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L’histoire de la protection sociale

p. 205-217


Texte intégral

1Comment montrer le jeu du probable en histoire de la protection sociale ? Quelle attitude doit adopter l’historien ? Ce sont là des questions délicates : l’historien n’aime pas le probable, il a pour habitude de professer des choses certaines, il veut enseigner la vérité. Malheureusement il ne travaille, ne peut travailler en matière sociale que sur du probable, des choses obscures, de l’indéterminé, et ce qu’il croit savoir a des limites étroites : le probable est nécessairement au centre du jeu de l’historien, son métier est d’évaluer le probable, de montrer le plus ou le moins probable ; en histoire de la protection sociale le champ du probable est fort étendu, on n’a pratiquement que du probable, l’invisible, l’imperceptible, le non-mesurable, le caché jouant un grand rôle. Le probabilisme est mal vu, le mot probable a mauvaise réputation depuis Pascal : mais cet art des probables est une nécessité technique, le probabilisme in principio devrait écarter l’historien de l’histoire certaine, de l’histoire dogmatique, doctrinaire, qui explique tout1. Nous voudrions (avec prudence) montrer l’importance de ce probabilisme et les règles de maniement du probable2.

I. Les incertitudes de l’historien

2En histoire sociale l’historien qui réfléchit sur son officium est contraint de reconnaître qu’il ne travaille que sur du probable, de l’indéterminé, du douteux, du flou ; il lui est impossible d’accéder au vrai, au certain, sa matière première échappe à la preuve, il ne peut atteindre au vécu du médecin, de la religieuse, du malade, du mendiant, il ne dispose que de témoignages indirects, biaisés, médiocres, qui ne concernent le plus souvent que le moins important3 ; personne n’est assuré de ce qu’il croit pouvoir dire, on vit sur des reflets brouillés (comme le reflet du feuillage d’un saule dans l’eau qui coule), et au mieux on ne peut que repérer les zones d’incertitude, de flou, les zones obscures. L’historien a bien peu de chances de trouver l’argile sous le sable, quels que soient ses efforts, et en histoire sociale, ce qui est le plus important, c’est souvent l’imperceptible, le non-mesurable, le non-dicible, l’invisible, le tu, le caché (personne ne peut écrire l’histoire de la souffrance telle qu’elle est vécue)4.

3On comprend les difficultés où s’engage l’historien social, dès lors qu’il reconnaît la prééminence du probable : les méthodes, les objectifs, la manière de connaître, tout devient douteux, incertain ; on voit les limites de ce que l’on croit savoir, on saisit que le probable est au centre du jeu, mais on a grand peine à saisir ce « probabilisme » (qu’on peut définir comme l’ensemble des règles qu’applique un historien pour traiter le probable) : en histoire sociale l’histoire probabiliste est nécessairement mal aimée.

II. Principes

4Peut-on définir quelques principes de cette histoire probabiliste ?

5Premier principe : toute manière de connaître est douteuse, incertaine, transitoire, et comme dit saint Paul, « si quelqu’un croit connaître quelque chose, il ne connaît pas encore la manière de connaître »5 ; dans une vie d’historien il y a nécessairement plusieurs manières de connaître successives.

6Deuxième principe : l’historien ne peut atteindre que des parcelles, des fragments ; les ensembles sont choses inaccessibles, dangereuses, illusoires ; personne ne peut atteindre le vrai, le certain, on doit se résigner à cet état d’ignorance, d’impuissance6.

7Troisième principe : on ne sait à peu près rien des hommes, de leurs désirs, de leurs passions, de leurs plaisirs, de leurs souffrances (que sait-on jamais d’un homme ? disait Alain), et on ne peut guère savoir ce que pensait à telle date un « praticien », un médecin, une infirmière, une dame d’œuvres ; on n’a que des choses probables, douteuses, floues. C’est ce qui rend très difficile toute étude des pratiques sociales, des décisions, des innovations sociales ; on est obligé de rester très loin en arrière (tout comme en histoire administrative7 ou en histoire du quotidien). Je ne sais pas, nous ne savons pas grand chose, nous ne pouvons rien savoir : ce sont les mots les plus répandus (ou qui devraient être les plus répandus) en histoire de la protection sociale.

8Quatrième principe : l’historien « probabiliste » a le plus grand mal à construire une œuvre8 ; on ne peut étudier que des fragmenta, des exempla, on doit éviter la tentation de bâtir des systèmes abstraits, à base de « modèles », qui ne peuvent qu’entraver la liberté de recherche (« les systèmes, disait Claude Bernard, tendent à asservir l’esprit humain ») ; or c’est là une erreur fréquente en histoire sociale9.

9Cinquième principe : l’historien « probabiliste » doit montrer une certaine prudence, se défier de lui-même ; on doit éviter de ne faire que de l’histoire de la protection sociale, on doit pratiquer sans doute d’autres « disciplines » historiques, faire aussi de l’histoire de la spiritualité ou de l’histoire des techniques – afin de ne pas s’enfermer dans sa « bulle », et de garder une certaine flexibilité d’esprit10. Et on doit chercher aussi à s’intéresser au présent, à acquérir une certaine pratique sociale (on n’écrit pas les mêmes choses, ni de la même façon, quand on a quelque pratique sociale)11.

10On voit où nous sommes entraîné : le probabilisme conduit à modifier ses règles de conduite, sa manière de gouverner ses pensées, c’est aussi une certaine vision du monde dans laquelle on s’engage. La difficulté est de bien gérer ce probabilisme sur 20 ou 30 ans12 : personne n’a de règles assurées en ce domaine.

III. Les limites

11La situation est souvent inconfortable : on n’a devant soi que du probable, du plus ou moins probable et encore faut-il bien voir les différences entre trois « probables » :

  • le « certain » que l’on va transformer en probable, en détruisant les prétendues certitudes : le probabilisme oblige à mettre en doute à titre provisoire – mais le plus souvent à titre permanent – tout ce qui est tenu pour certain, assuré, et on applique les principes du Discours de la méthode13, qui sont une arme redoutable (la quatrième règle sur le dénombrement est très efficace) ;
  • des choses inconnues, ignorées, souterraines, ou occultées que l’on va faire apparaître, émerger dans le champ du probable : l’historien travaillant sur les limites du connaissable et du non-connaissable peut créer de nouveaux champs de probable (on le voit bien dès qu’on étudie aujourd’hui la sexualité des jeunes ou des personnes âgées)14 ;
  • du probable que l’on va classer en « plus probable » (probabilior) et « moins probable » ; c’est un travail d’inventaire, d’interprétation, de décryptage parfois, qui suppose une connaissance fine des sources, de la prudence, de la ténacité, mais aussi une certaine « pratique sociale », ou un certain sens du social.

12Mais on voit bien les limites d’une telle entreprise :

  • c’est un travail long, qui exige beaucoup d’efforts, de chance (il faut tomber sur les bonnes sources, faire des trouvaille), qui souvent est anxiogène : on ne sait trop où l’on va, on se sent impuissant, on n’arrive pas à « maîtriser » le flou15, le vague, parfois on se désespère (« je n’y arriverai jamais, tout m’échappe »). Pour trouver l’argile sous le sable, il faut beaucoup de patience, de la solidité, de la flexibilité d’esprit16 ;
  • le probabilisme ne s’enseigne pas, et ne peut s’enseigner. L’historien, en général, refuse tout probabilisme, parce que la « recherche de la vérité », quelque masque qu’elle prenne, offre bien des avantages (on fait « comme les autres », on vit en paix, on sacrifie à la coutume) : personne ne se risque donc à enseigner le probabilisme, même modéré. En fait le probabilisme correspond à une nécessité intérieure, à une exigence qui conduit à réfléchir par soi-même sur le « système de probables » où l’on vit : c’est un travail de réflexion personnelle sur son officium, qui conduit à marquer sa différence ;
  • quand on fait de l’histoire sociale, il faut, en principe, avoir une certaine connaissance des « réalités sociales », une expérience de la vie pratique, que possède rarement l’« historien de cabinet ». Or la méconnaissance du vécu social, l’indifférence à ce qui est par-dessous, par-derrière, au clandestin social, à l’occulté, au souterrain, au non-dicible, l’absence de pratique sociale peuvent conduire souvent à des erreurs, à des travaux à faible durée de vie17. L’historien social doit prendre en compte le jeu des passions et des intérêts, la coutume, la pression sociale, les préjugés (qu’est-ce qu’être charitable envers les pauvres pour un bourgeois de Bourges en 1780 ? en 1810 ? en 1910 ?), il doit tenir compte de l’opaque, de l’incertain (en matière sociale les choses ne sont ni blanches ni noires, elles sont le plus souvent en grisaille, et les nuances sont souvent imperceptibles, les mutations insensibles)18 : un historien qui croit qu’il peut tout saisir, tout comprendre, a chance de ne rien comprendre ; on doit abandonner les grands principes, pratiquer une certaine humilité19 et (disait Paul Leuilliot) « comme le faucheur suivre toutes les bosses du terrain qu’on rencontre ».

IV. Comment gérer un système de « probables » ?

13En histoire sociale, et notamment en histoire de la protection sociale, il est plus difficile de gérer un système de probables, tout est douteux, variable, flou : qu’était-ce qu’une prostituée, un mendiant, à telle date, dans telle ville ? et comment « raisonnait » un médecin ou une religieuse chargé du service des aliénés ? Comment voyaient-ils l’enfant idiot, ou épileptique ou l’aliéné « dangereux » ? Le plus souvent, on n’a aucun moyen de le savoir20, et tout « document » doit être interprété avec la plus grande prudence. Précisons quelques difficultés majeures dès qu’on veut gérer un système de probables.

14Première difficulté : la demande sociale, politique est forte, le lecteur (et parfois le militant)21 veut des certitudes, des idées qui « expliquent tout », des systèmes généraux, il veut croire. Or on ne peut lui donner des certitudes, des « idées générales claires » (rien n’est plus dangereux que les idées générales, qui sont des « masques », et qui se prêtent à toutes les manipulations), une histoire résumée avec des « causes », des « conséquences », des « lois » (on y est habitué depuis le lycée) : tout doit être mis en doute, tout est indéterminé, on ne peut fournir ce que réclame le lecteur (si bien que parfois on est contraint d’établir des compromis, d’affirmer indûment, on n’ose montrer l’étendue de ses ignorances...)22.

15Deuxième difficulté : on doit gérer un système de probabilités, c’est-à-dire inventorier les zones à explorer et définir les méthodes les plus efficaces23. Or personne n’a de règles sûres en ce domaine, on n’a pas de repères : il faut choisir des sujets à taux d’innovation probable élevé (par exemple la prostitution, la mendicité, les aveugles ou la femme seule) et choisir prudemment une méthode d’approche (pour bien des sujets sociaux délicats ou embrouillés il vaut mieux commencer par publier des documents, ou des recueils de documents et éviter de faire des synthèses hâtives, arbitraires, artificielles, qui « expliquent tout » et souvent tombent rapidement dans l’oubli)24.

16Troisième difficulté : pour établir un questionnaire sur le probable (et le probable « le plus important ») on manque, le plus souvent, de monographies, d’études, de notes de méthode (comment étudier un dépôt de mendicité ? un bureau de bienfaisance ? un asile d’aliénés ?), de « guides de recherche » détaillés qui peuvent aider dans de telles explorations souvent longues, pénibles : on est le plus souvent dans une histoire incertaine, indéterminée, qui est encore largement à défricher et où l’on ne peut avancer que pas à pas.

V. Conséquences

17A l’évidence on doit faire un emploi modéré du probabilisme (qui a souvent des effets dévastateurs25, qui oblige à réviser ses modes de pensée, ses manières de voir).

18Première conséquence : il est nécessaire de repérer dans son secteur toutes les zones floues, incertaines et de faire des calculs du probable, et du plus probable (probabilior) : ce sont là des explorations nécessaires pour éviter les imprudences, les dérives, les pièges d’une histoire certaine.

19Deuxième conséquence : il faut ancrer solidement ce probable (plus on a une position « probabiliste », plus on doit être rigoureux dans l’érudition), chercher à collecter les bonnes sources, à les croiser, à les créer même (archives orales, récits biographiques), à montrer leur degré de probabilité (le recueil de documents permet de saisir la multiplicité des regards).

20Troisième conséquence : on doit se résigner à rester en deçà, même si on explore des choses aux limites du connu et du non-connu (par exemple en faisant de l’histoire des enfants anormaux et de l’histoire des mendiants), on doit savoir qu’il est impossible d’accéder au vrai, au certain26.

21Quatrième conséquence : comme disait Étienne Gilson, on doit se mettre en état de comprendre avant de commenter, ce qui est une règle de prudence, et ce qui suppose une bonne intuition de la « pratique » sociale (il faut savoir saisir l’écart entre le texte et son application sur le terrain, entre le « témoignage » et le vécu) ; dans la pratique quotidienne de l’historien social, la chose est souvent difficile, tant nous travaillons sur des choses floues, douteuses, incertaines27.

22Cinquième conséquence : on doit aller à contre-courant, se défier de tout esprit systématique, de toute « doctrine », de toute construction a priori, de tout continuum (la source de toutes les erreurs), se démarquer de ses prédécesseurs, dont la pensée est bien souvent biaisée, partisane, « millésimée » (comment savoir la façon dont ils « lisaient » les documents, les déformaient avec les meilleurs intentions ? et quel était leur degré de connaissance des « réalités » sociales ? Comment voyaient-ils la misère, la souffrance ou la maladie ?)28.

23Sixième conséquence : l’historien doit, dans la mesure du possible, chercher à s’intéresser au présent, à l’action sociale d’aujourd’hui et, répétons-le, avoir une certaine « pratique sociale » (même à travers des associations à caractère social) – qui lui montrera les incertitudes, les imperfections de toute action ou décision sociale, et nourrira nécessairement son probabilisme (les historiens non professionnels – médecins, administrateurs – ont une expérience de la vie pratique, qui les rend plus sensibles aux contraintes du probabilisme)29.

VI. Règles de bon usage

24Quels conseils peut-on donner pour manier ce probabilisme ?

25Première règle : en histoire de la protection sociale on sait peu, très peu, et ce qu’on croit parfois savoir est souvent fort douteux. Il faut ne pas tricher (c’est une tentation fréquente)30, faire la part de l’indéterminé, du non-connaissable, de ce qui est irrémédiablement perdu et coter le degré de probabilité de ce que l’on croit savoir.

26Deuxième règle : on ne doit pas se dissimuler le rôle du souterrain, de l’occulté, du par-dessous : en histoire sociale beaucoup de choses ne se disent pas31, ne sont pas « connaissables » (la souffrance, la douleur) – et comment, dans l’histoire du quotidien d’un hôpital, d’une maison de retraite, d’un asile d’idiots, saisir le rôle des gestes coutumiers32, des signaux (ou des communications « non-linguistiques »)33, des « rituels » sociaux ?

27Troisième règle : on doit calculer les erreurs probables, repérer les sources d’erreurs probables – qui accélèrent nécessairement Y obsolescence des travaux (on doit pressentir l’obsolescence de l’étude qu’on mène) : par exemple l’oubli de l’immatériel, l’omission du rôle des personnalités, du jeu des volontés et des passions. On doit vérifier la fiabilité des sources (quelle est la valeur de cette liste de mendiants ? de ce rapport d’inspecteur des finances sur un hospice en 1817 ? de cette étude sur la situation des nourrices en 1864 ?). Ce travail de réflexion préalable est une nécessité, si l’on veut donner une certaine durée de vie à sa recherche34.

28Quatrième règle : on doit bien cerner les limites de son savoir : on ne peut saisir que du plus ou moins probable, on n’a nécessairement qu’une connaissance imparfaite, floue des réalités, et il faut se fixer quelques règles pour rompre avec les coutumes de pensée, ne pas chercher à tout expliquer, savoir s’étonner, ne pas comprendre35, et ne pas hésiter à dire : je ne sais pas.

29Cinquième règle : en rédigeant son travail, on doit éviter de marquer trop de déterminisme, de volontarisme, d’abstraction ; il est nécessaire de ne pas parler de causes et de conséquences sans en souligner le caractère incertain, douteux, de ne pas bâtir de systèmes abstraits (c’est la source de l’obsolescence la plus rapide)36, et il faut lisser son texte en éliminant les naïvetés, les à-peu-près, les sottises, en marquant bien le degré d’incertitude ou d’indétermination de ce que l’on « affirme » : il faut que l’étude ne fasse pas sourire l’administrateur, le médecin, ou l’ homme de terrain qui a la « pratique sociale ».

VII. Prospective

30Apparemment la conception du probabilisme de l’historien en 2050 sera différente de celle de l’historien de 2000 : mais il n’est pas facile de saisir les mutations « probables »37.

31On voit bien ce qui peut accroître le taux de probabilisme :

  1. la pression de la demande politique et sociale d’histoire conduira à déplacer les centres d’intérêt, accroîtra le degré d’instabilité de l’histoire sociale et favorisera une vision plus probabiliste des choses ;
  2. les histoires à naître38 qui se développeront d’ici 2050 en histoire sociale39 devraient renforcer la part « probabiliste » de la production ;
  3. on devrait réviser les travaux trop déterministes, trop doctrinaires, à vision trop rigide des choses, des années 1920-200040, ce qui devrait enrichir la manière de traiter les probables (cette révision obligera à avoir des méthodes probabilistes très diversifiées, on appliquera peut-être des méthodes d’ingénierie au calcul du probable).

32Il est difficile de saisir ce que sera le probabilisme historique en matière sociale en 2050, car coexisteront alors trois générations d’historiens « probabilistes » (formés en 2010-2015, 2025-2030, 2040- 2045), chacune avec son langage, sa manière de voir, sa conception du probable, et surtout d’ici 2050 nous devrions avoir beaucoup d’études, de monographies probabilistes sur l’administration sociale, l’action sociale et son « efficacité », et sur les innovations sociales. Et peut-être dès 2010-2015 formera-t-on au probabilisme, c’est-à-dire qu’on mettra en garde contre les entraves d’une histoire déterministe, qu’on incitera les jeunes historiens à réfléchir sur des méthodes « probabilistes », sur leur expérience du probable, qu’on aidera les chercheurs à se fabriquer des principes pour « explorer » le probable. Mais personne ne peut dire quelles formes prendra le probabilisme à cette date.

Conclusion

33Quelles leçons peut-on tirer – à titre provisoire – de ces observations (c’est une « leçon » qu’il faudrait refaire dans dix ans) ?

34Première leçon : une réflexion sur le probabilisme en histoire sociale est nécessaire pour bien se situer par rapport aux histoires à système clos, aux histoires doctrinaires : on vit dans l’incertitude, on ne travaille que sur du probable et il vaut mieux être au clair avec soi-même.

35Deuxième leçon : jusqu’où doit-on aller dans le probabilisme ? Chacun doit bien mesurer ses forces, faire des choix suivant ses lumières, adapter ses méthodes, sa manière de connaître (la manière d’écrire une histoire « probable » suppose une certaine flexibilité d’esprit).

36Troisième leçon : on doit faire preuve de prudence dans le maniement du probable : tantôt on doit user de compromis, éviter de heurter, insinuer le probable, montrer les limites de son savoir, tantôt on doit – si l’on a des capacités nécessaires – montrer dans le détail toute l’importance du probable.

Notes de bas de page

1 Rappelons que l’histoire de la protection sociale est liée de façon étroite à l’histoire administrative.

2 Nous ne donnons qu’une esquisse. Mais on voit bien qu’il faudrait appliquer ces principes du probabilisme à chaque « secteur » de l’histoire de la protection sociale : histoire de l’action sociale, histoire de l’action hospitalière, histoire de l’assistance, histoire des retraites, histoire de la vieillesse, histoire de la pauvreté (et de l’exclusion), histoire de la maladie, histoire du corps médical, etc. Sur les mutations « probables » de ces divers secteurs, cf. notre esquisse L’histoire en 2050, 2000, p. 57-69.

3 Faut-il rappeler que pour le mendiant, comme pour l’ouvrier au XIXe siècle, on n’a que des témoignages indirects, administratifs, policiers, judiciaires, médicaux ? (nous l’avons montré pour les ouvriers, Les ouvriers des forges nivemaises au XIXe siècle : vie quotidienne et pratiques sociales, 2002). Le mendiant, l’ouvrier n’écrit pas, et les procès-verbaux d’interrogatoires déforment ce qu’il dit.

4 Mais on vient d’écrire une histoire – externe – de la douleur (Roselyne Rey, Histoire de la douleur, 1993, réédition 2000, La découverte).

5 Sur l’interprétation de cette phrase (1er Épitre aux Corinthiens, VIII, 2), cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 416-424.

6 Sur l’impuissance de l’historien, cf. Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 44, juillet 2001.

7 L’histoire administrative est pour la plus grande part une histoire « probabiliste », et on voit apparaître les premières thèses d’histoire probabiliste. L’influence des archives orales et celle des historiens « non professionnels », qui ont la pratique de l’administration, expliquent sans doute cette tendance « probabiliste ».

8 Rappelons le principe : on n’écrit pas un livre, on construit une œuvre (cf. L’histoire..., ouv. cité, p. 382-390).

9 En histoire sociale, l’obsolescence a sa source principale dans cette histoire fondée sur des systèmes abstraits, des dogmes : combien de travaux datant de 1950 lisons-nous encore en 2000 ?

10 C’est le conseil que donnait Jean Tulard pour l’histoire administrative.

11 Sur la difficulté de définir la « pratique sociale », celle des hommes et des femmes de terrain, cf. « La pratique sociale », Revue administrative, 2000, n° 314, p. 170-171.

12 En général on n’adopte une vision probabiliste qu’après avoir conquis une certaine expérience de la vie pratique, à 30 ou 35 ans, quand on commence à secouer la tutelle des maîtres.

13 Cf. « Les préceptes du Discours sur la méthode », dans L’histoire..., ouv. cité, p. 344-358.

14 Population a publié récemment des études importantes qui ouvrent des pistes aux historiens (ainsi sur la sexualité des jeunes, E. de la Rochebrochard, « Les âges à la puberté des filles et des garçons en France... », Population, 1999, p. 933-961). Les historiens découvrent là des questions auxquelles, faute de sources fiables, ils ne savent répondre : on est dans le non-connaissable souterrain.

15 Le flou social mériterait qu’on fasse son histoire (sur les principes de l’histoire du flou, cf. « Pour une histoire du flou », Etudes et documents, t. X, 1998, p. 637-644, et sur le flou social, le flou administratif, Pierre Lenain, Le flou politique, 1986).

16 Sur la flexibilité d’esprit de l’historien, cf. Pour une histoire de la bureaucratie, ouv. cité, p. 277-283.

17 L’obsolescence des travaux d’histoire de la protection sociale mériterait une étude particulière : les sources en sont complexes, la durée de vie des travaux cherchant à démontrer une « thèse », est souvent brève, l’historien n’a pas observé les règles de la prudentia.

18 Quand nous avons fait avec Pierre Guiral une « vie quotidienne des domestiques au XIXe siècle » en 1978, nous avons montré qu’il n’y avait pas seulement de mauvais maîtres, qu’il y avait aussi de bons maîtres : ce qui irrita fort certains doctrinaires.

19 Sur l’humilité nécessaire de l’historien, cf. Théorie et pratique de l’histoire (à paraître).

20 Nous avons montré cette incertitude pour les mendiants (cf. La mendicité en Nivernais. Débats et pratiques (1840-1860), 2001). Comment voyait-on un mendiant ? Comment ne le voyait-on pas ? Le mendiant était souvent, en ville et à la campagne, l’affaire des femmes. Et on sait l’importance des idées du P. Joseph Wresinski (que nous avons connu) sur les difficultés de « comprendre » un pauvre (cf. Marie-Pierre Carretier, La misère est un péché. Biographie de Joseph Wresinski, 1999).

21 Il y a une demande d’histoire militante qui est forte, le militant social a besoin de savoir d’où il vient : mais cette pression aboutit souvent à une « histoire pieuse ».

22 Il est bien difficile de faire un cours en montrant ses ignorances, en détaillant ses doutes : même dans un séminaire on a quelque mal, on déconcerte les auditeurs, qui veulent « des connaissances ».

23 Rappelons que la première thèse d’histoire administrative « probabiliste » vient d’être soutenue en janvier 2000 (Laure Quennouëlle, La direction du Trésor, 1947-1967), elle servira probablement de modèle...

24 C’est ce que nous avons fait pour l’histoire des retraites en publiant les documents (cf. Les retraites des fonctionnaires. Débats et doctrines. 1790-1914, 1996).

25 C’est une entreprise subversive : mais un historien doit être subversif, il doit créer le désordre (cf. « Être subversif », dans Théorie et pratique de l’histoire).

26 Et qu’il y a très peu de chances qu’on y accède un jour : l’historien « probabiliste » ne croit guère aux progrès de l’histoire, la vérité n’est pas de ce monde (même s’il y a beaucoup de professeurs de vérité).

27 Les documents sur le vécu sont chose rare : comment faire une étude du vécu des enfants anormaux, ou même de leur vie quotidienne ? Nous n’avons que des témoignages très biaisés, des regards médicaux ou administratifs partiels ou intéressés. Dans chaque secteur, il n’est pas aisé de se mettre en état de comprendre.

28 En histoire sociale il faut toujours chercher à comprendre les buts de guerre des historiens qui vous ont précédé, à saisir leur histoire, leur expérience de la vie, leur sens de l’action sociale : en général on ne peut utiliser leurs travaux sans cette précaution.

29 Ils lisent mieux les documents que les historiens qui n’ont aucune connaissance des réalités sociales : un notaire, un sous-préfet peut mieux faire de l’histoire hospitalière qu’un historien de métier. Sur les historiens non professionnels, cf. L’histoire en 2050, 2000, p. 251-266.

30 Sur la pratique du tricher, cf. Théorie et pratique de l’histoire.

31 Nous avons donné l’exemple de la sexualité supra, note 14.

32 L’histoire des gestes est un domaine entièrement en friche (cf. « Les gestes » dans Pour une histoire du quotidien au XIXe siècle..., 1977, p. 162-182, 392-406).

33 Cf. ibidem, p. 245-261, 431-138.

34 C’est une sorte de gestion prévisionnelle de l’obsolescence.

35 Ne pas comprendre est une recette efficace quand on contrôle : « Je ne comprends pas » permet de découvrir les erreurs, les défaillances, il faut s’efforcer de ne pas comprendre, Valéry le conseillait fort.

36 En histoire sociale on est toujours soupçonné par les successeurs d’avoir triché, ajusté les documents au système qu’on voulait démontrer et laissé de côté les documents qui étaient « les plus importants » ; or ce soupçon est ravageur, il suffit d’une menue erreur d’interprétation pour que tout le livre soit rebuté et marqué : legendum caute. Personne ne parle du soupçon en histoire : il joue un grand rôle dans l’obsolescence.

37 Sur le probabilisme en 2050, supra, p. 167.

38 Cf. Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 37, 1998, p. 166-173.

39 Il faudrait bien un jour en dresser une liste « probable ».

40 Ce sont des travaux qui marquaient souvent, avant 1970, une grande ignorance de la vie sociale, et des pratiques administratives.

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