IV – « J’ignorerai »
p. 261-269
Texte intégral
1Ignorabo, j’ignorerai : ce devrait être la devise de l’historien lucide, celui qui ne se laisse pas piéger par un prétendu savoir, qui est nécessairement douteux, incertain et transitoire ; personne n’est vraiment assuré de savoir quelque chose et ce qu’on ignore est sans doute plus important, plus chargé de sens que ce que l’on croit savoir. Mais c’est là chose cruelle : un historien doit prendre du recul, déprécier son savoir, tenter d’inventorier ses ignorances, et il est conscient qu’il ignorera toujours, semper ignorare ; ce que je crois « savoir » est provisoire, instable, l’ignorance a pour elle la constance, la durée. Il faut une certaine expérience du métier pour bien comprendre cette ignorance nécessaire, certaine, envahissante : souvent l’historien n’ose avouer cette ignorance, ce n’est pas conforme à la coutume, on a peur de l’étaler devant ses élèves ; on ne sait trop comment sortir de ce piège, ignorabimus (comme disait le physiologiste Dubois-Reymond contre Haeckel et ses prétentions déterministes). Nous voudrions – avec prudence, car on risque de heurter les bons esprits – nous interroger sur les principes de cette ignorance, ses conséquences et les règles de bon usage qu’on peut appliquer.
I. Qu’est-ce qu’ignorer ?
2Un historien sait qu’il sait peu de chose, que le cercle de ses ignorances est plus important que ce qu’il sait. Il sait aussi qu’il aura des successeurs, qui seront tout aussi ignorants. Quels que soient ses efforts, on sait que la masse de ses ignorances s’accroît tout au long de sa carrière : c’est une ignorance dynamique, expansive, inventive, qui contamine tout (ce que l’on croit connaître devient douteux, incertain, chute dans l’inconnu). Dès qu’on réfléchit, on n’ose plus prononcer le mot savoir, on ne peut dire qu’avec prudence : « Ce que je crois savoir, en utilisant telle méthode pour connaître, et qui n’est que plus ou moins probable » et si l’on a quelque courage on dit : « Voici ce que je crois savoir aujourd’hui et voici ce que j’ignore, ou je crois ignorer, en l’état de mes recherches ». Mais on n’ose guère dans un cours étaler ses ignorances et dire : « Je ne sais pas, et je ne peux savoir et voici pourquoi : il y a cette hypothèse A, une autre B, une autre C, et de multiples inconnues, je n’ai aucun moyen de dégager le probabilior » : on voit dans quelles subtilités on finit par s’engager...
3Or cette ignorance dynamique a un rôle essentiel dans le jeu de l’historien : ce qui est important pour moi, c’est ce que j’ignore, non pas ce que je crois savoir de façon douteuse ; on est fasciné par les taches blanches de la carte, on veut explorer ces choses indistinctes, floues, douteuses, qui parfois échappent au regard, sont souterraines, occultées, tues, non dicibles ; l’historien du quotidien se passionne pour ce qu’il ne peut saisir, la rêverie, les larmes, la prière, le désir, le regard, le plaisir : les ignorances se démultiplient, nous rêvons fortement à nos ignorances.
II. Principes
4Cherchons à expliquer les principes apparents de cet ignorabimus.
5Premier principe : il y a un devoir ignorer, on est tenu d’ignorer ; c’est une règle de méthode qui permet de gouverner ses pensées, de détruire ce qui paraît certain, déterminé : c’est l’application de la première règle du Discours de la méthode (la mise en doute générale) et de la quatrième (le dénombrement).
6Deuxième principe : cette ignorance générale suppose une certaine humilité, une certaine conscience de la faiblesse de nos lumières : au mieux on ne peut « savoir » que des choses douteuses, parcellaires, probables et qui seront « probablement » mises en doute tôt ou tard, deviendront obsolètes (l’obsolescence est la règle du jeu) : c’est une chaîne sans fin.
7Troisième principe : il ne s’agit pas seulement des choses « sues », mais de la méthode de connaître, qui est fragile, douteuse, « millésimée » et qui tôt ou tard sera remplacée par une autre méthode : personne ne peut être assuré de la durée de sa méthode de connaître (et souvent, au cours d’une carrière de 45 ans, on peut changer deux ou trois fois de méthode de connaître).
8Quatrième principe : Valéry rappelait en se moquant qu’on ne réfléchissait pas assez à la proposition : Il y aura des hommes après nous. Ignorabimus : l’historien de 2050 ou 2080 ignorera lui aussi, et ses ignorances – compte tenu de ce qu’il saura de son présent et des années 2000-2050 ou 2080 – ne seront « probablement » pas les mêmes que les nôtres ; la mobilité des perspectives a nécessairement des conséquences (comment puis-je deviner les « ignorances » de l’historien de 2050 ? Comment tenir compte de ces « ignorances » dans la collecte des archives par exemple, ou la création d’archives orales ?). Réfléchir sur l’ignorance de 2050, la « prévoir » est une nécessité dans chaque discipline ou sous-discipline.
9Cinquième principe : l’histoire n’est pas rationnelle, mécanique, c’est chose sur laquelle on rêve, et qui nourrit la rêverie : une machine à rêver, et l’ignorance est au centre de cette rêverie : si je fais la biographie d’un personnage, je dois nécessairement rêver à tout ce que je ne sais pas, à tout ce que je ne saurais jamais, à ce qui est à jamais inconnu, et la biographie doit porter la trace de ces rêveries. Et si je fais l’histoire d’une grande forge, je dois rêver aussi à tout ce que je ne sais pas et ne peux savoir et qui est nécessairement plus important que ce que je crois savoir : la rêverie est au centre du jeu.
III. Les hypothèses
10Il faut bien avoir conscience des pensées de derrière qui nourrissent cet art d’ignorer ou cet ignorabimus.
11Premier fondement : l’histoire est chose qu’on doit compliquer sans cesse, qui est ployable à merci : elle est, in principo, « inexplicable » (comme le montre l’expérience de la vie), et l’historien tend sans cesse à appréhender en profondeur tout ce qui tient à la vie ; on fait aujourd’hui l’histoire de l’accouchement ou des gestes, demain on fera l’histoire du visage, l’histoire de la main, l’histoire du désir, l’histoire de la souffrance.
12Deuxième fondement : l’histoire est mouvante, fuyante, on doit l’inventer, et depuis 1970-1980 on cherche à créer des outils d’analyse, on imagine des méthodes neuves d’ingénierie, de communication, d’innovation, on raisonne en termes d’offre et de demande : cette mobilité est chose neuve, on s’éloigne des schémas universitaires coutumiers, on accroît volontairement le taux d’incertitude.
13Troisième fondement : on a maintenant une vision prospective de l’histoire, on sait qu’il n’y a pas de système d’histoire close, certaine (pas plus que pour les sciences exactes), on n’a que des perspectives fuyantes, douteuses, plus ou moins probables, le temps de l’historien est un temps glissant, souple, inventif (et on se demande ouvertement : qu’en sera-t-il en 2050 ?).
14Quatrième fondement : on a conscience des limites des méthodes de connaître (« si quelqu’un croît connaître quelque chose, il ne connaît pas encore la méthode de connaître », dit méchamment saint Paul), et celui qui dit je sais ne fait que manipuler son lecteur, volontairement ou non ; derrière l’ignorabo on trouve le vieux fond sceptique des humanistes.
15Cinquième fondement : en creusant plus on découvre une certaine conception souple, « libérale », de la liberté, qui n’est pas d’ordre métaphysique : l’ignorance est mon ignorance, quelque chose qui me fascine, que je construis, qui tient à ma liberté ; si je veux être libre, c’est par la voie de l’ignorance, non de la certitude ; l’ignorance engage tout mon jeu personnel, touche à la construction de mon moi, elle renvoie à ma vie intérieure.
16On voit que l’ignorabo nous entraîne loin : mais c’est une erreur de séparer le faire de l’historien de sa vie intérieure, être un bon joueur suppose qu’on sache bien régler sa vie personnelle.
IV. Conséquences
17Le jeu de l’ignorance est compliqué : il faut bien en voir les conséquences.
18Première conséquence : il est lié à une sorte de nécessité intérieure, qui permet de saisir les limites de son savoir ou prétendu savoir, et, par contamination, qui permet de déprécier ce savoir et d’apprécier ce qu’on ne sait pas, l’au-delà du connu. C’est une arme, qui permet de marquer sa différence, de prendre du recul par rapport aux autres, à la coutume, de se mettre en retrait.
19Deuxième conséquence : on est fasciné par cette ignorance et présente et future, on doit creuser, affouiller cette ignorance, inventer les outils, multiplier les rêveries sur les formes de cette ignorance pour sa discipline ou sous-discipline (par exemple, en histoire de la bureaucratie sur le flou, l’imperceptible, le ténu, le tu, le flexible, l’indéterminé, le clandestin, le glissant, le mouvant) : l’ignorance nourrit la rêverie, on rêve de déplacer les limites du connu et du non-connu, on est passionné par cet entre-deux (il y a ce qui est inconnu aujourd’hui, et deviendra peut-être un jour de l’ordre du « connaissable », ce qui est faussement connu aujourd’hui et tombera peut-être dans le non-connu...) : tout est mouvant, incertain, flexible...
20Troisième conséquence : peut-on enseigner l’ignorabo ? Dans des séminaires de méthode on peut mettre en garde contre les excès de certitude, insinuer l’étendue des zones d’ignorance, montrer l’importance des histoires à naître, des outils à créer : mais on risque fort de n’être pas entendu. C’est dans des séminaires post-doctoraux, avec des historiens de 30-40 ans, qu’on peut chercher à construire une théorie de l’ignorance adaptée à la discipline et en déduire les conséquences ; toutefois la passion du certain est si enracinée qu’on suscitera beaucoup de contestations, ce qui est très profitable.
V. Les qualités exigées par l’ignorabo
21Apparemment cette intuition de l’ignorance future conduit à exiger de l’historien des qualités qui ne sont pas tout à fait celles de l’historien qui se passionne exclusivement pour les certitudes : mais il n’est pas aisé d’en dresser la liste « probable » ; l’historien devrait posséder :
l’imagination des possibles, des choses douteuses « probables » ;
la capacité de pressentir ce qui n’est pas connu, et peut-être pas connaissable (l’expérience de la vie pratique, de l’action peut l’aider beaucoup) ;
une vision active du futur, l’habileté à faire la prospective de soi, de ses intuitions, à se projeter en 2050 ou 2080, c’est-à-dire de rêver sur soi-même ;
un certain goût de la réflexion philosophique (mon ignorance est liée à ma liberté), la volonté de changer ses pratiques intérieures (la vie intérieure n’est « probablement » pas la même quand on est en quête de vérité ou quand on cherche à saisir ses ignorances) ;
une certaine discipline intellectuelle, le goût de la réflexion méthodologique (on cherche à saisir son faire) ;
un certain recul par rapport à soi-même, une certaine dose d’ironie (qui permet de déprécier son savoir, ou ce qu’on croit savoir).
22Mais cette liste de qualités serait à réviser périodiquement : en 2050 on devrait avoir une vision plus ordonnée, plus régularisée de l’ignorabo.
VI. Règles
23Quels conseils peut-on donner en un tel domaine ? On ne peut que suggérer des tactiques prudentielles, chacun les adaptant à ses recherches, à sa discipline.
24Première règle : on doit réfléchir à sa manière de connaître, à sa manière d’ignorer, à son art de compliquer, d’inventer : c’est-à-dire qu’il faut définir l’ensemble de ses méthodes, vérifier la solidité de son désapprendre et procéder à des révisions périodiques.
25Deuxième règle : on doit s’interroger, à intervalles réguliers, sur son art d’ignorer : qu’est-ce que j’ignore ? est-ce que je le marque bien dans ce que j’écris, dans ce que j’enseigne ? est-ce que j’apprends dans mon séminaire la nécessité d’ignorer, le semper ignorare ? est-ce que je sais montrer l’importance du jeu de l’ignorance « à venir » ?
26Troisième règle : on doit pratiquer des exercices pour « optimiser » son ignorance présente et future, et se demander : est-ce que je sais nourrir mon ignorance par mon expérience de la vie, ma vision des choses qui passent, par ma vie intérieure ? Est-ce que je sais pratiquer le va-et-vient de l’ignorance entre le présent et le passé ? De même, est-ce que je sais rêver intelligemment à mon ignorance future, esquisser la prospective de mes ignorances, de leurs glissements ? Plus on creuse, plus on élargit le cercle de son ignorance.
27Quatrième règle : on doit pousser le plus loin possible son intuition du non-connu, du non-connaissable, construire les outils pour l’appréhender (l’occulté, le clandestin), inventer d’autres modes de connaître : on doit créer toute une ingénierie de l’ignorance « à venir » (c’est, dans son principe, l’ingénierie des histoires à naître, qui fondent mon ignorance présente).
28Cinquième règle : on doit élargir son jeu, ne pas être l’homme d’une seule curiosité, pratiquer plusieurs disciplines ou sous-disciplines, être aussi collectionneur (de manuscrits, d’estampes : un bon collectionneur sait qu’il ignore beaucoup) : on doit élargir méthodiquement sa vision, pour accroître le taux d’ignorance probable.
29Sixième règle : on doit laisser la trace de ses ignorances, de sa vision de l’ignorance à venir, soit en tenant journal, soit lors des archives orales : on voudrait bien avoir le « tableau des ignorances » d’un Marc Bloch ou d’un abbé Bremond...
VII. Prospective
30Il est quasi impossible d’esquisser une prospective de cette ignorance future : mais on peut, arbitrairement, définir quelques éléments de réflexion.
31On voit bien les facteurs défavorables :
la volonté de certitude à la fois chez les historiens et chez leurs auditeurs ou lecteurs (il y a une forte demande d’histoire « qui-explique-tout », on croit naïvement à l’accumulation des savoirs) ;
la coutume universitaire, qui incite à croire que le vrai est accessible ;
l’angoisse chez l’historien devant cette ignorance glissante, de ces zones d’ignorance « abyssales » ;
l’absence de formation philosophique de l’historien qui lui fait croire à des « certitudes » ;
les difficultés d’application pratique (comment dire ou même suggérer cette masse de ce qu’on ignore ?) ;
l’absence de théorie de l’ignorabimus (l’épistémologie historique a délaissé ce qui touche à l’ignorance...).
32On voit que la doxa commune est hostile à cette ignorance savante. A l’inverse, on peut suggérer quelques facteurs favorables d’ici 2020 :
la faillite des dogmatismes, des certitudes absolues, un reflux des idéologies (on ne croit plus guère à la vertu des certitudes de nos maîtres) ;
un sens croissant chez les jeunes du relatif, du douteux, de l’indéterminé ;
un déplacement rapide des centres d’intérêt de l’historien : en trente ans le cercle s’est singulièrement élargi, les histoires à naître se multiplient ; l’histoire n’est plus seulement une mécanique à « faire des professeurs », on développe les réflexions sur l’innovation, l’ingénierie, la prospective pour échapper au monde clos du certain ;
le sentiment d’un désordre nécessaire pour ébranler les institutions, les écoles, les « traditions » ;
enfin, l’effet 2050, qui fait deviner que l’historien de 2050 ignorera beaucoup plus, tant l’écart 1950-2000 est considérable.
33On est là à la source de mutations importantes : mais les résistances institutionnelles sont très fortes.
Conclusion
34Quelles leçons peut-on tirer de ces quelques observations ?
35Première leçon : pour dire ignorabo, il faut quelque courage : mais cette ignorance oblige à réfléchir sur son faire, sur sa méthode, sur les limites de ses ambitions : le nescio devient un devoir ignorer.
36Deuxième leçon : cette ignorance est une rêverie cruelle, qui enlève à l’historien ses illusions : il ne peut saisir que des choses provisoires, glissantes, incertaines, ce qui permet de réintroduire l’incertain, le probable, le flexible, le mouvant, c’est-à-dire la part de théâtre que comporte toute histoire.
37Troisième leçon : ignorer est une question de volonté : il faut vouloir se séparer des illusions du certain, des faux-semblants des choses « vraies », vouloir être en retrait, construire avec patience, méthode et subtilité son « système d’ignorance » : ce qui apporte nécessairement un certain plaisir.
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L’historien et le probabilisme
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