De Paris à Bruxelles, 1957-1963
p. 109-113
Texte intégral
1Avant d’entamer mon propos, je tiens à dire à mon voisin M. Brouwer que bien souvent ses compatriotes me faisaient remarquer, quand nous discutions à Bruxelles de nos pays respectifs, que la France devrait être plutôt classée parmi les monarchies et les Pays-Bas parmi les républiques. En l’écoutant exposer le caractère collégial des décisions dans le gouvernement néerlandais, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler ce souvenir. C’est en effet une suite de souvenirs personnels que je vais vous présenter, qui n’auront rien du caractère scientifique des exposés que nous venons d’entendre. Ce sera une transition vers la matinée de demain où il sera question d’administration et de culture européennes. Je vais vous parler du choc des cultures puisque passer de l’administration française à l’administration bruxelloise, c’était en effet subir un certain choc des cultures.
2J’avais comme jeune inspecteur des finances été affecté en 1957 à la direction des Relations économiques extérieures alors dirigée par Bernard Clappier, qui a été ensuite gouverneur de la Banque de France. D’abord rapporteur auprès d’une « commission des exportations » qui avait été créée par l’un des derniers chefs de gouvernement de la IVe République, Félix Gaillard, je suis revenu, après un bref passage dans le cabinet du secrétaire d’Etat aux Affaires économiques, dans cette direction des Relations économiques extérieures pour y exercer les fonctions de responsable du secteur des garanties et du crédit aux exportations. Ce qui me valait d’aller parfois à Bruxelles participer à des réunions que présidait Armand Saclé, qui était tout à l’heure parmi nous. Il appartenait à la direction générale de la Concurrence et surveillait les aides nationales aux entreprises.
3De cette période, je garde un souvenir très vif des réunions hebdomadaires au cours desquelles Bernard Clappier commentait l’actualité. Je me souviens en particulier de sa satisfaction après l’échec du projet de grande zone de libre-échange qu’avec beaucoup d’autres hauts fonctionnaires ou diplomates français il avait combattu, voyant le danger d’une sorte de dilution, déjà, du Marché commun dans un espace trop vaste et sans réelle cohésion. Je garde aussi le souvenir des fulgurances intellectuelles d’un personnage étrange que certains d’entre vous ont peut-être connu au moins ceux de ma génération. Alexandre Kojève partageait son temps entre l’interprétation de la philosophie de Hegel et l’inspiration de l’administration française en particulier dans le domaine du commerce extérieur. Il avait réussi ce prodige de convaincre André Philip qui était un homme de bonne volonté, parfois un peu naïf, que refuser les importations textiles de l’Asie était conforme à la morale car les accepter eut été se rendre complice de l’exploitation que subissaient les travailleurs asiatiques. Il voyait dans le Marché commun une résurgence de l’Empire romain, mais un Empire romain qui se serait arrêté à la Manche, car sur l’élargissement à la Grande-Bretagne, il partageait les réserves du général de Gaulle.
4Jeune fonctionnaire, écoutant tout cela avec passion, j’étais personnellement déjà très engagé en faveur de l’Europe. J’avais gardé le souvenir des récits atroces que mon père m’avait fait de la guerre de 14 – plus jamais ça –. J’étais enthousiaste pour l’idée d’une Europe unie et je m’étonnais de l’euroscepticisme – le mot n’avait pas été inventé par les Britanniques – qui dominait dans une bonne partie de l’administration française, ainsi qu’en témoignent les travaux du professeur Bossuat et aussi un mémoire très remarquable, que je signale, de M. Ghislain Sayer sur le Quai d’Orsay et la construction de la petite Europe1.
5On trouve aussi des traces de cet euroscepticisme français de l’époque, dans l’excellent ouvrage de Mémoires que vient de publier Maurice Faure. L’on y découvre, si on ne le savait déjà, que l’acceptation par la France du traité de Rome a été imposée, véritablement imposée, à l’ Administration par quelques hommes en tête desquels Guy Mollet – qui a joué un rôle très sous-estimé – et avec lui Christian Pineau. Alexandre Verret présidait un comité de coordination interministériel qui fonctionnait de manière très particulière. Alexandre Verret recueillait les objections – je tiens cela de Maurice Faure à qui j’ai rendu visite en vue de ce témoignage il y a quelques jours –, les critiques, les exigences des différentes administrations, et à la fin de la réunion, il disait : « je vous ai bien compris, je ferai le compte rendu ». Chacun savait qu’il ferait un compte rendu qui ne serait absolument pas le reflet de ce qui avait été exprimé au cours de la réunion. Sinon, on n’aurait pas pu poursuivre la négociation. De même Maurice Faure prétend – je n’ai aucune raison de le mettre en doute – que le ministre des Finances de l’époque, Paul Ramadier, qui ne croyait pas du tout au Marché commun, apaisait les inquiétudes des fonctionnaires de son ministère, en leur disant « ne vous en inquiétez pas, ce traité n’a aucune chance d’être appliqué, laissons-les s’amuser à Bruxelles ». Quand je suis arrivé à la DREE en 1960, le climat était différent. Paradoxalement le général de Gaulle – qui n’aurait certainement pas accepté de signer le traité de Rome – avait mis la France en mesure de l’appliquer, alors que les gouvernements de la IVe République qui eux avaient imposé à l’administration française le traité eussent été sans doute incapables de l’appliquer. Les premiers succès, après le plan d’assainissement de la fin 1957, avaient fait reculer l’euroscepticisme, mais l’ambiance générale était loin d’être enthousiaste. Il faut d’ailleurs rendre hommage à un homme, Michel Debré, qui soit comme Premier ministre, soit ensuite comme ministre de l’Économie et des Finances, a appliqué très loyalement un traité qu’il avait violemment combattu. Il est vrai que Debré était voué aux politiques sacrificielles. Comme chacun sait, il avait aussi à propos de l’Algérie dû mener une politique qu’il était loin d’approuver. C’est dans ce climat qu’au mois de juin 1962, Bernard Clappier m’a proposé de remplacer le chef de cabinet de Robert Marjolin, qui désirait rentrer à Paris. J’ai donné immédiatement un accord, qui s’inspirait davantage de mon enthousiasme européen que de considérations de carrière. On m’avait mis en garde contre le grand risque que je prenais en partant à Bruxelles même pour un court laps de temps. Or j’y suis resté non pas deux ou trois ans comme je l’imaginais, mais onze années, que je ne regrette pas car j’y ai vécu l’expérience la plus satisfaisante que puisse, me semble-t-il, offrir le service public. À vrai dire les dernières années ont été un peu moins passionnantes. J’ai passé un an et demi auprès de Maijolin, ensuite cinq ans à la direction des Relations extérieures, et les dernières années comme directeur général de la DG III. Malgré le titre pompeux dont on m’avait gratifié, « directeur général des Affaires industrielles, puis des Affaires industrielles technologiques et scientifiques » à la suite de la fusion des administrations des trois Communautés, je me suis heurté – pour ce qui est de la mise en œuvre d’une politique industrielle européenne – à l’opposition catégorique des Néerlandais alors hostiles à tout développement nouveau tant que les Britanniques ne nous auraient pas rejoints, des Allemands qui craignaient toute forme d’interventionnisme, et des Français qui ne souhaitaient pas consentir des pouvoirs et des compétences nouvelles à la Commission. Paradoxalement, les seuls éléments alors en faveur d’une politique industrielle européenne étaient les Britanniques. Mais ils n’étaient pas encore membres de la Communauté. Le fait est que j’étais plus souvent invité à Londres à parler de politique industrielle que je ne l’étais à Paris, à Bonn ou à La Haye.
6Je parlais tout à l’heure de choc culturel. J’avais connu en France une certaine ambiance, sinon de méfiance, du moins de défense stricte des compétences entre les directions du ministère des Finances. Je fus frappé à mon arrivée à Bruxelles par le climat de confiance entre les cabinets des neuf commissaires, – il y en avait neuf à l’époque –, qui provenait du sentiment d’accomplir une tâche de pionnier. Il s’agissait d’une administration « de mission », très peu nombreuse et qui n’avait pas encore été atteinte par le virus bureaucratique. J’assistais derrière Marjolin aux séances de la Commission que présidait, toujours en français avec une grande autorité, Walter Hallstein et où Robert Marjolin, Sicco Mansholt et Jean Rey tenaient un rôle majeur. Marjolin était chargé des affaires économiques et financières mais dès mon arrivée il m’avait dit « vous aurez à vous occuper de tout, sauf des affaires économiques et financières car celles-là, je m’en occupe moi-même. Comme j’ai un seul directeur général, je n’ai pas besoin que mon cabinet intervienne dans ce domaine ». Le rôle des cabinets tel que le concevait Marjolin, consistait d’abord à assurer la collégialité des travaux de la Commission. Mon rôle était de faire chaque semaine des notes sur les propositions, non pas de la direction générale des Affaires économiques financières et monétaires mais des autres membres de la Commission. C’est à ce titre que j’ai participé aux premières négociations du GATT, le « Kennedy round » ainsi qu’aux premières négociations d’adhésion avec le Royaume-Uni dont vous vous souvenez dans quelles conditions elles ont été interrompues. J’étais dans la salle le 14 janvier 1963, lorsqu’on a commencé à entendre la rumeur déclenchée par la conférence de presse du général de Gaulle. Comme vous le savez, il a annoncé la fin des négociations alors qu’elles étaient en cours. C’est ce procédé un peu cavalier, qui a mécontenté les partenaires, peut-être plus encore que la décision de fond.
7J’étais donc préparé à entrer en 1964 à la direction générale des Relations extérieures. J’y ai vécu des expériences passionnantes. J’ai eu à mettre en place les associations avec la Grèce et la Turquie. Nous avons eu à réagir au coup d’Etat des colonels grecs, ce qui a amené la Commission à prendre une position politique, ce qui n’était pas très bien vu par certains États membres. Nous avons initié les négociations avec l’Autriche et l’Espagne, le Maroc et la Tunisie. Enfin j’ai dirigé la rédaction de l’avis de la Commission sur la deuxième candidature britannique, celle que le premier ministre Harold Wilson avait présentée en 1967. Il faut bien dire que, auparavant, la crise de la chaise vide et le compromis de Luxembourg avaient quelque peu détérioré le climat de confiance entre la France et ses partenaires et nous en ressentions, dans une certaine mesure, les conséquences. Je me souviens d’une anecdote que j’ai déjà livrée au professeur Bossuat. J’eus à expliquer, exposer, essayer de défendre, devant l’ambassadeur Boegner, représentant permanent de la France, un avis dans lequel nous disions que, tout naturellement, l’élargissement devrait s’accompagner d’un renforcement de la capacité de décision du Conseil, donc d’une application effective des dispositions prévoyant la possibilité de prendre des décisions à la majorité dans le Conseil, l’ambassadeur me répondit textuellement « mais mon cher ami, vous me proposez quelque chose que nous n’aimons pas, l’adhésion de la Grande-Bretagne, et pour nous le faire accepter vous y ajoutez quelque chose que nous aimons encore moins, la supranationalité ». Tout ceci avec le sourire car il n’était pas dépourvu d’humour.
8Ces débats sur la supranationalité, sur le fédéralisme sont toujours actuels, de même d’ailleurs que le débat sur l’indépendance de l’Europe. Je terminerai ce bref témoignage par le rappel d’une phrase prononcée par Clappier lorsque je lui rendis ma visite d’adieu, au moment de partir pour Bruxelles en 1962, car je trouve cette phrase toujours d’une grande actualité. Il me dit : « N’oubliez pas que nous faisons l’Europe pour nous rendre moins dépendants des États-Unis. Il faut souhaiter qu’ils s’en aperçoivent le plus tard possible. Malheureusement notre Général ne perd pas une occasion de les en avertir ».
9Ce propos est en effet toujours d’actualité. Il s’agit de savoir si l’indépendance de l’Europe peut être posée en préalable, comme beaucoup de nos compatriotes l’imaginent, ou si elle ne peut être envisagée comme une conséquence à terme d’une union politique menée à son terme dont nous sommes encore fort loin.
Notes de bas de page
1 Ghislain Sayer, Le Quai d’Orsay et la Construction de la petite Europe, 1955-1957, mémoire de maîtrise sous la direction de Robert Frank, Paris I, 1998, 146 p.
Auteur
Robert Toulemon, inspecteur général des finances honoraires et président de l’Association française d’études pour l’Union européenne (AFEUR), a été directeur de cabinet de Robert Marjolin (1962-1963), directeur « Europe occidentale-Adhésion Association » à la direction générale des Relations extérieures et directeur des Affaires industrielles, technologiques et scientifiques à la Commission européenne (1968-1973). Il a publié Une politique industrielle pour l’Europe, en collaboration avec Jean Flory, PUF, 1974 ; Osez le dire, (sous le pseudonyme collectif Galilée), Seuil, 1986 ; L’Europe, collection « 50 mots » Desclée de Brouwer, 1992 : La construction européenne : histoire, acquis, perspectives, LGF, 1994, réédité en 1999.
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