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VII – Probabilisme et science administrative

p. 285-289


Texte intégral

1Nous avons une science administrative imprégnée d’un positivisme juridique, de croyances scientifiques d’origine incertaine, d’un déterminisme naïf ; cette science administrative est en crise, chacun le reconnaît, la production depuis vingt ans est très fragile. Y a-t-il d’autres voies à explorer ? Nous croyons que la science administrative doit s’orienter vers un probabilisme qui lui permette de coller au plus près à l’action administrative réelle, d’avoir une vision plus flexible, plus pragmatique de l’administration. Mais le probabilisme est mal vu, il excite souvent la défiance, on le confond avec le scepticisme ; et pourtant dans la pratique quotidienne à haut niveau, l’administrateur ne travaille que dans l’incertain, il joue avec le plus ou le moins probable. Comment peut-on concevoir une science administrative « probabiliste » ? Quelles en sont les conséquences ?

2I. Quand on cherche à comprendre ce qu’est, ce que peut être la science administrative, on s’aperçoit vite qu’elle est in principio anti-déterministe, on découvre les multiples zones d’incertitude, de flou, de trouble ; on ne sait trop saisir ce qu’est l’action, le calcul du possible, du « jouable », du probable, la négociation. L’art d’administrer – cet artisanat supérieur – paraît échapper aux analyses de la science administrative, elle ne s’intéresse pas au rôle de la création, de l’innovation, aux personnalités créatrices, elle ignore – ou feint d’ignorer – les ressorts intimes de l’administrateur, ce qui le fait agir – le désir des charges, le plaisir, le sens de l’officium –, elle méprise sa vie intérieure, ce qui est à la source de belles erreurs.

3Or la science administrative ne peut avoir qu’une connaissance partielle, imparfaite, indirecte de ces choses importantes, elle ne peut accéder qu’à du plus ou moins probable (le vrai est inaccessible, il relève de la métaphysique et on ne peut mélanger les ordres) ; mais la science administrative n’a pas encore les outils d’analyse nécessaires pour saisir, manier, comprendre ce plus ou moins probable, elle a peine à se dégager d’un pseudo-scientisme qui la stérilise, la rend impuissante, inutilisable et lui donne des apparences dérisoires aux yeux de l’administrateur de métier.

4II. La science administrative ne peut travailler que sur des choses plus ou moins probables, elle est probabiliste d’esprit, mais on n’a pas encore fait les investissements intellectuels nécessaires, on a trop souvent été piégé par un vague déterminisme sociologique ou un naïf management public, on a enseigné officiellement des choses fausses ou falsifiées, qui faisaient se moquer les administrateurs de métier ; la science administrative a dédaigné la pratique administrative, les realia, elle n’avait aucune vision, même partielle, du vécu de l’administrateur, elle s’était désintéressée des quaestiones les plus importantes, l’art de négocier, l’art de juger, l’art de décider, l’art d’intriguer (ou de manipuler), l’art de batailler ; l’idéologie, les systèmes d’explications, un déterminisme primaire ont provoqué une paralysie de la science administrative, un appauvrissement intellectuel et une séparation croissante entre cette science et l’administration active (songeons que nous n’avons pas encore une monographie sérieuse de cabinet ministériel). Le probabilisme suppose une sorte de conversion intellectuelle, on doit désapprendre, rompre avec une masse de préjugés, d’enseignements, de traditions naïves, et surtout ne pas chercher à expliquer ; on doit se mettre en état de comprendre avant d’expliquer, comme disait Etienne Gilson, et le temps des « explications » certaines est repoussé indéfiniment.

5III. On voit bien les fondements du probabilisme.

6Premier fondement : on rejette le déterminisme, l’emploi des mots « causes » et « conséquences », on s’oppose aux naïvetés de la sociologie administrative qui découvre des « lois ».

7Deuxième fondement : on cherche à connaître les choses par le dedans, par une sorte d’Einfühlung, à saisir ce qui est indéterminé, flou, incertain (qu’est-ce qu’une intrigue administrative ? comment « décrire » une nomination un peu difficile ?).

8Troisième fondement : on cherche à saisir le perçu temporel ; or pour un administrateur l’avenir est nécessairement vague, douteux, même si l’on a les garde-fous de l’annuaire, de la « carrière » (aucune carrière n’est jamais certaine, il suffit de regarder autour de soi).

9Quatrième fondement : le sentiment de son impuissance ; on ne peut savoir qu’une partie des plus minimes des choses, l’action administrative à haut niveau est principalement orale et ne laisse guère de traces, on n’en a que des « traductions » douteuses (un arrêt ne reflète pas vraiment un délibéré...).

10On comprend que l’expert en science administrative soit quelque peu malheureux :

  • il rencontre en soi-même une forte opposition au probabilisme, il voudrait bien saisir des choses certaines, le plus souvent il n’est pas encore débarrassé des préjugés du vrai (on lui a enseigné que la vérité était accessible) ;

  • il n’est jamais assuré de son jeu : quel écart a-t-il avec les realia ? comment peut-il le diminuer ? Même quand on est administrateur de métier expérimenté, on ne sait pas si on a bien saisi la bonne situation, la juste nuance, si on n’a pas été piégé par les apparences... Les contrôleurs savent bien qu’ils doivent se défier de leur jugement et mettre en doute tout ce qu’ils croient savoir ou découvrir ; qu’en est-il pour l’expert en science administrative qui, lui, n’a pas les mêmes facilités d’enquête ?

  • il a du mal à exposer ce probabilisme, il sait que son lecteur attend des explications, des choses certaines, qu’il ne peut se contenter du flou, du vague de ce qu’on croit pouvoir dire ; la demande sociale, publique est opposée au probabilisme, on est obligé de passer des compromis, de faire des cotes mal taillées.

11IV. Le probabilisme exige du spécialiste en science administrative des qualités particulières.

12Première exigence : il doit avoir une certaine expérience de l’administration, ou à tout le moins, une certaine expérience de la vie.

13Deuxième exigence : il est nécessaire qu’il ait une certaine formation philosophique, qu’il soit capable de faire la doctrine de son entreprise, de mettre en doute ce qu’il croit apercevoir.

14Troisième exigence : il doit refuser tout système clos, toute volonté d’expliquer, comprendre qu’il reste nécessairement en deçà du vécu de l’administrateur, qu’il ne peut saisir qu’une frange des choses.

15Quatrième exigence : il lui faut savoir gérer au mieux son probabilisme, trouver les bonnes cibles, les bons moyens de montrer à nu le plus ou moins probable, éviter les dérapages (on glisse facilement du probabilisme à un scepticisme radical), passer les compromis nécessaires (il est très difficile d’enseigner le probabilisme, on ne peut le faire que dans des séminaires) : le probabilisme est difficile à « transmettre ».

16V. Si l’on voulait chercher à développer le probabilisme, on devrait programmer divers investissements :

  • il faut accumuler des documenta, des testimonia, qui permettent au spécialiste d’accéder plus ou moins au vécu de l’administrateur ; la collecte des archives orales paraît le moyen le plus sûr, également celle des récits de vie avec les concours autobiographiques. Mais ce qui nous manque le plus, c’est le journal intime ou, de façon générale, des exercices d’introspection, des analyses du moi intérieur (l’analyse d’une journée banale d’un préfet, d’un directeur) ; il faudrait tenter des expérimentations ;

  • on doit entreprendre des explorations en profondeur des valeurs morales de l’administrateur, faire des études « axiologiques » en menant des enquêtes orales ;

  • on devrait s’intéresser au temps perçu de l’administrateur, un temps fragile, qui renvoie à la mort administrative ;

  • il faudrait faire place aux personnalités créatrices, chercher à saisir ce que sont la création, l’invention, l’imagination en administration ;

  • on devrait analyser en termes réels les crises, le vécu des crises : c’est une terra incognito.

17Il serait important de dresser un tableau des explorations nécessaires, un état des zones blanches de la carte ; un tel inventaire – conforme à la quatrième règle du Discours de la méthode – obligerait le chercheur d’aujourd’hui à prendre conscience des limites nécessaires de tout son prétendu savoir. On voit bien les conséquences :

  1. on doit former le chercheur au probabilisme, ou du moins lui montrer l’importance des outils probabilistes, lui apprendre à désapprendre, à rompre avec un naïf déterminisme ;

  2. on devrait lancer des travaux probabilistes ; on attend une histoire probabiliste d’un corps, d’un ministère, une « analyse » probabiliste d’un cabinet ministériel, ce qui permettrait d’ouvrir des voies aux chercheurs ;

  3. il faudrait un effort doctrinal, une sorte de « discours de la méthode » montrant comment le probabilisme peut changer la vision de la bureaucratie et permettre d’explorer ce qui est aux limites du connu et de l’inconnu, et fixant des règles provisoires de recherche.

Conclusion

18Quelles leçons peut-on tirer de cette brève recension des quaestiones ?

19Première leçon : on doit chercher à aller le plus loin possible, tenter d’innover, se jeter à travers champs pour échapper aux systèmes, comme disait Claude Bernard : l’administration est chose vivante, aucun « système » ne peut en rendre compte.

20Deuxième leçon : le probabilisme est seulement un outil, il permet – si l’on sait bien tenir en main l’outil – de saisir « probablement » ce qui est important, ou « le plus important » dans l’action administrative et peut-être dans l’être administratif ; mais il faut bien savoir que, dans les deux cas, on reste en deçà nécessairement.

21Troisième leçon : la science administrative, qui est actuellement en profonde crise, devrait changer de visage dans les vingt prochaines années ; on ne sait quels développements pourra lui apporter le probabilisme, personne ne sait quelle sera la configuration de la science administrative en 2020 ou 2050.

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