiste comme un agriculteur. Il n’y a pas une bureaucratie, mais de multiples bureaucraties : c’est une évidence qu’il faut rappeler à ceux qui croient aux modèles.
32 Infra, p. 545.
33 Sur la prospective de cette histoire, infra, p. 32.
34 Ainsi les « affaires » de corruption ont naturellement incité les historiens à examiner l’histoire de la corruption pour le passé (infra, p. 413), si bien que les documents et témoignages d’autrefois sur la corruption deviennent chose précieuse (pour un exemple vers 1935 à Toulon, Jacques de Fouchier, Le goût de l’improbable, 1984, p. 54-57).
35 Infra, p. 37. C’est à la suite de cet arbre de la demande que nous avons commencé nos recherches sur l’histoire des pensions de retraites, ayant constaté l’absence de toute étude sérieuse : le dénombrement faisait bien apparaître la lacune.
36 On trouvera, infra, p. 38-70, les développements pour chaque segment.
37 « La recherche en histoire des retraites », dans Les pensions de retraite des fonctionnaires au xixe siècle, 1994, p. 161-182.
38 Ainsi, pour les retraites, « Les sources d’une histoire des pensions civiles au xixe siècle », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 23, 1991, p. 29-36
39 Sur le « petit chef », cf. Nicolas Grandguillaume, ouv. cité, p. 99-102.
40 Infra, p. 461.
41 Il y a bien entendu des lacunes notamment pour l’histoire de l’imaginaire (cf. R. Catherine et G. Thuillier, L’être administratif et l’imaginaire, 1982), l’histoire de l’esprit de corps. Les souvenirs de Blanche Py (Blanche, mémoires d’une employée du Trésor public, 1995) montrent bien qu’on aurait tort de négliger l’image de soi du bureaucrate, quelle que soit sa place dans la hiérarchie : contrairement à ce qu’on croit, c’est sans doute l’histoire de la basse bureaucratie qui est la plus difficile à faire.
42 Sur le clandestin administratif, infra, p. 405.
43 Le problème est le même pour le bureaucrate qui « déraille », qui devient encombrant (cf. « Le fou dans l’administration », Revue administrative, 1995, p. 163-164) ; l’expérience montre que la chose laisse le moins de traces possible.
44 Ils n’ont pas le temps, pas le goût (le cas d’un Hervé Alphand est exceptionnel, et encore le journal a-t-il été vraisemblablement épuré et réécrit) ; rappelons que le journal de Combarieu, le secrétaire général de l’Elysée sous Loubet, n’a été publié que dans une version expurgée, résumée, aseptisée, et que le manuscrit des Archives nationales est une version réécrite par Combarieu lui-même (cf. « Le journal manuscrit de Combarieu », Revue administrative, 1988, p. 210-221). Mais peut-être retrouvera-t-on des journaux aussi complets que Verbatim.
45 La pauvreté des souvenirs publiés par les hauts fonctionnaires est souvent étonnante, surtout pour la partie où ils ont joué un rôle important : c’est un sujet qui mérite réflexion (en fait, parler de ces choses « coutumières » ne les intéresse pas, alors qu’ils ont un savoir-faire, parfois un art de manipuler, considérables).
46 Sur ces problèmes, cf. infra, p. 71.
47 On est souvent obligé de surprogrammer (c’est-à-dire de programmer à 125 % pour obtenir 80 ou 90 %) : on doit tenir compte des frottements, des hasards, des échecs.
48 L’histoire résumée, aseptisée, l’histoire « de manuel » a beaucoup de fermes partisans, on ne déteste pas l’histoire hagiographique pour le xxe siècle.
49 Sur les méthodes pour développer un secteur d’histoire de la bureaucratie, infra, p. 305.
50 Sur la difficulté de tels investissements et l’incertitude des formations, cf. « Qu’est-ce que former un historien ? », Revue administrative, 1996, p. 117-123.
51 Cela a été pratiqué récemment pour une étude sur les finances extérieures de la France (le chercheur a pu faire un stage fructueux à la Direction du Trésor) : cette innovation mérite d’être saluée.
52 C’est la méthode qui a été appliquée avec succès, pendant trois années, par M. Magnien à l’Association pour l’histoire de l’électricité.
53 Nous avons donné une esquisse rapide, « Les gestes des fonctionnaires des ministères », dans Bureaucratie et bureaucrates en France au xixe siècle, 1980, p. 539-564, qui peut servir d’orientation de recherches.
54 Cf. Florence Descamps, « Les archives orales du Comité pour l’histoire économique et financière (...) ou la fabrication d’une source », Études et documents, tome III, 1991, p. 511-538 ; Aude Terray, « Histoire d’une administration : deux formes de dialogue entre l’historien et le témoin : l’entretien archive orale et l’entretien complémentaire thématique », ibidem, tome VII, 1995, p. 501-509
55 Cf. « Aux sources de la mémoire du Trésor », introduction à Blanche Py, Blanche, Mémoires d’une employée du Trésor public, 1995, p. XIII-XXVI, et infra, p. 347.
56 Cf. infra, p. 571. Il faudrait rédiger une note de méthode pour apprendre en quelque sorte à rédiger des souvenirs utiles pour l’historien, et à durée de vie longue.
57 Cf. « L’histoire génétique », dans L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 713-721.
58 Ce sont des méthodes proches de celles de l’audit.
59 Le responsable d’un système de recherche doit être attentif au vieillissement des méthodes, il ne doit pas regarder en arrière, il doit chercher – à chaque recherche, ou à chaque palier de la recherche – à saisir et à développer l’innovation, quitte – faute de moyens suffisants – à freiner ou à arrêter les recherches utilisant des méthodes obsolètes ; on est contraint de faire des choix.
60 Sur la fonction de guet de l’historien, cf. « Le métier d’historien : le guetteur », Revue administrative, 1995, p. 655-660.
61 Cette méthode a été pratiquée en 1993-1994 par le Comité pour l’histoire économique et financière pour l’histoire de la Direction du Trésor, elle devrait être généralisée.
62 Cf. supra, note 55. C’est presque un cas d’école, puisque, contrairement à ce qu’on pensait au départ, des agents subalternes ont pris part au concours et que Blanche Py était un agent du cadre C (et Blanche a été vendu à plus de 3 000 exemplaires).
63 Nous sommes favorables au rattachement des Comités aux directions de la communication, car celles-ci sont plus habituées aux innovations, elles savent (en principe) analyser toute opération en termes de communication, elles sont sensibles aux sous-produits des « investissements intellectuels » (un travail d’érudition peut avoir aussi sa traduction « public interne » et sa traduction « grand public »). Sur ces problèmes de communication, infra, p. 89.
64 Il y a des retombées au profit du système de recherche et des chercheurs. Il nous faudrait une théorie de l’information dans ce domaine : car on voit bien les conséquences à terme d’une communication intelligemment conduite : 1. elle permet au chercheur d’avoir quelquefois de meilleurs informations, une meilleure implantation dans le milieu, des aides (par exemple pour collecter des témoignages, ou l’aide d’« anciens ») ; 2. elle permet aussi d’éveiller des vocations, elle crée une demande informelle d’histoire, non négligeable : il y a des effets d’entraînement.
65 Infra, p. 109.
66 Soit aides à l’édition, soit bourses pour des travaux de maîtrise (l’Association pour l’histoire de l’électricité a pratiqué avec succès la méthode).
67 Sur la théorie de ces colloques, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le marché de l’histoire, 1994, p. 64-68.
68 Le Comité d’histoire de la Sécurité sociale a publié systématiquement sur l’histoire de la protection sociale des documents, soit inédits, soit d’accès très difficile, dans le Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale depuis 1988. Le Comité pour l’histoire économique et financière publie également des documents rares ou inédits dans Études et documents depuis 1989. C’est là une méthode qui devrait être généralisée, car elle permet de stimuler la recherche en montrant des pistes neuves.
69 Infra, p. 327.
70 Il faut, après une phase de démarrage de 2 ou 3 ans, des plans glissants sur 5 ou 8 ans.
71 Ce qui a évidemment un intérêt, si une telle opération est faite à intervalles réguliers (3 ou 5 ans). Actuellement, rien n’est fait en ce domaine, on ne sait pourquoi (on n’a pas même filmé, a notre connaissance, les anciens locaux de la rue de Rivoli). Sur ces problèmes, infra, p. 363.
72 De fait, comme on ne sait pas ce qui intéressera l’historien de 2050, on doit « ratisser large », faire preuve d’imagination, il faut lui offrir des matériaux audiovisuels non épurés, non triturés (ce sont des « réserves documentaires ») : on voit combien on aimerait avoir un film sur une réunion de cabinet vers 1950, ou sur une réunions d’arbitrage à Matignon vers 1960
73 Il faut établir des systèmes d’indexation thématique, des fiches expliquant les circonstances exactes.
74 De plus en plus le bureaucrate a le sentiment de la fragilité des choses, de la fuite du temps, les institutions anciennes sentent bien que d’ici 2010/2015 elles seront transformées, rénovées ou réformées.
75 Les mutations sont particulièrement lentes dans le monde administratif : mais le style des réunions a changé en 15 ans, les vêtements, les façons de parler même.
76 On voit très bien que celui qui pilote une telle opération pourrait tenir un journal de bord (presqu’un journal de recherche), qui serait très intéressant pour « l’historien de l’histoire », pour l’historien de l’innovation en histoire, mais aussi pour l’historien de la bureaucratie, car une telle opération ne peut que susciter critiques, réserves et résistances (comment peut-on filmer une réunion ? Il y eut les mêmes résistances à l’Assemblée quand on décida d’enregistrer les débats...).
77 Nous aurions pu appliquer le même raisonnement à une innovation comme la collecte de récits autobiographiques.
78 En sens contraire il y a la pression de tendances « conservatrices » qui entendent retourner à une histoire lisse, aseptisée, mécanique, qui « ne pose pas de problèmes » et ignore les hommes.
79 On en a vu qui ont marqué leur hostilité à la publication des documents pour le xxe siècle – alors que c’est la vieille tradition chartiste, et la seule base assurée de l’histoire, et on sait que nombre d’entre eux sont hostiles – on ne sait pourquoi – aux collectes d’archives orales. L’attitude des historiens est d’une grande prudence : personne n’étudie la bureaucratie du ministère de l’Éducation nationale (infra, p. 445).
80 C’est ce qui arrive souvent quand il lit des analyses de sociologues ou d’historiens à prétentions scientifiques ou idéologiques, sur des sujets ou des systèmes qu’il connaît bien.
81 Sur l’important en histoire, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le métier d’historien, 1995, p. 87-96.
82 Ceci s’oppose à l’histoire qui n’est que simple compilation : or trop souvent dans les histoires de coros ou d’institutions, on ne se préoccupe pas assez d’examiner l’ensemble des sources, on ne cherche pas à aller « en profondeur », on préféré rester à la surface.
83 Le mot rigueur est employé volontiers dans les jurys de thèse.
84 Il y a aussi un autre critère d’efficacité : tel bon travail peut servir d’exemple pour les jeunes, mais ce n’est pas chose fréquente.
85 Nous n’avons pas encore d’histoire d’une direction à montrer en exemple – ce qui montre bien le retard de la discipline.
86 Pour un exemple d’histoire « psychologique » fondée sur les archives orales, cf. Laure Quennouelle, « Les hauts fonctionnaires et la monnaie à travers les archives orales, 1944-1958 », Études et documents, tome VI, 1996, p. 489-549 (L. Quennouelle prépare une thèse sur la Direction du Trésor)
87 Sur la théorie du clandestin administratif, infra, p. 405.
88 Sur la nécessité de la double lecture, « La double lecture », dans L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 788-793.
89 Mais les archives orales, quand on les croise bien, permettent de savoir beaucoup de choses sur les intérêts de carrière, les ambitions, les caractères : il y a de « bons conteurs ».
90 Cf. infra, p. 83. Un audit doit : 1. vérifier la cohérence des actions, 2. les mécanismes de contrôle et de révision, 3. l’importance du taux d’innovation : mais ce contrôle a des limites certaines, il faudrait savoir beaucoup de choses, et la recherche historique se prête assez mal à des audits qualitatifs (il y a des chercheurs qui « ont de la chance », d’autre non).
91 Le questionnaire, à dire vrai, est au fond assez identique.
92 La durée de vie des travaux est la chose capitale, on l’oublie trop en histoire de la bureaucratie : combien de travaux « insuffisants » qu’on ne cite plus au bout de deux ou cinq ans (ils ne sont pas « utilisables », ou alors avec beaucoup de précautions, ils sont dangereux par leurs préjugés, leurs prétentions à « expliquer », par leurs conceptions scientistes...) ? Sur ces problèmes d’obsolescence, cf. « Théorie de l’obsolescence », dans L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 145-160.
93 On sait bien que la prospective 2050 n’a pas de bases certaines, car on ne sait comment raisonnera l’historien de 2050 (infra, p. 545) – mais c’est lui qui est notre seul juge : or combien de travaux de 1920 ou 1930 utilisons-nous encore aujourd’hui en histoire de la bureaucratie ? Ou en histoire des institutions économiques ou sociales ? Le taux d’élimination est énorme (on ne cite plus, on oublie de mettre le titre dans les bibliographies « usuelles »).
94 Cf G. Thuillier et J. Tulard, La méthode en histoire, 3e éd, 1993, p. 39-43.
95 Cette limitation des visées mérite réflexion : car elle est liée à la nécessité de l’érudition. Comment faire l’histoire d’une « maison » quand on n’a pas de sources ou des sources de qualité très médiocre ? Les illusions des historiens sont souvent fréquentes : trop souvent ils n’ont que des sources partielles ou biaisées.
96 Elle peut toucher à l’imaginaire bureaucratique et même à la pathologie, mais en général elle a là peu de sources valables.
97 À la rigueur elle peut apporter une lecture (très partielle) de ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux : elle apporte également des documents, des monographies que la science administrative peut « interpréter » à son tour (c’est son métier), avec tous les risques d’erreur, car elle est tout aussi incertaine de ses méthodes.
98 Il faudrait sans doute au moins quelques progrès de la science administrative, or elle ne se trouve pas en bon état, elle est depuis dix ans en crise (cf. « Où en est la science administrative ? », Revue administrative, 1993, p. 455-456, « Pour une prospective de la science administrative », ibidem, 1994. p. 265-267) et on ne sait trop comment elle pourrait innover (il nous manque une réflexion sur les liens de l’histoire de la bureaucratie et de la science administrative).
99 Tel historien anglais faisait de belles courbes statistiques en cumulant les rédacteurs et les hommes de peine, alors que tout chiffre doit exciter la méfiance : dans tel ministère vers 1970 il y avait des chiffres pour le directeur, d’autres pour le cabinet, d’autres pour le Ministère des Finances. Encore aujourd’hui on ne peut dire de façon précise combien de fonctionnaires et de non-fonctionnaires emploie tel ou tel ministère.
100 Le système universitaire actuel excite l’individualisme non sans de bonnes raisons et on risque toujours, comme disait Lucien Febvre, de n’avoir que des colonels.
101 Les efforts en ce domaine du Comité pour l’histoire économique et financière et de l’Association pour l’histoire de l’électricité mériteraient une réflexion attentive.
102 La préparation de la thèse autrefois durait 10 ou 12 ans, et obligeait à planifier intelligemment ses efforts, et les « patrons » arrivés jeunes savaient raisonner à 20 ou 30 ans (pour un exemple de cet esprit « entrepreneurial », cf. Jacques Thuillier, « André Chastel et la Sorbonne », Revue de l’Art, n° 93, 1991, P- 54-59).
103 Sur la nécessité et les modalités de cette délocalisation, ou déparisianisation de l’histoire qui suppose des efforts particuliers, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Le marché de l’histoire, 1994, p. 115-119. Il faudrait une réflexion sur le thème : comment développer l’histoire de la bureaucratie dans un département, par quelles méthodes, avec quelles sources (le recours aux archives orales peut être fort utile) ? Sur les sources, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Histoire locale et régionale, 1992, p. 40 et suiv.
104 La sociologie notamment a toujours eu des ambitions vis-à-vis de l’histoire en prétendant définir des principes, des méthodes d’explication : ce qui a conduit souvent, en histoire de la bureaucratie, à des travaux biaisés ou médiocres.
105 Sur la crise actuelle de la science administrative, supra, note 98, et sur les difficiles rapports des administrateurs et de la science administrative, cf. G. Thuillier, « Administration et science administrative » dans Regards sur la haute administration, 1979, p. 95-102.
106 Il y a bien d’autres disciplines avec lesquelles l’histoire de la bureaucratie devrait établir des passerelles : l’histoire religieuse, l’histoire de l’éducation (et des écoles d’Etat), l’histoire de la santé, l’histoire du calcul économique (et l’histoire des sciences), l’histoire proprement politique, etc. : chacune a des rapports avec l’histoire de la bureaucratie dans un État à fortes traditions centralisatrices comme la France.
107 Les échanges devraient être opérés dans les deux sens : 1. ce que l’histoire du domaine considéré (par exemple la santé) peut apporter à l’histoire de la bureaucratie ; 2. ce que l’histoire de la bureaucratie peut lui apporter comme méthode, hypothèses ou sources d’explication, ce qui n’est pas toujours facile à préciser : mais ce peut être l’occasion de réflexions fécondes. L’histoire de la bureaucratie ne doit pas s’enfermer sur elle-même.
108 Par exemple, la psychologie ou la sociologie du petit fonctionnaire peut donner des bases utiles pour étudier les dossiers des petits fonctionnaires (quand ils sont conservés...) ou « interpréter » des récits de vie.
109 Cette autonomie a souvent été mal comprise, car on a confondu à tort cette histoire carrefour avec l’histoire institutionnelle au sens très étroit du terme.
110 Par exemple on risque de détruire massivement des documents qui permettent de faire l’histoire des femmes dans l’administration (notamment des dossiers de petits fonctionnaires, d’auxiliaires, de contractuelles, de vacataires, mais aussi des dossiers des services médicaux ou des services du personnel). Cf. infra, p. 429-430. Or l’histoire de la bureaucratie féminine est une histoire à taux de novation élevé (les souvenirs de Blanche Py l’ont bien montré en 1995).
111 Il faudrait en particulier s’intéresser aux archives « non administratives », non collectées en général : archives de fédérations professionnelles, d’associations « satellites » des ministères, archives de syndicats, archives de hauts fonctionnaires (souvent fort riches), d’« experts » ; or la typologie de ces archives n’est pas encore faite (que trouve-t-on dans les archives d’un syndicat de fonctionnaires ?).
112 Il faudrait des plans directeurs par ministère incluant les archives des satellites, les archives non administratives et la « fabrication des sources » (archives orales, archives filmées, infra, p. 362-367).
113 Sur les archives « filmées », supra, p. 20.
114 En particulier les papiers prives des hauts fonctionnaires, sauf aux Affaires étrangères, ne sont pas collectés systématiquement.
115 On ne pourra en tirer de conclusions que lorsque l’opération faite pour le Trésor en 1993-1995 aura été élargie aux impôts et aux douanes : mais on voit bien qu’on accède à un monde que l’historien – enfermé dans son cabinet, asservi aux sources écrites – ne peut réellement connaître (on lira par exemple, outre ces souvenirs de Blanche Py précités, « Mon Trésor : tranche de vie », par Jean Forgeron, Études et documents, 1995, p. 317-473 et Bernard Garet, « Trésor public, un membre de la famille », ibidem, t. VIII, 1996, p. 397-509, avec des introductions de Catherine Jumeau).
116 Depuis vingt ans, on voit bien une certaine évolution : mais dans les bureaucraties secondaires ou tertiaires, l’indifférence au passé est grande, et l’on ne cherche guère à préserver la mémoire de l’institution (c’est très sensible dans les préfectures : les travaux d’histoire sur la vie des préfectures, leur personnel sur près de 200 ans, sont fort rares, les archives orales n’ont jamais été faites – alors qu’il s’agit d’une bureaucratie aux caractères très particuliers...).
117 Pour les principes généraux, renvoyons à G. Thuillier et J. Tulard, La morale de l’historien, ouv. cité.
118 Sur l’optimisation du jeu, cf. G. Thuillier, « L’optimum et l’historien », Études et documents, tome VII, 1995, p. 495-500.
119 Ce qui explique que ce sont les anciens qui pourraient le mieux écrire cette histoire : mais en général ils n’en ont pas envie, et ne cherchent guère à s’initier aux méthodes des historiens.
120 La collecte des archives orales « thématiques » permet, en principe, de suppléer quelque peu à l’insuffisance du savoir technique, on « feuillette » la mémoire des anciens, mais elle est surtout indispensable pour l’historien de 2050, qui ne comprendra plus notre présent (infra, p. 545).
121 Sur ces méthodes, cf. G. Thuillier et J. Tulard, Les écoles historiques, 1994, p. 86-88.
122 Cf. G. Thuillier, « Sur la publication de documents », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 23, 1992, p. 37-39 et « À propos des trouvailles en histoire », ibidem, n° 30, 1994, p. 78-82.
123 Cf. G. Thuillier et J. Tulard, « Les devoirs envers les successeurs », La morale de l’historien, 1995, p. 71-77.
124 Il ne s’agit pas d’accumuler simplement des fiches : on peut apprendre à faire une fiche (et encore), on ne peut guère apprendre à bien raisonner quand les qualités de finesse manquent.
125 Cf. sur le guetteur, supra, note 60.
126 On commet beaucoup d’erreurs sur l’Ancien Régime (par exemple en étudiant le Contrôle général) si l’on ignore l’administration des années 1800-1850.
127 Il y a beaucoup d’exemples de dérapages : citer tel doctrinaire n’ajoute rien à la valeur d’un travail d’histoire. Et il est dangereux de faire de l’histoire du syndicalisme des fonctionnaires avec une vision engagée de l’histoire.
128 Il est souvent urgent de sortir des schémas tout faits, des coutumes de pensée, et de rompre avec certain conformisme, cf. G. Thuillier, « Sur la nécessité de compliquer en histoire sociale », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 31, 1995, p. 23-29, et « Désapprendre », L’histoire entre le rêve et la raison, ouv. cité, p. 470-479, « Penser par soi-même », ibidem, p. 507-514.
129 Cf. ibidem, p. 746-755.
130 C’est pourtant là, chose traditionnelle : l’historien, sans doute pour compenser la difficulté de travaux ingrats, a toujours tendance à surestimer ses travaux – et à déprécier ceux de ses voisins (sur la nécessité de la tolérance, cf. G. Thuillier et J. Tulard, La morale de l’historien, ouv. cité, p. 31-35).
131 En fait on travaille seulement sur des fragments qu’on s’efforce d’arracher au passé, car les sources sont résiduelles, et répétons-le, une grande part de l’activité bureaucratique échappe à l’écrit (au niveau élevé) : on reconstruit quelque chose arbitrairement, mais on n’a aucune sécurité vraie, l’expérience de la vie bureaucratique (ou politique) le montre bien : plus on va, moins on comprend les choses.
132 Ainsi au Ministère des Finances, au Comité pour l’histoire économique et financière (on y trouve plus de 2 400 heures d’interviews).
133 Sur la théorie du contre-pouvoir, cf. Nicolas Grandguillaume, ouv. cité. Tout pouvoir crée un contre-pouvoir : dans un ministère, une direction même, on trouve des contre-pouvoirs dont on a peine à analyser les mécanismes réels d’influence, car ils sont à la source de pressions, manœuvres, manipulations, connexions, négociations qui pour une large part relèvent du clandestin, infra, p. 203.
134 Ainsi on peut faire l’histoire de l’épuration dans la fonction publique en 1944-1946, mais comment oublier de faire en même temps l’histoire oes épurateurs (lesquels ont été parfois par la suite épurés) ? Il y a une faute de logique – et cela diminue beaucoup la valeur du travail et abrège sa durée de vie.
135 Cf. infra, p. 109.
136 Il y a encore beaucoup de résistances devant cette histoire de la bureaucratie, notamment chez les juristes (le CNRS considère encore en 1996 que cette histoire n’est aucunement prioritaire). L’histoire de ces résistances sur 20 ans mériterait d’être retracée par le menu, il y a beaucoup de querelles tenant aux « fonds de boutique ».
137 Or on est bien forcé de constater que ces bureaucraties inachevées, secondaires ou tertiaires, au sens de Nicolas Grandguillaume (ouv. cité) ne sont pratiquement pas étudiées en tant que telles.
138 Il faudrait des programmes sur 10 ou 15 ans dans chaque département pour développer cette histoire en liaison avec les sociétés savantes, et les directions des archives (car à quoi servent des fonds d’archives si on ne les exploite pas ?). Les préfets, les présidents de Conseils généraux devraient en prendre l’initiative, à l’occasion du bicentenaire du Consulat.
139 Pour le moment c’est une discipline qui n’est pas vraiment enseignée hors de rares séminaires.
140 L’historien qui a 20 ans aujourd’hui sera encore « productif » en 2040-2045, on l’oublie trop. Et le Doyen Pierre Renouvin invoquait toujours l’historien de 2080 qui devait, disait-il, nous obliger à agir notamment pour la protection des archives (infra, p. 308, n. 22).
141 On est étonné de l’indifférence des jeunes bureaucrates (même à des niveaux élevés) pour le passé de leurs corps ou maisons : le dédain de l’histoire est très fort, mais personne ne sait leur expliquer la signification de cette histoire.
142 C’est sans doute pour des raisons politiques que cette histoire est disparue de 1900 à 1980 (alors qu’elle avait sa place dans les programmes de l’École des Sciences politiques à sa naissance).
143 L’influence de ces historiens est très considérable dans les Facultés de Lettres, ce qui freine sensiblement le développement de la discipline (et quand par hasard ils s’aventurent dans ce domaine, ils font des travaux « à la Bourdieu »...).
144 On n’a pas encore bien défini et expliqué ce qu’il était important de chercher : il nous manque, à l’évidence, un « guide de recherche de l’histoire de la bureaucratie » expliquant aux historiens débutants les principes et les méthodes de cette histoire et fixant les règles du jeu.
145 On peut rêver d’un grand travail sur l’histoire des réformes administratives depuis 1914 et de leurs échecs : il montrerait bien comment la bureaucratie sait résister intelligemment et efficacement à toute velléité de réforme, elle tient à ses coutumes : la fusion des régies financières en 1948 n’a été appliquée – et encore – qu’en 1970 (et peut-être était-ce une erreur, disent certains de l’enregistrement, car on a détruit l’esprit de corps).
146 La bureaucratie régalienne est menacée à la fois par la bureaucratie européenne et par les bureaucraties nouvelles, notamment les bureaucraties locales et régionales ; elle risque par la suite d’avoir d’ici 2020 quelque peine à se situer dans le corps social, à garder ses privilèges, alors qu’elle a en charge la défense de l’identité et de l’unité nationales : le rôle de l’historien dans ce jeu complexe peut n’être pas négligeable (car ce sera sans doute une bataille d’images, l’historien peut fournir des images contradictoires...).
147 Quand il y a réflexion, elle est biaisée, partiale, en général politisée (ou dissimulant des intérêts politiques).
148 C’est un point qui oppose les historiens et les administrateurs : ceux-ci trouvent que les historiens restent à la surface des choses, qu’uls « n’y comprennent rien » (ou du moins qu’ils ne comprennent pas ce qui touche à la psychologie) ; ils s’irritent des explications hâtives des « faiseurs de systèmes », de l’écart entre le travail de l’historien et la réalité telle qu’ils la pressentent pour le passé (d’après leur expérience personnelle, ce qui peut être source d’erreur), et ils connaissent trop bien les désordres de la bureaucratie pour approuver une histoire épurée, aseptisée.
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Pour une histoire de la bureaucratie en France
Ce livre est cité par
- Chatriot, Alain. (2002) L'espace de l'histoire La démocratie sociale à la française. DOI: 10.3917/dec.chatr.2002.01.0391
- (2015) Le règne des entourages. DOI: 10.3917/scpo.eymer.2015.01.0799
- Kreplak, Yaël. Potin, Yann. (2022) La vie sociale des dossiers. Genèses, n° 126. DOI: 10.3917/gen.126.0005
- Fabre, Karine. Michaïlesco, Céline. (2010) From learning to rationalization: the roles of accounting in the management of Parisian Great Exhibitions from 1853 to 1902. Accounting, Business & Financial History, 20. DOI: 10.1080/09585201003590617
Pour une histoire de la bureaucratie en France
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