II – L’indétermination
p. 243-249
Texte intégral
1L’indétermination, l’incertitude, le hasard jouent un grand rôle dans le jeu des historiens : mais on n’aime pas trop en parler, on feint de croire que dans une carrière tout est lisse, raisonnable, explicable. « La vie des hommes, notait Lucien Febvre1, et de leur destin se joue sur un coup de dés. Une occasion qui passe de « se réaliser » pleinement, de s’absorber dans une œuvre à sa mesure, on la saisit, on crée l’œuvre, on s’y absorbe » : le hasard règle le jeu. Mais il est très difficile de saisir cette part de hasard dans l’œuvre, la carrière ; aux archives orales, on a quelques difficultés à reconstituer la chaîne des hasards heureux ou malheureux – c’est-à-dire ce qui a multiplié les chances ou provoqué les échecs2. On croit être libre – mais souvent on dépend du caprice du hasard ; on a quelque peine à l’admettre. Mais il n’est pas aisé d’évoquer ces questions : c’est un sujet piégé, et même scabreux. Nous croyons nécessaire – même si on ne peut tout dire – de présenter quelques observations et de hasarder quelques conseils3.
I. Qu’est-ce que l’indétermination ?
2On use souvent de mots des plus imprécis : hasard, indétermination, Providence, incertitude, pour marquer combien il est impossible de prévoir le jeu de l’historien, de le réduire à des choses fixées à l’avance. La recherche est souvent très liée au « hasard » ; les propos d’un ami, une rencontre, une lecture, une admiration, une nomination, cela suffit à faire basculer la recherche dans tel ou tel sens, à choisir une nouvelle orientation, à tenter d’appliquer une belle intuition. C’est pourquoi il est si difficile de rédiger une notice nécrologique : une carrière n’est pas vraiment déchiffrable4, et aux archives orales on a grand peine à se réapproprier son passé, à expliquer pourquoi on a été le disciple de xxx, pourquoi on a changé en 1965 d’orientation, abandonné ses amitiés de jeunesse, pourquoi on s’est lancé « à l’aveuglette » dans telle exploration. En fait, on ne sait plus très bien ce qui s’est passé, il y a des réinterprétations, des masques, des tricheries : « J’ai été le premier qui aie découvert..., qui aie eu l’idée de... » ; à la vérité, c’est le hasard (ou une série de hasards), qui est responsable, qui a mis sur la piste, permis de « saisir l’occasion », et on ne sait plus comment ce hasard s’est produit (parfois c’est une trouvaille de librairie qui provoque la publication d’un gros ouvrage de 900 pages)5 ; l’ improbable se réalise, le projet flou est mené à bien ; le mot hasard est bien commode (tout comme pour « expliquer » les rencontres amoureuses, ou les mariages...).
3Apparemment le hasard – ou la Providence – gouverne le choix des travaux, les découvertes fécondes, la réussite de grandes entreprises – tout comme il gouverne les chances d’obsolescence6. On ne sait plus trop la part de liberté de l’historien, dès qu’on parle de hasard : choisir un bon patron (ce qui est un atout important en histoire, ce qui détermine « probablement » une carrière) relève-t-il du hasard ou de la liberté de choix ?7 Plus on réfléchit au système de choix « probables » de l’historien, plus la situation paraît embrouillée ; être libre n’est pas chose simple8, on n’est jamais tout à fait libre, ni jamais tout à fait soumis au hasard – ce qui doit inciter à une grande prudence dès qu’on cherche à décoder le jeu de l’historien9.
II. Formes
4Les formes de l’indétermination sont nombreuses en histoire.
5Première forme : on ne peut dire, à coup sûr, sur quels sujets on travaillera dans dix ans : il y a des occurrences, des occasions, des choses indéterminées, floues, des hasards heureux (on vous donne la direction d’une revue, d’une collection, un ami veut faire un grand livre avec vous)10, on peut même changer de manière de travailler, avoir une autre vision de l’histoire (personne n’est assuré d’être « le même »).
6Deuxième forme : on ne peut prédire son bilan final au jour du jugement11, rien n’est moins assuré ; une partie de son œuvre sera déjà atteinte par l’obsolescence (un jeune viendra et renouvellera tel sujet), et on ne sait trop ce qui va arriver dans les prochaines années (la maladie, la souffrance peuvent altérer la manière de faire) ; nécessairement il y a beaucoup de rêveries qu’on ne peut réaliser, de projets qu’on ne pourra mener à terme. Personne ne peut dire en quel état sera son avoir lors du bilan final ; plus on se rapproche de la mort, plus le hasard joue un grand rôle12.
7Troisième forme : tout système de gestion de recherche est indéterminé, direction de revue, comités d’histoire, centres de recherche ; on ne sait trop ce qui peut arriver en bien ou en mal, l’avenir est nécessairement opaque – même si on esquisse de belles « programmations » de travaux ; on bâtit dix projets de recherche, combien aboutiront ? Nul ne peut le savoir ; tout n’est pas raisonnable, explicable (on le voit bien quand aux archives orales on dresse le bilan de ses efforts)13 ; comme pour tout ce qui relève de l’action, la part d’indéterminé est considérable : on ne peut jouer que sur du probable.
8Il y a bien d’autres sources d’indétermination dans la carrière d’un historien ; l’expérience de la vie qui souvent « oriente » le hasard, le jeu des amitiés (et des inimitiés)14, qui a une grande influence dans un milieu étroit, la vie intérieure, qui peut fluctuer (tel historien perd la foi, il change totalement son système de recherche), les incidents de la vie privée15, la maladie, qui change le regard sur le jeu (on dit : « Il n’est plus le même, il ne raisonne plus de la même façon »), la politique (les engagements politiques – et leurs variations – exercent souvent une influence abusive sur la vision de l’histoire)16 ; il faut être très prudent dès qu’on croit pouvoir comprendre ce qui se passe chez un historien, bien des choses échappent à l’observation17.
III. Conséquences
9Il faut bien voir les conséquences : l’historien est dans les mains de la Providence.
10Première conséquence : il y a toujours une marge de souplesse, de flexibilité en fonction du hasard, de « l’occasion qui passe ». Rien n’est prédéterminé absolument, rien n’est vraiment « perdu », on peut toujours rebondir (et il est absurde de se résigner à l’échec)18.
11Deuxième conséquence : on doit savoir accepter le hasard – mais aussi le provoquer ; rien n’est vraiment « hasard », il y a des préparations, des gymnastiques, des exercices, des hasards « attendus » ; la flânerie chez les libraires ou à travers les archives est souvent féconde, mais elle suppose souvent un savoir antérieur important (il faut pouvoir « reconnaître » la belle pièce).
12Troisième conséquence : on doit posséder quelques qualités pour exploiter le hasard, saisir au vol l’occasion qui passe, saisir la « belle intuition » : la rapidité (il faut avoir de bons réflexes, de la vivacité et savoir prendre parti sur le champ), la disponibilité (être prêt suppose un certain entraînement, une vision non mutilée de l’histoire, le goût des choses neuves, hardies), la flexibilité (le hasard favorise rarement les esprits rigides, calcifiés), l’indépendance (soit une certaine liberté de jeu « par statut », l’absence de liens)19. On doit être un bon joueur, avoir un esprit délié, et savoir gérer un système « flou »20.
13Quatrième conséquence : le jeu dure 40 ou 45 ans ; il peut y avoir beaucoup de hasards, « attendus » ou non, dans une carrière, on accepte – à titre d’exercice de souplesse – de faire des livres auxquels on n’était pas préparé par sa spécialisation ; un éditeur, un ami fait une proposition de livre : pourquoi ne pas l’accepter21 ? On maintient ainsi sa sphère de liberté, on n’est pas un « pion interchangeable sur l’échiquier ».
IV. Règles du jeu
14Comment peut-on donner quelques conseils dans un domaine aussi incertain, aussi flou ?
15Première règle : il ne faut pas croire qu’on puisse tout prévoir, l’indétermination est la règle ; pour un historien bien doué, qui a le goût de la liberté, la lisibilité de l’avenir est très imparfaite, il ne peut « programmer » absolument sa recherche, il y a toujours de singuliers détours, des « occasions » qu’il faut saisir au vol22 ; il faut souvent se méfier des historiens à carrière trop linéaire, trop prévisible, ce sont souvent des esprits étroits, rigides.
16Deuxième règle : le hasard explique aussi les échecs (qu’on ne peut « raisonnablement » prévoir) ; mais on est là dans un domaine fort ambigu23 ; car on est souvent responsable de l’échec, on n’a pas été vigilant, on n’a pas fait attention aux signaux précurseurs, qui annonçaient l’échec, ou le drame, on n’a pas su « anticiper » l’échec ; aucun échec n’est imprévisible – mais il ne faut pas dormir en route, et le hasard ne fait que refléter ma négligence.
17Troisième règle : il faut être ouvert au hasard, savoir l’accueillir ; c’est un art tout de souplesse, de finesse, il faut être soumis à la Providence – ce qui n’est pas toujours facile24 –, avoir les yeux ouverts sur la vie, entretenir sa flexibilité, sa disponibilité, ne jamais s’opiniâtrer et sans doute croire à sa chance25.
Conclusion
18Nous avons quelque peine à dégager quelques leçons sur un sujet si incertain.
19Première leçon : l’indétermination est chose étrange, on la saisit très mal, quels que soient les mots employés ; l’historien n’aime pas un monde non raisonnable, non prévisible, mais aux archives orales, il est bien obligé de constater, en reconstituant son passé, l’ampleur de cette indétermination26.
20Deuxième leçon : il faut savoir profiter des hasards, des « occasions qui passent », être vigilant, disponible, avoir le coup d’œil rapide, ne pas s’amuser en route27 ; une œuvre est souvent bâtie à coup de hasards.
21Troisième leçon : l’histoire n’est qu’un jeu, et il faut bien comprendre l’importance de cette indétermination du jeu, chercher à mettre toutes les chances de son côté : Dieu favorise ceux qui savent bien jouer.
Notes de bas de page
1 29 octobre 1934.
2 La littérature sur le sujet est nulle, et on n’aime guère évoquer de tels sujets.
3 Nous avons étudié « les trouvailles » dans Théorie et pratique de l’histoire (à paraître).
4 Ces hasards laissent fort peu de traces en général, et on n’aime guère reconnaître ses dettes à l’égard du hasard – ou de la Providence, on préfère affirmer qu’on était « libre ».
5 Ou encore une vérification tout à fait marginale d’un détail fait découvrir dans un carton d’archives un texte singulier, on cherche à le comprendre et on finit par établir un gros livre sur le sujet...
6 C’est le hasard qui fait qu’un jeune reprend un sujet sur lequel vous avez déjà travaillé voici 20 ou 30 ans, il découvre de nouveaux documents, il a quelque talent et votre travail est nécessairement déclassé...
7 Comment faire le partage ? On choisit un patron souvent par hasard, et « par hasard » ce patron prend de l’importance, devient un des premiers de la discipline : on a bien joué.
8 Cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 528-534.
9 À la vérité on trouve la même difficulté quand l’on cherche à décoder le jeu d’un administrateur, ou d’un cadre de grande entreprise ; la part de l’indéterminé est très grande, mais on ne sait comment la mesurer (aux archives orales on rencontre la même incertitude : c’est souvent « par hasard » qu’on entre dans un cabinet ministériel et qu’on y réussit...).
10 Ou encore un ami éditeur vous offre de publier « ce que vous voulez » – ce qui accroit sensiblement votre liberté de jeu.
11 Sur le bilan final, cf. L’histoire..., ouv. cité, p. 186-188.
12 Avec l’âge on a un jeu plus dispersé, moins « réglé », souvent on ne fait plus que des choses « dont on a envie », on dédaigne les corvées, les commandes ; on s’est bien fixé un programme de recherche, mais on ne l’observe guère.
13 Aux archives orales, on voit combien ce qu’on a fait tenait à des choses « improbables » : un coup de fil, un déjeuner, une rencontre imprévue « expliquent » parfois la naissance d’un Comité d’histoire. De surcroît, aux archives orales, on s’aperçoit qu’on ne peut reconstituer qu’une petite partie de la trame « probable » de la naissance d’un Comité.
14 L’esprit de bande est développé (mais il a souvent des aspects oppressifs).
15 Les choix de tel historien connu ont été « probablement » influencés par sa première femme, qui avait une forte personnalité.
16 Ces fluctuations politiques peuvent conduire à sortir du jeu (par exemple, devenir Recteur) ou provoquer des drames (on est exclu du Parti, ou on l’abandonne, on passe à l’extrême opposé : l’œuvre s’en ressent nécessairement...).
17 Faut-il rappeler l’importance de l’expérience de la guerre chez certains historiens ? Elle a donné souvent une vision « probabiliste » de l’histoire, incité à certain scepticisme – ou au contraire elle a provoqué un raidissement idéologique.
18 S’abandonner à l’échec est toujours une erreur ou une sottise, c’est oublier que rien n’est jamais joué, qu’il suffit de changer de secteur ou de méthode pour « rebondir ».
19 Souvent l’historien ne sait pas saisir au vol l’occasion, parce qu’il est entravé, prisonnier de liens visibles ou non (« Que va penser X ? Comment serais-je jugé si je fais tel livre sur l’histoire de la rêverie ? »).
20 Il est nécessaire de programmer sa recherche, mais c’est une sorte de sécurité, une prime d’assurance, on peut si nécessaire changer librement son programme.
21 Il est important, à nos yeux, de s’intéresser à des thèmes de recherche en dehors de sa « spécialité », d’écrire sur le XVIIe siècle, même si l’on est spécialiste du Second Empire : on garde ainsi sa liberté de jeu, on n’est pas prisonnier de son fonds de boutique. Sans doute est-ce rarement pratiqué : mais ce sont les esprits les plus souples, les plus déliés qui acceptent de telles « explorations » (même si elles demandent des efforts particuliers).
22 Même à un certain âge, il faut tenter sa chance défaire autre chose, de renouveler son plaisir de la recherche, de créer quelque chose a novo. Plus on se rapproche de la mort, plus la tentation est grande...
23 Il n’est pas facile de raisonner sur le hasard malheureux (« X m’a barré pour tel poste, Y a refusé ce livre qui m’avait coûté tant d’efforts ») ; le hasard malheureux enseigne (on doit être capable de rebondir), il a son prix ; c’est une épreuve, qu’il faut accepter comme telle, la Providence envoie aussi des épreuves, et il y a nécessairement compensation entre les succès et les épreuves.
24 La soumission à la Providence suppose une certaine réflexion sur le sens de ce qu’on fait, sur le prix de la vie, sur sa marge de liberté (dans son officium on n’est qu’un instrument), et vouloir être soumis suppose quelque courage.
25 Sur la « chance » de l’historien, cf. Théorie et pratique de l’histoire (à paraître).
26 Paul Valéry a dans une note des Cahiers montré que son passé était « imprévisible » en raison d’une succession de hasards, d’accidents qui étaient « improbables » : « Je ne suis que mes hasards », disait-il.
27 C’est souvent par pure négligence qu’on n’accueille pas le hasard. Ne rien négliger est une technique difficile.
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L’historien et le probabilisme
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