Le plaisir
p. 135-139
Texte intégral
1Le probabilisme apporte-t-il du plaisir ? C’est là une question « non convenable », car parler du plaisir de l’historien est mal vu dans la corporation1. Le jeu du probable apporte nécessairement beaucoup de plaisir au bon joueur : mais comment peut-on évoquer ce plaisir aux formes multiples, d’intensité très variable ? On risque de dire des choses fausses – comme pour tout ce qui touche à la vie intérieure. Nous voudrions, avec prudence (ce n’est pas un sujet facile), présenter quelques observations sur les formes de ce plaisir et sur les règles de bon usage2.
I. Les formes du plaisir
2On a beaucoup de peine à décrire les différentes formes du plaisir dû au jeu du probable, c’est un monde flou, mouvant, chacun, suivant son tempérament, ses rêveries, sa vie intérieure, a ses formes particulières de plaisir3 ; toute « description » est fausse in principio, les dosages varient suivant les temps, les explorations, les talents. Tentons cependant cet exercice tout arbitraire.
3Première forme : le plaisir lié à la mobilité des choses, au va-et-vient entre le prétendu « vrai » et le plus ou moins probable ; ce qui apparaissait faux, douteux, devient plus probable, ce qu’on jugeait assuré, certain, devient des plus douteux : rien n’est fixe, les limites du probable « connu » et « non connu » changent sans cesse4.
4Deuxième forme : le plaisir qui tient à la part d’invention, de création dans le jeu du probable : on veut saisir par le dedans, comprendre au-delà des apparences, par-delà le connu, on rêve à des choses floues, inconnues, incertaines, on repousse les limites du probable5.
5Troisième forme : le plaisir lié à la destruction du certain ; le jeu du probable conduit à un doute général, permanent, on s’oppose aux autres, aux pairs, on montre un esprit subversif : c’est là un plaisir quasi-physique.
6Quatrième forme : le plaisir lié à la construction d’une trame du probable, d’un système de probables, on « montre » le clandestin, le par-dessous, le flottant, le flexible, le glissant, le mouvant (ainsi en histoire de la bureaucratie)6 : c’est un système déréglé, on vit presque dans un autre monde ; le jeu du probable n’a pas vraiment de règles, on a la plus grande liberté de manœuvre.
7Cinquième forme : le plaisir lié à la jouissance de quelque chose à soi, on a une vision propre de l’histoire, on engage une partie de soi dans ce jeu sans espérance, on peut aller le plus loin possible : on a construit son jeu en toute liberté, c’est un don des Dieux7.
8Sixième forme : le plaisir lié à la volonté de prendre des risques8, on sort du système assuré du vrai, qui donne des « certitudes », on s’aventure dans des explorations, on joue un jeu où l’on risque sa réputation, son image, ses forces.
9Septième forme : le plaisir lié à la difficulté de montrer le probable, de l’insinuer, de l’accréditer, de surmonter les réticences, les résistances (on est obligé de se batailler) : on joue la difficulté, on ruse, on persuade, on manœuvre.
10Huitième forme : le plaisir lié à la spéculation sur le futur probable, à la capacité d’imaginer, d’inventer les « possibles » de 2050 ou 2080, ce qui donne la mobilité maximale9.
11On voit là quelques formes du plaisir qu’apporte le jeu du probable (il est d’autres formes, liées à telle ou telle discipline)10 : le plaisir règle le jeu de l’historien « probabiliste », qui n’est plus asservi, entravé par la « coutume » (cette liberté toute neuve accroît son plaisir, le rend plus aigu, surtout au départ)11 ; on vit dans un monde aux perspectives mobiles, incertaines, on construit un monde à soi, une histoire « qui porte sa marque », on ne sait pas toujours de quoi demain sera fait (on joue une partie qui est sans fin)12.
II. Conséquences
12Examinons quelques conséquences.
13Première conséquence : le probabilisme peut être la source d’inquiétude, d’anxiété (on a bien du mal à le contrôler) : le plaisir peut être mélangé d’épines, devenir incertain, douloureux quand les tensions sont trop fortes.
14Deuxième conséquence : on parle fort peu du plaisir aux archives orales13, mais on devrait tenter d’en garder une trace en tenant journal.
15Troisième conséquence : le probabilisme est une machine à rêver, l’historien probabiliste doit avoir une forte capacité de rêverie ; le plaisir lié au probabilisme tient en partie à cette capacité de rêver, d’imaginer, d’inventer des possibles ; mais avec l’âge l’aptitude à rêver diminue, et le plaisir également (du moins c’est une « probabilité » : tout dépend des sujets).
16Quatrième conséquence : l’intensité du plaisir lié au jeu du probable varie sans doute suivant la discipline14 : il est probablement plus fort en histoire de la spiritualité qu’en histoire de la métallurgie, en histoire de la bureaucratie qu’en histoire sociale – mais tout dépend du tempérament de l’historien, de sa sensibilité, de sa vie intérieure, de sa liberté de jeu.
III. Règles du jeu
17Il est bien difficile de donner quelques conseils en ce domaine : le plaisir est par nature chose fugitive, éphémère, ineffable, incertaine.
18Première règle : le plaisir est un des ressorts du probabilisme, on doit chercher à le maximiser par tous les moyens.
19Deuxième règle : si l’on sent une diminution du plaisir lié au jeu du probable, on doit s’inquiéter, examiner la situation, s’interroger : ai-je bien conduit mon jeu ? Ai-je bien su explorer le probable, inventer les possibles ? Ai-je poussé le jeu jusqu’aux limites ? Peut-être y a-t-il une fatigue passagère, peut-être a-t-on des difficultés particulières et doit-on faire une pause. Mais on doit observer attentivement les formes et les variations de son plaisir.
20Troisième règle : on doit chercher, dans ces exercices de souplesse, un plaisir en quelque sorte philosophique, on touche à une sorte d’indifférence supérieure (rien n’a d’importance) : on aborde le vrai plaisir qui est de manœuvrer son esprit.
21Quatrième règle : on est souvent obligé, par les nécessités de la vie, à bien des compromis, on ne peut pousser le jeu du probabilisme aussi loin qu’on le voudrait, on n’a pas la liberté nécessaire, on doit prendre des ménagements : mais il importe de « protéger » son plaisir « probable », de ne pas pousser les sacrifices trop loin.
Conclusion
22On a tort de ne pas parler du plaisir : le plaisir est le moteur du jeu, et pour l’historien probabiliste le plaisir – et le désir du plaisir – sont présents dans chacune de ses manœuvres, de ses « inventions » ; il construit un monde incertain pour le plaisir (et pour son plaisir) et l’incertitude accroît encore l’acuité, l’intensité de son plaisir. Mais il n’ose trop en parler, le jeu des censures est très fort.
Notes de bas de page
1 Sur le plaisir, cf. L’histoire entre le rêve et la raison, 1998, p. 44-48.
2 Nous ne donnons qu’une esquisse. Nous avons évoqué ci-dessus (p. 127) la sensibilité de l’historien : or plaisir et sensibilité sont choses étroitement liées, le plaisir est en aval.
3 Il n’y a peut-être pas un historien « probabiliste » qui ressemble à un autre.
4 Supra, p. 2-3.
5 Sur l’invention des possibles, infra, p 271.
6 Cf. Pour une histoire de la bureaucratie II, 2001, p. 129-201.
7 On a le plaisir d’être libre par la faveur des Dieux, qui vous ont enlevé les liens, les entraves, qui vous ont permis de sortir de la servitude.
8 A l’ordinaire l’historien – qui vit hors de l’action – déteste prendre des risques, il vit protégé par son savoir, ses certitudes, à l’abri dans sa « bulle ».
9 Cf. L’histoire en 2050, 2000.
10 Il est possible, par exemple, que le jeu du probable apporte quelque plaisir particulier en histoire de la spiritualité, où les rêveries d’union, l’Einfühlung jouent un grand rôle (cf. L’histoire..., ouv. cité, p. 15) ou en histoire biographique, où le jeu des probables est très compliqué.
11 C’est un « nouveau converti ».
12 Un historien « probabiliste » pousse toujours plus loin son jeu, il a grand peine à programmer son futur probable, il est à la merci d’une belle invention, d’une trouvaille importante.
13 Comment parlerait-on de ces plaisirs fugaces, éphémères par nature, dont on ne garde pas la mémoire ?
14 En fait il faudrait avoir une idée claire du jeu du probable, discipline par discipline, pour tenter de saisir l’importance du désir de plaisir et du plaisir liés au probabilisme. Mais on n’est encore qu’au tout début de ces explorations.
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L’historien et le probabilisme
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