Le gouvernement Heath, le Trésor britannique et le plan Werner
p. 331-343
Texte intégral
1Les origines du plan Werner pour l’union économique et monétaire sont antérieures au gouvernement d’Edward Heath, arrivé au pouvoir en juin 1970. Elles remontent à l’absence d’accord sur un ajustement des parités monétaires enregistrées auprès du FMI à l’issue de la rencontre des ministres des Finances du G10 de novembre 1968 et à la dévaluation consécutive du franc français en août 1969, suivie de la réévaluation du deutsche mark en octobre après un flottement d’un mois. Du point de vue de la politique agricole commune de la Communauté européenne, ces deux ajustements, intervenus sans aucun souci réel de respecter les dispositions du traité de Rome, eurent pour effet de remettre en cause le principe fondamental d’une politique tarifaire commune sur le marché agricole intérieur au moment même où il semblait acquis. Le coup parut d’autant plus dur pour les Six que ceux-ci partageaient une vision plus ambitieuse, savoir celle d’une union économique et monétaire qui devait mener à l’union politique.
2Dix ans plus tôt, ces événements auraient pu être interprétés par Londres comme la preuve définitive de l’échec inévitable du supranationalisme et du fédéralisme en Europe et le signe d’une réaffirmation de la coopération inter-gouvernementale comme cadre de toute action commune des États de l’Europe de l’Ouest, marquant ainsi la fin de l’exclusion du Royaume-Uni du Marché commun. En 1969, les choses avaient bien changé. L’entrée dans la Communauté européenne était devenue une priorité de la politique étrangère des gouvernements britanniques depuis 1963. Après le veto de De Gaulle en janvier 1963, la plupart des conditions posées par le Royaume-Uni à son entrée avaient été abandonnées, même dans les négociations. Si au cours des années soixante le Premier ministre Harold Wilson conservait officiellement une position ambivalente au sujet de l’adhésion de son pays – une hypothèse au demeurant largement improbable tant que de Gaulle serait président de la Ve République – il voyait de plus en plus dans l’entrée dans la Communauté européenne un argument propre à convaincre l’électorat que le malaise économique du pays avait une solution. Entre novembre 1967 et juin 1970, date de la victoire d’Edward Heath aux élections législatives, le Trésor britannique resta entre les mains de Roy Jenkins, entièrement dévoué à la cause de l’union européenne. Plus tard, M. Jenkins devait devenir président de la Commission européenne. Le nouveau Premier ministre, Edward Heath, exprimait publiquement son engagement en faveur de l’adhésion de son pays à la Communauté européenne dont il louait les institutions. Sous la photographie le représentant lors de la signature du traité d’adhésion, le 24 janvier 1972, il faisait allusion dans ses mémoires au « plus grand moment de fierté de toute ma vie »1. Un mois après son élection, Edward Heath nommait à la tête du Trésor Anthony Barber, comme lui ardent défenseur de l’adhésion de son pays et qui acquit la réputation d’être le simple porte-parole du Premier ministre.
3Ainsi, dès le départ, le gouvernement de Heath fut marqué par une succession de situations paradoxales. Les motivations économiques et électorales de Wilson qui se cachaient derrière sa volonté de rallier son pays à la Communauté, cédèrent la place à la conviction profonde de son successeur, persuadé de la valeur politique inhérente à l’adhésion à la Communauté et du bien-fondé indéniable de l’union économique et monétaire pour toute l’Europe occidentale comme pour le Royaume-Uni. Le Trésor, qui depuis 20 ans opposait une résistance bien plus grande que le ministère des Affaires étrangères au concept d’une Europe supranationale, se voyait maintenant contraint de soutenir une politique d’adhésion dont il redoutait pour le moins les conséquences monétaires et qui, tout le monde s’accordait à le reconnaître, aurait des effets néfastes sur la balance des paiements au cours des premières années qui suivraient. Lorsque le rapport Werner établissant les différentes étapes convenues jusqu’à la mise en place de l’union économique et monétaire prévue pour 1980 fut publié le 8 octobre 1970, l’alliance d’intérêts entre les gouvernements français et britannique semblait naturelle. Sous la présidence de Georges Pompidou, le principe de l’élargissement de la Communauté fut établi, la France ayant par ailleurs de bonnes raisons de souhaiter l’adhésion de son voisin d’outre-Manche. E. Heath et G. Pompidou trouvèrent assez facilement un consensus grâce à la reconnaissance par le Président français de la volonté personnelle exprimée par Edward Heath d’une « personnalité » monétaire européenne et d’une « union toujours plus étroite » dans le traité. Paradoxalement pourtant, Pompidou n’affichait pas le même engagement sans réserve que son homologue vis-à-vis de l’union monétaire, de telle sorte que les deux premières années du gouvernement de Heath apparaissent aujourd’hui comme une période singulière au cours de laquelle le Royaume-Uni était plus mobilisé que la France en faveur de l’avancée rapide vers une Europe supranationale.
4Il est encore plus paradoxal de constater que ces mêmes années virent l’effondrement du système monétaire international selon une succession d’événements qui éloignaient peu à peu la perspective de la réalisation d’une union monétaire, paralysant ainsi la politique française et anglaise. Les deux pays étaient divisés sur ces questions et les autorités financières britanniques, qui avaient accepté les orientations de leur Premier ministre, purent constater que leur scepticisme de départ n’était que trop justifié. Cependant, ces événements n’entamèrent pas l’intime conviction d’Edward Heath quant à la nécessité de l’union monétaire. 11 se retrouva de plus en plus isolé de ceux qui, à Londres, Paris et Bonn, adoptèrent une position on ne peut plus pragmatique et prudente sur ce qui pourrait être accompli au vu des circonstances nouvelles.
5Avec la collaboration de l’Allemagne, E. Heath cherchait à développer une politique communautaire des régions, une composante selon lui indispensable de l’union monétaire. Une politique régionale ferait barrage à l’accentuation, sous l’effet du processus de l’union monétaire, des inégalités de richesses et de revenus qui existaient entre les différentes régions du territoire britannique ; ce que le Premier ministre anglais entendait par politique régionale était en réalité une stratégie industrielle. On estimait que le Royaume-Uni pourrait avoir à supporter jusqu’à 50 % des coûts de la PAC pour l’ensemble de la Communauté. En échange, cette dernière devrait mener une politique régionale permettant à la Grande-Bretagne d’obtenir les capitaux d’investissement nécessaires à la restructuration de ses régions industrielles les plus anciennes. Le gouvernement français ne partagea jamais cet intérêt régional et s’opposa à un tel schéma et, quelles qu’aient été les chances de voir les propositions d’E. Heath aboutir sur la base du principe de « juste retour », elles s’envolèrent avec l’effondrement du système monétaire. Pourtant, les effets négatifs immédiats de l’entrée dans la Communauté étaient déjà largement visibles à la fin 1973. Dans d’autres circonstances, Edward Heath aurait souhaité se jeter dans la bataille des élections à venir en présentant la voie de l’union monétaire comme celle de la relance. Au lieu de cela, par une ultime ironie de l’histoire, il fut contraint en mars 1974 d’organiser des élections pour des raisons de politique intérieure. Sur le plan international, seul se dégageait le prix de départ à payer pour l’entrée du pays dans la CEE, alors que ni la politique régionale ni l’union monétaire n’étaient en vue. Ces élections, totalement centrées ou presque sur ses résultats de politique intérieure, entraînèrent la défaite du Premier ministre qui ne devait plus jamais revenir sur le devant de la scène politique, bien qu’il soit toujours membre du Parlement. Son successeur fut on le sait Margaret Thatcher, l’une des plus vives opposantes à la politique européenne d’Edward Heath.
6Le but de cet article est de donner un aperçu de la manière dont le Trésor britannique et l’autre autorité monétaire du pays, la Banque d’Angleterre, réagirent dans ces circonstances au plan Werner, alors que les négociations à ce sujet suivaient encore un cours favorable. Leur intervention fut non seulement dictée par l’action du gouvernement, mais aussi par la nécessité d’agir face aux fluctuations rapides des taux de change et au comportement des marchés monétaires internationaux pendant toute cette période. La banque centrale britannique qui, à l’instar de la Banque de France, avait été nationalisée au cours de la phase de reconstruction de l’après-guerre, ne joua qu’un rôle subalterne ; c’est le Trésor qui fut l’instrument essentiel de la politique du gouvernement, la Banque d’Angleterre n’ayant qu’un rôle de suiveur.
7Pour pouvoir suivre le cours de la politique des autorités financières à cette époque, il est peut-être utile d’évoquer les grands changements du cadre financier international au cours de la période. L’année 1969 fut marquée par les débats animés qui se tinrent au sein du FMI en vue d’un remplacement éventuel des parités de change dites de « Bretton Woods » par des taux de change plus souples. L’abandon de cette mesure s’explique en partie par le retour des États-Unis à une position excédentaire en 1968 et 1969, après un déficit que les ministres de De Gaulle avaient avec véhémence rendu responsable de la situation des taux de change au sein de la CEE. Ainsi en 1970, Valéry Giscard d’Estaing se prononça devant le FMI contre un nouvel assouplissement des marges de fluctuation. Toutefois, cet excédent était le résultat des emprunts de stocks d’euro-dollars laissés en dépôt en dehors des États-Unis, réalisés à des taux élevés par les banques américaines auprès de leurs propres agences, principalement à Londres. Avec le début du remboursement de ces emprunts en 1970 le déficit refit sa réapparition pour atteindre 30 milliards de dollars en 1971, d’où une fuite de dollars vers les monnaies européennes plus fortes, en particulier le deutsche mark et le florin qui, en mai 1970, se retrouvèrent en position de flottement face à la monnaie américaine. Le 15 août 1971, les États-Unis imposèrent une surtaxe de 10 % sur toutes les importations et suspendirent la convertibilité du dollar en or. Au mois de décembre suivant, à la suite des accords du Smithsonian Institute, les devises européennes flottantes furent rattachées au dollar à des valeurs plus élevées, en échange du retrait de la surtaxe américaine. Les parités s’assouplirent : les devises pouvaient désormais fluctuer à l’intérieur de marges de 2,25 % autour de la parité, contre 0,5 % auparavant. Le dollar demeurait toutefois inconvertible.
8Dans la pratique, ces nouvelles parités permettaient à la monnaie de n’importe quel État membre de la Communauté de fluctuer à l’intérieur d’une marge étendue à 4,5 % autour du dollar, d’où des parités croisées entre devises intra-communautaires pouvant fluctuer à l’intérieur d’une bande de 9 %. Cette situation renforça la Communauté dans sa volonté de se doter de son propre système monétaire, fondé sur des marges de fluctuation plus étroites. Ce système, baptisé « serpent dans le tunnel », entra en vigueur en mars 1972 pour les six pays membres d’origine, rejoints en mai suivant par les trois nouveaux États participants, soit sept mois avant leur adhésion officielle. Le 23 juin, un terrible coup fut porté aux aspirations du gouvernement britannique puisqu’il dut retirer la livre sterling du système et la laisser flotter librement. Une situation « provisoire » mais il fallut cependant attendre l’entrée de la devise britannique dans le mécanisme de change du système monétaire européen, en octobre 1990, pour que la monnaie britannique retrouve une parité fixe avec les autres devises européennes.
9À la suite de nouvelles fuites massives de dollars vers le Japon, l’Allemagne et la Suisse au cours des trois premiers mois de 1973, il devint évident que le dollar en tant que valeur numéraire ne regagnerait pas la confiance des marchés. À la mi-mars, seuls la France, l’Allemagne (après une nouvelle réévaluation), les pays du Benelux et le Danemark furent maintenus dans le serpent monétaire suivant un flottement concerté vis-à-vis du dollar. Ils furent toutefois rejoints par deux pays hors CEE, la Norvège et la Suède. Les monnaies des autres États membres de la Communauté flottèrent individuellement. Sur toute la période précédant la création du mécanisme de change, le taux de change entre la livre sterling et la lire, deux devises flottant de façon autonome, compta parmi les plus stables de l’Europe occidentale ce qui, plus que tout autre fait, contribua à l’abandon du plan Werner.
10Au moment de l’entrée en fonction du gouvernement Heath, le contenu probable de ce plan pouvait être déduit du « rapport intérimaire » du comité Werner publié le 20 mai 1970. Confronté aux conflits ouverts entre les différents membres de la Communauté, divisés entre, d’une part, les partisans d’un renforcement des institutions communautaires de sorte que celles-ci s’apparentent davantage à celles d’un gouvernement avant la mise en place d’une union monétaire, tels l’Allemagne et les Pays-Bas et, d’autre part, les défenseurs d’une solution reposant sur l’adoption rapide et irrévocable de taux de change fixes qui éliminerait ainsi dans toute la mesure du possible le recours à des politiques monétaires et budgétaires nationales autonomes, Werner cherchait un compromis. Néanmoins, le rapport intérimaire établissait clairement qu’il n’aspirait rien moins qu’à « l’adoption d’une monnaie unique qui garantirait l’irréversibilité de l’entreprise »2. Pourtant, la première phase, qui devait démarrer le 1er janvier 1971 et durer trois ans, n’était définie que dans ses grandes lignes et consistait principalement à améliorer les procédures de consultation. Le gouvernement ne fut pas découragé par cet objectif à long terme et encore moins par les procédures de consultation qui devaient être mises en œuvre lors de la première phase. En fait, le caractère plutôt inoffensif de ces propositions pour la première phase l’encouragea car il était difficile pour le Trésor britannique ou pour la Banque d’Angleterre de s’y opposer en quoi que ce soit. Par ailleurs, le gouvernement et les responsables officiels étaient tenus d’y répondre favorablement s’ils voulaient être à même de négocier l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, compte tenu des déclarations antérieures de Wilson devant les Commons annonçant qu’une fois membre de la CEE, son pays « serait prêt à avancer aussi vite et aussi loin que les autres pays de la Communauté sur la voie de l’intégration monétaire »3.
11Les responsables du Trésor assouplirent également leurs positions grâce aux informations qu’ils avaient obtenues auprès de différents contacts extérieurs : le gouverneur de la Banque de Belgique, Hubert Ansiaux, leur affirma qu’ils n’auraient pas à participer à un quelconque resserrement des taux de change pendant une période de dix ans suivant leur adhésion4. Le président de la Bundesbank, Otmar Emminger, leur assura que le projet finirait par s’enliser et que, dans tous les cas, il était lui-même favorable à un élargissement des parités de change intra-communautaires et non pas à un resserrement, mais que Giscard d’Estaing faisait preuve d’un « entêtement stupide »5. Les responsables britanniques se contentèrent de rester en dehors de toute polémique et d’œuvrer dans le sens de la position prise antérieurement par Wilson6. Leur seule préoccupation réelle était qu’au cours de la négociation de la version définitive du rapport Werner les Six pourraient être amenés à donner tort à Emminger et obliger le Royaume-Uni à faire un choix entre l’entrée dans l’Europe communautaire ou la liberté d’action en matière de fixation de la parité monétaire. Il ne s’agissait pas d’une opposition à une union monétaire future, mais seulement d’un refus de participer à un système monétaire européen avant même d’être devenu un État membre de la Communauté à part entière.
12La version finale du rapport Werner publiée en octobre 1970 ne contrecarra en rien la politique anglaise. Les ministres l’approuvèrent timidement alors que les sceptiques purent se réjouir de l’échec du Conseil des ministres des Finances de décembre 1970, lesquels ne parvinrent pas du tout à s’entendre sur la mise en œuvre du rapport. L’Allemagne et l’Italie bloquèrent la procédure en exigeant une approbation du plan dans son ensemble, y compris des phases ultérieures menant à l’union monétaire, tandis que le gouvernement français n’était prêt à avaliser que la première étape. Cet échec était toutefois plus largement imputable aux réserves émises par la France sur un certain nombre de questions liées aux négociations concernant l’adhésion de la Grande-Bretagne, qui devaient être traitées dans les phases ultérieures du plan Werner. En retour du soutien apporté à la France sur ces points de négociation, l’Allemagne et l’Italie allaient pouvoir obtenir de Paris l’engagement d’aller jusqu’au bout de l’union monétaire7. Le Royaume-Uni n’ayant soulevé aucune objection sur ces points, ce qui ne manqua sûrement pas de surprendre les responsables français, le rapport Werner fut finalement accepté par le Conseil des ministres des Finances en mars alors qu’il avait semblé devoir échouer sur le premier écueil. Les procédures de consultation de la première phase recommandées par le comité Werner furent assorties d’un programme limité de crédits à court terme, proposés à l’origine par le plan Barre avant les crises de 1969, pour soutenir les mesures d’intervention visant à éviter que les taux de change intra-communautaires n’aient à supporter des écarts trop importants. Le rapport aboutit par conséquent à une action commune d’une plus grande ampleur que celle escomptée par Londres, bien qu’en même temps insuffisante puisque les crédits en question ne permettraient pas de soutenir la livre sterling en cas de fortes pressions exercées sur cette dernière.
13Côté français, on avait craint que le Royaume-Uni ne veuille préserver le rôle de monnaie de réserve de la livre sterling après son entrée dans la Communauté. En fait, le Royaume-Uni voyait plutôt son intégration dans l’Europe communautaire comme un moyen plus simple de se défaire des problèmes liés à la gestion d’une monnaie de réserve. Même s’il ne s’agissait là que d’un motif de second plan, l’espoir se faisait parfois jour lors de débats au sein du gouvernement britannique qu’après l’entrée dans la Communauté le dévouement à la cause de l’union monétaire pourrait inciter les autorités européennes à apporter une assistance financière à la livre sterling dans l’éventualité d’une transition difficile. On pouvait raisonnablement penser que la préférence pour les produits britanniques dans les échanges du Commonwealth disparaîtrait vite lorsque la livre pourrait être aussi facilement investie en Europe qu’au sein du Commonwealth et que ce phénomène, associé aux coûts du financement de la politique agricole commune, pourrait mettre la devise britannique dans une position difficile. Le Royaume-Uni comptait sur les accords de Bâle de 1968 pour soutenir la livre alors que son rôle de monnaie de réserve était réduit, mais ces accords devaient prendre fin avant la date d’une intégration possible du pays dans la Communauté.
14Au cours des mois de janvier et février 1971, les représentants officiels britanniques furent souvent avertis par leurs homologues français que le président Pompidou avait un avis « particulier » sur la livre sterling et qu’ils devraient multiplier les efforts en vue de l’assurer personnellement, par écrit ou à l’occasion d’entretiens, que la politique du gouvernement britannique avait bien pour objectif de supprimer le rôle de monnaie de réserve de la livre aussi vite que possible, indépendamment de la question de l’intégration du pays dans la Communauté. Les seules conditions posées par le Royaume-Uni étaient que le pays ne devait pas être contraint à annuler les créances de titulaires de soldes en livres sterling et que la réduction du rôle de monnaie de réserve ne devait pas peser d’un poids inacceptable sur la balance des paiements. Il fut consacré beaucoup de temps à la rédaction d’un texte sur ce sujet à l’attention de Pompidou, mais le mode et le moment de transmission de ce message strictement personnel ne furent jamais établis de manière précise. Quoi qu’il en soit, en mars 1972, au vu des réserves émises par le Président français quant à l’approbation du programme complet, et non pas uniquement de la première phase, du rapport Werner, il était devenu clair que, quelle que soit la menace que faisaient peser les balances livres sterling sur l’achèvement de l’union monétaire, elle ne constituerait pas un problème pour l’Élysée. Pompidou fut finalement rassuré par Heath sur le rôle futur de la livre sterling, mais il dut attendre pour cela leur réunion du 20 mai à Paris. Le 4 juin, G. Pompidou approuva en personne la déclaration relative au rôle de la livre dans la Communauté acceptée par le Conseil des ministres européens le 7 juin qui avait été conjointement préparée à la suite de la réunion par Jobert et l’ambassadeur de la Grande-Bretagne à Paris, Christopher Soames.
15Les contrôles sur les investissements directs à l’étranger avaient été modifiés dès avril pour permettre aux sociétés anglaises d’avoir automatiquement le même droit d’investir dans les Etats membres de la CEE que dans les pays de la zone sterling et à hauteur d’un plafond identique d’un million de livres par an. Un nouvel engagement fut pris quant à la suppression de ce plafond à la fin de la seconde année d’adhésion8.
16Ainsi au cours des négociations de 1971, le rôle international de la livre ne constitua pas un obstacle à l’adhésion du Royaume-Uni dans la Communauté, pas plus qu’à son approbation de l’objectif ultime de l’union économique et monétaire. Pour les autorités financières du pays, la volonté de la Commission de réduire les marges de fluctuation des taux de change intracommunautaires dès l’approbation de la première phase du plan Werner, était un point bien plus essentiel. Le Trésor comme la Banque d’Angleterre n’avaient jamais abandonné leur vision de départ d’un système international d’échanges et de paiements soumis dans toute la mesure du possible à « un modèle mondial unique ». Le problème consistait alors à associer un système monétaire européen auquel ils voulaient participer à une version révisée du régime international de « Bretton Woods » qui suscitait chez eux de grandes inquiétudes du fait du déficit record enregistré par les États-Unis en 1971.
17En septembre 1971, le chancelier Barber présenta au FMI les propositions de réforme monétaire du gouvernement britannique ; cette réforme se fondait sur le remplacement progressif du dollar en tant que valeur numéraire par la nouvelle unité mise en place, les droits de tirage spéciaux, qui deviendrait la principale composante des réserves centrales. Cette proposition visait à préserver un système de parités fixes mais plus souples, à même d’être plus souvent ajustées en vertu d’accords mutuels sans avoir à recourir au flottement des devises. La réforme suscita l’intérêt des Américains mais elle intervenait trop tard pour changer le cours des événements.
18Dans un tel contexte, un système monétaire européen apparut aux dirigeants de la Banque d’Angleterre comme une zone de stabilité qui pourrait peut-être, en théorie, être étendue à l’ensemble du monde occidental, le dollar continuant à flotter seul. En septembre, le gouverneur de la banque centrale écrivit à Barber : « Le noyau d’une telle zone de stabilité se formera très certainement dans les pays de la CEE, malgré le désarroi qui est le leur en ce moment. Les obligations auxquelles ils sont soumis par le traité de Rome, et tout particulièrement la politique agricole commune, sont considérables et finiront certainement par prévaloir. Je ne pense pas que nous puissions, ou devions, éviter de nous rallier à tout bloc initialement formé par les Six »9.
19Le plan Barber devait par conséquent être associé à un système monétaire européen bénéficiant si possible du soutien du Fonds européen proposé par Werner, qui offrait des crédits plus importants et à plus moyen terme que les mécanismes à court terme prévus par le plan Barre pour les interventions sur les marchés. Le gouverneur déclarait : « Même si cela implique certains risques et même des sacrifices si nécessaire, je pense que nous devrions nous préparer à favoriser la mise en place d’un regroupement structuré des principaux pays, tourné vers l’extérieur et dont l’objectif ne serait pas de s’opposer aux États-Unis mais, au contraire, d’éliminer, tout au moins en partie, la pression et la confusion de la situation actuelle »10.
20Malheureusement, la Communauté ne faisait pas preuve d’une telle ouverture vers l’extérieur. L’objectif essentiel de Werner et de la Commission était de réduire les marges de fluctuation pour les règlements intracommunautaires, des 2,25 % autorisés par les dispositions du FMI, à 1,5 %. Leur motivation allait au-delà de la nécessité de faciliter le fonctionnement de la PAC. Dans l’application de la seule première phase, l’intention sous-jacente était déjà de préparer le terrain pour la création d’une monnaie européenne unique qui pourrait résister aux pressions du dollar sur les économies du Vieux Continent. Cet objectif l’emportait sur la réforme du système international. En mars 1972 à Bruxelles, lors d’un dîner réunissant, d’une part, Werner, les gouverneurs des banques centrales et les ministres des Finances des Six et, d’autre part, le gouverneur de la Banque d’Angleterre et le chancelier de l’Echiquier, ces derniers constatèrent avec consternation que le Royaume-Uni était le seul pays à souhaiter un élargissement des marges intra-communautaires11. Ils furent contraints d’accepter le maintien d’une marge de 2,25 % dont ils ne pensaient plus qu’elle pourrait survivre à l’afflux de dollars en Europe.
21Lorsque le Conseil des ministres des Finances adopta la première phase du plan Werner, il assortit le maintien des marges à 2,25 % d’une mesure qui devait prendre effet au 1er juillet 1972, stipulant que l’écart maximal entre la monnaie la plus faible et la devise la plus forte de la CEE ne devait pas dépasser la barre des 2,25 % au lieu des 5 % autorisés par le FMI. « Il est probable que le Royaume-Uni participera aux accords dès le début »12 déclara alors le gouverneur de la Banque d’Angleterre aux autres banques centrales de la zone sterling. Fin juin, le Royaume-Uni fut exclu de cette zone de stabilité et dut passer à un taux de change flottant qui inspirait si peu confiance aux autorités financières dans la perspective de la constitution de leur système mondial unique. Il n’est pas surprenant qu’E. Heath ne consacre qu’une phrase à cet événement dans ses mémoires. C’était en réalité la fin de ses grands espoirs d’une union monétaire, même si le Royaume-Uni continuait d’accepter, dans l’attente d’un retour rapide au système, la décision de la Communauté en faveur d’un soutien technique du « serpent monétaire ».
22Alors que le maintien des taux de change devint une tâche difficile au cours de l’année 1972, le Premier ministre fut séduit par l’idée d’un flottement concerté13 pour l’Europe. Après le mois de juin, cette solution apparut comme le seul système qu’il serait en mesure de présenter en tant qu’aboutissement de l’intégration de son pays dans la Communauté, bien que la politique soit toujours celle d’un retour le plus rapide possible aux taux de change fixe. En mai 1973, lors de la rédaction de l’intervention de Heath pour sa rencontre avec Pompidou, le Trésor fut informé que « le gouverneur espérait que ce discours exprimerait une position ferme contre tout retour précipité dans le serpent monétaire »14.
23En 1973, au moment des premières discussions de la Commission liées à l’éventualité d’un passage à la deuxième phase du plan Werner, le Royaume-Uni, devenu membre à part entière de la CEE, ne pouvait plus compter sur un assouplissement supplémentaire ou total des contrôles de change sur les opérations au sein de la Communauté, à moins d’obtenir un soutien adéquat de la Communauté et les ressources nécessaires à sa politique régionale15. Le Royaume-Uni n’obtiendrait pas ces différents éléments et le gouvernement de Heath le savait bien. Par conséquent, si la Grande-Bretagne devait revenir dans le serpent monétaire, un contrôle des changes devrait s’exercer dans l’ensemble de la Communauté.
24Néanmoins, en février 1973, l’unité européenne interministérielle, mise en place pour superviser la politique du pays vis-à-vis de la Communauté après l’adhésion, se félicita de l’état d’avancement de la première phase du plan Werner et souligna qu’une décision de la Communauté en faveur d’un flottement concerté constituerait un pas bien plus important vers l’union monétaire que les nombreuses recommandations de base que pouvait émettre le gouvernement britannique en vue du passage à la deuxième phase. La Communauté écarta cette décision. Au cours de la tempête monétaire de mars 1973 qui porta le coup de grâce aux accords de Bretton Woods, le flottement de certaines devises des Etats membres intervint à un niveau individuel.
25À cette même époque, Barber fit valoir auprès de ses homologues qu’il était nécessaire que la Communauté continue d’œuvrer en faveur de l’union monétaire et que la Grande-Bretagne devait se tenir prête à faire montre d’« idées radicales » dans l’hypothèse d’une accélération des événements par rapport au calendrier prévu. Mais une nouvelle entrée dans le « serpent » pour en ressortir de force aurait des conséquences désastreuses. La principale tâche consistait alors à s’assurer que des solutions étaient à l’étude au sein de la Communauté afin de permettre au Royaume-Uni de participer à un flottement concerté16.
26Comme le secrétaire général du Trésor le fit valoir au gouverneur de la banque centrale britannique, il était vrai que l’enthousiasme des ministres pour l’union était davantage lié au concept général qu’à l’une quelconque de ses implications matérielles17. Les archives dont on dispose ne contiennent que de très rares preuves d’une argumentation logique et pratique de Heath témoignant de son engagement en faveur de l’union européenne et les quelques démonstrations dans ce sens sont incomplètes et tendancieuses. L’engagement de Heath tenait plus de la foi que d’une stratégie rationnelle et c’est sans doute cet aspect qui a tant forcé l’admiration de Bruxelles, contrairement à Pompidou par exemple, et qui explique aussi pourquoi il fut remplacé à la tête du gouvernement par un autre prophète conservateur, voué celui-là à une tout autre cause.
27La mise en place d’une union monétaire avec taux de change fixes irrévocables, la dernière phase du plan Werner, ne pouvait être profitable au Royaume-Uni que si elle s’accompagnait d’un taux de croissance du PNB équivalent à celui des Six ou encore d’une hausse des revenus largement inférieure par rapport aux autres pays membres. Il fallait pour cela bien plus qu’une politique régionale. En effet, le taux de croissance annuel du PNB du Royaume-Uni dans les années soixante avoisinait les 2,5 à 3 % contre 4,5 à 6,5 % pour les pays membres de la CEE. Par ailleurs, une croissance ralentie des revenus passait par un niveau d’inflation maximal d’environ 3 % par an. Or, l’expérience du gouvernement Heath montrait qu’un plafonnement des revenus à ce niveau aurait nécessité un bouleversement total des lois régissant l’activité des syndicats ainsi qu’un changement d’attitude du gouvernement à l’égard de ces derniers. Heath était un Premier ministre trop corporatiste pour envisager de telles modifications de la répartition du pouvoir et des revenus. À la veille de la demande d’adhésion du Royaume-Uni, la progression des revenus pour les années à venir était estimée entre 5 et 6 %. Le niveau et le taux de croissance de la productivité totale des facteurs se situaient en deçà des résultats affichés par toute autre économie parmi les Six. Corriger l’ensemble de ces facteurs pendant la période de 10 ans qui précédait l’union monétaire proposée par Werner aurait demandé d’immenses sacrifices. Après 1973, tous ces éléments réunis ont contribué à montrer que la sortie du Royaume-Uni du serpent monétaire n’était pas que temporaire.
28Les événements de 1970-1973 révélèrent qu’il était irréaliste de croire que l’union monétaire pouvait intervenir indépendamment des décisions américaines concernant le dollar et de leur influence sur le système monétaire international. Envisager une devise phare sans gouvernement ou, pire encore, prétendre que la Communauté européenne prendrait la forme d’un gouvernement d’ici 1980, revenait non seulement à courir les mêmes risques considérables que ceux qui attendent l’euro actuel, mais aussi à devoir y faire face dans des circonstances autrement plus dangereuses qu’aujourd’hui. Il est par conséquent d’autant plus paradoxal qu’entre 1971 et 1973 le Royaume-Uni ait été convaincu que c’était là la voie à suivre. C’est à regret que le Premier ministre ne put accorder à ce sujet la place qu’il aurait souhaitée dans le manifeste du parti conservateur pour les élections de 1974. Pouvait-il constituer un argument électoral ? La réponse est laissée à l’interprétation de chacun et elle est, bien sûr, fonction des convictions.
Notes de bas de page
1 Edward Heath, The Course of My Life. My autobiography, Hodder and Stoughton, Londres, 1998.
2 Ses déboires font l’objet d’une sombre description dans ses mémoires, P. Werner, Itinéraires luxembourgeois et européen. Evolutions et Souvenirs 1945-1985, Éditions Saint-Paul, Luxembourg.
3 Rapport intérimaire au Conseil et à la Commission concernant la Réalisation par Étapes del’Union Économique et Monétaire de la Communauté, 20 mai 1970
4 Les dossiers du Trésor britannique (ci-après « T ») 2F415/613/03 D.D.H.A. Hannay (délégation britannique auprès de la CEE) à R. Burges-Watson (ministère des Affaires étrangères), 25 juin 1970.
5 Ibid., Note de F.G. Figgures, 9 juillet 1970.
6 Ibid., Cabinet Official Committee on the Approach to Europe, [EURO (70) 12 [Rev.], 25 juin 1970.
7 Archives de la Banque d’Angleterre (ci-après « BOE »), OS 863/53, A.K. Rawlinson à F. Figgures, 25 janvier 1971.
8 BOE, G3/315 « Technical Note on Present Rules for Outward Direct Investment in the EEC », novembre 1972.
9 BOE, G3/308, Sir L. O’Brien à Barber, 7 septembre 1971
10 Ibid.
11 BOE, G3/311, Mémorandum de Sir L. O’Brien, 7 mars 1972.
12 Ibid., Lettre du gouverneur aux banques centrales de la zone sterling, 22 mars 1972
13 BOE, 63/276, Compte rendu de la conversation du gouverneur avec M. Fogarty, 23 février 1972.
14 BOE, 63/277, Compte rendu de la conversation du gouverneur avec M. Owen.
15 T/2EC/16/499/06 B, L. Airey à Sir D. Allen, « Report of the Werner Plan on Economie and Monetary Union », 6 février 1973.
16 Ibid., Réunion du comité ministériel sur la stratégie européenne [EUS (73) 1re réunion], 15 mars 1973.
17 BOE, 63/276, Compte rendu de la conversation du gouverneur avec Sir Douglas Allen, 4 août 1972.
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Le rôle des ministères des Finances et de l’Economie dans la construction européenne (1957-1978)
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