Les ministères de l’Économie et des Finances allemand et français face à la mise en place de la CEE : politiques et compétences
p. 73-84
Texte intégral
Introduction
1Les ministères de l’Économie et des Finances en raison de leurs compétences monétaires, financières et commerciales participent, dès le début, au processus de construction économique de l’Europe. Ces compétences se heurtent très tôt à celles des ministères des Affaires étrangères responsables sur le terrain, tant en France qu’en République fédérale d’Allemagne, des affaires économiques internationales. Les différends entre les deux administrations s’enchaînent et s’accroissent au fur et à mesure de l’approfondissement de l’intégration européenne. Au moment des négociations puis de la mise en œuvre de la Communauté économique européenne (CEE), ils deviennent même le révélateur de graves divergences en matière de conceptions politiques.
2C’est à ce tournant de la fin des années cinquante que nous souhaitons nous intéresser plus particulièrement ici, car deux querelles très significatives surgissent alors au sein des gouvernements allemand et français. En République fédérale, une « querelle de compétences » oppose en 1955-1956 le ministère fédéral de l’Economie de Ludwig Erhard (Bundesministerium für Wirtschaft) à celui des Affaires étrangères (Auswärtiges Amt) dirigé depuis peu par Heinrich von Brentano et au chancelier Adenauer, et ce, en pleine relance des négociations européennes. En France, des tensions réapparaissent entre 1957 et 1959 entre le ministère des Finances et des Affaires économiques et celui des Affaires étrangères autour de la question de « l’attribution des compétences pour l’application des traités instituant les Communautés européennes ». Les solutions apportées de part et d’autre du Rhin pour tenter de remédier à ces problèmes sont en apparence différentes. Mais les conséquences pour les ministères de l’Économie et des Finances ne sont-elles pas sensiblement les mêmes et ne cachent-elles pas en fait une seule et même tendance en ce qui concerne la conduite de la politique européenne ?
I. LA « QUERELLE DE COMPÉTENCES » ENTRE LE BUNDESMINISTERIUM FÜR WIRTSCHAFT ET L’AUSWÄRTIGES AMT PENDANT LES NÉGOCIATIONS DES TRAITÉS DE ROME EN 1955-1956
A. Une querelle ancienne
3Pendant les années cinquante, la politique européenne de l’Allemagne occidentale est émaillée de conflits de compétences à l’intérieur de l’appareil gouvernemental1. Le ministère fédéral de l’Économie dirigé par Ludwig Erhard notamment doit partager son autorité en matière de politique économique internationale, non seulement avec certains ministères techniques tels que le Minister für den Marshallplan dirigé par Franz Blücher qui traite les questions relatives à l’Organisation Européenne de Coopération Économique (OECE), mais surtout avec le chancelier Adenauer2. Les tensions entre Erhard et Adenauer se développent parallèlement à la mise en place du ministère fédéral des Affaires étrangères et à la définition de ses compétences. Car il faut rappeler qu’après son élection à la chancellerie, le 15 septembre 1949, Konrad Adenauer n’a pas manqué de déclarer que, si la République fédérale du fait du statut d’occupation n’avait pas de ministère des Affaires étrangères, elle ne renoncerait pas pour autant à toute activité dans ce domaine. À cet égard, il crée le Bundeskanzleramt dont il choisit personnellement les membres afin d’avoir la haute main sur les questions de politique étrangère3.
4Lors du lancement du plan Schuman en mai 1950, tandis que l’intégration européenne franchit une nouvelle étape, le chancelier allemand s’empare des négociations en vue de la mise en place de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Au début du mois de juin, il réorganise les services du Bundeskanzleramt : la Dienstelle für auswärtige Angelegenheiten est créée et le fidèle collaborateur du chancelier, le diplomate Herbert Blankenhorn, placé à sa tête. Dans le cadre de ce « bureau des Affaires étrangères », est mis sur pied un secrétariat pour les questions du plan Schuman (Sekretariat für Fragen des Schuman-Plans) qui doit assurer la coordination des travaux entre les départements techniques à Bonn et la délégation allemande à la conférence de Paris emmenée par Walter Hallstein, professeur de droit et ancien recteur de l’université de Francfort qui n’a encore jamais exercé de fonctions diplomatiques. Le 13 septembre, est créé pour ce dernier le poste de Staatssekretär im Bundeskanzleramt (secrétaire d’État à la chancellerie) « faisant de lui, sous l’autorité directe du chancelier, le supérieur hiérarchique de tous les services allemands s’occupant de politique étrangère [...] »4. Enfin, à partir du moment où l’Auswärtiges Amt est reconstitué, en 1951, Adenauer prend la « double casquette » de chancelier et de ministre des Affaires étrangères, Hallstein devenant secrétaire d’État du nouveau ministère et Blankenhorn directeur de la Politische Abteilung. Le chancelier allemand entend ainsi renforcer son pouvoir sur la politique extérieure allemande renaissante et plus particulièrement garder le contrôle politique du processus d’intégration européenne5.
5Le conflit s’envenime avec Erhard en 1952. Alors que le Marché commun du charbon s’ouvre, le ministère fédéral de l’Économie fait connaître ses prétentions à traiter des questions d’intégration économique européenne et établit une sous-direction spéciale pour les questions relatives au pool charbon-acier (Unterabteilung für den Schuman-Plan) dirigée Hans von der Groeben6. Les compétences en matière de politique européenne n’étant pas encore bien définies au sein du gouvernement fédéral, chaque département en profite en effet pour tenter d’étendre son champ d’action. De son côté, l’année suivante, l’Auswärtiges Amt réussit à recouvrer des responsabilités en matière d’économie internationale en obtenant que la direction des Accords commerciaux internationaux soit enlevée au Bundesministerium für Wirtschaft et rattachée à son administration7.
B. Réapparition de la « querelle de compétences » au moment de la relance européenne
6En 1955, avec l’entrée de la République fédérale dans l’OTAN et l’UEO, le gouvernement allemand retrouve sa liberté de négociation dans les affaires internationales. Adenauer « lâche » alors le poste de ministre des Affaires étrangères et le confie au mois de juin à Heinrich von Brentano. Il décide cependant de garder sous son contrôle politique la conduite des questions européennes. Erhard profite de ce tournant, ou plutôt de ce moment de faiblesse, à la tête de l’Auswärtiges Amt pour essayer de consolider la position de son ministère au sein du gouvernement et récupérer les compétences perdues en matière de politique commerciale internationale. Le 10 février 1955, il défend devant le Bundestag la nécessité d’une liaison directe entre son département et les directions économiques des représentations allemandes à l’étranger, c’est-à-dire un partage clair et net du travail entre Auswärtiges Amt et Bundesministerium für Wirtschaft dans les relations économiques extérieures, et ce, « afin de faire face aux nécessités de la politique économique d’un État moderne »8. Ce n’est évidemment pas du goût du ministère des Affaires étrangères. Les tensions s’exaspèrent entre les deux administrations. Quelques semaines à peine après sa prise de fonction Heinrich von Brentano contre-attaque dans une interview, où il souligne clairement que le fond du problème réside dans le fait que l’on considère, tant à l’Auswärtiges Amt qu’à la chancellerie, que la politique économique extérieure de l’Allemagne occidentale, au moment où se prépare la relance de l’intégration économique de l’Europe, ne peut être remise entre les mains du ministère fédéral de l’Économie aux vues des conceptions du professeur Erhard en la matière9. Ces échanges vifs entre les deux ministères allemands sont en fait à la fois le reflet de dissensions au sujet des limites de leur autorité à l’intérieur de l’appareil gouvernemental, mais aussi, de plus en plus, en ce qui concerne leurs conceptions de la construction européenne. Si, dans un premier temps, on peut dire que l’Auswärtiges Amt et le chancelier Adenauer paraissent plutôt favorables à une orientation vers une « intégration institutionnelle » dans la droite ligne des projets préparés par Jean Monnet, tandis qu’au Bundesministerium für Wirtschaft la préférence serait donnée à une démarche plus pragmatique, c’est-à-dire à une « intégration fonctionnelle ». Erhard lui-même, sur la base de ses convictions libérales, refuse toute concession politique qui semblerait irresponsable sur le plan économique10. Puis, au cours de l’année 1956, cette « querelle de compétences » devient l’illustration parfaite des deux conceptions qui s’affrontent au sein du gouvernement allemand jusqu’à la signature des traités de Rome : celle de Ludwig Erhard et des experts de son ministère attachés au néo-libéralisme qui souhaitent l’instauration d’une grande zone de libre-échange et celle du chancelier Adenauer, bien représentée au sein du ministère des Affaires étrangères, qui prône plutôt une intégration économique générale à base franco-allemande avec un marché et un tarif extérieur communs11.
II. TENSIONS ENTRE LES FINANCES ET LES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ENTRE 1957 ET 1959 AUTOUR DE L’ATTRIBUTION DES COMPÉTENCES POUR L’APPLICATION DES TRAITÉS INSTITUANT LES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
A. Répartition des compétences entre les deux administrations françaises
7Des tensions existent aussi en France, depuis la fin de la guerre, entre le ministère des Finances et des Affaires économiques et celui des Affaires étrangères en matière de relations économiques internationales. Si le Quai d’Orsay a une compétence exclusive dans le domaine politique, celle-ci doit être partagée avec les ministères techniques dans les autres domaines, notamment dans le domaine économique. Le ministère des Affaires étrangères joue un rôle de centralisation et de contrôle parfois difficile à faire admettre au ministère des Finances, qui tient à affirmer sa fonction de représentation auprès des organisations internationales. Ainsi la représentation française auprès de l’OECE fait l’objet de rivalités entre le Quai d’Orsay et la rue de Rivoli : la délégation composée de fonctionnaires des Finances et des Affaires économiques est dirigée par un diplomate12 ! Toutefois, afin d’élaborer les instructions pour la participation de la France au plan Marshall dans le cadre de l’OECE, un « Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne » a été créé sous l’autorité directe de la présidence du Conseil par le décret n° 48-1029 du 25 juin 1948. Il est composé des ministres des Affaires étrangères, des Finances et des Affaires économiques et des « membres du gouvernement dans les attributions desquels rentrent les questions inscrites à l’ordre du jour ». Ce Comité est doté d’un secrétariat général (SGCI) chargé de préparer et surveiller la mise en œuvre des décisions. Le SGCI est dirigé par un secrétaire général ayant rang de directeur et issu des services du ministère des Finances ainsi que la majorité du personnel. Ce n’est pas un organe de décision : il s’en tient au principe de la coordination par commun accord entre les ministères concernés. Les Finances peuvent ainsi continuer à exercer leur arbitrage économique entre les ministères techniques. En cas de divergences d’opinions, elles sont tranchées au niveau politique par les Conseils des ministres ou les réunions interministérielles souvent avec la participation du président du Conseil lui-même13.
8Lors de la création de la CECA, des rivalités en matière de compétences se manifestent cette fois entre le ministère des Affaires étrangères, celui de l’Industrie et le Commissariat général au Plan. La question est réglée par le décret n° 52-1016 du 3 septembre 1952 qui fixe « la représentation du gouvernement français au Conseil des ministres de la CECA et les relations entre le gouvernement français et la Communauté » et adapte les compétences aux exigences de l’ouverture des marchés du charbon et de l’acier. La représentation française est assurée par le ministre de l’Industrie et du Commerce. Le comité interministériel institué par le décret du 25 juin 1948 est chargé d’étudier toutes les questions relatives aux relations entre le gouvernement français et les organismes de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier et d’élaborer les directives fixant la position française. Mais l’article 5 stipule que « pour l’étude des questions d’investissements et des problèmes techniques les concernant dans les industries du charbon et de l’acier [...] il sera créé au Commissariat général au Plan un groupe de travail comprenant les représentants des différentes administrations »14.
9La mise en place de la CEE concerne cette fois au premier chef le ministère des Finances et des Affaires économiques en raison de ses compétences monétaires, financières et commerciales. Celui-ci souhaite d’ailleurs jouer un rôle important dans la mise en œuvre des Communautés15.
B. Tensions autour des compétences en matière de politique européenne
10Une fois les traités de Rome signés en mars 1957, des tensions réapparaissent au sujet des limites de l’autorité de chaque ministère en matière de politique européenne. Les questions de la représentation permanente, de la coordination de la politique européenne ou de la création d’un ministère des Affaires européennes opposent ministères des Finances et des Affaires étrangères.
1. La représentation permanente
11Pour préparer le Conseil des ministres de la CEE est institué en janvier 1958, dès la mise en œuvre des traités de Rome, un Comité des représentants permanents. Jacques Donnedieu de Vabres, secrétaire général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, qui a joué un rôle important dans la préparation et la négociation de ces traités et a représenté la France au sein du comité intérimaire chargé de préparer leur entrée en vigueur, aurait voulu que la représentation permanente de la France soit assurée par le responsable de la coordination interne de façon à faciliter les contacts directs entre les différentes administrations françaises et les services communautaires. Mais le ministère des Affaires étrangères ne l’entend pas ainsi. Il veut continuer à contrôler le processus d’intégration européenne. Considérant la mise en place des Communautés comme une négociation diplomatique, il insiste sur le fait que même les discussions techniques ont des aspects politiques et doivent être conduites sous la direction d’agents diplomatiques. Cette dissension est rapidement tranchée : c’est un représentant permanent issu du corps diplomatique avec titre d’ambassadeur, Éric de Carbonnel, qui est nommé à Bruxelles au début de l’année 1958. Mais sur la vingtaine de membres que comptera la représentation permanente française, les deux tiers seront des fonctionnaires envoyés par les ministères techniques16.
2. La coordination de la politique européenne
12La nomination d’un représentant permanent issu du corps diplomatique est aussitôt dénoncée par la direction du Trésor du ministère des Finances qui souligne dans plusieurs documents les inconvénients de cette dispersion des responsabilités. Ainsi, selon elle, en l’absence de réunions fréquentes du Comité interministériel, les principales responsabilités concernant l’exécution des traités de Rome et les relations avec les Communautés « sont confiées sans ligne de partage à deux fonctionnaires placés sous l’autorité de ministres différents » : d’une part le représentant permanent de la France à Bruxelles qui dépend, nous l’avons vu, du ministre des Affaires étrangères, d’autre part le secrétaire général du Comité interministériel qui assure le secrétariat d’un comité présidé par le président du Conseil mais dépendant du ministre des Finances et des Affaires économiques en ce qui concerne sa gestion administrative17. De plus, les relations entre le secrétaire général et le représentant permanent ne semblent pas clairement définies et dans la pratique apparaissent certaines contradictions qui sont résumées de la façon suivante : « A Paris, le ministre des Finances, assisté du secrétaire général du Comité interministériel est chargé de l’élaboration des positions françaises. Mais à Bruxelles c’est le ministre des Affaires étrangères et son représentant permanent qui ont pour mission de les défendre »18.
3. Le projet de création d’un ministère des Affaires européennes
13Sous la IVe République, il y a une tendance à spécialiser dans les affaires européennes un secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères (Robert Schuman en 1951 ou Georges Bidault en 1953). La négociation des traités de Rome renforce cette spécialisation. À ce poste, Maurice Faure joue un rôle important entre 1955 et 1957 dans la négociation et la rédaction des traités mais aussi dans les débats d’information et de ratification à l’Assemblée nationale19. En 1957, le ministère des Finances doit faire face au projet, plusieurs fois évoqué dans les documents de la sous-direction des Organisations européennes du ministère des Affaires étrangères, de créer un ministère des Affaires européennes. Le Quai d’Orsay affirme en effet qu’en matière de gestion du Marché commun, il est, sans l’ombre d’un doute, le plus qualifié. De plus, il considère qu’il serait fâcheux que cette gestion, ainsi que la négociation sur la zone de libre-échange, soient assurées parallèlement par des organes différents. Admettant son défaut de compétence technique, il propose d’organiser un service spécifique, un ministère chargé spécialement des Affaires européennes qui lui serait indirectement rattaché, et ce, sans sous-estimer les problèmes soulevés par le fait que le ministre des Affaires européennes aurait, dans la phase de l’intégration, des compétences principalement économiques et empiéterait indubitablement sur les attributions du ministre des Finances et de l’Économie nationale20.
III. SOLUTIONS APPORTÉES À CES DIFFÉRENDS DE PART ET D’AUTRE DU RHIN
14Deux solutions en apparence différentes sont apportées à ces dissensions par les gouvernements allemand et français.
15En RFA, le chancelier Adenauer se voit obligé de trancher « la querelle de compétences » avant les élections de 1957, afin de ramener un peu de sérénité dans son gouvernement. Les mauvaises tactiques et les dissonances au sein même de l’Auswärtiges Amt ne lui laissent guère le choix. Il décide donc, dans un premier temps, par une instruction en date du 27 octobre 1957 et malgré sa méfiance à l’égard des conceptions du professeur Erhard, de faire rentrer dans la compétence du ministère fédéral de l’Économie l’intégration de l’économie allemande dans la Communauté économique européenne21. Sur la base de cette instruction est mise en place au Bundesministerium für Wirtschaft la direction générale de l’Europe (Europaabteilung) plus communément appelée « direction E » qui va assurer, dans les années qui suivent, sous la conduite d’Ulrich Everling, la coordination des affaires européennes. Cette direction E a pour fonction, en tant que service qui assure la liaison entre le gouvernement fédéral et la représentation permanente allemande, de canaliser les informations qui s’échangent dans les deux sens, ainsi que d’organiser et de présider les réunions interministérielles en vue de la préparation des instructions à la représentation permanente. Si le Bundesministerium für Wirtschaft a le droit exclusif de donner des instructions, les ministères techniques ont toutefois la possibilité de fournir des renseignements complémentaires à la représentation permanente dans le cadre de ces instructions. Le rôle coordinateur de la direction E se heurte cependant partout aux limites tracées par la responsabilité propre de chaque ministre. Pourtant des relations particulièrement étroites se mettent en place entre la direction E et l’Auswärtiges Amt dont la direction générale politique et la direction de la Politique commerciale jouent un rôle déterminant dans une série de questions de principe. Ce rôle correspond d’ailleurs à la position particulière de l’Auswärtiges Amt qui, en tant que représentant allemand au Conseil des ministres, a compétence générale pour la Communauté. Son autorité se trouvera même renforcée par la nomination en son sein d’un secrétaire d’État chargé des questions européennes22.
16La répartition des tâches entre le ministère fédéral de l’Économie et celui des Affaires étrangères va en fait reposer concrètement sur un arrangement conclu en 1958 entre les ministres Erhard et Brentano. Cet arrangement reconnaît à l’Auswärtiges Amt la responsabilité pour les questions institutionnelles, les révisions des traités, les accords d’association et les questions de commerce extérieur à caractère essentiellement politique. Cette compétence prioritaire du ministère des Affaires étrangères dans le domaine politique et diplomatique trouve son expression notamment dans le fait que le représentant permanent sera toujours un fonctionnaire issu de ce ministère, tandis que le représentant permanent adjoint sera désigné par le Bundesministerium für Wirtschaft, même si à l’origine une occupation de ces postes par roulement entre les deux administrations est envisagée23.
17En France, la répartition des tâches et des responsabilités entre les différents ministères n’est pas modifiée par l’apparition des Communautés européennes. Il n’est pas créé de ministère des Affaires européennes. Le général de Gaulle, qui revient au pouvoir en mai 1958, donne raison à ceux qui estimaient illusoire la création d’un tel poste, car ou bien son titulaire n’aurait pas eu de moyens d’action, ou bien il aurait dépossédé les autres ministères de leurs bureaux conduisant par là à une dissociation fâcheuse entre les affaires intérieures et leurs aspects européens. Selon lui, il faut au contraire que chaque ministre traite des affaires de sa compétence en tenant compte de la nouvelle dimension que constituent les Communautés et c’est au Premier ministre à assurer la coordination et à imposer les arbitrages nécessaires. Enfin et surtout, le général de Gaulle ne veut pas d’une dissociation entre les Affaires étrangères et les Affaires européennes. Il ne veut même pas d’un secrétaire d’État aux Affaires européennes24.
18Les attributions du Comité interministériel et de son secrétariat général, déjà étendues à la CECA en 1952, franchissent quant à elles une nouvelle étape avec la signature des traités de Rome. Le ministère des Finances, qui ne peut empêcher les Affaires étrangères de s’emparer de la représentation permanente à Bruxelles, tente de préserver son pouvoir d’arbitrage économique à Paris. Estimant que le Comité interministériel est inefficace, car réuni trop rarement, il obtient par le décret n° 58.344 du 3 avril 1958 la création de deux comités ad hoc : un « Comité technique interministériel pour les questions relatives à l’application du traité instituant la Communauté européenne de l’Énergie atomique » et surtout un « Comité technique interministériel pour les questions relatives à l’application des traités instituant la CEE et la CECA » dont il prend la présidence et le SGCI le secrétariat. Ce second comité ad hoc doit étudier, sous l’autorité du Comité interministériel, les directives et décisions, en assurer l’exécution et coordonner l’activité des commissions créées dans les divers départements ministériels pour les questions relatives à l’application du traité concernant la CEE25. A cet égard, il apparaît comme un compromis entre les Affaires étrangères et les Finances. Le Quai d’Orsay a la direction des délégations et le contrôle politique des négociations, les Finances sont responsables des questions économiques et exercent leur arbitrage entre les ministères techniques. Cette organisation aura d’ailleurs l’avantage de permettre la définition d’une position cohérente et précise de la France au sein de la Communauté26.
Conclusion
19D’autres dissensions auraient pu servir d’exemples. Cette étude encore schématique et incomplète se situe en fait au cœur de travaux en cours sur l’évolution des domaines de compétences en matière de politique européenne de part et d’autre du Rhin. Toutefois on peut déjà souligner, à partir des querelles présentées ici, que la définition de ces compétences et les différends entre ministères de l’Économie et des Finances et des Affaires étrangères qu’elles ont engendrés au moment de la préparation et de la mise en œuvre de la Communauté économique européenne sont résolus en République fédérale et en France de deux manières qui ne sont différentes qu’en apparence. En Allemagne occidentale, on crée une direction générale pour l’Europe au sein du Bundesministerium für Wirtschaft. En France, on adapte un comité déjà existant, le Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne et son secrétariat général, en y adjoignant deux comités techniques, dont l’un est spécialisé dans les questions relatives à la mise en œuvre de la CEE et présidé par le ministre des Finances. En fait, dans les deux cas, on assiste apparemment à un renforcement de l’autorité des ministères de l’Économie et des Finances en ce qui concerne la coordination de la politique d’intégration économique européenne, tandis que les ministères des Affaires étrangères conservent entre leurs mains le contrôle politique. En effet, d’une part en Allemagne occidentale, durant la première phase de la mise en œuvre du Marché commun, l’Auswärtiges Amt, en tant que représentant allemand au Conseil des ministres, a compétence générale pour la Communauté27. D’autre part, la particularité de la solution française (concentration des compétences au sein du SGCI qui relève directement de la présidence du Conseil) n’empêche pas le ministre des Affaires étrangères de garder la haute main sur les principes de la politique communautaire dans le cadre de la politique étrangère. Plus précisément, pour toutes les questions de principe ou de politique étrangère, l’attitude française semble fixée par le Quai d’Orsay, sauf intervention du chef du gouvernement28. On s’aperçoit même que, bien que conçus à l’origine comme des instruments aux mains du ministre des Finances, comités et secrétariat général sont utilisés progressivement par le Premier ministre et le président de la République pour assurer entre les différents départements ministériels les arbitrages de plus en plus nombreux rendus nécessaires par l’importance des problèmes soulevés dans l’administration française par la mise en œuvre du Marché commun29. En Allemagne occidentale, même tendance. C’est en fait la chancellerie à Bonn qui assure la fonction de coordination des Affaires européennes et tranche les litiges30. Par conséquent, ne serait-il pas justifié de voir dans les solutions allemande et française avant tout une nouvelle illustration du primat du politique en matière de construction économique de l’Europe ?
Notes de bas de page
1 Cf. notamment les travaux de Hanns-Jürgen Küsters, Die Gründung der Europaischen Wirtschaftsgemeinschaft, Baden-Baden, 1982 et « Adenauers Europapolitik in der Gründung-sphase der Europäischen Wirtschaftsgemeinschaft », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, n° 31, 1983, p. 646-673.
2 Hanns-Jürgen Küsters, « Der Streit um Kompetenzen und Konzeptionen deutscher Europapolitik (1949-1958) », in Ludolf Herbst, Werner Bührer & Hanno Sowade (éds.), Von Marshallplan zur EWG. Die Eingliederung der BRD in die westliche Welt, Munich, 1990, p. 336.
3 Jacques Bariéty et Corine Defrance, « Naissance et débuts de la RFA, septembre 1949- décembre 1950 : récentes publications de documents diplomatiques allemands et français », Revue d’Allemagne, n° 31/2, 1999, p. 213.
4 Ibid., p. 227.
5 Ibid., p. 226-227 et Hanns-Jürgen Küsters, « Der Streit uni Kompetenzen und Konzeptionen... », op. cit., p. 337-338 et 341.
6 Christoph Sasse, Le processus de décision dans la Communauté européenne. Les exécutifs nationaux au Conseil de ministres, Paris, 1977, p. 9.
7 Hanns-Jürgen Küsters, « Der Streit um Kompetenzen und Konzeptionen... », op. cit., p. 369-370.
8 Ibid., p. 353-354.
9 Ibid., p. 356-357.
10 Hanns-Jürgen Küsters, Die Gründung der Europäischen Wirtschaftsgemeinschaft, op. cit., p. 79-88 ; Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles, 1996, p. 106-107 ; documents nos 207, 208 et 210, in Horst Möller & Klaus Hildebrand (éds.), Die Bundesrepublik Deutschland und Frankreich. Dokumente 1949-1963, Band 2 : Wirtschaft, rédigé par Andréas Wilkens, Munich, 1997 ; Volker Hentschel, Ludwig Erhard : ein Politikerleben, Landsberg/Lech, 1996, p. 222-226.
11 Konrad Adenauer, Mémoires, tome III, Paris, 1965, p. 82-83 ; Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, 1983, p. 202-203 ; Marie-Thérèse Bitsch, Histoire de la construction européenne..., op. cit., p. 112 et Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères à Paris, Direction économique-Coopération économique 1945-1960 [désormais MAE-Paris, DE-CE], volume 629.
12 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, Paris, 1975, p. 383-384.
13 Extrait du Journal officiel du 27/6/1948 (Service des Archives économiques et financières du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie à Savigny-le-Temple [SAEF], Direction du Trésor, B. 17 679) ; Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 390 et Christoph Sasse, Le processus de décision dans la Communauté européenne...., op. cit., p. 5 et 6.
14 Extrait du Journal officiel du 4/9/1952 (SAEF, Direction du Trésor, B. 17 679).
15 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 384-385.
16 Ibid., p. 386.
17 Note sur l’« Attribution des compétences pour l’application des traités instituant des Communautés européennes » du 2/1/1959 (SAEF, Direction du Trésor, B. 17 679) et note sur l’« Observation sur l’organisation de l’administration centrale des Finances et des Affaires économiques » [non datée] (SAEF, Administration générale, B. 58 857).
18 « Note sur l’organisation des relations entre la France et la CEE » du 15/1/1959 (SAEF, Direction du Trésor, B. 17 679).
19 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 386-387.
20 Note sur « La gestion administrative du Marché commun » de juin 1957 et « Note au sujet d’un ministère des Affaires européennes » du 17/8/1957 (MAE-Paris, DE-CE, volume 628, f° 167 et 173).
21 Hanns-Jürgen Küsters, « Der Streit um Kompetenzen und Konzeptionen... », op. cit., p. 369-370.
22 Christoph Sasse, Le processus de décision dans la Communauté européenne..., op. cit., p. 9 et 10.
23 Ibid.
24 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 387-388.
25 Extrait du Journal officiel du 4/4/1958, note sur l’« Attribution des compétences pour l’application des traités instituant des Communautés européennes » du 2/1/1959 et note n° 544 pour M. Poniatowski au sujet des « Services compétents pour l’application des traités instituant les trois Communautés européennes » du 27/1/1959 (SAEF, Direction du Trésor, B. 17 679).
26 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 379 et 390.
27 Christoph Sasse, Le processus de décision dans la Communauté européenne..., op. cit., p. 10.
28 Joël Rideau, Pierre Gerbet, Maurice Torrelli & Roger-Michel Chevallier, La France et les Communautés européennes, op. cit., p. 387-388.
29 Ibid., p. 390.
30 Christoph Sasse, Le processus de décision dans la Communauté européenne..., op. cit., p. 10.
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Le rôle des ministères des Finances et de l’Economie dans la construction européenne (1957-1978)
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